Terrorisme : Petit guide pour déjouer les pièges des mots

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Les attentats terroristes du 22 mars 2016 à Bruxelles ont heurté une opinion publique d’ores et déjà traumatisée par les attentats de Paris en janvier et novembre 2015. En cette époque médiatique et connectée, les faits suscitent une avalanche de photos comme de vidéos qui contribue à l’information, mais exclusivement par la diffusion d’une charge émotionnelle qui n’aide pas le sens critique à jouer pleinement son rôle. Mais ce flux massif en masque un autre, tout aussi abondant et trompeur: celui des mots « pièges » qui simplifient à l’excès.

Ce phénomène est particulièrement flagrant pour les actes terroristes. Les actes terroristes inquiètent. Ils créent une demande d’information : le public veut savoir et si possible être rassuré, en tout cas il veut qu’on lui parle. C’est son besoin, sa demande.

Face à cette demande, l’offre s’organise. Les composantes du monde politique  y voient une occasion favorable pour activer leur machine à communiquer, plaçant leurs discours pré-construits et déconnectés de l’événement dans la plus grande cacophonie. Selon leurs agendas, certains veulent rassurer, soit en niant, soit en grossissant les faits – affectant une maîtrise qu’ils n’ont pas –, d’autres soufflent sur les braises. Les médias, outre leur vocation d’information, ont également une marmite à faire bouillir, et l’occasion s’y prête à merveille puisque le public est en demande. Il faut que le public sente que ça bouge, que c’est vivant. La figure paternaliste de l’expert – c’est le plus souvent un homme… – vient éclairer de ses certitudes l’obscurité de nos ignorances.

Or la contradiction est totale : même l’expert le plus affuté ne peut répondre à une demande du public sur un sujet dominé par l’instantanéité, l’urgence et l’émotion. Invité à gloser sans recul sur des évènements aussi graves que des attaques terroristes, il se retrouve dans un contexte peu propice à l’expression de ses compétences, si étendues soient-elles. L’emploi de mots choisis pour marquer les esprits va ainsi devenir une « planche de salut » pour ces experts, leur permettant de répondre à la demande des médias – eux-mêmes assujettis à celle du public – et d’habiller une incapacité intrinsèque à apporter quoi que ce soit de pertinent.

Ces « mots qui marquent » sont puisés dans un vocabulaire préexistant, et détournés de leur sens propre pour s’intégrer dans des formules de circonstance. Ils deviennent des « mots valises », auberges espagnoles où chacun trouve ce qu’il a apporté. « Guerre » et « terrorisme » figurent en bonne place au hit-parade des mots auxquels on a fini par faire parler le langage des fleurs. « Jihad » ramène le public à des concepts confus où des barbus sommaires conquièrent des territoires pour y couper des mains entre deux lapidations. Et pour faire bonne mesure, on a ressuscité pour le meilleur – et surtout pour le pire – la terminologie organisationnelle des réseaux clandestins communistes pour la décalquer sur Daesh en suivant les pointillés.

Du terrorisme

Tout d’abord, voyons le mot “terrorisme”, désormais omniprésent dans les médias. Le terme nous vient de la période sanglante de la Révolution française nommée “la Terreur”. Le dictionnaire Littré, consultable en ligne, définit le mot “terrorisme” comme suit : système de la terreur, pendant la Révolution française. Le terme “terroriste”, lui, est donc, par conséquent, ainsi défini : partisan, agent du système de la terreur. Le terrorisme puise donc ses sources dans cet épisode de l’histoire qui fut une rencontre systémique, à grande échelle et hors champ de bataille, de la politique et de la violence. Beaucoup plus près de nous, la politologue Louise Richardson voit dans le terrorisme une violence dirigée contre des non-combattants ou des cibles symboliques, afin de communiquer un message à une plus large audience. La caractéristique clé du terrorisme est le fait de viser délibérément des innocents pour transmettre un message à une tierce partie (1).

Selon Tamar Meisels, également politologue contemporaine, le terrorisme est l’assassinat au hasard de non-combattants sans défense dans l’intention d’inspirer la peur du danger de mort parmi une population civile, en tant que stratégie visant à faire progresser des fins politiques (2). En somme, l’on converge sur l’idée qu’il s’agit de frapper, en dehors de tout champ de bataille, des personnes dont le caractère de « non-combattants » est objectif même s’il est un enjeu de propagande. L’action vise à générer de l’effet politique en employant comme bras de levier la terreur découlant de la violence. Par exception à l’usage, le suffixe « isme » ne traduit plus ici une dimension idéologique. Il est hérité de la définition originelle du mot, qui a cessé d’être d’actualité en même temps que Maximilien Robespierre, Louis Saint-Just et Georges Couthon, le 10 thermidor an II. Le terrorisme contemporain n’est pas une finalité mais un moyen, un outil que, parmi d’autres modes d’action, l’on oriente vers un but de nature politique. A la lumière de ces enseignements, on conclura sans appel que le très gouvernemental message délivré via l’illustration ci-dessus relève d’un non-sens complet – synonyme consensuel de l’absurdité. Et l’ensemble des discours conçus autour de la même trame conceptuelle constituent, quand ils retentissent à l’antenne, autant d’opportunités d’éteindre son appareil multimédia pour s’adonner à des activités équilibrantes et préserver son esprit critique.

De la guerre

Concept général

Le mot « guerre » est, lui aussi, massivement employé par les personnalités politiques lorsqu’il est question d’attentats terroristes. Son sens, sa portée et ses déclinaisons doivent être clairement assimilés si l’on se prétend citoyen d’une démocratie. Le Littré, encore lui, nous propose la définition suivante du mot “guerre”: la voie des armes employée de peuple à peuple, de prince à prince, pour vider un différend. Quelle est la nature des différends opposant les peuples et/ou leurs dirigeants? Politique, sans nul doute. Qu’il s’agisse du tracé d’une frontière, de la captation d’une ressource, de la promotion d’une idéologie et/ou d’un système de gouvernement… c’est quand le différend politique bute sur l’intransigeance – contrainte ou délibérée – d’une des parties que la confrontation des volontés change de registre et devient violente. Ainsi Carl Von Clausewitz prêtait-il, dans son célèbre “De la Guerre”, deux principes fondamentaux au concept:

  • “La guerre n’est rien d’autre qu’un combat singulier à grande échelle”.
  • La guerre est “un acte de violence dont l’objet est de contraindre l’adversaire à se plier à notre volonté”.

Synthèse: la guerre implique qu’au moins deux groupes sociaux recourent à la violence d’une manière consciente et organisée afin de plier la partie adverse aux exigences qu’elle rejette. C’est la confrontation violente de volontés politiques.

Déclinaisons

Nous tenons donc une définition générale du terme, mais le mot est aujourd’hui assorti de certains adjectifs qu’il s’avère indispensable d’éclairer, chacun exprimant une déclinaison spécifique de la guerre.

La guerre dite « asymétrique » : ce terme fut rendu célèbre par un article d’Andrew J.R. Mack en 1975 (3). C’est ce que l’on appelait auparavant la « petite guerre », guerilla en espagnol, en référence à la guerre d’Espagne (1808-1814). Par opposition à une guerre symétrique où s’affronteraient des belligérants capables d’infliger le même niveau de violence, selon les mêmes moyens et méthodes, il désigne les conflits où les parties opposées mettent en œuvre des moyens et des méthodes différents, présentant un rapport de forces déséquilibré, que ce déséquilibre soit apparent ou réel. C’est typiquement le cas de la lutte entre les armées régulières et les mouvements insurrectionnels, que ceux-ci recourent ou non à des actions terroristes. Les armées régulières  disposent normalement des moyens de concentrer leurs forces pour maximiser leur puissance de feu, et c’est là un élément majeur de leur efficacité. Mais pour se concentrer en un lieu donné, ces forces doivent en délaisser d’autres. Ce qui profitera à des éléments irréguliers, moins pourvus en puissance de feu et en capacités de regroupement, mais exerçant un peu partout leur pouvoir de nuisance, notamment dans les secteurs délaissés par des forces régulières incapables de concilier puissance et ubiquité. Dans ce rapport du faible au fort,  le faible voudra contraindre le fort à disperser ses éléments réguliers pour protéger ses arrières et ses lignes de communication, se privant ainsi de son principal atout : la concentration. C’est ainsi que dans les premiers temps de la guerre civile, les insurgés syriens firent main basse sur certaines zones rurales, profitant de ce que l’armée s’était concentrée sur la répression des protestations dans les centres urbains.

Relevons à ce stade que si la guerre asymétrique n’est pas indissociable d’actions terroristes, celles-ci constituent un mode opératoire à la fois facile et très fréquent au sein des mouvements insurrectionnels ou guérillas.

La guerre dite « hybride » : c’est une formule récente (4) qui fait débat parmi les penseurs de la chose militaire (5). Certains lui reprochent notamment de ne désigner qu’un aspect très classique de la guerre depuis l’Antiquité : sa propension à changer d’aspect selon les circonstances. Nous nous tiendrons à l’écart de ce débat, mais comme le terme est « à la mode », nous l’aborderons ici pour armer le lecteur non averti qui viendrait à le rencontrer dans les méandres d’un discours d’expert. La guerre hybride a pour principale caractéristique de concilier les modes symétrique et asymétrique. Dans ses manifestations récentes, on notera le Mali, où la France est intervenue pour interrompre une offensive jihadiste en direction du sud et de la capitale Bamako. Les mouvements jihadistes, qui avaient concentré leurs forces et affronté symétriquement celles du gouvernement malien, se sont trouvés contraints de les disperser suite à l’intervention française, revenant à des méthodes asymétriques reposant sur le harcèlement et l’attentat, dans un périmètre géographique qui va grandissant puisqu’il a atteint cette année la côte atlantique (6).

On pourrait également citer l’action russe en Ukraine, fondée sur une articulation redoutable de cohérence et d’efficacité entre des composantes asymétriques et les forces conventionnelles que la Russie maintient à portée. Et l’on soulignera bien évidemment la guerre que livre l’Etat islamique sur l’ensemble des théâtres où il est parvenu à s’établir : Irak, Syrie, Sinaï, Yémen, Libye…. Cette organisation couvre en effet une large part du spectre hybride. Elle s’est avérée capable de regrouper ses forces, y compris des chars, de l’artillerie et du génie, de les coordonner, de manœuvrer et de vaincre un ennemi régulier, en attaquant comme en défendant. Elle est également connue pour ses attentats, ses opérations de harcèlement et ses assassinats ciblés, conduits par le biais de groupes clandestins.

La guerre hybride est une notion, sinon classique, au moins simple d’appréhension, mais d’une grande complexité en ce qui concerne sa prise en compte sur le terrain et sa mise en œuvre. Derrière ce terme se cache le défi posé à toute armée structurée, à la manière occidentale, autour d’un noyau de moyens lourds : pouvoir répondre avec la plus grande flexibilité à ces dilatations/rétractations brutales, sans perdre pour autant ses qualités intrinsèques, qu’il s’agisse de la vitesse ou de la puissance de feu.

Du jihad

« Le summum de cette religion est le jihad » (interview d’Oussama Ben Laden à CNN diffusée le 10/05/1997)

Généralement, de façon un peu simpliste – mais efficace –, on décline le terme jihad en une double définition. Le « grand jihad » possède une dimension morale et spirituelle, personnelle et intime ; grossièrement, il s’agit d’une lutte intérieure pour suivre au mieux sa foi et ne pas sombrer dans le péché. Le « petit jihad », apparenté à la guerre sainte, est étroitement lié aux tout premiers temps de l’islam, la période de l’hégire, durant laquelle Mahomet, chassé de La Mecque avec ses compagnons, devait trouver de quoi subsister, puis aux débuts de la conquête, entamée sous le premier calife, Abu Bakr. Au fil des siècles, avec l’achèvement de cette conquête, qui a vu la « terre d’islam » (dar al-islam) s’étendre des confins de la Chine à l’Afrique du Nord en passant par l’Espagne, sous l’effet des différents schismes qu’a connu l’islam et de faits historiques majeurs (croisades, colonisation), et de sa théorisation par certains des plus grands philosophes musulmans, sa définition, son interprétation se sont enrichies, transformées.

La bataille du Guadalete, imaginée par le peintre Mariano Barbasan (1882) : victoire décisive des Omeyyades, menés par Tariq Ibn Ziyad, sur les Wisigoths, en 711, près de Cadix, en Andalousie. La katibat du célèbre et redouté émir jihadiste affilié à Aqmi, Abou Zeid, tué lors de l’opération Serval dans l’Adrar des Ifoghas, porte le nom de Tariq Ibn Ziyad.

C’est évidemment cette seconde acception – la lutte contre un ennemi extérieur – qui retient notre attention ici et qui agite les commentateurs, journalistes, analystes de tout poil… On ne parle d’ailleurs pas seulement de jihad, mais de jihadistes et de jihadisme, le suffixe « -isme » soulignant le penchant idéologique. Qu’est-ce alors que le jihad au XXIème siècle et à quoi les jihadistes aspirent-ils profondément ? Pourquoi jihad et terreur semblent faire si bon ménage ? Déjà il convient de mettre le bât où il blesse et de rappeler que la dimension religieuse du jihad ne se départ pas de sa dimension politique, territoriale, et inversement. Aucun jihadiste n’utilise le biais du terrorisme sans motif politique en arrière-plan et la référence à la (re)conquête de territoires est notable à toutes les échelles. Ainsi, par exemple, le magazine francophone de l’EI s’appelle Dar Al-Islam et Al-Qaïda au Maghreb Islamique (Aqmi) ne manque aucune occasion de faire une allusion rageuse à la perte du Nord-Mali suite à l’opération Serval de début 2013…

Selon la légende, en 1492, le dernier souverain de Grenade, Boabdil, partant en exil, se retourna pour jeter un ultime regard à sa magnifique Alhambra, ainsi qu’à sa terre perdue, et sanglota. La scène se passa sur un col de la Sierra Nevada qui s’appelle aujourd’hui « Le soupir du Maure ». Auteur inconnu. Merci à @halabinasser1 pour l’illustration.

Ensuite, pour comprendre la formation de l’idéologie jihadiste et sa dimension radicale, il faut remonter le cours des siècles au moins jusqu’au théologien Ibn Taymiyyah (7) (1263-1328), une des principales références du salafisme (8), qui prônait une interprétation littérale des textes sacrés, un retour à la foi telle que les grands anciens (Mahomet et ses compagnons) la pratiquaient. Puis il faut mentionner Mohammed Ibn Abd al-Wahhab (1703-1792), à l’origine du wahhabisme, la doctrine ultra-rigoriste, inégalitaire, puritaine, qui régit aujourd’hui le royaume d’Arabie Saoudite, ainsi qu’Hassan Al-Banna (1906-1949), un instituteur égyptien qui, dans les années 1920, en grande partie en réaction à la colonisation, fonda le mouvement des Frères Musulmans. Si la doctrine de ces derniers est basée une nouvelle fois sur un retour à la religion, elle est également éminemment politique, comme le montre cette formulation d’Al-Banna (9): « Dieu est notre but, le messager de Dieu est notre guide, le Coran est notre constitution, le jihad est notre chemin, la mort sur le sentier de Dieu est notre souhait ultime ». C’est dans les rangs des Frères Musulmans, que l’on trouve, dans les années 50, un penseur égyptien de premier ordre, Sayyed Qutb, qui donne à l’islamisme sa dimension combattante, avant qu’un autre Frère, Abdallah Azzam, universitaire palestinien qui a tenu le « Bureau des Services » à Peshawar avec Oussama Ben Laden, organisant le recrutement de volontaires étrangers désireux de participer au jihad afghan, ne théorise l’obligation à vie pour chaque musulman de prendre part à la guerre sainte et de défendre les terres où l’islam a un jour régné (10).

Guerrier. Auteur inconnu. Merci à @halabinasser1 pour l’illustration.

Voici en somme l’état de l’idéologie jihadiste, qui puise ses revendications et sa radicalité autant dans l’histoire que dans la théologie : retour à une pureté dans la pratique religieuse, à la fois au niveau individuel et sociétal, rejet des mœurs occidentales et des dirigeants perçus comme des oppresseurs à la botte des pays colonisateurs occidentaux, abolition des frontières issues de la colonisation, défense et reconquête des terres musulmanes… Il s’agit bel et bien d’un projet global, politique, territorial, identitaire, religieux, à la fois élaboré, structuré, ambitieux et prompt à séduire, dans un monde qui aurait soi-disant connu la « fin de l’histoire », au moment de la chute du mur de Berlin, pour ne laisser place qu’au consumérisme capitaliste triomphant. Les moyens mis en œuvre pour parvenir à la réalisation de ce projet jihadiste embrassent tout le spectre de la guerre hybride car les organisations – Al-Qaïda et l’Etat islamique, pour citer les deux principales, avec leurs affidés respectifs – ont une grande capacité d’adaptation et profitent des faiblesses, voire des situations tragiques, des territoires où elles souhaitent mener leur combat et s’imposer, de même qu’elles ont observé et savent parfaitement profiter des failles des démocraties.

Nébuleuse, galaxie ou réseau?

Au-delà des biais journalistique, la manière de désigner les organisations mises en place par les jihadistes pour frapper en Europe pose de nombreux problèmes, par les biais qu’elle induit et les erreurs de perception qu’elle implique.

Rappelons qu’une nébuleuse est selon la définition du Larousse :

  • (astronomie) Nuage de gaz et de poussières interstellaires.
  • Figuré. Ensemble de choses dont les relations sont imprécises et confuses.

Déjà pouvait-on déplorer l’emploi de ce terme pour désigner l’ensemble des groupements se réclamant d’Al Qaida, parfois dans des zones très éloignées les unes des autres (11).

Le mot « nébuleux » implique plusieurs conséquences : une méconnaissance générale des relations entre les éléments de l’ensemble, mais aussi une notion d’astronomie qui renvoie à une immensité sur-représentant l’ampleur et la puissance du phénomène. Confusion générale sur les détails et dimensions sans limites sont deux caractéristiques trompeuses pour examiner les groupes réduits et clairement reliés à certains quartiers et réseaux amicaux ou familiaux, qui ont par exemple cherché à frapper avec régularité la France et la Belgique. L’emploi de ce terme est impropre car il renvoie à une image anxiogène et trompeuse du fonctionnement de ces groupes aussi bien que de leur taille : de volume réduit, ils ont la particularité d’être reliés toujours aux mêmes personnes.
Plus récemment, la multiplication des schémas diffusés autour des mêmes noms a pu amener certains à emprunter à l’astronomie le terme de galaxie (12).

Rappelons qu’une galaxie est, toujours selon le Larousse en ligne :

  • (astronomie) Vaste ensemble d’étoiles et de matière interstellaire dont la cohésion est assurée par la gravitation. (La Galaxie à laquelle appartient le système solaire est désignée par une majuscule.)
  • Figuré. Ensemble formé par tout ce qui, de près ou de loin, participe d’une même activité.

Là encore, ce terme renvoie une image d’immensité, induisant une survalorisation quantitative de la menace, qui aliment la peur générale et les réactions extrémistes et contreproductives.

Pire, considérer que l’EI a mis en place une « galaxie » lui permettant de frapper revient à amalgamer des phénomènes très différents, et pas forcément reliés : auteurs d’attaques terroristes (souvent suicidaires), amis ou famille fournissant le soutien logistique, groupes de soutien ou de financement, personnalités chargées du recrutement, sympathisants se limitant à la propagande et à l’apologie, etc.

De même, une galaxie suppose une fixité que ces groupes n’ont pas, puisque certains évoluent d’une position de sympathisant, puis de soutien logistique avant de finir par accepter de mener une action suicide (dans un  enchaînement qui n’est ni irréversible, ni inéluctable, ni prévisible).

Le registre des termes astronomiques (auquel il ne manque que le « trou noir ») suppose de se placer dans une dimension largement supérieure en termes quantitatifs (rappelons que quelques centaines de personnes sont susceptibles de réellement passer à l’acte terroriste dans des pays de dizaine de millions d’habitants). Ce registre sémantique est aussi trompeur dans les présupposés qu’il induit, à commencer par le fait que quels que soient les facteurs et les cheminements, aucun passage à l’acte terroriste n’est irrésistible (ce que l’on constate également dans d’autres phénomènes, comme la délinquance ou la récidive).

Ce serait faire une erreur grave que de prêter aux groupes de jihadistes projetés ou guidés à partir des sanctuaires de l’EI ou d’Al Qaida, de telles caractéristiques. Si le lexique astronomique flatte l’imagination, il induit dans la foulée des sous-entendus erronés.

Le mot le mieux adapté est donc « réseau », terme large qui recouvre de nombreuses réalités autour de la notion d’ensemble d’éléments qui communiquent ou s’entrecroisent, et qui peuvent se trouver, ou non, reliés à un centre. C’est typiquement le terme qui désigne les groupes d’action clandestins « ouverts » dont les membres travaillent en liaison les uns avec les autres dans un but commun (espionnage, terrorisme, délinquance…).

Ce terme est techniquement tout à fait adéquat avec des groupes d’action violente clandestins tels que ceux des attentats de Paris et de Bruxelles. Il n’induit aucune organisation particulière, ni aucune idée de surpuissance ou d’inconnu difficile à appréhender.

Contrairement à un groupe, un réseau est ouvert et recrute en permanence de nouveaux membres, même en l’absence de pertes.

Des cellules jihadistes ?

Enfin, le terme de « cellule » est employé, y compris dans les rangs des jihadistes, pour désigner le regroupement de quelques membres en vue d’une action au sein d’un réseau terroriste.

Le terme de « cellule » renvoie directement à la sémantique communiste, qui désignait ainsi l’unité de base d’action du parti (au départ 3-4 membres) : cellule de propagande ou d’action politique, ou encore cellule d’opérations clandestines.

Un article récent n’hésite pas à parler de « super-cellule », s’agissant d’un réseau franco-belge d’une cinquantaine de membres.

La particularité de l’organisation cellulaire d’un réseau est une résistance accrue à la répression.  Le propre de chaque cellule est d’être autonome, et strictement compartimentée. La capture d’un de ses membres ne met pas en danger tout le réseau mais seulement la cellule concernée.

Abondamment documenté dans la bibliographie des guérillas communistes (13) comme dans les manuels militaires pour le contre-terrorisme ou la guerre asymétrique, il s’agit d’un mode d’organisation garantissant efficacité et résistance.

Schéma tiré d’une publication de l’armée de Terre (14)

Les groupes jihadistes qui frappent l’Europe sont-ils organisés en cellules ?

Rien n’est moins sûr : le compartimentage en petits groupes autonomes « imperméables » qui ne se connaissent pas ne correspond à ce que les faits nous donnent à constater.

Il s’agit de réseaux larges, ouverts, constitués autour de fratries réelles (frères Clain, Kouachi, Abdeslam, el-Bakraoui…), ou symboliques (camarades du même quartier, de la même école, ayant vécu la délinquance ou la prison ensemble…) qui amalgament tous ceux qui sympathisent avec le projet idéologique jihadiste, souvent réduit au seul rejet de l’occident et de ses valeurs.

schéma provisoire – janvier 2016 – source @evil_SDOC

En réalité, il existe un groupe large de connaissances partageant les idées et soutenant les actions jihadistes. S’en détachent des éléments qui vont s’amalgamer autour d’un noyau dur, souvent constitué de jihadistes confirmés (revenus de Syrie), et qui vont s’auto-organiser en vue de mener à terme un projet d’attentat.

Il est ainsi possible de distinguer une typologie de 3 catégories d’acteurs d’un projet d’attentat :

•    Type Alpha : le noyau dur : formé d’experts disposant des compétences techniques clés (fabrication d’explosifs, techniques de combat, manipulation et préparation des armes, communication avec le centre de décision), ils sont formés en Syrie (ou dans d’autres sanctuaires jihadistes) avant d’être projetés vers la zone cible ; ils sont surtout capables de monter plusieurs opérations successives avant de se livrer eux-mêmes à une attaque suicide (Abaaoud, Laachraoui, Réda Kriket…)
•    Type Béta : Les opérationnels : souvent recrutés en Europe, ils ne sont pas allés dans une zone jihadiste, ils préparent et exécutent l’attaque, et peuvent avoir acquis certaines compétences grâce à la documentation dédiée disponible sur le net (Coulibaly, Kouachi, Abdeslam, Bakraoui…)
•    Type Gamma : les soutiens logistiques : ils sont sympathisants sans être eux-mêmes volontaires ou prêts pour une opération terroriste. Ils fournissent l’aide matérielle pour la réalisation des attaques, à des niveaux plus ou moins importants, et sans toujours avoir pleinement conscience de la gravité de leur complicité (cela va de la cousine d’Abaaoud à Jawad Bendaoud, en passant par Zerkani).

Voici par exemple le schéma des personnes impliquées (fin mars 2016) dans les attaques de Paris et de Bruxelles, avec les auteurs (Alpha et Béta mêlés) et les logistiques (type gamma) :

En cas de succès (et d’échec des mesures de surveillance et d’arrestation), le groupe va se reformer différemment pour un autre projet, le noyau étant souvent commun, mais les autres éléments agrégés en fonction des besoins, des disponibilités, et de la motivation.

Il existe des cas où l’implication évolue, souvent vers un passage à l’acte terroriste, comme pour les frères Bakraoui, soutenant d’abord logistiquement l’attaque de Paris avant de passer eux-même à l’attaque suicide.

Il s’agit donc moins d’une organisation en « cellules » rigides, spécialisées et bien séparées que de groupe d’action, formés en fonction d’un ou plusieurs projets. La direction d’ensemble reste en général fortement reliée au cœur de décision de l’organisation, mais l’organisation est modulaire, et très flexible.

Là encore, l’exemple des Groupes tactiques des armées modernes (calqués sur les Kampfgruppe de la Wehrmacht), est une analogie bien plus pertinente et moins trompeuse que celle de cellules.

Des éléments clés vont ainsi recruter autour d’eux, pour former un groupe en vue de commettre un attentat, sans qu’il n’existe ni de structure préétablie rigide, ni de compartimentage (tous se connaissent et se rencontrent). Ce recrutement se fait en fonction des besoins, des compétences et des disponibilités. Pour mener une telle opération, l’on privilégie un équilibre entre fiabilité – loyauté au groupe –, et absence de risques de surveillance policière spécifiques  – une personne déjà connue des services antiterroristes constitue un danger pour le projet –, étant entendu que les compétences techniques sont en général maîtrisées par le noyau de 1 à 3 éléments.

C’est ce qui explique qu’à un même noyau de jihadistes projetés en Europe, on puisse lier une série de projets d’attaques, selon le schéma suivant :

NB : ce schéma est provisoire et incomplet mais il permet de visualiser l’effet « d’opérations successives » menées par le même noyau – merci à @evil_SDOC

On le voit une telle organisation, modulaire et par projet, présente des avantages mais aussi des fragilités, mais n’a rien à voir avec une organisation « cellulaire », bien plus solide, mais aussi plus rigide et nécessitant en réalité un plus grand nombre d’activistes.

Une organisation cellulaire est un modèle vers lequel l’EI cherche à tendre, mais l’analyse des réseaux démantelés récemment montre qu’il en est loin.

Il est donc important de rappeler que, par exemple, et contrairement à ce que certains ont affirmé, les attaques de mars 2016 à Bruxelles ne sont pas l’œuvre d’une « cellule » ayant agi lorsqu’une autre « cellule », celle d’Abdeslam, a été démantelée avec la perquisition de Forest.  Cette lecture erronée sous-entend en effet un degré de préparation, et d’anticipation survalorisant les capacités effectives de l’EI en Belgique. En réalité, il s’agit d’un réseau plus large et plus souple, menacé par les arrestations et perquisitions, et qui a simplement précipité une opération menée par des personnes directement menacées d’arrestation, et qui ont préféré agir une dernière fois pour leur cause plutôt que d’être pris.

Conclusion temporaire

A l’instar de Nicolas Boileau, nous croyons, à kurultay.fr, que Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, Et les mots pour le dire arrivent aisément. L’emploi massif, en période de stress public, de termes détournés de leur sens – de manière intentionnelle ou non –, nous a décidés à unir les efforts des trois membres de la rédaction du blog pour offrir à qui voudra bien le lire ce modeste balisage sémantique et conceptuel. C’est notre manière de contribuer à ce que chacun dispose de clefs de lecture saines vis-à-vis d’une actualité à la fois complexe et traumatisante. Nous espérons donc avoir fourni au lecteur le petit marteau qui lui permettra de tapoter sur les discours, articles et autres communiqués afin de s’assurer qu’ils ne sonnent pas creux.

Emilie Freyssinet, Cédric Mas, Jean-Marc LAFON

  1. Louise Richardson, Terrorists as Transnational Actors, Terrorism and Political Violence
  2. Tamar Meisels, The trouble with terror: the apologetics of terrorism – a refutation
  3. Andrew J.R. Mack, Why big nations lose small wars: the politics of asymmetric conflict World Politics n°27, janvier 1975 http://web.stanford.edu/class/polisci211z/2.2/Mack%20WP%201975%20Asymm%20Conf.pdf
  4. James N. Mattis & Frank Hoffman, Future warfare: the rise of hybrid wars, Proceedings, novembre 2005
  5. Elie Tenenbaum, Le piège de la guerre hybride, IFRI, Focus stratégique n°63, octobre 2015 http://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/fs63tenenbaum.pdf
  6. Alexis Adelé, La cité balnéaire ivoirienne de Grand-Bassam découvre l’horreur terroriste, Le Monde.fr http://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/03/13/cote-d-ivoire-la-cite-balneaire-grand-bassam-plongee-dans-l-horreur-terroriste_4882100_3212.html
  7. « La mort en martyr pour l’unification de tous les hommes dans la cause de Dieu et sa parole constitue la mort la plus heureuse, la plus facile, la plus vertueuse et la meilleure » Ibn Taymiyyah souvent cité par Oussama Ben Laden, d’après Bergen (P.) Guerre sainte, multinationale, Gallimard, Paris, 2002, p. 51.
  8. En arabe, le terme salaf signifie ancêtre. Sur l’idéologie salafiste et la façon dont jihadistes et quiétistes l’intègrent, voir la clarification publiée le 26/11/2015 par Romain Caillet sur le site du Figaro « Salafistes et djihadistes : quelles différences, quels points communs ? »
  9. Dans son Epître aux jeunes.
  10. « Ce devoir ne cessera pas avec la victoire en Afghanistan, et le jihad restera obligation individuelle jusqu’à ce que nous revienne toute autre terre qui était musulmane afin que l’islam y règne à nouveau : devant nous, il y a la Palestine, Boukhara, le Liban, le Tchad, l’Erythrée, la Somalie, les Philippines, la Birmanie, le Yémen du Sud et autres, Tachkent, l’Andalousie… » Abdallah Azzam, citation tirée de Kepel (G.) Jihad, expansion et déclin de l’islamisme, Gallimard, Paris, 2000, p. 220.
  11. Voir par exemple ici : http://www.europe1.fr/international/que-va-devenir-la-nebuleuse-al-qaida-523127
  12. Voir ici par exemple : http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20141114.OBS5043/carte-la-galaxie-de-l-etat-islamique.html
    • Les « groupe de feu » (cellules)

    Les guérilleros urbains seront organisés en petits groupes. Chaque groupe, appelé « groupe de feu » (cellule), ne peut dépasser le nombre de 4 ou 5 personnes. Un minimum de 2 groupes (cellules), rigoureusement compartimentés et coordonnés par 1 ou 2 personnes, s’appelle une « équipe de feu » (réseau).«  Source : http://www.terrorisme.net/doc/gauche/003_marighella.htm

  13. Schéma tiré de LES FORCES TERRESTRES EN OPÉRATION : QUELS MODES D’ACTIONS ADOPTER FACE À DES ADVERSAIRES ASYMÉTRIQUES ? Cahier de la recherche doctrinale, CDEF, DREX édition 2004.



Révision constitutionnelle: l’exécutif, maillon faible de la résilience française?

François Hollande arrive à Versailles où il va s'adresser au Parlement réuni en cCongrès le 16 novembre 2015

François Hollande arrive à Versailles où il va s’adresser au Parlement réuni en Congrès le 16 novembre 2015

Le mercredi 30 mars 2016, le président de la République François Hollande a fait part aux Français de sa décision de clore le débat constitutionnel (1). Ce fut là le dernier acte d’un feuilleton haletant qui débuta par l’annonce (2), le 16 novembre 2015 – soit trois jours après les attentats de Paris –, devant le Parlement réuni en Congrès à Versailles, d’une réforme constitutionnelle censée mieux armer la France contre le « terrorisme de guerre », ainsi que l’appela alors le président.

La petite communauté de ceux qui tâchent d’étudier le phénomène terroriste avec un peu de sérieux afin de livrer au public de quoi alimenter son sens critique n’a pas manqué de grincer des dents dès la seconde phrase de l’allocution présidentielle du 16 mars. « Le terrorisme islamiste nous a déclaré la guerre ». Fi des politologues qui, de Louise Richardson à Tamar Meisels, pour n’en citer que deux, nous donnent à savoir que le terrorisme n’est pas une finalité mais une méthode. Fi du sens commun qui nous enseigne que les méthodes ne déclarent pas les guerres. L’important est que la phrase marque l’auditoire, quitte à n’exprimer aucune idée structurée. Le ton est donné : où un match de football commence par un coup de sifflet, un discours politique s’ouvre sur un élément de langage. Soit.


Votre serviteur n’a pas la prétention de livrer ici une analyse juridique du projet de révision constitutionnelle (3), ni du cheminement tortueux qui l’a conduit jusqu’aux corbeilles à papier de la République. Nous essaierons juste d’examiner ce spasme institutionnel à l’aune de la résilience (4). Et nous commencerons par définir ce terme, car l’époque est un peu trop propice aux mots creux auxquels on fait dire tout et son contraire. La résilience est la capacité pour un corps, un organisme, une organisation ou un système quelconque de retrouver ses propriétés initiales après une altération (5). Le terrorisme étant un moyen d’obtenir des effets politiques, la résilience tend à préserver la société tout en privant l’adversaire du résultat politique qu’il poursuit. Un exemple célèbre de résilience fut la manière dont la population anglaise supporta les plus de 14 000 morts, 20 000 blessés et 3,7 millions de déplacés liés aux bombardements stratégiques allemands sur les villes en 1940. La société conserva ses caractéristiques structurelles, maintint la production, et, tout en s’adaptant aux contraintes, continua non seulement de souhaiter la victoire, mais aussi d’y contribuer. Le concept n’implique pas l’immobilisme. Au contraire, il nécessite l’adaptation dans une logique de progrès, d’amélioration permanente face aux évolutions de l’adversité.

Pour ce qui est de l’esprit de cette réforme, la démarche fondatrice fut énoncée par François Hollande dans son discours de Versailles : « j’estime en conscience que nous devons faire évoluer notre Constitution pour permettre aux pouvoirs publics d’agir, conformément à l’état de droit, contre le terrorisme de guerre ». Simplifions l’équation pour mieux la résoudre : qu’on le veuille ou non, l’idée est de modifier les termes de l’état de droit pour opérer des actions qui, dans son état initial, sont interdites… Quel recul s’est accordé l’initiateur de la démarche avant de l’entamer ? Dans son discours de Versailles, il déclarait : « j’ai beaucoup réfléchi à cette question ». Beaucoup mais combien de temps ? Les attentats ont eu lieu le 13 novembre. Le discours de Versailles a été prononcé le 16 du même mois. Nul ne doute de la quantité de réflexion produite, et il serait parfaitement inconvenant de s’interroger sur l’intensité de l’effort. Mais de fait, sa durée fut fort brève, et la prise de recul réduite à sa plus simple expression. Trois jours pour décider d’entreprendre une révision constitutionnelle, c’est pratiquement de la fulgurance.

Donc la résilience est la capacité pour un corps, un organisme, une organisation ou un système quelconque, de retrouver ses propriétés initiales après une altération. Entreprendre de réécrire les termes de l’état de droit tels que définis par la constitution trois jours après une vague d’attentats ne semble pas, à première vue, illustrer au mieux cette capacité. A moins qu’il s’agisse d’optimiser la résilience de la société française et de ses institutions ? Le thème de l’état d’urgence peut sembler tendre vers cette finalité, même si son traitement dans le projet de réforme prête le flanc à une critique aussi abondante qu’étayée. Mais la déchéance de nationalité ? Sa perspective ne dissuadera en aucun cas un candidat terroriste  jihadiste de passer à l’acte, puisque l’enjeu est son exclusion d’une communauté nationale que son dogme juge impie et dont, de fait, il s’exclut lui-même de son propre chef. Dans une optique préventive, il n’y a donc rien à attendre d’une telle mesure. Sur le plan curatif, la déchéance de nationalité permet tout au plus de chasser un terroriste du territoire national pour l’envoyer exercer ses talents ailleurs, ce qui n’est pas à proprement parler une excellente idée. Y a-t-il une plus-value symbolique prévisible ? Allons, entamer une révision constitutionnelle trois jours après une vague d’attentats à seule fin de poursuivre des objectifs symboliques, serait-ce bien sérieux ?

Pourtant, l’itinéraire du projet de réforme constitutionnelle a été riche en symboles, justement. Pour autant que l’on puisse parler ici de richesse… « La déchéance de nationalité ne doit pas avoir pour résultat de rendre quelqu’un apatride, mais nous devons pouvoir déchoir de sa nationalité française un individu condamné pour une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou un acte de terrorisme, même s’il est né français, je dis bien « même s’il est né français » dès lors qu’il bénéficie d’une autre nationalité« , nous dit François Hollande le 16 novembre à Versailles. S’ensuivit une vague de véhémentes protestations au sein même de la majorité de gauche, où des voix s’indignaient de l’inégalité devant la loi des binationaux que l’on pourrait déchoir en comparaison des autres que l’on ne pourrait pas. Ainsi naquit, au terme de débats aussi passionnés que cacophoniques, l’idée de la… « déchéance pour tous », certes égalitaire mais en complète contradiction avec le discours présidentiel. François Hollande, chahuté dans son propre camp, devait réunir une majorité des 3/5e des parlementaires – députés et sénateurs réunis en congrès – pour faire adopter son projet de révision. Après le vote de la « déchéance pour tous » par l’assemblée, avec la participation de députés de droite mobilisés dans ce sens par Nicolas Sarkozy, le sénat, que dominent les fillonistes opposés à la réforme, a au contraire adopté un texte réduisant le champ de la déchéance aux binationaux, conformément au discours présidentiel de Versailles… et à l’encontre de la position de Nicolas Sarkozy qui, sans se démonter, a donc changé son fusil d’épaule pour soutenir le choix des sénateurs. L’ancien président et l’actuel dansant la valse-hésitation : nous parlions de symboles ? En toile de fond de cette tempête dans un verre d’eau, qu’il nous soit permis de rappeler ici que le principe de déchéance de nationalité pour les auteurs d’actes de terrorisme existe d’ores et déjà en droit français (6)…

De toute évidence, la majorité des 3/5e n’allait pas être atteinte, et rien ne justifiait, pour l’Elysée, que l’on aille au bout de la démarche pour le plaisir frivole de se faire administrer un humiliant camouflet devant le Congrès. En quatre mois et demi, l’on aura entamé une réforme constitutionnelle sous l’impact des attentats de novembre, fait volteface quant au champ d’application de la déchéance de nationalité sous les ruades internes à la majorité – au prix du départ du gouvernement de Christiane Taubira, figure emblématique de la gauche du PS –, et enfin sonné le glas du projet tant il était évident que tout cela finirait mal. L’exécutif de la République, que les besoins de la résilience auraient dû inciter à incarner le sang froid et la sereine détermination dans la tempête, a jeté toutes ses forces dans une vaine bataille rhétorique autour d’une déchéance de nationalité dont tout le monde savait qu’elle n’aurait aucun effet, ni sur le risque terroriste, ni sur l’atténuation des conséquences des attentats.

Se trouver contraint d’abandonner en rase-campagne un projet de révision constitutionnelle constitue en soi un échec majeur qui attente sévèrement à la crédibilité d’un exécutif. Que tout cela soit l’issue d’une gestion de crise défaillante à la suite d’une traumatisante attaque terroriste accroit encore la portée de l’échec, car ceux qui devraient manager la résilience de la France forment peut-être bien, aujourd’hui, le maillon le moins résilient de la chaîne. Mais de ce mauvais vaudeville politique, il y a peut-être matière à tirer un bilan partiellement positif. Certes, l’exécutif a failli. Mais la France, au bout du compte, a su faire l’économie d’une réforme constitutionnelle boiteuse directement induite par les attentats de l’Etat islamique. En cela, elle a fait montre d’une belle aptitude à retrouver ses propriétés initiales après une altération. Et elle l’a fait malgré un pilotage défaillant. En termes de résilience nationale, cela vaut bien un satisfecit. Mais l’on serait fort mal avisé de s’endormir sur ce bien pâle brin de laurier.

Jean-Marc LAFON

  1. Déclaration du président de la République au sujet de la révision constitutionnelle, le 30 mars 2016
  2. Déclaration du président de la République devant le Parlement réuni en Congrès à Versailles le 16 novembre 2015
  3. Cédric Mas a, dans les colonnes de Kurultay.fr, publié une étude critique des volets « état d’urgence »  et « déchéance de nationalité » du projet de révision constitutionnelle.
  4. Le très instructif n°20 de la revue Histoire & Stratégie, dédié à la résilience, est désormais téléchargeable gratuitement via le site de DSI: http://www.dsi-presse.com/?p=7735
  5. The Influence of Relational Competencies on Supply Chain Resilience: A Relational View par A. Wieland et C.M. Wallenburg, International Journal of Physical Distribution & Logistics Management
  6. Articles 25 et 25-1 du code civil



Processus de paix pour la Syrie: chronique d’un échec annoncé

Alep sous le feu.

La crise qui a vu l’Arabie Saoudite rompre ses relations diplomatiques avec l’Iran le 3 janvier 2016 ne devait pas, selon Riyad, « compromettre les efforts de paix » pour la Syrie, censés s’exprimer à travers le « processus de Vienne » à l’occasion, notamment, d’un sommet devant se tenir à Genève début 2016. On le croit sans peine aujourd’hui encore, car les chances d’une issue favorable à ce processus semblaient d’ores et déjà pratiquement nulles avant même le dernier coup de sang diplomatique en date entre les deux principales puissances rivales de la région. D’ailleurs, les diverses pressions de dernière minute, dont certains craignent qu’elles fassent capoter le processus, ne crèveront sans doute guère qu’un pneu d’ores et déjà bien à plat. Voyons quels maux affectent les « processus de paix » qui, jusqu’à aujourd’hui, ont, sans exception, failli à leur vocation de mettre un terme à la sanglante guerre civile syrienne.

Qu’est-ce que « l’opposition syrienne » ?

« L’opposition syrienne » – soit l’ensemble des groupes, armés ou non, petits et grands, opposés au régime de Bachar al-Assad – est en cela remarquable qu’elle intègre, peu ou prou, tout et son contraire. Il n’est pas question ici d’en livrer une étude par le menu: la tâche serait immense… Donc nous synthétiserons. On y trouve des groupes animés par une interprétation des plus rigoristes de l’islam sunnite, parmi lesquels des mouvements jihadistes, aussi bien que des formations laïques et nationalistes, et toutes les nuances imaginables entre ces deux extrêmes. Le seul point commun qui les unisse tous est la volonté d’en finir avec l’actuelle gouvernance. Mais en termes de finalités poursuivies, et même de moyens, tout diffère, voire… s’oppose. Les uns veulent un Etat de nature islamique – la démocratie est pour eux annulative de l’islam car elle confère au peuple un pouvoir qui n’appartient qu’à Allah – et un système judiciaire fondé sur la charia et les tribunaux islamiques, tandis que les autres souhaitent des élections libres ainsi qu’une gouvernance et un système judiciaire laïcs. Certains sont les « proxys » plus ou moins fidèles de puissances régionales ou mondiales. Il y a également, au sein de « l’opposition », des éléments massivement actifs sur le théâtre des opérations, et d’autres dépourvus de toute composante militaire. L’interprétation clausewitzienne de la guerre nous enseigne que l’essence de celle-ci est la poursuite de finalités politiques par l’opposition violente des volontés. On comprendra donc que ceux qui produisent – et subissent – des effets sur le terrain, qui y vivent, tuent et meurent les armes à la main, n’accordent pas une légitimité débordante aux groupes qui n’ont aucune activité militaire, a fortiori s’ils sont en sécurité hors de Syrie, sans aucun pouvoir de cesser le feu puisqu’ils ne l’ont pas ouvert. On imagine par ailleurs les frictions qui s’opposent à la constitution d’un socle politique d’opposition, unissant durablement autour d’un projet commun des groupes aussi différents, qui visent souvent des finalités antinomiques. Dure réalité mais réalité tout de même: aujourd’hui, aucune de ces entités ne peut se prétendre la représentante unique, synthétique et légitime de l’opposition. La cacophonie a donc de beaux jours devant elle. Par ailleurs, des groupes particulièrement puissants militairement ont la capacité de réduire à néant, sur le terrain, tout accord de paix éventuel. Certains de ceux-là, comme Jabhat al-Nusra et l’Etat islamique, condamnent purement et simplement les « processus de paix » successifs, dont ils considèrent qu’ils font le jeu de leurs ennemis.

L’indéracinable « communiqué de Genève »

Le 30 juin 2012, le Groupe d’Action pour la Syrie, composé de puissances mondiales et régionales, des Nations Unies, de l’Union Européenne et de la Ligue des Etats arabes, a produit un communiqué final de sa réunion à Genève (1). Ce document se donnait pour vocation de poser les bases d’un arrêt des combats afin de mettre en œuvre une transition politique fondée sur un processus démocratique. Il visait à l’application du « plan en six points » proposé par Kofi Annan à Bachar al-Assad le 10 mars 2012, et validé par le président syrien le 27 (2). La guerre durait depuis quinze mois et n’avait fait « que » 16 000 morts environ. Ce que l’on connait aujourd’hui sous le nom d’Etat islamique (EI), alias Daesh, n’était alors « que » l’Etat islamique d’Irak. Il n’avait pas encore rompu avec al Qaïda. Jabhat al-Nusra était à l’époque son antenne syrienne, et n’était considéré comme organisation terroriste que par Damas et Téhéran. L’attaque sur Ghouta au gaz sarin, imputée au régime de Damas, n’avait pas encore eu lieu. Les puissances occidentales, Etats-Unis et France en tête, n’avaient pas encore laissé entendre qu’elles interviendraient militairement contre Bachar al-Assad, pour faire volteface au dernier moment. Si quelqu’un avait alors prédit la situation actuelle au Moyen-Orient et l’intervention directe de la Russie en Syrie, il aurait été mis au pilori sans ménagement et soupçonné de toxicomanie suraigüe. Il n’est pas exagéré, en janvier 2016, de considérer que nous parlons là d’une autre époque, bel et bien révolue. Trois ans et demi de guerre supplémentaires et plus de 200 000 morts ont aggravé le bilan syrien, sans parler des famines, des millions de personnes jetées sur les routes du monde, ni du niveau insensé de dévastation qui affecte le pays, et sans oublier les conséquences sécuritaires mondiales qu’engendre l’instabilité du Moyen-Orient.

Kofi Annan, artisan du « plan en six points » promu par le communiqué de Genève jusqu’à aujourd’hui

C’est pourtant bien le communiqué final de la réunion à Genève le 30 juin 2012 du Groupe d’Action pour la Syrie qui constitue la trame de négociation du processus de Vienne aujourd’hui en cours, entre factions d’opposition et régime de Bachar al-Assad. Or, ce document ne garantit pas le départ de Bachar al-Assad préalablement à la formation d’un gouvernement de transition. Et ceci se trouve être aujourd’hui une revendication fondamentale de la plupart des groupes armés d’opposition, qui considèrent que si cette condition n’est pas garantie, il n’y a pas de négociation possible. Revenons à la guerre vue selon le prisme clausewitzien: ces factions armées font la guerre pour chasser le régime de Bachar al-Assad et lui substituer une autre forme de gouvernance. Or, elles n’ont pas été vaincues sur le terrain après ces longues années d’un conflit meurtrier, et ne voient par conséquent aucune raison valable de tempérer leurs exigences. Donc elles n’entendent cesser le feu, a minima, qu’une fois Assad et son régime renversés, et il n’est pas question pour elles d’envisager qu’Assad participe à l’avenir de la Syrie, ne serait-ce qu’à travers la mise en place d’un gouvernement de transition. D’autant que la probabilité serait forte de voir Assad mettre à profit sa participation à la phase transitoire pour créer les conditions de sa propre pérennité: « Genève 2012 » prévoit que le gouvernement de transition organise des élections libres. Celles-ci nécessiteraient évidemment un cessez-le feu effectif sur l’ensemble du territoire, d’autant que le maintien de la Syrie dans ses frontières fait partie du paradigme. Le processus électoral serait rendu impossible par la persistance des groupes les plus belliqueux, ne seraient-ce que les puissants Etat islamique et Jabhat al-Nusra. Du coup, Assad resterait au pouvoir sous un prétexte conforme à un accord diplomatique de grande échelle, et sans avoir au préalable remporté la victoire sur le terrain… C’est sur cette base qu’échoua la conférence « Genève II », entre le 22 janvier et le 15 février 2014.

Le communiqué de Genève a été formellement endossé par le Conseil de sécurité de l’ONU le 27 septembre 2013 à travers la résolution 2118 (3). Initié par la diplomatie onusienne, approuvé par pratiquement tous les participants à la réunion du Groupe d’Action – y compris la Russie –, et confirmé par le Conseil de sécurité, le texte est, selon les modes de fonctionnement propres à l’ONU, pour ainsi dire gravé dans le marbre. Au point de constituer aujourd’hui la trame du processus de Vienne actuellement en cours, au titre de la résolution 2254 adoptée par le Conseil de sécurité de l’ONU le 18 décembre 2015 (4), selon un scenario bien rodé à défaut d’avoir fait ses preuves en termes de résolution de conflits. Malgré tous les artifices oratoires déployés à l’occasion des prises de parole officielles s’y rapportant, le processus de Vienne campe donc sur le texte fondateur qui fut à l’origine des échecs passés (5). Pour détendre l’atmosphère, disons qu’à ce stade du présent billet, le lecteur devrait commencer à subodorer la présence inopportune d’un énorme clou de charpente solidement planté dans chaque pneumatique de la bicyclette diplomatique…

La conférence de Riyad

Les puissances régionales qui, depuis le début des hostilités, verraient d’un bon œil la chute de l’actuel régime de Damas, sont parfaitement au fait des dissensions propres à « l’opposition syrienne ». Aussi, dans le contexte actuel qui voit la Russie s’impliquer  directement aux côtés d’Assad, et les discours occidentaux se détendre tant envers Moscou que Damas (6), leur a-t-il semblé urgent de contribuer à unifier un socle politique d’opposition cohérent. C’est dans ce but que l’Arabie Saoudite a organisé, à Riyad, entre les 8 et 10 décembre 2015, une conférence rassemblant une grosse centaine de représentants de « l’opposition syrienne ». Dix groupes armés ont participé à cette conférence. C’est peu. Parmi eux, trois (7) constituent, chacun, une force significative sur le terrain. Parmi ces trois-là, un – Ahrar al-Sham – a quitté la conférence pour cause d’incompatibilité politique fondamentale avec les autres, et de sur-représentation de groupes d’opposition qu’Ahrar al-Sham soupçonne de négocier trop volontiers en sous-main avec Damas. Pour se faire une idée des revendications politiques qu’il s’agissait de concilier et de leur positionnement vis-à-vis de la trame internationale de négociation, je renvoie le lecteur au tableau réalisé par Genevieve Casagrande sous l’égide du think-tank américain Institute for the Study of War, indiquant les principaux axes politiques développés par Genève 2012, Vienne 2015,  la Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution, le Front Sud de l’Armée Syrienne Libre et Ahrar al-Sham (8). On notera la concession que fait Ahrar al-Sham à la démocratie: des élections libres pour choisir ceux qui seront chargés d’implémenter la charia, le principe de celle-ci ne pouvant, par nature, être soumis au vote…

Les participants à la conférence de Riyad, le 9 décembre 2015

La conférence de Riyad s’est conclue par un texte commun (9) – sans Ahrar al-Sham, donc. A sa lecture, on note des trésors de précautions pris pour maintenir le communiqué final de Genève dans son rôle structurant pour la trame de négociations. A un détail près: l’exigence du départ de Bachar al-Assad et de ses proches collaborateurs dès le début de la période transitoire… Par ailleurs, le texte fonde un « haut comité de négociation » constitué de 30 représentants chargés de désigner le pool qui négociera avec les autorités de Damas sous l’égide du processus de Vienne. C’est Riad Hijab, sunnite originaire de Deir ez-Zor, premier-ministre de Bachar al-Assad pendant un mois et demi avant de faire défection le 6 août 2011, qui a été désigné pour diriger ce haut-comité. La première charge est venue du secrétaire d’Etat américain John Kerry, qui s’est indigné de la non-conformité du communiqué de Riyad à celui de Genève. Riad Hijab a rétorqué que la non-participation d’Assad à la phase transitoire n’était pas négociable. La Russie s’est indignée de la participation de Jaish al-Islam, qu’elle tient pour une organisation terroriste, au haut-comité. D’ailleurs, le leader de Jaish al-Islam, Zahran Alloush, a été tué par un bombardement dont il était sans nul doute la cible prioritaire, le 25 décembre 2015 (10). Moscou cherche également à ce que le PYD kurde syrien et son aile militaire (YPG/YPJ), tenus pour terroristes par la Turquie, participent au haut-comité ou constituent, avec d’autres groupes, une deuxième délégation de négociation. Le haut-comité de Riad Hijab manifestant son exaspération et menaçant de boycotter purement et simplement la conférence de Genève, les Etats-Unis ont entamé un jeu de pression à son encontre qui pourrait bien, en fin de compte, sonner le glas de la conférence. (11).

Conférence ou pas, accord ou pas: est-ce important?

La moindre des choses, quand on participe à des pourparlers visant sincèrement à mettre un terme à une guerre, et a fortiori quand on les organise, est de veiller à ce que le résultat des négociations puisse être implémenté sur le terrain. Or, même si l’on fait abstraction des divisions profondes qui affectent les factions d’opposition, même si l’on jette un voile pudique sur le caractère inconciliable des revendications des uns et des autres, même si l’on part du principe ridiculement optimiste que Bachar al-Assad est prêt à cesser le feu et à se retirer humblement moyennant quelques aménagements de forme, bref même si l’on renonce à tout réalisme politique de base, il restera un hic. La mise en œuvre d’un cessez-le-feu est rendue impossible par la persistance, sur le terrain, de belligérants puissants, invaincus, toujours déterminés à remporter militairement cette guerre et considérant que le but des combats n’est pas la paix mais la victoire. Jabhat al-Nusra, franchise locale d’al-Qaïda, est imbriqué avec nombre d’autres groupes armés sur le terrain, jouant avec eux de coopération militaro-administrative tout autant que de pressions parfois considérables. Il est devenu, auprès d’eux, un vecteur de succès militaires, une source d’ingénierie, une aide à la gouvernance et… un suzerain – de fait – implacable. Or, Jabhat al-Nusra considère qu’il n’est pas temps de parler de paix mais de chasser Assad, ainsi que le rappelait son émir dans une interview télévisée en décembre 2015. Quant à l’Etat islamique alias Daesh, l’état actuel de son implantation syrienne et la nature de son projet politique n’en font pas le partenaire rêvé à l’heure d’envisager une transition pacifique au profit d’une Syrie pluraliste et séculière. Ces deux mouvements ne tiendraient aucun compte d’un accord de cessez-le feu, qu’ils verraient comme une trahison, et feraient tout pour qu’il capote sur le terrain. Ahrar al-Sham n’est sans doute guère mieux disposé qu’eux, et malgré toute la modération que veulent bien lui prêter les habitués des dîners mondains, malgré même sa participation au haut-comité issu de Riyad, Jaish al-Islam non plus. Que dire, d’ailleurs, des monarchies du Golfe, à qui la situation en Syrie (et en Irak) a paru suffisamment peu urgente pour qu’elles se consacrent à une guerre au Yémen? Quant à la souffrance des populations civiles, comme elle est de nature à ancrer les radicalités de part et d’autre, on voit mal en quoi le cynisme de belligérants endurcis par les longues années de violence extrême y trouverait une raison de s’adoucir.

La paix en Syrie n’est donc pas sur le point de survenir. La rigidité des organisations internationales, alimentée par le cynisme et / ou les défaillances politico-stratégiques des Etats qui les animent, donne même à redouter que le pire reste à venir. Si: pire, c’est toujours possible. Notamment en y mettant du sien. Et comme on a pu s’en rendre compte à Paris le 13 novembre 2015, ça a un prix. Celui du sang, ici comme là-bas. Mondialisation oblige… Et à propos de mondialisation, la question se pose avec acuité de savoir si le problème syrien n’est pas qu’une déclinaison d’un profond malaise global.

Jean-Marc LAFON

 (1) Version française du Communiqué final de la Réunion du Groupe d’Action pour la Syrie, à Genève le 30 juin 2012 : http://discours.vie-publique.fr/notices/122001263.html
(2) Text of Annan’s six-point peace plan for Syria, Reuters: http://www.reuters.com/article/us-syria-ceasefire-idUSBRE8330HJ20120404
(3) Résolution 2118 (2013) adoptée par le Conseil de sécurité à sa 7038e séance, le 27 septembre 2013, au format pdf, depuis le site Internet de l’ONU: http://www.un.org/fr/documents/view_doc.asp?symbol=S/RES/2118%282013%29
(4) Résolution 2254 (2015) adoptée par le Conseil de sécurité à sa 7558e séance, le 18 décembre 2015, au format pdf, depuis le site Internet de l’ONU: http://www.un.org/fr/documents/view_doc.asp?symbol=S/RES/2254%282015%29
(5) Communiqué conjoint agréé par les ministres lors de la réunion internationale de Vienne sur la Syrie (30 octobre 2015) (en anglais): http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/syrie/la-france-et-la-syrie/actualites-2015/article/communique-conjoint-agree-par-les-ministres-lors-de-la-reunion-internationale?xtor=RSS-4
(6) Contexte notamment affecté par les conséquences des attentats perpétrés à Paris par l’EI le 13 novembre 2015.
(7) Armée Syrienne Libre, Jaish al-Islam et Ahrar al-Sham. Les puissants groupes jihadistes Etat islamique et Jabhat al-Nusra étaient naturellement absents, condamnant énergiquement le principe même de la conférence.
(8) Syrian Opposition Negotiating Positions Compared to International Frameworks (pdf), Genevieve Casagrande, Institute for the Study of War: http://www.understandingwar.org/sites/default/files/Negotiating%20positions%20for%20political%20transition%20in%20Syria_3.pdf
(9) Final Statement of the Conference of Syrian Revolution and Opposition Forces Riyadh (December 10, 2015): http://www.diplomatie.gouv.fr/en/country-files/syria/events/article/final-statement-of-the-conference-of-syrian-revolution-and-opposition-forces
(10) (Re)lire à ce sujet le billet de Cédric Mas dans les colonnes de Kurultay.fr: 25 décembre : L’aviation russe tue Zahran Alloush le chef militaire de Jaish al-Islam http://kurultay.fr/blog/?p=515
(11) US piles pressure on Syria opposition to attend talks, Jacquelyn Martin, afp.com: http://www.afp.com/en/news/us-piles-pressure-syria-opposition-attend-talks



Requiem pour 2015

Place de la République, le 11 janvier 2015 Crédit photo: lapresse.ca

L’année 2015 se termine. Quelles leçons notre pays a-t-il tirées des drames de janvier? S’il est vrai que l’on ne doit juger vraiment que sur la base des résultats observables, alors la réponse est peut-être bien: aucune. En France, avant même que l’on ait enterré les 130 morts du 13 novembre, le locataire de l’Elysée annonçait une réforme constitutionnelle. Outre le fait qu’une telle annonce à un tel moment constitue à peu près le contraire de la résilience, le contenu de ladite réforme crée aujourd’hui un mélodrame politique où l’on voit les composantes de la gauche s’entredéchirer tandis que le Front National, pragmatique, commence à capitaliser ce qu’il considère comme le succès de son influence. Cela survient alors même que l’on peine à comprendre en quoi une mesure comme la déchéance de nationalité pour les terroristes binationaux, même nés en France, aurait pu, si elle avait existé en amont, sauver les vies perdues en janvier et novembre. En revanche, cette mesure sans effet opérationnel positif prévisible sera sans nul doute exploitée comme outil de recrutement par les mouvements jihadistes, qui expliqueront à leurs prospects concernés que l’égalité gravée au fronton des mairies n’est qu’hypocrisie, puisqu’ils peuvent être exclus de la communauté nationale et moi pas…

Sur la scène internationale, notre pays s’illustre dans des farces où l’on négocie la paix en l’absence et en dépit de ceux qui, sur le terrain, en détiennent seuls les clefs. Ceux-là qui, contrairement à nous, font la guerre à la poursuite de buts politiques bien précis, et n’entendent donc pas faire la paix tant qu’ils ne les auront pas atteints! Nos opérations militaires au Moyen-Orient se poursuivent dans la stricte continuité de ce qu’elles sont depuis le 20 septembre 2014, soit une goutte d’eau dans l’océan que constituent les contributions US à la coalition. Au Sahel, nos maigres forces servent de douane volante – et même parachutiste – de luxe sur des étendues monumentales tandis qu’au Mali, notre ministre de la Défense qualifie de soubresauts la multiplication des attaques liées à al-Qaeda et leur expansion dans le sud alors que, l’an dernier, elles restaient encore cantonnées au nord du pays. De l’art de tordre les faits pour leur faire épouser les contours de la geste officielle artificiellement rassurante. Je mets par ailleurs quiconque au défi de décrypter, dans le discours de nos dirigeants, l’état final recherché qui préside à chacun de ces engagements militaires: de quoi la victoire aurait-elle l’air? Silence de mort. La Russie, dans la même année, sera passée du rang de menace existentielle que l’on sanctionne à celui de partenaire incontournable contre le terrorisme – dont elle n’a clairement pas la même définition que la France, mais qu’importe… Nous ne nous appesantirons pas ici sur les variations cyclotomiques du discours de notre ministre des Affaires étrangères à propos de Bachar al-Assad, promu de la condition de boucher qui « ne mériterait pas d’être sur la terre » à celle de chef d’Etat dont on « ne veut pas dire (qu’il) doit partir avant même la transition ». Passons sur nos fantasmes démocratiques chantés haut et fort en Ukraine mais bien vite douchés et rasés de frais à l’heure d’étreindre le dictateur Sissi en Egypte. Mes aïeux, que de contradictions, que de biais… Quel fouillis!

Aux yeux du citoyen attentif, la construction et l’expression de la volonté politique en France – et ailleurs, mais commençons par chez soi… – n’ont que rarement revêtu un aspect aussi malaisément compréhensible. Osons le mot: aussi opaque. Cette opacité est le carburant des pires soupçons pesant sur une classe politique et un appareil d’Etat perçus comme l’expression d’une caste hermétique et prosaïquement centrée sur les carrières de ses membres. Cette opacité est le ciment des pires théories complotistes qui, au terme d’approches scientifiquement inqualifiables, trouvent un certain crédit auprès d’une opinion blasée que de moins en moins de sottises font sursauter. Or, un peuple conscient et éclairé constitue la base de toute démocratie. Le peuple choisit, le peuple sanctionne, mais si le peuple ignore les clefs de lecture de ce sur quoi il doit faire porter son jugement, il devient alors l’instrument inconsciemment servile des stratégies de communication. J’attire d’ailleurs l’attention du lecteur sur la maigreur quantitative et qualitative de la communication étatique dans le domaine de la lutte contre la propagande jihadiste. Et je l’invite à s’en souvenir quand il aura l’occasion de la comparer à la machine communicante qui va se mettre en route en amont des élections présidentielles de 2017.

L’environnement médiatique est devenu extrêmement complexe. Aux grands titres, pas toujours très objectifs, de la presse écrite et audiovisuelle, d’autres vecteurs d’information sont venus s’ajouter. Notamment les réseaux sociaux, les sites de diffusion de vidéos, les forums et les blogs. L’information est plus massive que jamais, largement accessible au plus grand nombre. Tout cela relève de la liberté de s’exprimer et de s’informer, dans un contexte où les moyens de se faire entendre sont plus nombreux et plus puissants que jamais. Mais où sont les filtres permettant au lecteur et à l’auditeur de distinguer aisément, parmi ces contenus abondants et disponibles, ce qui relève, d’une part, de l’approche centrée sur des réalités objectivement validées et, d’autre part, la foutaise rendue confortable par le charisme de celui qui la chante? Il n’y a pas de réponse toute faite à cette question. Il n’existe pas, et il ne doit pas exister d’autorité habilitée à coller des macarons « sérieux » ou « nul à scier » sur les publications des médias, qu’ils soient « mainstream » ou d’émanation « populaire ». Mais on trouve dans la devise de la République un mot qui, si l’on veut bien lui donner corps à travers des actes, pourrait aider à bâtir une réponse vivante et capable de s’adapter aux évolutions de notre monde.

Statue de la Fraternité, place de la République à Paris

Fraternité… En 2015, à travers mon activité de blogueur et mes modestes travaux sur certaines sales guerres qui font l’actualité, j’ai eu la grande chance de pouvoir interagir avec des personnes remarquables. Nos échanges ont pu être agréables, drôles, touchants, mais aussi, parfois, houleux. Quand on a du caractère, on l’a mauvais, disait Clemenceau. Qu’importe puisque dans le fond, nous nous respectons et partageons un socle de valeurs communes. Il y a là des journalistes, des universitaires, des militaires, des analystes, des hommes et des femmes politiques – de droite et de gauche.  Mais aussi des gens qui ne sont rien de tout cela. Des citoyens animés par l’envie de savoir, de connaitre, de comprendre et de partager. Des gens qui croient, en toute humilité, que lorsqu’une réalité lourde de conséquences leur a sauté aux yeux parce qu’ils ont posé les bonnes questions à qui savait, ils doivent la partager, tout simplement pour que la pensée circule, fasse son chemin, plutôt que de stagner en eux, vaine et stérile. L’être humain, être social dans toute sa splendeur. Vous que je décris dans ces lignes, vous vous reconnaitrez. De nos prises de bec, de nos rigolades, des connaissances et des émotions que nous avons partagées, j’ai acquis une conviction. En opposant, parmi nous, ceux qui ont la « légitimité académique » à ceux « qui ne l’ont pas », ceux qui « sont sur le terrain » à ceux « qui n’y sont pas », ceux « qui ont un CV » à ceux « qui n’en ont pas », on oppose la chaîne au pédalier, le cadre au guidon et les roues aux freins. Mais en activant les échanges vivants et concrets entre ceux qui conduisent une démarche scientifique, ceux qui informent au jour le jour et ceux qui sont censés mettre tout cela à profit pour choisir ou sanctionner leurs dirigeants, on produira des effets positifs. En refusant l’esprit de caste tout en respectant la spécificité de chacun et la complémentarité de tous, on tiendra une chance de corriger de manière citoyenne et pacifique les conséquences des errements politiques aujourd’hui patents. Car ces derniers sont, à n’en pas douter, causés par cette même forme d’hermétisme dont, je crois, nous devons nous garder.

Pour votre serviteur, cette année 2015, constellée de drames humains considérables, aura apporté au moins une satisfaction. Kurultay.fr n’est plus l’espace d’expression d’un seul homme mais d’une équipe aux profils variés. Une équipe restreinte. Juste trois. Mais des valeurs communes et surtout pas de pensée unique. Ceci dit, nous ne nous interdirons pas d’accueillir de temps en temps un invité si l’occasion s’en présente. Parce que ce n’est pas faire n’importe quoi que d’ouvrir portes et fenêtres, de partager le gîte et le couvert, mais surtout de faire circuler la pensée pour alimenter le fragile ruisseau du sens critique.

Bien à vous,

Jean-Marc LAFON




Attentats de Paris: après le temps des larmes

La BRI près du Bataclan le 13 novembre 2015. Kamil Zihnioglu/AP/SIPA

Vendredi 13 novembre 2015, la France métropolitaine a subi l’attaque terroriste la plus meurtrière de son histoire, avec 130 morts et 351 blessés à l’heure où ces lignes sont écrites. Ont été visés la salle de spectacle du Bataclan, des cafés, et le Stade de France où se jouait un match amical entre les équipes de France et d’Allemagne de football en présence du président de la République… Les assaillants ont conduit leur opération selon un scénario redouté, envisagé par les services de sécurité, mais inédit dans l’Hexagone: des actions simultanées, en divers endroits de Paris, visant à tuer le plus de monde possible. A l’arme automatique pour commencer. Puis par l’action suicide pour finir, au moyen de gilets explosifs chargés de TATP (1). L’organisation Etat Islamique (EI) a revendiqué l’opération.

Extrait de la revendication en français émise par l’EI le 14 novembre 2015

Le caractère extrêmement choquant des faits suscite évidemment l’effroi à très grande échelle. Le deuil nécessite du temps, mais la société française a-t-elle, justement, le temps de s’y consacrer entièrement? Sans doute pas. Ces attaques concrétisent une problématique sécuritaire à tel point majeure qu’il ne sera jamais trop tôt pour chercher à en comprendre les ressorts profonds, et à identifier les moyens d’y faire face. Or, l’urgence tend à gâter la réflexion… Dès le 16 novembre, soit trois jours après le drame, François Hollande s’est exprimé devant le parlement réuni en congrès pour évoquer des adaptations structurelles et institutionnelles en vue de faire face à la menace. Le mot « guerre » a très clairement été utilisé pour définir ce qui se passe. Si l’unité face à l’adversité est nécessaire, le maintien en état d’éveil du sens critique reste un fondement essentiel de la citoyenneté. Qu’il nous soit donc permis ici de réfléchir un peu à quelques données du problème. Car après le temps des larmes vient celui des réflexions qui conditionnent l’avenir.

Balisage sémantique et conceptuel

Du terrorisme

Tout d’abord, tentons de définir le mot « terrorisme », que l’on entend désormais à longueur de journée. Le terme découle de la période sanglante de la Révolution française nommée « la Terreur ». Ainsi le dictionnaire Littré, consultable en ligne, définit-il le mot « terrorisme » comme suit :  système de la terreur, pendant la Révolution française. Le terme « terroriste », lui, est donc logiquement défini comme partisan, agent du système de la terreur. Le terrorisme puise donc ses sources dans cet épisode de l’histoire qui fut une rencontre organisée, systémique, à grande échelle et loin du champ de bataille, entre la politique et la violence. Beaucoup plus près de nous, la politologue Louise Richardson voit dans le terrorisme une violence dirigée contre des non-combattants ou des cibles symboliques, afin de communiquer un message à une plus large audience. La caractéristique clé du terrorisme est le fait de viser délibérément des innocents pour transmettre un message à une tierce partie (2). Selon Tamar Meisels, également politologue contemporaine, le terrorisme est l’assassinat au hasard de non-combattants sans défense dans l’intention d’inspirer la peur du danger de mort parmi une population civile, en tant que stratégie visant à faire progresser des fins politiques (3). En somme, l’on converge sur l’idée qu’il s’agit de frapper des non-combattants pour générer de l’effet politique en employant la terreur comme bras de levier. De tout cela, il faut, je crois, déduire que le terrorisme n’est pas une opinion politique, ni un jugement de valeur. Le terrorisme est un moyen, un outil que, parmi d’autres modes d’action, l’on oriente vers un but. Un but de nature politique. Synthèse: ceux qui ont déchaîné toute cette violence dans Paris l’ont fait pour atteindre des buts politiques.

De la guerre

« Guerre » est un autre terme largement employé ces jours-ci, et dont la portée doit être clairement comprise si l’on se prétend citoyen d’une démocratie. Ce cher et vieux dictionnaire Littré nous propose la définition suivante du mot « guerre »: la voie des armes employée de peuple à peuple, de prince à prince, pour vider un différend. Quelle est la nature des différends opposant les peuples et/ou leurs dirigeants? Politique, sans nul doute. Qu’il s’agisse du tracé d’une frontière, de la captation d’une ressource, de la promotion d’un système de gouvernance… c’est quand le différend politique bute sur l’intransigeance – contrainte ou délibérée – d’une des parties que la confrontation des volontés change de registre et devient violente. Ainsi Carl Von Clausewitz prêtait-il, dans son célèbre « De la Guerre », deux principes fondamentaux au concept:

  • « La guerre n’est rien d’autre qu’un combat singulier à grande échelle ».
  • La guerre est « un acte de violence dont l’objet est de contraindre l’adversaire à se plier à notre volonté ».

Synthèse: la guerre implique qu’au moins deux groupes sociaux rassemblant, chacun, de nombreux individus, recourent à la violence afin de plier la partie adverse aux exigences qu’elle rejette. C’est la confrontation violente de volontés politiques.

Sommes-nous en guerre?

On entend ici et là que nous ne serions pas en guerre, que le terme serait exagéré. C’est oublier quelques faits indiscutables. Premièrement, la France bombarde l’EI, à la fois en Irak et, plus récemment, en Syrie. Deuxièmement, l’EI a décapité un otage français en septembre 2014, et revendiqué des actes de terrorisme en territoire français – depuis les actions d’Amedy Coulibaly en janvier 2015 jusqu’aux récentes attaques du 13 novembre à Paris. Les bombardements aériens font partie des moyens dédiés à la conduite de la guerre. Si l’on s’entend sur les définitions respectives de la guerre et du terrorisme énoncées ci-dessus, le terrorisme est, lui aussi, un outil déployé lors de la confrontation violente de volontés politiques. Un outil de guerre. C’est donc bien une guerre qui sert de cadre aux échanges de coups entre la France et l’EI.

Les enjeux du « front intérieur »

Principes stratégiques guidant l’EI dans l’emploi du terrorisme

C’est bien à l’expansion d’un front intérieur que l’on assiste. Le conflit ne se restreint pas aux terres de jihad au Moyen-Orient ou en Afrique. Au contraire, plusieurs fois, crescendo, le cœur de territoires occidentaux a été visé et continuera sans doute à l’être. Quels effets l’EI entend-il produire à travers des actions comme les attentats de Paris? J’ai, sur Kurultay.fr, publié le 21 février 2015 un article relatant ma lecture de l’un des traités qui structurent la pensée stratégique jihadiste: le Management de la Sauvagerie. On y retrouvera sans mal les principes généraux auxquels s’arriment ces opérations:

  • Doctrine « faire payer le prix », déclinaison stratégique du talion.
  • Provocation pour induire un engagement militaire maximal des occidentaux, idéalement au sol, afin de leur infliger des pertes humaines et financières jusqu’à les faire partir et ainsi se prévaloir de les avoir vaincus (paradigme du jihad anti-URSS en Afghanistan).
  • Projection d’une image dégradée de l’ennemi, vulnérable et apeuré sur son propre territoire.

Couverture du n°12 de Dabiq, le magazine en ligne de l’EI. Le titre de cette édition, mentionné en bas de page, dénote le caractère assumé du terrorisme pour l’EI. La couverture entend projeter l’image d’une France frappée au cœur, traumatisée, vulnérable.

Plus dans le détail, chaque type de société présentant des caractéristiques qui lui sont propres, les concepteurs d’attaques terroristes s’adaptent, et l’EI ne fait pas exception. Cette adaptation concerne le choix des cibles en fonction de leur vulnérabilité, mais aussi des effets escomptés. Les effets de l’acte terroriste sont à double sens: ils s’exercent sur l’ennemi visé, mais aussi sur les partisans et prospects de l’organisation qui en est à l’origine, auprès de qui le terrorisme a vocation à promouvoir ses commanditaires.

Effets directs recherchés via l’acte terroriste

Pour « faire payer le prix », provoquer les occidentaux, projeter l’image d’un ennemi vulnérable et faire la promotion de l’EI auprès de ses sympathisants et prospects, il est nécessaire que l’acte terroriste ait des effets sur la communauté visée et sa manière d’exister. La désertion durable des lieux publics, l’annulation des manifestations culturelles et sportives à forte fréquentation, ou encore le déploiement massif et très visible de militaires au cœur des grandes agglomérations seraient autant de symptômes permettant à l’EI de démontrer, via ses outils de communication, qu’il a marqué des points et porté la guerre au cœur de l’ennemi. Des changements institutionnels profonds intervenant directement à la suite des attentats autoriseraient l’EI à proclamer qu’il en est à l’origine, prouvant à ses partisans et prospects qu’il est capable de porter atteinte aux institutions de ses ennemis. Des actes de violence vengeresse, voire des pressions institutionnelles, à l’encontre de musulmans non impliqués dans les attentats, permettraient à l’EI d’accroitre son audience auprès d’eux en campant le rôle du défenseur des musulmans face à « l’oppresseur républicain laïc ». En somme, la terreur étant de nature compulsive, elle est susceptible d’induire toutes sortes de réactions également compulsives, irréfléchies, contreproductives, que le commanditaire de l’acte terroriste est susceptible de désirer et d’exploiter pour, à terme, fragiliser la société à laquelle il s’attaque et la pousser à la crise de nerfs. Or, dans les sociétés démocratiques en l’an 2015, l’échelon politique présente, même en temps normal, quelques signes objectifs d’obsession électorale. Et si d’aventure, chers lecteurs, vous avez oublié ce que les attentats de Madrid (4) du 11 mars 2004 ont coûté à la majorité parlementaire et gouvernementale de José María Aznar, soyez assurés que chaque responsable politique occidental de haut niveau en garde un souvenir tout à fait ému.

Contre-mesures

La force principale à laquelle se heurte le terrorisme est la résilience, c’est à dire la capacité pour un corps, un organisme, une organisation ou un système quelconque à retrouver ses propriétés initiales après une altération (5). La résilience communautaire est une caractéristique politique propre à un groupe social. Elle se fonde sur un système de valeurs, s’entretient, s’optimise et se pilote par les voies politiques et / ou spirituelles. Un des exemples emblématiques de résilience communautaire face à la terreur fut le blitz : la campagne de bombardement stratégique allemande sur le Royaume Uni entre le 7 septembre 1940 et le 21 mai 1941 dans le cadre de la bataille d’Angleterre. Les raids aériens sur Londres, Coventry, Plymouth, Birmingham, Liverpool, Cantorbéry, Exeter et Great Yarmouth tuèrent 14 621 civils, en blessèrent 20 292, et provoquèrent le déplacement de 3,7 millions d’autres sans que l’échelon politique britannique fléchisse dans sa détermination à faire la guerre, sans que la population fasse pression sur lui pour le faire fléchir, alors que la Grande Bretagne était pratiquement seule face à l’alliance germano-italienne. Certains puissants moteurs de la résilience furent:

  • L’adaptation fonctionnelle de la population sous l’impulsion des pouvoirs publics : défense passive (système, impliquant des volontaires civils, allant de l’alerte à l’organisation des secours en passant par l’orientation des personnes vers des abris, souvent improvisés, à l’approche des bombardiers), acceptation des adaptations nécessaires au maintien de la production et des services publics fondamentaux, réceptivité à la communication officielle.
  • L’aptitude de l’outil de défense à contrer efficacement l’ennemi, tant via des vertus morales que des qualités tactiques et technologiques. On ne peut, à ce stade, faire abstraction de l’action des instances étatiques consistant à mettre en valeur, à travers le lien armées – nation, les succès des militaires tout en atténuant la portée médiatique négative de leurs difficultés et de leurs pertes. La confiance d’une société en ceux qui la défendent encourage la résilience.
  • L’impulsion par l’exécutif d’une politique globale organisant dans les faits la stratégie britannique en faveur d’un état final recherché clair, ambitieux et partagé avec la population: la réduction à tout prix de l’Allemagne nazie et de l’alliance qu’elle pilotait. Une société orientée vers un but optimise sa résilience.

La résilience de la France suite aux attentats du 13 novembre 2015 s’est révélée à travers la qualité de ses services de secours et de santé, l’efficience remarquable de ses services de police spécialisés face aux assaillants, tant dans la salle du Bataclan que lors de l’assaut de Saint Denis ou dans la conduite de l’enquête, et l’aptitude d’une vaste majorité de la population à vaincre la panique, à reprendre progressivement ses habitudes tout en restant digne et en s’abstenant de violences aveugles et contreproductives – quoiqu’on ne soit jamais à l’abri de quelques exceptions, toujours de trop… Mais d’autres items laissent songeur. Que dire de l’exhumation à la hâte d’une révision constitutionnelle proposée par Edouard Balladur en 2007, au terme du travail de la commission qu’il présidait, visant à dépoussiérer les conditions d’application de l’état d’urgence? Comment ne pas y voir le rattrapage en voltige de huit ans de somnolence coupable au fil de deux mandats présidentiels et deux législatures? Reste que la réforme se fait en réaction, dans l’urgence, immédiatement à la suite des attentats. L’EI peut désormais se vanter d’avoir induit directement un changement institutionnel en France. Mal joué, Marianne… Que penser en apprenant que des auteurs des attentats du 13 novembre 2015 étaient connus des services belges mais pas de leurs homologues français? A l’heure où l’euro-scepticisme progresse, que dire à une population attaquée sur ses terres quand on n’a pas été capable de s’entendre, à propos de sa sauvegarde, même avec un pays européen limitrophe? Arrêtons là l’énumération de questions trop nombreuses pour figurer ici mais posons tout de même celle-ci: est-on capable, en France, de faire mieux qu’une mouture locale du Patriot Act américain, dont on ne peut pas dire qu’il ait brillé par des résultats remarquables? La résilience s’inscrit dans le cadre stratégique. La France a-t-elle une stratégie?

1940: des Londoniens se rendent au travail entre deux raids aériens allemands massifs. La résilience à l’œuvre.

Quid de cette guerre, au-delà de nos frontières?

Nous sommes donc en guerre et il était plus que temps de se l’avouer. La guerre est un chantier complexe, et comme tout chantier, elle doit s’appuyer sur un état final recherché (EFR). L’EFR, c’est ce qui permet de déterminer, au bout du compte, si l’on a réussi ou non ce que l’on a entrepris. C’est également ce qui permet de mesurer en chemin ce que l’on a accompli et ce qu’il reste à faire. Par exemple, l’EFR fondateur de la guerre britannique aux îles Malouines en 1982 était, en somme: « retour à l’état antérieur, et respect effectif renforcé de la souveraineté britannique sur la zone ». L’évaluation du déroulement du conflit devenait ainsi possible, et piloter une démarche – guerre ou autre – est tout de même plus aisé quand on sait ce que l’on veut et où l’on en est. Or, comme ce fut le cas lors de la guerre en Afghanistan consécutive aux attentats du 11 septembre 2001, l’EFR  est absent du discours des décideurs occidentaux, y compris français. C’est fâcheux. Car le succès se mesurant par rapport à l’EFR, sans EFR, pas de victoire possible. Les frappes aériennes ne sont pas une fin en soi, elles sont un outil. Au service de l’EFR. Quand il y en a un…

Depuis la reprise de leurs activités militaires en Irak en 2014 jusqu’à ce funeste 13 novembre 2015, les Etats-Unis ont un peu donné l’impression de se contenter d’un chaos d’où n’émergeait aucune puissance dominante susceptible de leur poser un vrai problème existentiel (4). Et les puissances telles la France ou la Grande Bretagne, par exemple, ont semblé tenter d’exister à travers quelques spécificités tout en suivant un peu à tâtons l’allié américain. Les causes de fond d’un EI enkysté ne semblent guère traitées. En Irak, par exemple, l’armée nationale peine à se construire. Et c’est bien normal vu le contexte. Les milices confessionnelles en plein boom, inféodées à des puissances voisines, ont beaucoup plus vocation à servir la prospérité de leurs chefs que la raison d’Etat, lequel Etat est gangréné par un degré de corruption à peine imaginable. Pas évident d’envisager la mort comme hypothèse de travail (6) pour des soldats à qui leur employeur n’inspire qu’une estime toute relative. Quand l’eau courante et l’électricité ne fonctionnent que par accident, de même que l’ensemble des services publics, et quand les seigneurs de guerre combattant au profit de Bagdad se livrent à des exactions valant peu ou prou celles que l’on reproche à l’EI, certaines populations sunnites en viennent à considérer que vivre sous la domination de l’EI peut finalement leur procurer certains avantages. Notons que parmi l’abondante propagande de cette organisation, le développement des services publics et des infrastructures civiles occupe une place considérable. Pour mettre à mal une telle organisation, il faut emporter un minimum d’adhésion de la part des populations. Que fait-on en la matière? Mystère… Par ailleurs, les frontières, issues du partage des territoires après la dislocation de l’empire Ottoman, font cohabiter des communautés entre lesquelles des antagonismes majeurs ne font que s’amplifier. Que fait-on? Pas grand-chose. D’ailleurs, le maintien des frontières en leur état antérieur au printemps arabe semble être le seul semblant d’EFR transparaissant dans les discours de tous les Etats impliqués. Enfin, reste le cas Bachar al-Assad. Son régime favorisa la circulation de jihadistes en direction de l’Irak occupé par les Américains. Quand l’insurrection de 2011 s’amplifia, se nourrissant pour bonne part de la surréaction militaire et policière, de nombreux prisonniers jihadistes furent libérés de la prison syrienne de Sednaya, sans doute délibérément à des fins de déstabilisation. On entend aujourd’hui qu’il faudrait s’allier avec Assad pour vaincre l’EI. S’allier avec une cause pour détruire ses conséquences. Se mettre à fumer pour vaincre le cancer du poumon… Et pourtant, quand on prétend resserrer la coopération en Syrie avec la Russie, alors même que la Russie se bat pour préserver le régime syrien, n’est-ce pas là que l’on va, au nom de pseudo-évidences sur le très court terme? Par ailleurs, ces années où l’on s’est privé de pratiquement tout dialogue avec le régime syrien posent question à l’observateur un tant soit peu objectif. Car si l’on part du principe que l’on ne doit dialoguer qu’avec ses amis et ses alliés, à quoi sert la diplomatie? La stratégie s’inscrit dans le cadre politique. La France a-t-elle une politique au Moyen Orient et en Afrique?

Certains ne manqueront pas de remarquer que le présent article ne livre pas de recette, de plan de bataille, de trame stratégique. Non, il vient juste là pour poser quelques questions. Car faute de se poser les bonnes questions, on n’est pas près de trouver les bonnes réponses. Et c’est bien dommage car la cadence à laquelle les têtes tombent jusque dans Paris tend à s’accélérer dangereusement.

Jean-Marc LAFON

(1) TATP: peroxyde d’acétone. Explosif produit artisanalement, puissant mais instable, utilisés dans certains engins explosifs improvisés et attributs dédiés aux attentats suicide.

(2)  « Terrorists as Transnational Actors », Terrorism and Political Violence par Louise Richardson,

(3) The trouble with terror: the apologetics of terrorism – a refutation par Tamar Meisels

(4) Le 11 mars 2004 au matin, trois jours avant les élections générales espagnoles, une cellule islamiste locale commettait une série d’attentats à la bombe contre des trains de banlieue madrilènes, tuant 191 personnes et en blessant 1858. José María Aznar, qui espérait être réélu malgré son impopulaire soutien à la guerre en Irak, imputa les attentats à l’ETA et fut battu aux élections, soupçonné d’avoir voulu manipuler l’opinion.

(5) The Influence of Relational Competencies on Supply Chain Resilience: A Relational View par A. Wieland et C.M. Wallenburg, International Journal of Physical Distribution & Logistics Management

(6) Sous le feu : La mort comme hypothèse de travail, par Michel Goya, éditions Tallandier




Syrie: Frappe russe sur le viaduc de Siyasiyeh

Le média russe RT (1) a diffusé, ce 24/10/2015 au matin, des images censées représenter l’attaque, par les forces aériennes russes en Syrie, du pont sur l’Euphrate à Deir Ez-Zor.  Aujourd’hui, kurultay.fr va s’adonner, modestement comme toujours, au petit jeu de l’analyse post-strike (2) sur la base d’éléments librement accessibles. Disons-le tout net: la tâche est à appréhender avec prudence et humilité sous peine de diffuser des balivernes. Tâchons donc d’en faire un cas d’école pour illustrer une certaine manière de vérifier l’information afin d’estimer la portée et les limites de sa validité. C’est par le tweet ci-dessous que votre serviteur a découvert la nouvelle, au moment même de sa publication.

Voyons les éléments contextuels. Et dans un premier temps, situons Deir Ez-Zor sur la carte. Comptant environ 130 000 habitants avant la guerre, cette ville agricole doit une certaine prospérité aux terres fertiles qui bordent l’Euphrate.

Voyons maintenant les caractéristiques du terrain, à travers une prise de vue satellite de Deir Ez-Zor.

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La majeure partie du cours de l’Euphrate en Syrie est sous le contrôle de l’Etat Islamique. Quant à la ville de Deir Ez-Zor, elle cumule les caractéristiques qui en font une position stratégique: main d’oeuvre, nœud routier, présence d’infrastructures militaires conséquentes, dont une base aérienne aujourd’hui encore aux mains des forces gouvernementales syriennes. C’est donc très logiquement que le secteur est le théâtre d’affrontements successifs depuis le début du conflit, souvent d’une extrême intensité (3). Ces derniers jours, de nouveaux accès de fièvre ont vu l’Etat Islamique conduire des opérations contre les positions gouvernementales. La base aérienne constitue un enjeu de taille, car sans elle, les forces gouvernementales se verraient non seulement privées d’appui aérien, mais aussi d’approvisionnements: en s’emparant de Palmyre et de ses environs, l’EI a en effet privé les gouvernementaux du cordon ombilical qu’était la route n°7 (axe Damas – Deir Ez-Zor). Pour se faire une idée de l’occupation du terrain, je vous propose la carte ci-dessous, établie par « Agathocle de Syracuse » (c’est évidemment un pseudonyme). Je vous suggère également de le suivre sur Twitter (@deSyracuse) et de mettre son site Internet en bonne place parmi vos favoris: agathocledesyracuse.com

Image © @deSyracuse Cliquer sur l’image pour l’agrandir

Dans une telle localité, bordant un fleuve d’un côté et un désert de l’autre, la question du franchissement de l’Euphrate est absolument essentielle, non seulement militairement parlant, mais aussi et surtout pour permettre la circulation des personnes et des biens, et donc la vie économique, la subsistance des populations, et la continuité de l’entretien des surfaces cultivables. A ce titre, il y avait à Deir Ez-Zor, avant la guerre, deux ponts franchissant l’Euphrate. Un pont piéton suspendu datant du mandat français, abattu lors de combats le 2 mai 2013 (4), et un viaduc routier, objet du présent article, et qui connut également des péripéties puisque les forces spéciales syriennes parvinrent à en dynamiter l’extrémité nord lors des combats contre l’Etat Islamique le 15 septembre 2014, scène illustrée par la vidéo ci-dessous.

Voyons ci-dessous les dégradations successives infligées aux ouvrages d’art dédiés au franchissement de l’Euphrate à Deir Ez-Zor au fil du conflit.

Configuration des ouvrages d’art franchissant l’Euphrate à Deir Ez-Zor avant la guerre. Cliquer sur l’image pour l’agrandir.

Configuration des ouvrages d’art franchissant l’Euphrate à Deir Ez-Zor après la destruction du pont suspendu le 2 mai 2013. Cliquer sur l’image pour l’agrandir.

Configuration des ouvrages d’art franchissant l’Euphrate à Deir Ez-Zor après le dynamitage du viaduc de Siyasiyeh par les forces spéciales syriennes le 15 /09/2014. Cliquer sur l’image pour l’agrandir.

Vue sur les dégâts occasionnés par le sabotage du viaduc de Siyasiyeh par les forces spéciales syriennes le 15/09/2014. Cliquer sur l’image pour l’agrandir.

Comme on peut le constater ci-dessus, le viaduc a été durement affecté par l’action de l’armée syrienne le 15 septembre 2014. C’est une partie aérienne de l’ouvrage qui a été touchée, ce qui est de nature à en complexifier la réparation: certes il n’y a guère lieu de douter des capacités de l’EI en termes de travaux lourds de ce calibre. Mais une remise en état dans les règles de l’art après de tels dégâts nécessiterait un chantier conséquent, avec à la clef de nombreuses allées et venues d’engins et du stockage de matériels spécialisés et de matériaux. Autant d’éléments vulnérables aux attaques aériennes.

A l’heure où ces lignes sont écrites, l’auteur ne dispose d’aucune information concernant les éventuels travaux effectués sur le viaduc de Siyasiyeh. Il est toutefois possible, en attendant mieux, d’étudier les images du pont au moment de l’attaque, telles qu’on peut les voir à travers l’objectif du système de visualisation de la force aérienne russe.

Image extraite de la vidéo illustrant la frappe russe d’octobre 2015. On peut observer de substantielles évolutions au niveau du tronçon saboté par les forces syriennes le 15 septembre 2014. Cliquer pour agrandir l’image.

L’image ci-dessus ne permet pas d’être absolument affirmatif quant à la nature des changements survenus à hauteur du tronçon saboté en septembre 2014. Il est en tout cas évident que quelque chose s’est passé, et que c’est la main de l’homme qui a produit là des effets. Votre serviteur ose avancer l’hypothèse d’une passerelle visant à relier la route (au niveau du sol) à la partie encore viable du viaduc. Si quelqu’un a une meilleure idée, qu’il se signale sans hésiter! En tout cas nous saurons, tôt ou tard… Mais il reste quelques autres élément inexpliqués dans ces images. Nota a posteriori: cet aspect fait l’objet d’une mise à jour au bas de l’article, en date du 26 octobre 2015.

On note un tronçon sud du viaduc fort sombre… Cliquer sur l’image pour l’agrandir.

Le tronçon sud apparait très sombre à l’image. Rien, dans l’environnement, n’est aussi sombre. En se reportant aux images du viaduc plus haut dans ce même article, on constate que c’est nouveau. Peut-être un ou plusieurs véhicules chargés d’hydrocarbures ont-il brûlé ici? Là encore, impossible d’être affirmatif sur la base des éléments actuellement rassemblés.

Passons à la frappe elle-même. Elle a visé une partie aérienne de l’ouvrage, située au-dessus du fleuve (ce qui tend à rendre les réparations encore plus ardues), vers l’extrémité du tronçon assombri. La cible a-t-elle été touchée, et le pont a-t-il été effectivement coupé? On note tout d’abord que la vidéo publiée se termine alors que toutes sortes d’éléments restent en suspension et empêchent de voir ce qu’il est advenu du tablier du pont…

Là encore, nous resterons sur notre faim. L’effet terminal ne peut être évalué de visu. A l’heure où est rédigé ce billet, le ministère russe de la Défense n’a pas communiqué autrement qu’en transmettant la vidéo ci-dessus aux médias. Les cachoteries ne plaident pas forcément en faveur de ceux qui les font, mais d’autre part, il serait maladroit de communiquer sur une frappe ratée dont le public pourrait assez rapidement observer l’échec. Donc nous patienterons… Mais à défaut de connaitre l’effet terminal de l’impact, observons l’impact lui-même. Ou… les impacts? Le lecteur est invité à visionner la vidéo en boucle pour évaluer lui-même les effets abordés ci-dessous.

Un projectile russe vient tout juste de frapper à hauteur de la seconde pile en partant du sud. Cliquer sur l’image pour l’agrandir.

Les effets pyrotechniques de l’impact s’amplifient. Cliquer sur l’image pour l’agrandir.

Les effets cinétiques (projections et leurs effets) commencent à s’avérer visibles. D’importants remous dans l’eau se manifestent. Cliquer sur l’image pour l’agrandir.

Les effets évoqués ci-dessus s’amplifient encore. Cliquer sur l’image pour l’agrandir.

Une nouvelle explosion soulève des débris du côté droit du tablier. Noter la persistance du remous dans l’eau côté gauche. Cliquer sur l’image pour l’agrandir.

Le viaduc a bel et bien été atteint aux environs directs de la deuxième pile en partant de la rive sud (côté ville de Deir Ez-Zor). L’emploi d’armes guidées ne fait aucun doute. L’hypothèse de deux impacts distincts peut être sérieusement envisagée, et les effets de l’un et de l’autre présentent des différences d’apparence. Cela peut être dû au fait que les projectiles ne seraient pas identiques. Ou bien encore des points d’impact présentant des caractéristiques différentes ont pu susciter des effets distincts. Reste que la persistance d’effets dans l’eau laisse envisager que des objets lourds et volumineux, provenant du tablier et / ou de la pile, sont tombés dans l’Euphrate. Il n’est donc pas farfelu de considérer que le viaduc a subi des dommages conséquents. Mais seule une observation directe (photo sur place, imagerie satellite, produit reconnaissance aérienne) permettra de savoir si ces dommages vont jusqu’à la coupure effective de l’ouvrage d’art.

Le présent billet sera mis à jour au fil des éléments nouveaux à paraître. L’auteur ne peut en revanche mettre le point final à son propos sans préciser que l’atteinte aux ouvrages d’art a certes un effet militaire conséquent, mais qu’elle induit également des nuisances aux populations. Par ailleurs, l’extension de la guerre aux zones agricoles a des effets à long terme peut-être difficilement réversibles. Pour vous en convaincre, observez via Google Earth l’évolution de la végétation sur les terres cultivées aux alentours de Deir Ezzor entre l’avant-guerre et aujourd’hui. En ces zones où l’irrigation est un enjeu majeur, que la guerre empêche les populations agricoles de faire leur métier est loin d’être anodin.

Mise à jour 26/10/2015

Google Earth et les réseaux sociaux permettent d’affiner l’analyse ci-dessus, notamment en ce qui concerne la remise en service du viaduc par l’Etat Islamique après sa coupure par l’armée syrienne le 15 septembre 2014. Plus haut, nous envisagions, sur la base des images de la force aérienne russe, l’hypothèse d’une passerelle venue relier la partie encore debout de l’ouvrage d’art à la route en contrebas. Voyons les dégâts produits par l’armée syrienne le 15 septembre 2014 et les évolutions qui ont suivi.

Le tweet ci-dessous date du jour même de la démolition par les forces gouvernementales:

Il convient, dans un premier temps, d’authentifier les photo. Pour la première, c’est chose faite en constatant que trois repères flagrants coïncident.

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Pour ce qui est de la deuxième photo (à droite dans le tweet), deux des trois repères identifiés sur la première, en l’occurrence ceux encadrés de blanc et de jaune ci-dessus, sont très clairement visibles sur le cliché (cf ci-dessous).

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Nous sommes donc bien en présence de deux clichés du viaduc qui nous intéresse. La date à laquelle ils ont été postés valide le fait qu’ils illustrent bel et bien les dégâts occasionnés le jour même par les forces gouvernementales syriennes. Reste maintenant à savoir comment la scène du sabotage a été, par la suite, aménagée par l’Etat Islamique. De cela découlera une conclusion: les forces russes auront frappé un pont opérationnel ou… d’ores et déjà hors d’usage. Pour commencer, observons deux images satellite disponibles via Google Earth. L’une date du 29 septembre 2014, soit 14 jours après le sabotage des forces gouvernementales syriennes. L’autre date du 15 novembre 2014, soit 16 jours plus tard.

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De toute évidence, d’une image à l’autre, des travaux évoluent, qui visent à créer la base d’une liaison entre le sol et l’extrémité nord de la partie saine du tablier du viaduc.   Un nouveau tweet, ci-dessous, nous ramène à notre viaduc. On y apprend qu’un char de l’Etat Islamique (visible à l’image) et un autre véhicule ont été détruits « près du viaduc de Siyasiyeh ».  Interrogé sur ses sources, l’auteur observe un silence pesant, qui laisse à supposer qu’il a saisi une information à la volée et l’a rediffusée sans en maîtriser les tenants ni les aboutissants. La physionomie des dégâts est conforme à ce que l’on peut voir dans les images ci-dessus. Là encore, la prise de vue est effectuée depuis le côté sud.

Si le tweet a été émis le 20 septembre 2015, on ne connait pas la date des prises de vue. Reste que le viaduc est abattu. Les photos sont donc postérieures à l’action du 15 septembre 2014…

Dans le cercle rouge, le char de l’EI détruit par l’armée syrienne. Que fait-il au bout de la partie saine du tablier?

Le char détruit n’est pas « près du viaduc » mais dessus. Mieux encore, il est à l’extrémité de la partie intacte du tablier! On a du mal à concevoir une bonne raison pour qu’il soit venu là sans qu’il y ait un moyen de passer de la rive nord de l’Euphrate au viaduc et inversement. Les tankistes de l’EI ont sans nul doute mieux à faire que d’aller s’aventurer au bout du tablier d’un pont hors d’usage…

En jouant avec le contraste, les contours de l’accès chaussée / tablier se dessinent.

L’image ci-dessus, issue de la manipulation de la photo originale illustrant la destruction du char, laisse apparaitre la forme de la liaison pont-chaussée. A corréler avec la vue d’en haut qu’offre la vidéo de la frappe russe.

Cliquer sur l’image pour l’agrandir.

Ainsi, autant l’on ne connait pas encore l’effet réel de la frappe russe sur le viaduc de Siyasiyeh, autant il semble acquis que la force aérienne russe a frappé un pont en partie restauré, et en usage.

A suivre…

Jean-Marc LAFON

(1) Ex Russia Today, propriété de RIA Novosty.

(2) « Post-strike », en jargon militaire, signifie « après la frappe ».

(3) La bataille de Deir Ez Zor, un exemple de la guerre moderne, par Grégoire Chambaz sur courrierdorient.net 

(4) La destruction de ce pont suspendu et ses conséquences sont exposées ici: http://apsa2011.com/apsanew/deir-ez-zor-destruction-du-pont-suspendu/?lang=fr




La Bombe, la Brute et le Truand

Savoir si un projectile est intelligent ou non n’est pas toujours le sujet prioritaire.

Syrie: les Russes arrivent

Depuis le 30 septembre 2015, les ailes russes frappent en Syrie, amenant sur ce triste théâtre d’opérations des matériels et des doctrines d’emploi méconnus du public occidental. Kurultay.fr avait abordé le domaine des opérations aériennes en février dernier (1) en évoquant le travail des aviations de la coalition dirigée par les USA contre l’Etat Islamique. Disons-le tout net: la vision russe de la guerre diffère assez nettement de son équivalent occidental. Par conséquent, les matériels et règles d’engagement aussi. De plus, l’aviation militaire russe a traversé une longue période noire après la chute de l’URSS, avec des investissements et des budgets en berne qui, longtemps, ne permirent d’entraîner et d’entretenir convenablement qu’un noyau opérationnel certes crédible, mais petit et employant des matériels vieillissants. Aujourd’hui, des matériels anciens, modernisés dans une certaine mesure, restent les indispensables bêtes de somme de l’aviation de combat russe, aux côtés de systèmes récents, modernes mais encore peu nombreux.

Depuis le début de l’intervention militaire russe en Syrie, les propagandes pro et anti intervention russe sont aussi prolixes l’une que l’autre, et s’autorisent quelquefois des interprétations frivoles de la réalité dans le but d’influencer l’opinion. Pas évident pour le public de détecter de façon autonome les âneries les plus grossières qui le guettent dans les ruelles sombres de l’univers médiatique, entre une frappe russe contre l’Etat islamique là où ce dernier ne se trouve pas et des affirmations sottes sur ce qu’impliquerait l’usage par les Russes d’armes guidées ou non. D’ailleurs, l’armement guidé a-t-il les pouvoirs magiques que l’on voudrait bien pouvoir leur attribuer?

Armement guidé: le biais cognitif

Par ailleurs, et à propos d’armes guidées, qu’il soit permis à votre serviteur de maugréer un coup contre les contrevérités que trop de commentateurs assènent – le plus souvent de bonne foi – avec pour effet d’ôter à l’opinion publique tout sens des réalités vis-à-vis de la guerre. Commençons par les fondamentaux: les mots que l’on met sur les notions. Celui qui a le premier qualifié d’ « intelligente » – smart en anglais – la bombe guidée a sans doute conçu ce jour-là l’idée la plus stupide de sa carrière. La bombe qui se dirige obstinément vers une tache laser ou des coordonnées GPS est certes obéissante quand elle condescend à fonctionner – ce qui n’est absolument pas systématique – mais elle n’a nulle autre intelligence que celle de l’eau qui suit le cours de la gouttière tout en obéissant à la loi de la pesanteur. Elle est rigoureusement incapable de différencier un bon d’une brute ou d’un truand, elle fait juste de son mieux pour aller là où on l’envoie. Si l’on cherche l’intelligence dans le process qui a conduit à délivrer cette bombe sur une cible, on la trouvera éventuellement dans l’autorité politique et les différents opérateurs qui ont eu à prendre des décisions et / ou à les exécuter. L’élément le plus stupide de la chaîne, même dans les contextes où la concurrence en la matière est la plus rude, reste… la bombe. Par conséquent, le bougre qui a eu l’idée d’appeler la bombe non-guidée « bombe stupide » – dumb bomb en anglais – a surtout péché en essayant de faire croire que les bombes guidées ne l’étaient pas. La bonne nouvelle reste que l’inventeur du smart et celui du dumb sont sans nul doute un seul et même individu. Sa punition ne nous coûtera donc qu’une tarte à la crème (2), rien moins qu’intelligente.

A propos d’économies de tartes, l’armement guidé a justement été inventé afin d’optimiser les ressources. La neutralisation du pont nord-vietnamien de Thanh Hoa, à une centaine de km au nord d’Hanoï, en fut un des exemples les plus flagrants. Ce pont fut un objectif majeur de l’aviation américaine qui lui consacra 700 sorties lors de l’opération Rolling Thunder, entre le 2 mars 1965 et le 31 octobre 1968. Il en coûta aux USA huit appareils, dont un C-130 engagé dans une nocturne et rocambolesque opération de mouillage de mines magnétiques destinées à démolir le pont. Et ce dernier, malgré quelques coups au but, resta ouvert à la circulation… D’autres tentatives infructueuses eurent lieu les années suivantes, entraînant trois nouvelles pertes. Le 27 avril 1972, l’US Air Force employa des bombes guidées par laser, mit des coups au but et obtint des effets concrets. Le 13 mai, lors de l’opération Linebacker I, elle récidiva, et put obtenir la fermeture du pont à la circulation. Le 6 octobre, les avions de l’US Navy frappèrent à nouveau en vue de compliquer d’éventuelles réparations. Des bombes Walleye à guidage TV (3) furent utilisées, à nouveau avec succès. L’arme guidée, réellement précise et utilisable à distance de sécurité, avait permis – enfin! – d’emporter un succès majeur en quelques sorties et sans pertes. Politiques et militaires en furent ravis, et aucun d’entre eux ne s’est alors inquiété de savoir si d’innocents civils nord-Vietnamiens avaient été tués ou mutilés par les bombardements du pont de Thanh Hoa ou leurs conséquences.

Cette image représente à la fois une cible irakienne vue à travers le pod de désignation laser d’un avion de la coalition en 1991, et le prisme à travers lequel on a, depuis cette époque, conduit les opinions publiques occidentales à regarder les guerres auxquels participaient leurs forces.

La 1e guerre du Golfe – du 2 août 1990 au 28 février 1991 – posa les fonts baptismaux d’une escroquerie intellectuelle dont les conséquences n’ont pas fini de nous faire croire que la guerre sait être belle. Le commandement de la coalition anti-Saddam Hussein (4) matraqua la scène médiatique, par CNN interposé, de vidéos issues de pods de guidage laser (5) et montrant bombes et missiles frappant avec une précision phénoménale. Des bombes qui passent par la cheminée, M’ame Michu! Pas de morts, pas de sang, pas de cris mais un beau jeu vidéo.  Bien sûr, les journalistes séjournant à Bagdad, encadrés de près par des militaires irakiens, purent filmer des maisons effondrées et des civils disloqués dans un bunker. On parla de dommages collatéraux, et il se murmura même que Saddam Hussein abritait des civils dans les sites sensibles pour imputer leur mort à la coalition. De toute façon, l’élément de langage suprême était lâché, incontestable, solennel, souverain : la frappe chirurgicale.

Tortionnaire de la joie

Nous sommes en 2015, et j’aimerais, à toutes fins utiles, rappeler au lecteur que les chirurgiens ne frappent pas les gens. Que la frappe est à la chirurgie ce que la torture est à la bonne humeur. Qu’une bombe guidée est une bombe comme une autre, sur laquelle on a greffé un kit de guidage pour (essayer de) l’obliger à aller où l’on veut. Ce faisant, on ne lui a ôté ni sa charge explosive, ni son corps métallique qui projette, en se brisant, des éclats meurtriers. Ses effets thermiques et mécaniques restent entiers. Tout au plus ce pouvoir destructeur est-il mieux dirigé. Encore que… Il n’est pas extrêmement rare qu’une bombe guidée rate sa cible, comme en témoigne le taux de fiabilité de 72% qu’affiche la GBU-12 (6). Soit 28% de « déchet » tapant ailleurs que là où l’on souhaitait que la munition produise ses effets. Il arrive aussi que la cible soit touchée très précisément mais que le choix de ladite cible ait été erroné (7). Mais surtout, dans le contexte d’une guerre civile, le combattant et le civil ne sont souvent qu’une seule et même personne. Et c’est tout à fait logiquement que, pour se protéger, le combattant brouille les pistes en évoluant autant que possible dans l’environnement civil. On a beau jeu de traiter de sales types ceux qui mettent leurs mortiers en batterie au beau milieu d’un village, mais à leur place, iriez-vous délibérément servir de cible facile à l’aviation en rase-campagne si vous pouviez faire autrement? Ainsi, il arrive que la cible soit touchée très précisément mais que son périmètre soit au moins autant fréquentée par des innocents que par des combattants. Là, il n’y a pas d’intelligence qui tienne. Juste des effets thermiques et mécaniques face auxquels nous sommes tous égaux.

Situation avant impact. La cible est le véhicule. Le réticule du pod de désignation donne l’échelle.

Permettez-moi d’imager quelque peu mon propos. Supposons que j’aie un fusil de précision pourvu d’une lunette aussi chère qu’un gros diesel Volkswagen non-polluant (8), et que l’ensemble soit capable de toucher un citron à 800m soixante-douze fois sur cent. Envisageriez-vous sereinement que je puisse m’en servir pour chasser le pigeon sur les Champs-Elysées par un beau samedi après-midi de printemps? Seriez-vous rassuré si je vous disais qu’un avion va lancer sur le pavillon d’en face (celui qui est habité par un quatuor de sympathisants d’al-Qaeda, hein, pas le vôtre) un tube de 140 kg d’acier contenant 87 kg d’explosif – du Tritonal, très bien: 80% de TNT, 20% de poudre d’aluminium – guidé par laser, GPS, Mappy et Via Michelin réunis? Chirurgical, mon bon ami, rien à craindre. Baissez tout de même la tête et envoyez le chien à la niche, on ne sait jamais…

Pour en revenir aux réalités du terrain, tout est relatif, à commencer par les effets indésirables d’une bombe. Il y a sans nul doute moins de risques de tuer ou blesser des civils en jetant quatre bombes « stupides » à chute libre sur une mitrailleuse en batterie à la lisière d’un bosquet qu’une seule bombe « intelligente » guidée sur un dépôt d’armes au beau milieu d’une agglomération. Tout comme il est moins risqué d’engager un ennemi en rase-campagne par une rafale d’arme automatique que par une seule cartouche de pistolet dans un marché bondé. Le tout n’est pas de savoir ce qu’on tire et quelle quantité on en tire, encore faut-il savoir, pour évaluer le risque, combien de personnes non-belligérantes on expose au danger. On a tout lieu de s’inquiéter des conséquences à long terme pour les civils de l’usage de conteneurs à sous-munitions par des belligérants contemporains (9). Le largage massif et imprécis de bombes lourdes ou de bombes-barils (10) sur des zones urbaines est évidemment voué à causer des dommages très au-delà des seuls combattants. Pour autant, qu’un belligérant emploie majoritairement des armes guidées ne le dédouane de rien, surtout s’il les tire dans des milieux très fréquentés par les non-combattants. Ajoutons à cela que correctement délivrée dans des conditions atmosphériques et opérationnelles satisfaisantes, la bombe à chute libre n’est pas nécessairement très imprécise, notamment si l’avion qui en est le vecteur dispose d’un système de navigation et d’armement adéquat.

Après impact. La cible a été touchée et détruite. Mais les effets s’étendent bien au-delà. Le résultat s’apprécie aussi à ce qu’abritait le bâtiment mitoyen, désormais en ruines…

Toute l’ingratitude de la responsabilité politique

De toutes ces considérations, que faire? En ces temps de coupe du monde de rugby, la réponse est sans nul doute à emprunter au langage rugbystique: revenir aux fondamentaux. La guerre est un acte d’essence politique. Il revient à l’échelon politique, et notamment à l’exécutif, d’en définir l’état final recherché, le cadre éthique, les limites au-delà desquelles les pertes amies et civiles seront intolérables – et donc, en creux, à l’intérieur desquelles elles seront acceptables –, et, ceci fait, d’en prendre et d’en assumer la responsabilité. En théocratie, cette responsabilités se prend devant Dieu. Et en démocratie, devant le peuple souverain. Cette responsabilité, l’élément de langage « frappe chirurgicale » a été inventé pour la fuir en se cachant derrière le mythe mensonger de la guerre cool. Et petit à petit, l’outil a mangé l’ouvrier. A clamer trop fort et trop souvent que l’on sait conduire des guerres propres parce qu’on n’est pas des barbares, on se condamne à le faire vraiment. Et donc, comme c’est impossible, on s’en trouve réduit soit à ne pas agir pour éviter à tout prix les dommages indésirables, soit à mentir, non pas comme un chirurgien (dentiste) mais comme un arracheur de dents, afin de camoufler les « bavures ».

Le propos n’est pas ici de dire qui, parmi les utilisateurs actuels d’armes intelligentes ou stupides, a raison ou tort. Mais on peut pointer du doigt les incohérences. Occidentales, par exemple. Critiquer une frappe russe qui tue des civils en Syrie tout en ne pipant mot sur une frappe saoudienne qui tue autant de civils au Yémen, voilà qui pose question. Et quand Laurent Fabius, ministre français des Affaires étrangères, a déclaré, le 5 octobre 2015 au Monde  « J’espère que les frappes russes viseront désormais vraiment et uniquement Daech et les groupes proches d’Al-Qaida » (11), autant il a en cette occasion condamné l’usage de barils d’explosifs par les forces de Bachar al-Assad, autant il n’a pas plus parlé des bombes à sous-munitions russes – dont l’usage en Syrie était publiquement documenté depuis la veille (12) – qu’il ne l’a jamais fait des bombes à sous-munitions saoudiennes – dont l’emploi au Yémen est aussi avéré que décomplexé. Il serait tout à fait fâcheux qu’en démocratie, l’exécutif de la République se réjouisse secrètement de voir Russes et Saoudiens faire « le sale boulot qui tache mais il faut ce qu’il faut » tout en se drapant lui-même, publiquement, dans une vertu de façade…

Jean-Marc LAFON

Pour aller plus loin, je vous encourage à lire l’article de Joseph Henrotin paru dans DSI n° 117 (septembre 2015): « Sociologie de la bombe guidée, les paradoxes de la précision ».

(1) Aviation contre Etat islamique JM LAFON, kurultay.fr http://kurultay.fr/blog/?p=125

(2) L’auteur laisse le lecteur seul juge du caractère intelligent ou non de la tarte à la crème en tant que munition, et des contextes opérationnels où son usage est opportun.

(3) « Guidage TV »: le nez de la bombe contenait une caméra renvoyant ses images sur un écran dans l’avion, où un mini-manche permettait de corriger la trajectoire de la bombe.

(4) A laquelle, pour la petite histoire, participait l’armée syrienne d’Hafez al-Assad, père et prédécesseur de l’actuel président Bachar al-Assad.

(5) Le principe de fonctionnement du pod de désignation a été détaillé dans l’article cité au (1) ci-dessus.

(6) En Afghanistan, les Rafale tirent leur nouvelles bombe AASM Jean-Dominique MERCHET, blog Secret Défense http://secretdefense.blogs.liberation.fr/2008/04/23/en-afghanistan/

(7) Guettons à ce propos les résultats de l’enquête diligentée par les autorités US après le tragique et tout récent bombardement de l’hôpital MSF de Kunduz en Afghanistan.

(8) Toute ressemblance avec des évènements réellement survenus serait fortuite et, pour tout dire, déplacée.

(9) La Russie en Syrie et l’Arabie Saoudite au Yémen font un usage avéré de ces munitions.

(10) Barils remplis de centaines de kg d’explosifs largués depuis des hélicoptères, particulièrement utilisés par les forces syriennes.

(11) Transcription complète disponible sur le site du ministère: http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/le-ministre-les-secretaires-d-etat/laurent-fabius/presse-et-media/article/syrie-laurent-fabius-s-allier-avec-bachar-al-assad-serait-une-impasse-02-10-15

(12) Vidéo saisie le 04/10/2015 dans la région d’Alep: https://www.youtube.com/watch?v=3sKZE7qs0Qk&feature=youtu.be




Irak : mais où est donc passée la 7e Compagnie ?

Véhicules militaires abandonnés par les forces irakiennes à Ramâdi

La prise de Ramâdi, chef-lieu de la province d’al-Anbâr, par l’Etat Islamique en Irak et au Levant (EI, EIIL, DAESH) (1) a fait l’objet du précédent billet de ce blog (2). On y évoquait les vieux démons de ce malheureux pays et leur influence sur le cours de la guerre. Aujourd’hui, des informations commencent à filtrer du terrain et à jeter une lumière crue sur un échec militaire, politique et administratif dont les répliques à terme n’ont sans doute pas fini de se faire sentir.

Ramâdi était la ville de garnison de la 7e non pas compagnie mais Division d’Infanterie irakienne – peu ou prou 10 000 militaires, intendance comprise, dont certains peut-être déployés plus au nord. De nombreux policiers membres d’unités paramilitaires régies par le ministère de l’Intérieur s’y trouvaient affectés de manière permanente. Des éléments des forces spéciales étaient présents, et une vidéo amplement diffusée sur Internet illustre leur fuite précipitée de Ramâdi (cf ci-dessous).

https://www.youtube.com/watch?v=QhDSeuUhJZo&feature=youtu.be

La question reste de savoir comment, alors qu’al-Anbâr n’a jamais cessé de faire l’objet d’attaques plus ou moins virulentes, le gouvernement de Bagdad a pu se faire surprendre au point d’en perdre le chef-lieu…

Des fantômes dans la tempête (de sable)

Très vite, on a trouvé une explication plausible à l’absence de soutien aérien : une tempête de sable. En effet, ce jour-là, le vent était de la partie et la densité de sable en suspension à certaines altitudes rendait, parait-il, la perception du terrain trop imparfaite pour procéder à de l’appui aérien rapproché, rendu a fortiori plus délicat encore en zone urbaine qu’ailleurs (3). Reste que l’aviation ne fait pas tout, que les jihadistes n’avaient pas non plus d’appui aérien, que le vent des sables soufflait tout autant pour eux que pour les forces de sécurité irakiennes, qu’en son temps Clausewitz rappelait avec raison les avantages multiples du défenseur sur l’assaillant, et qu’enfin les vicissitudes météorologiques n’ont pas entravé de manière rédhibitoire la fuite des combattants gouvernementaux.

Après la bataille, les réseaux sociaux se sont trouvés inondés  de messages triomphaux des supporters de l’Etat Islamique, clamant que 150 moudjahidines ont mis 25 000 soldats irakiens en déroute.  Sans vouloir vexer personne, l’affirmation sonne tellement faux qu’avec la meilleure volonté du monde, elle écorche trop le sens critique pour être admise par l’exégète amateur (4). D’une part, Daesh n’est pas assez stupide pour communiquer l’effectif réel engagé dans une opération. D’autre part, le passé a prouvé sans aucune ambiguïté que lorsqu’il s’agit de compter les combattants gouvernementaux irakiens, maîtriser l’arithmétique ne fait pas tout, et la consultation des tableaux d’effectifs des unités non plus. La vérité est ailleurs… Ce qui est crédible, c’est que les jihadistes n’avaient pas l’avantage du nombre. Ce qui éveille la curiosité, c’est la question de savoir à quel point et pour quelles raisons.

Le précédent billet de Kurultay.fr, dédié à l’affaire de Ramâdi, faisait allusion à la malheureuse affaire, soulevée fin 2014, des 50 000 soldats fantômes de l’armée irakienne, qui ne mettaient pas un pied à la caserne – et encore moins au combat, ça va de soi – moyennant le versement d’une part de leur solde à leurs officiers corrompus. Or, le Washington Post vient de publier un article (5) tendant à indiquer que lesdits fantômes auraient fait des petits, et qu’il ne s’agirait là que d’un défaut parmi tant d’autres à la cuirasse de l’Etat irakien.

L’EI parade à Mossoul le 25 juin 2014. Déjà en cette occasion, l’effectif combattant irakien différait nettement de l’effectif théorique.

Le Washington Post cite un analyste politique irakien, Ahmed al-Sharifi, qui estime l’effectif engagé à Ramadi par le gouvernement irakien à 25 000, répartis comme suit: 2000 combattants et 23 000 soldats fantômes. On lui laisse la responsabilité des comptes, que votre serviteur n’est pas en mesure de contrôler. Reste que si l’on a relevé, en novembre 2014, qu’un militaire sur six était un fantôme, on se demande bien comment la faillite morale qui a conduit là pourrait avoir été soldée en mai 2015. Mossoul à l’été 2014 et Ramâdi au printemps 2015, même combat ? A moins de croire l’Irak capable de se réformer de fond en comble en onze mois, comment pourrait-on répondre à cette question par un « non » catégorique ? Est-il farfelu d’envisager alors qu’en zone de fort danger, l’absentéisme payé puisse se révéler très supérieur à ce qu’il est pour des affectations plus « tranquilles »? A chacun d’en juger.

Policiers non payés et armés au marché noir

Cette plongée dans un océan de corruption que nous propose le Washington Post recèle toutefois d’autres attraits. Après l’armée, la police (6)… Ainsi le colonel Eissa al-Alwani, officier haut placé dans la hiérarchie policière de Ramâdi, signale que la police locale, manquant de tout, s’est trouvée réduite à quémander auprès de la population et d’hommes d’affaires des fonds destinés à acheter des armes et des munitions… au marché noir (7) ! Omar al-Alwani, lui, est un chef tribal sunnite. Il affirme que 3 000 hommes des tribus locales ont combattu ces derniers mois aux côtés des policiers, et témoigne que ces derniers accusaient un retard de six mois dans la perception de leur salaire, tandis que l’Etat Islamique perpétrait des attentats contre eux et leurs familles. Il précise que beaucoup ont pris la fuite. On le croit sans peine.

Réfugiés sunnites sur les routes de Ramâdi à Baghdad.

En somme, nous avons là : un Etat irakien corrompu jusqu’à la moelle; des combattants théoriques qui ne combattront jamais, bien qu’on leur verse une solde; des forces paramilitaires dont on ne paie pas les salaires et dont on n’assure même pas l’intendance; des tribus sunnites qui seraient disposées à combattre l’EI comme elles ont combattu AQI en son temps (8) mais que l’Etat irakien rechigne à armer, de peur qu’elles ne se retournent contre lui voire qu’elles rejoignent l’EI – une telle défiance est-elle de nature à fidéliser ces tribus ? –; des milices chiites largement soutenues et coordonnées par l’Iran (9), qu’apparemment on arme, paie et nourrit à peu près correctement et qui, entre deux batailles, se filment en train de pratiquer les pires exactions contre les populations sunnites et publient sur Internet des vidéos aussi abominables que celles de Daesh…

Le projet français en Irak

Triste spectacle que tout cela, mais il ne faudrait pas éluder un aspect du problème: nous sommes impliqués, nous, occidentaux en général et Français en particulier. Nos armées agissent là-bas, effectuant des raids aériens, des missions de reconnaissance, des opérations spéciales, et dispensant des formations aux forces gouvernementales. Ces dernières bénéficient d’un afflux massif d’armement étranger. Quel contrat – au minimum moral – nous lie à l’Etat irakien ? Les Etats-Unis et l’Iran se livrent, dans la région, une concurrence d’influence bien visible tandis que l’Irak, comme pour en tirer profit, se montre fort chatouilleux sur la question de sa souveraineté (10). Voici l’orgueil retrouvé depuis l’été dernier, mais pour quels résultats ? En somme, l’on aide un Etat incompétent et corrompu au sein et en marge duquel évolue une mafia notoire. Cet Etat, bien qu’incapable de remettre dans l’ordre le puzzle sociétal irakien, ne manque pas une occasion d’attiser les concurrences régionales pour étayer des caprices d’enfant gâté. Et voilà que pour solde de tout compte, il cristallise sur le champ de bataille le catalogue de ses turpitudes sous la forme d’un nouveau désastre militaire venu nous rappeler qu’en un an, dans le fond, il n’a pas changé. N’oublions pas qu’il s’agit bien là de l’administration irakienne née de la guerre américaine de 2003, où Jacques Chirac avait  refusé d’impliquer la France.

L’OTAN, dont la France a rejoint le commandement intégré en 2009 après quarante-trois ans passés en dehors, est officiellement sortie du conflit afghan. Cela aurait pu être l’occasion de livrer au débat public l’établissement d’un bilan. Celui d’une manière de faire la guerre et celui d’un certain atlantisme. Après tout, et même si on connaissait déjà un peu le sujet, on y a acquis une expérience de première bourre en termes d’assistance mal ficelée et horriblement coûteuse – tant en vies humaines qu’en argent – à un Etat tout entier livré à une corruption galopante. On aimerait que sur la scène politique, quelqu’un lance le débat, pose les questions structurantes. Par exemple, lutter CONTRE le terrorisme certes, mais surtout lutter POUR quoi ? Aider un Etat tiers certes, mais sur la base de quel contrat gagnant / gagnant ? S’allier avec d’autres nations occidentales, pourquoi pas, mais pour l’intérêt de qui, au détriment de qui, pour faire quoi et à quel prix ? Faire la guerre, why not, mais avec quels buts, pour réaliser quoi ? On en a déjà parlé sur Kurultay.fr : pour gagner une guerre, il est indispensable de savoir à quoi ressemblerait la victoire. On nous dit vouloir « éradiquer la menace jihadiste ». Certes. On y croit… Quel est le projet ? Que veut-on construire ? En passant aux yeux du monde pour les wagons d’un jeune pays d’outre-Atlantique trop puissant pour sa propre maturité, votre serviteur craint que notre vieil hexagone n’aille nulle part. Jean-Yves le Drian a affirmé plusieurs fois que la France est leader au Sahel tandis que les Etats-Unis le sont en Irak. Admettons. Pourquoi, alors, ne pas se concentrer sur le Sahel? Les USA seraient donc incapables de s’en sortir en Irak sans les douze chasseurs, l’unique AWACS et le non moins unique Atlantique 2 de l’opération Chammal (11) ? Certes pas. Il faut croire, alors, que la France a un projet irakien. L’exégète amateur est impatient d’enfin savoir le quel. Il cède donc volontiers la parole aux inspirateurs professionnels des saintes écritures de la République.

Jean-Marc LAFON

(1) L’emploi de l’acronyme « Daesh » (équivalent en arabe d’EIIL) a été reproché à l’auteur comme « péjoratif ». Le but ici n’étant pas de faire plaisir à quiconque, j’utiliserai à la fois EI (ça ennuiera ses ennemis) et Daesh (ça ennuiera ses partisans), pour être certain d’irriter le plus grand nombre. 🙂

(2) A Ramâdi, l’Irak retrouve ses vieux démons, Jean-Marc LAFON : http://kurultay.fr/blog/?p=255

(3) ISIS Fighters Seize Advantage in Iraq Attack by Striking During Sandstorm par Eric SCHMITT & Helene COOPERMAY, New York Times http://www.nytimes.com/2015/05/19/world/middleeast/isis-fighters-seized-advantage-in-iraq-attack-by-striking-during-sandstorm.html

(4) Définition selon Jean-Jacques URVOAS de quelqu’un qui se permet d’argumenter publiquement un avis opposé au sien: Urvoas défend son projet contre les « amateurs » Christine TREGUIER, Politis.fr http://www.politis.fr/Urvoas-defend-son-projet-contre,30769.html

(5) Fall of Ramadi reflects failure of Iraq’s strategy against Islamic State, analysts say, Hugh NAYLOR, Washington Post: http://www.washingtonpost.com/world/middle_east/fall-of-ramadi-reflects-failure-of-iraqs-strategy-against-islamic-state-analysts-say/2015/05/19/1dc45a5a-fda3-11e4-8c77-bf274685e1df_story.html

(6) Outre les services chargés des missions classiques de police, cette administration rassemble, sous l’égide du ministère irakien de l’Intérieur, d’importantes forces paramilitaires dont il est en particulier question ici.

(7) Est-il farfelu d’imagier que L’EI puisse figurer parmi ceux qui tirent quelque argent de ce marché noir?

(8) Al Qaïda en Irak, l’ancienne « raison sociale » de ce qui est devenu l’Etat Islamique en Irak et au Levant.

(9) Au point qu’à force de se faire photographier à leurs côtés, le jusque là discret général iranien Qasem Soleimani, du Corps des Gardiens de la Révolution Islamique, est devenu une célébrité des réseaux sociaux…

(10) Ainsi le fait que l’Irak n’ait pas demandé l’aide de la coalition dirigée par les Etats-Unis lors des combats pour Tikrit n’avais pas manqué de soulever des interrogations…

(11) Source Etat-major des armées, Chammal: point de situation au 13 mai 2015 http://www.defense.gouv.fr/var/dicod/storage/images/base-de-medias/images/operations/cartes-des-theatres-d-operation/carte-opex/4301039-12-fre-FR/carte-opex.jpg




A Ramâdi, Bagdad retrouve ses vieux démons

Un combattant de Daesh auprès de véhicules Humvee abandonnés par les forces irakiennes à Ramâdi, le 18 mai 2015

L’objectif affiché ces derniers mois était, pour le gouvernement irakien, la reprise de Mossoul (1). Dans la nuit du 17 au 18 mai 2015, les autorités de Bagdad admettaient que Ramâdi, 200 000 habitants, adossée à l’Euphrate, chef-lieu de la province d’al-Anbâr, se trouvait désormais aux mains des combattants de l’Etat Islamique en Irak et au Levant (EI, alias Daesh). Par leur incapacité à tenir cette ville clef un an après leur déroute au nord, les forces gouvernementales enregistrent leur plus humiliant échec depuis l’été 2014. Comment en est-on arrivé là et où va-t-on ?

La province irakienne d’al-Anbâr, dont Ramâdi est le chef-lieu

Dans un précédent billet sur ce même blog, on passait en revue la doctrine du Management de la Sauvagerie (2). Il n’aura pas échappé au lecteur attentif que pour être éligible au rang de théâtre d’opérations pour le jihad, un territoire doit offrir de la profondeur géographique. Traduisez: être si vaste que les forces gouvernementales doivent dégarnir des pans entiers de territoire pour espérer être efficaces dans d’autres. C’est évidemment le cas en Irak… Une des dures réalités de la guerre est que si on concentre ses forces, on devient localement puissant mais on déshabille militairement des territoires. En contrepartie, si on cherche à être présent partout, on disperse ses forces et on est alors faible partout. Or, les forces favorables au gouvernement irakien (3) ont concentré une grande partie de leurs moyens militaires sur le chemin de Mossoul (axe nord-sud), encouragées en cela par les difficultés rencontrées de Tikrit à Baiji, où presque chacun de leur succès est fragilisé voire annulé par de vives réactions de Daesh. Les zones vives de la province d’al-Anbâr (axe est-ouest) s’en sont trouvées dégarnies en termes de troupes opérationnellement valables. C’est, pour ainsi dire, mécanique. Mais d’autres facteurs que nous allons aborder, éminemment politiques, ont favorisé cette vulnérabilité. Daesh a su en profiter, fort de ses caractéristiques fondatrices : une vision du monde où politique et religion ne sont qu’un seul et même sujet; un pragmatisme et une expérience qui l’empêchent d’oublier que guerre et politique ne sont, là encore, qu’un seul et même sujet. A titre de synthèse, on appelle cela le jihadisme…

Combats en Irak : qui affronte qui ?

Le spectateur lointain de l’actualité irakienne tend à croire que le conflit oppose « simplement » Daesh à l’armée de Bagdad. Or, dans la région, rien n’est aussi simple. L’Irak est une mosaïque, d’un point de vue religieux mais également tribal et politique, les trois aspects étant subtilement liés. L’Islam y est massivement majoritaire, mais divisé. Une part de la population – et une part seulement –, notamment urbaine, affiche un penchant laïc prononcé. Le profond clivage chiites / sunnites y est bien présent, aggravé par les plaies non-cicatrisées héritées de l’ère Saddam Hussein puis de l’occupation US. La communauté chiite, numériquement plus imposante, est plus particulièrement présente au sud. Elle est l’objet de toutes les attentions de la part de Téhéran, et permet à l’Iran, outre la fluidification des échanges économiques, de se créer en Irak une sorte de zone tampon sécurisant une part du millier de kilomètres de frontière commune (4). Au nord, on trouve notamment les tribus sunnites, mais aussi les Kurdes – avec une forte composante laïque et nationaliste. Loin d’être exhaustive, cette énumération ne vise qu’à attirer l’attention du lecteur sur les subtilités du tissu social local. Elle est synthétique à l’extrême et le sujet s’accommode mal des résumés (5).

L’armée irakienne ne manque pas d’équipements, fournis notamment par les Etats-Unis et leurs alliés d’une part, et par l’Iran d’autre part. Elle bénéficie également de cursus de formation de qualité dispensés par ses puissants alliés. Mais elle ne s’est jamais relevée des guerres de 1991 et 2003, suivies de sa dissolution sous l’égide de Paul Bremmer, l’administrateur civil américain en Irak. (6) Pour qu’une armée combatte et vainque, il faut qu’elle soit soudée par un ciment fort, constitué de valeurs communes en général, et en particulier de toutes les bonnes raisons qu’ont ses soldats de consentir, si nécessaire, le sacrifice suprême. Quand l’unicité de la nation est tout sauf évidente, quand la population est fragmentée en termes de valeurs, de culture, d’idéaux et d’intérêts, l’armée peut attirer des citoyens soucieux de s’assurer un revenu fixe et garanti, voire une perspective de carrière. Mais elle porte en elle toutes les fractures de la société. Ainsi, fin 2014, avec le scandale des 50 000 soldats fantômes (7), l’armée irakienne s’illustra-t-elle comme la chambre d’écho de la corruption décomplexée qui fait rage dans la région. Quand 50 000 hommes sur les 300 000 théoriques sont absents « excusés » et que les officiers s’arrosent de pots de vin en remontant la chaîne hiérarchique, c’est que la structure étatique – au-delà même des forces de sécurité – est sclérosée. A l’heure de l’épreuve du feu, il ne faut alors pas imaginer que les hommes présents à leur poste se bousculeront massivement pour l’honneur de tomber en martyrs, quand bien même seraient-ils supérieurement formés et équipés. Après avoir vu les vidéos de ses camarades décapités, la débâcle cataclysmique provoquée par un ou deux blindés-suicides bourrés de quelques tonnes d’explosifs, et le drapeau du Tawhid hissé un peu plus loin par les jihadistes pour montrer qu’ils sont déjà là, le « bidasse » moyen plante là matériel de pointe, armes, tenue camouflée et bonnes manières pour aller se mettre à l’abri. Cela s’est produit à l’été 2014 lors de la grande offensive de Daesh. Cela s’est reproduit à Ramâdi au printemps 2015. Synthèse: l’armée irakienne n’est pas une force de combat fiable. C’est un fait, et les faits sont têtus.

Mossoul, été 2014 : Daesh parade (déjà) sur des Humvee américains abandonnés par l’armée irakienne, avant d’en faire une de ses montures emblématiques

Les milices chiites

Un des héritages laissés par l’ancien premier-ministre irakien Nouri al-Maliki répond au nom de Hashd al-Sha’abi: les « comités de mobilisation du peuple ». Sous cet artifice de langage aux accents socialistes se cache un conglomérat de milices chiites soutenues, armées, formées et souvent coordonnées par Téhéran (8). La réponse de Bagdad à l’inefficacité notoire de son armée. La communauté chiite d’Irak n’est pas un bloc monolithique, et son unité n’allait pas de soi. Cette division a d’ailleurs bien aidé Saddam Hussein pour, en son temps, neutraliser l’hypothétique menace intérieure chiite. Mais la progression spectaculaire de Daesh, peu amène envers les chiites, a dopé le processus. Les noyaux durs armés préexistants sont devenus autant de pôles d’attraction,  et Hashd al-Sha’abi a évolué comme un ensemble opérationnel cohérent, uni par un sectarisme commun. Lequel sectarisme vise naturellement Daesh, mais aussi, pour beaucoup de ces milices, tout ce qui est plus ou moins sunnite ou soupçonné de l’être. Certains y voient un pendant des Pasdaran, les gardiens de la révolution iranienne, évoluant en marge de l’armée régulière. L’emploi sur le terrain, contre Daesh, de Hashd al-Sha’abi a certes révélé des qualités opérationnelles intéressantes, mais le sectarisme s’embarrassant rarement de détails, on ne compte plus les exactions perpétrées par ses combattants, y compris sur les populations civiles sunnites : pillages, assassinats, exécutions sommaires, tortures, mutilations, le tout étant assumé et souvent filmé puis diffusé sur Internet pour avertir les récalcitrants potentiels (9). Le résultat en est souvent contreproductif, puisque pour de nombreux sunnites pas forcément inconditionnels de Daesh, entre le sectarisme violent des milices chiites et celui de Daesh, ils préfèrent celui de Daesh qui, au moins, ne leur est pas a priori hostile puisque sunnite comme eux… Répétons-le, les faits sont têtus. Notamment deux d’entre eux : 1) les guerres hybrides ne se gagnent pas uniquement via les affrontements armés, le soutien des populations étant essentiel; 2) le soutien de gens dont on a massacré les proches et pillé les biens n’est ni durable, ni sincère. Sans pour autant mériter une effusion de louanges pour ses qualités militaires, Hashd al-Sha’abi s’est avéré  plus efficace au combat que bien des unités de l’armée irakienne. Mais en termes de soft-power – l’art de s’attacher l’adhésion des populations –, le compte n’y est clairement pas. Voilà sans doute les raisons du non-déploiement des milices chiites dans la province d’al-Anbâr : 1) Bagdad essaie de tenir les milices chiites loin des agglomérations sunnites et 2) leurs raisonnables aptitudes au combat sont nécessaires sur le chemin de Mossoul.

Et maintenant ?

Ce que Daesh fera de Ramâdi n’est pas encore prévisible. A-t-il les moyens de s’y établir pour durer ou se repliera-t-il progressivement au fil des jours et semaines à venir, attendant l’opportunité d’adresser à ses ennemis un nouvel uppercut sous l’effet de la surprise ? Toujours est-il que ce succès offensif apportera des bénéfices à Daesh, et aucun à Bagdad. Les autorités irakiennes cherchaient à promouvoir l’image d’un Daesh acculé, affaibli par les raids aériens des aviations les plus modernes du monde, prêt à recevoir le coup de grâce. Et soudain, on voit tomber un nouveau chef-lieu de province tandis que s’expose à nouveau sur Internet et toutes les TV du monde le spectacle consternant d’une armée irakienne en débâcle, abandonnant armes et bagages. Nul doute que la propagande de Daesh saura exploiter durablement cet épisode.

Véhicules militaires irakiens abandonnés immortalisés à Ramâdi par les photographes de Daesh le 18 mai 2015. Comme un air de déjà vu…

La surprise exploitée par Daesh pose question quant aux choix faits par le pouvoir irakien et aux compétences de ses forces de sécurité. La province d’al-Anbâr est propice aux infiltrations, et les rives de l’Euphrate ne manquent pas d’objectifs intéressants pour Daesh. Alors que certaines tribus sunnites y sont enclines à lutter contre Daesh ou à observer une neutralité bienveillante envers le gouvernement, Bagdad rechigne à les armer sérieusement, les rendant du même coup vulnérables aux représailles des jihadistes. Cela ne manque pas d’affecter leur fidélité. L’examen de la situation tactique de ces dernières semaines rend la surprise de Ramâdi… surprenante. Le problème des infiltrations au nez et à la barbe de l’aviation de la coalition est bien connu et documenté (10) mais il faut croire qu’il n’a pas été pris suffisamment au sérieux. D’autre part, le pouvoir multiplie les maladresses de nature à perdre chaque jour un peu plus de crédit auprès des populations sunnites que Daesh n’a pas encore converties à sa cause. Au point qu’à défaut d’adhérer à l’idéologie de Daesh, nombre d’autochtones finissent par le considérer comme un moindre mal comparé aux milices de Hashd al-Sha’abi et à un pouvoir central perçu comme de plus en plus inféodé à Téhéran. La méthode la plus prometteuse pour Bagdad serait sans doute celle des petits pas : exploiter les milices chiites en rase-campagne, loin des populations sunnites, et prendre son temps pour gagner méticuleusement la confiance de celles-ci. C’est apparemment l’option qui a été retenue après la bataille de Tikrit et les exactions qu’y ont commises des miliciens chiites : Hashd al-Sha’abi a été affecté aux secteurs les moins peuplés, l’armée et la police se chargeant plus particulièrement des zones à forte densité de population – principalement à dominante sunnite. Il semble que Daesh ait interrompu cet ambitieux programme…

Rester sans réaction reviendrait, pour le gouvernement irakien, à émettre un message désastreux. Ce serait un aveu d’impuissance de nature à l’affaiblir encore plus : le signe que depuis la débâcle de l’été 2014, rien n’a vraiment changé. Mais réagir condamnerait Bagdad à faire le jeu de Daesh. En effet, l’armée n’ayant pas la capacité de se confronter avec succès aux jihadistes, la reconquête de Ramâdi impliquerait le déploiement sur zone des milices chiites de Hashd al-Sha’abi, au grand désarroi d’une large part des populations sunnites qui subiront leur pesante présence. Daesh a ainsi mis le gouvernement irakien dans une situation où tous les choix sont mauvais et où il va falloir opter pour le moins délétère. Il est assurément des situations plus enviables. Dans ce sanglant jeu de dupes, aucun pays de la coalition dirigée par les Etats-Unis n’a encore affiché clairement ses buts de guerre. A se demander si l’on en a vraiment… A moins que l’instabilité de la région ne recèle suffisamment d’avantages pour que bon an, mal an, on s’en contente ?

Jean-Marc LAFON

(1) Mossoul est le chef-lieu de la province de Ninive. Elle est tombée aux mains de Daesh en juin 2014.

(2) Le Management de la Sauvagerie, Jean-Marc LAFON : http://kurultay.fr/blog/?p=187

(3) Nous parlons là des forces terrestres : forces de sécurité irakiennes, milices chiites, quelques milices sunnites. Les Peshmergas rechignent à opérer hors du Kurdistan.

(4) Iraq is Iran’s ‘strategic depth : Army commander, agence iranienne IRNA: http://www.irna.ir/en/News/81533347/

(5) Les ressorts sociaux sont évoqués dans cet intéressant article d’avant la guerre actuelle: 10 ans après, que devient l’Irak ? 2013, le Monde Diplomatique, Peter Harling http://www.monde-diplomatique.fr/2013/03/HARLING/48806

(6) Feu l’armée de Saddam Hussein. Article pour Libération de Marc SEMO, alors envoyé spécial en Irak http://www.liberation.fr/monde/2003/05/24/feu-l-armee-de-saddam-hussein_434712

(7) L’Irak veut combattre la corruption après la découverte de 50 000 soldats fictifs http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2014/11/30/l-irak-veut-combattre-la-corruption-apres-la-decouverte-de-50-000-soldats-fictifs_4531763_3218.html

(8) Hashd al-Shaabi / Hashd Shaabi Popular Mobilization Units / People’s Mobilization Forces, GlobalSecurity.org http://www.globalsecurity.org/military/world/para/hashd-al-shaabi.htm

(9) Des miliciens chiites rivalisent de barbarie avec l’EI, France 24 http://observers.france24.com/fr/content/20140910-miliciens-chiites-surenchere-barbare-etat-islamique-irak-video-decapitation

(10) Sujet évoqué ici même dans le billet Aviation contre Etat Islamique, Jean-Marc LAFON : http://kurultay.fr/blog/?p=125




Le Management de la Sauvagerie

MOS-cov

Couverture de l’ouvrage « le Management de la Sauvagerie, l’étape la plus critique que franchira l’Oumma »

Jihad : une guerre, une stratégie, des références

Un ouvrage de référence stratégique au profit du Jihad

Les différentes déclinaisons du « jihad » diffusent aujourd’hui une avalanche d’images — photos et vidéos  extrêmement choquantes, qu’il s’agisse des conséquences d’un bombardement sur une population, de corps disloqués d’ennemis tués au combat qu’on enterre par bennes dans des fosses communes, de gens qu’on décapite, brûle vifs, lapide, précipite du haut d’immeubles… La guerre est quelque chose qui relève de l’entendement — un outil destiné à atteindre des buts politiques par usage de la violence. Elle est également animée par des ressorts de nature passionnelle — le déchaînement de violence sans passion, est-ce bien envisageable… ? Maîtriser l’art de la guerre pourrait d’ailleurs bien relever d’une exploitation habile et équilibrée de ses ressorts passionnels et rationnels. Or, ceci a été théorisé au profit du jihad. Un certain Abu Bakr Naji (1), membre du réseau Al Qaeda, a en effet publié sur Internet en 2004, en langue arabe, un livre intitulé le Management de la Sauvagerie : l’étape la plus critique que franchira l’Oumma. (2) L’ouvrage a été traduit en anglais par William Mc Cants au profit de l’institut d’études stratégiques John M. Olin de l’université de Harvard. C’est sur cette traduction qu’est fondé le présent billet. On a parfois l’impression d’y lire les enseignements de l’implantation de Jabhat al Nusra en Syrie, à ceci près qu’il a été écrit avant… Et l’on y découvre des théories auxquelles ont donné corps des gens comme Abu Mussab al Zarqaoui, ou les actuels décideurs de l’organisation Etat Islamique.

La « sauvagerie » qu’il est ici question de manager n’est absolument pas celle qui consiste à brûler des prisonniers ou à leur couper la tête. Dès sa préface, et au fil de son ouvrage, Abu Bakr Naji définit la « sauvagerie » en question comme étant la situation qui prévaut après qu’un régime politique s’est effondré et qu’aucune forme d’autorité institutionnelle d’influence équivalente ne s’y est substituée pour faire régner l’état de droit. Une sorte de loi de la jungle, en somme. Avec un pragmatisme remarquable, ce djihadiste convaincu, dont l’ouvrage est méthodiquement constellé de références à la Sunna (3), considère la « sauvagerie » comme une ressource, un état à partir duquel on peut modeler une société pour en faire ce sur quoi reposera un califat islamique dont la loi soit la Charia. Le management de la sauvagerie est un recueil stratégique qui théorise finement l’exploitation coordonnée de ressorts cognitifs et émotionnels au profit d’un but politique d’essence religieuse. Sa lecture marginalise les commentaires qui tendraient à faire passer les acteurs du jihad pour des aliénés mentaux ou des êtres primaires incapables de comprendre les subtilités propres à l’être humain. Elle souligne à quel point la compréhension d’un belligérant est tronquée quand on ne condescend pas à jeter un coup d’œil dans sa littérature de référence. Car les mécanismes du jihad tel qu’il est livré aujourd’hui sont bel et bien contenus dans une littérature stratégique dédiée. Le présent billet va vous en présenter certaines grandes lignes. Je vous invite, à terme, à prendre le temps de lire l’ouvrage pour en appréhender tous les ressorts (lien fourni en bas de page).

Combattants de l’EI paradant à Mossoul à l’été 2014, juchés sur des « Humvee » d’origine US récupérés, le plus souvent sans combattre, dans les dépôts abandonnés par l’armée irakienne, théoriquement supérieure, mais en fuite et décrédibilisée. La collecte des fruits d’une vraie doctrine stratégique, méthodiquement appliquée.

Le paradigme fondateur de l’ouvrage (4)

La préface expose longuement la vision de l’ordre mondial qui fonde la suite du raisonnement. Le Moyen-Orient post-accords Sykes-Picot (5) voit l’ancien califat morcelé, dans une mosaïque d’Etats indépendants fondant leur pouvoir sur la force armée. Ces Etats ont, après la 2e Guerre Mondiale, adhéré aux Nations-Unies et à ce qu’Abu Bakr Naji décrit comme l’essence des Nations-Unies à l’époque : un monde bipolaire organisé autour de la rivalité entre les superpuissances américaine et soviétique. Les Etats nés du morcèlement du califat sont donc devenus satellites, les uns des Etats-Unis, les autres de l’URSS. Ils fonctionnent au seul profit de leurs classes dirigeantes, tout occupées à piller et gaspiller, au profit de leurs bienfaiteurs américains ou soviétiques, les ressources des pays et des peuples qu’elles gouvernent. Ces classes dirigeantes s’opposent à l’Aqîda (6), qu’elles jugent susceptible de fédérer les peuples contre elles. Que les croyants vertueux que comptent le peuple et l’armée parviennent à s’unir pour renverser l’Etat et établir un gouvernement islamique, et les Nations Unies infligent au nouvel Etat des sanctions, puis financent des groupes armés intérieurs et extérieurs pour le combattre jusqu’à son anéantissement. (7) En résultent le découragement et le fatalisme parmi les plus vertueux, qui en sont conduits à considérer qu’il n’y a pas d’alternative aux Etats corrompus.

Le décor étant campé, Abu Bakr Naji analyse la puissance des Etats-Unis et de l’URSS, ou plutôt l’illusion de leur puissance, et leur centralité. Selon lui, ces superpuissances campent au milieu de leurs satellites. Mais leur puissance réelle s’estompe au fur et à mesure que l’on s’éloigne géographiquement du centre, et elle nécessite, pour s’exercer dans les endroits les plus reculés:

  1. que les gouvernements des satellites lui fassent écho;
  2. qu’un tissu médiatique mondial qualifié de « trompeur » entretienne l’illusion de leur toute-puissance mais aussi de leur empathique et universelle bienveillance.

En somme, les Etats-Unis et l’URSS se seraient fait passer pour Dieu aux yeux du monde entier. Abu Bakr Naji allègue même que les deux superpuissances ont fini par croire elles-mêmes au message de leurs « médias trompeurs », et donc par se croire douées de toute-puissance à l’échelle globale. A se prendre pour Dieu, en somme.

Guerre contre l’URSS en Afghanistan : la rupture stratégique.

Ainsi l’URSS est-elle venue, confiante en son écrasante puissance, imposer sa volonté en Afghanistan. De longues années plus tard, elle en partait vaincue, démoralisée et sur le point d’exploser. Abu Bakr Naji décrit la guerre soviétique en Afghanistan comme l’évènement fondateur du jihad victorieux moderne, et comme l’étincelle qui a mis le feu aux poudres de l’explosion de l’empire soviétique. Il y voit le conflit précurseur qui donna corps à la défaite morale de combattants matérialistes attachés à la vie terrestre et aux biens d’ici-bas face à des hommes de foi qui n’avaient rien à perdre puisqu’ils étaient en route pour le paradis. La victoire de la vertu contre la corruption, la catastrophe financière que fut cette guerre pour l’URSS, et, élément essentiel, l’irréparable perte de prestige qu’elle eut à y subir: le mythe de son invincibilité s’effondrait. Ce dernier aspect est interprété par Abu Bakr Naji comme fondamental dans la chute d’un empire soviétique décrédibilisé aux yeux du monde, et dans la naissance de mouvements djihadistes au sein même de certaines républiques d’ex-URSS. On note que l’impact destructeur qu’a eu sur l’économie soviétique la course Est-Ouest à l’armement est tout simplement éludé par Abu Bakr Naji…

Le mythe écorné: des moudjahidines afghans déjeunent près d'un hélicoptère soviétique Mi-8 abattu.

Le mythe écorné: des moudjahidines afghans déjeunent près d’un hélicoptère soviétique Mi-8 abattu.

Les Etats-Unis ont pris le relai de l’URSS, assumant seuls le rôle de superpuissance. Pour les tenants du califat, désormais forts d’un précédent, quelles sont les conséquences ? Une formidable opportunité, car selon Abu Bakr Naji, les armées US et celles de leurs alliés sont bien moins rustiques que celles de l’ex-URSS, et affligées d’un degré d’ « effémination » (sic) que seul dissimule un halo médiatique trompeur. Leur infliger le dixième des pertes soviétiques en Afghanistan et russes en Tchétchénie ruinerait leur volonté de combattre (8). De plus, l’éloignement géographique des Etats-Unis rend l’expression de leur puissance sur les théâtres du Jihad fort coûteuse. Il faut donc amener les Etats-Unis à faire la même erreur que l’URSS: les conduire autant que possible à intervenir directement plutôt que par des intermédiaires, afin de les vaincre sur le terrain et de ruiner leur image de toute-puissance selon un processus du même ordre que celui supposé être venu à bout de l’URSS.

Etablir un Etat islamique: localisation et phasage

Le choix des théâtres d’opérations

Le but politique ultime de la démarche est la fondation d’un califat islamique durable, où la politique et l’ordre social seraient régis par la Charia. Ce n’est possible que par la guerre (Jihad), dans la mesure où tous les sites éligibles sont tenus par des Etats impies. A cette fin, Abu Bakr Naji promeut une approche méthodique, à commencer par le choix des théâtres d’opérations par ordre de priorité. Laquelle priorité s’établit en fonction de critères pragmatiques.

  • Le territoire doit présenter de la profondeur géographique et une topographie propice à la démarche.
  • Le pouvoir de l’Etat doit se trouver sensiblement dilué en périphérie du territoire, voire en banlieue des villes très peuplées.
  • Il doit préexister sur place un substrat djihadiste.
  • La population doit être culturellement, religieusement réceptive.
  • Le trafic d’armes doit y être possible sans contraintes rédhibitoires.

Abu Bakr Naji affirme que la liste suivante a été initialement établie : la Jordanie, les pays du Maghreb, le Pakistan, le Yémen, l’Arabie Saoudite et le Nigeria. Il précise que cette liste est préliminaire et qu’elle est donc susceptible de s’enrichir. Il ajoute que suite aux attentats de New York le 11 septembre 2001, le Nigeria et l’Arabie Saoudite ont été retirés de la liste dans l’intérêt des opérations déjà en cours. NB: ne pas perdre de vue la date de publication de l’ouvrage, 2004. NB2: ces pays sont cités en tant que périmètres géographiques indicatifs, la philosophie djihadiste considérant les nations et leurs frontières comme d’essence impie.

Les périmètres non-prioritaires doivent malgré tout faire l’objet d’opérations « qualitatives », dont l’accomplissement ne nécessite pas l’obtention d’un ordre du haut-commandement (9), et qui ont pour effet d’attenter au prestige de l’ennemi tout en attirant des jeunes vers le jihad — l’attentat est bel et bien considéré comme un outil de recrutement. Sont cités en exemples les attentats de Bali (12 octobre 2002, 202 morts), de Djerba (11 avril 2002, 19 morts) et de Riyad (12 mai 2003, 39 morts et 8 novembre, 17 morts).

La planification de l’action et son phasage

Sur le plan opérationnel, afin d’atteindre l’objectif politique préalablement énoncé, Abu Bakr Naji distingue trois principaux volets à mettre en œuvre. La patience étant considérée comme une vertu, il n’est nullement question de rechercher un résultat rapide, l’important étant que l’issue désirée soit au bout du processus.  Voici illustrés dans la figure ci-dessous les trois volets en question.

3etapesLe premier volet, « démoralisation et épuisement », exploitera quelques états de fait.

  1. Les Etats impies protègent en priorité leur classe dirigeante, les étrangers et les installation économiquement stratégiques (pétrolières notamment). Ils y affectent leurs meilleures forces.
  2. Les forces de sécurité affectées aux zones peu stratégiques sont par conséquent peu fiables, peu combatives et mal encadrées.
  3. Les services secrets et la police sont limités en effectifs car les Etats impies préfèrent avoir un nombre restreint d’agents fiables qu’un grand nombre d’agents potentiellement infiltrés.
  4. Qui concentre ses forces perd en contrôle; qui les disperse perd en efficience.

Il est donc préconisé aux djihadistes de frapper initialement dans les secteurs non-prioritaires pour l’Etat impie, modérément protégés, via des actions de faible intensité. Puis d’accroitre l’intensité des actions. Cette progressivité permet aux combattants de se faire la main tout en donnant l’impression à l’ennemi que la menace va sans cesse croissant. Quand c’est possible, il est conseillé d’attaquer les forces de sécurité de second ordre affectées aux zones peu stratégiques : aisées à vaincre, leur déroute contribuera à démoraliser et décrédibiliser l’Etat central, et les djihadistes leur prendront du matériel utile pour la suite des opérations tout en mettant à mal l’illusion de toute-puissance de l’Etat impie.

La progressivité dans l’intensité doit permettre de mener des actions nombreuses plutôt que massives, de préférence en de multiples endroits simultanément. Face à une insécurité présente partout et perçue comme croissante, l’Etat impie réagira en renforçant la protection des grands centres urbains, des étrangers et des sites économiques cruciaux, au détriment des campagnes et de la périphérie des grandes villes. Ce faisant, il laissera derrière lui des populations livrées à elles-mêmes, sans service public ni état de droit, qui en ressentiront un grand tourment. C’est l’état de sauvagerie auquel il est fait référence dans le titre de l’ouvrage. Et la suite des opérations va faire de cet état une ressource pour le Jihad.

Le second volet, « administrer (10) la sauvagerie », a pour but de bâtir la base sociale, militaire et territoriale du futur Etat islamique. Il voit l’instance jihadiste venir libérer une société en proie au chaos de sorte à  la remodeler pour la rendre conforme à la Charia et en faire le socle de l’action à suivre. Il s’agit, pour commencer, d’une déclinaison jihadiste de ce que le stratège occidental nomme « soft power ».

Les nouvelles bases morales instillées dans la société « sauvage » pour la remodeler sont celles de la Charia, et Abu Bakr Naji insiste à nouveau sur le concept de progressivité, préconisant que la sensibilisation commence par les aspects les plus fondamentaux, pour ne s’occuper de choses moins essentielles qu’au fil des progrès moraux islamiques réalisés. Aux stades précoces du processus, il est même conseillé de coopérer avec les groupes armés hostiles au pouvoir central même s’ils ne sont pas djihadistes, dès lors qu’il n’en résulte pas de division dommageable au sein de la communauté. Aux stades avancés, en revanche, on aura vu ces groupes se dissoudre au sein de la structure djihadiste, dans le cadre du processus tout naturel d’union de l’Oumma. On ne peut s’empêcher de penser alors à la manière dont le front al Nusra (déclinaison syrienne d’al Qaeda) modèle la société dans les campagnes syriennes tout en se faisant le démultiplicateur de force des mouvements rebelles non affiliés… (11)

Le périmètre géographique concerné, sa population, ses ressources, tout cela a vocation à être défendu militairement, et à servir de base à la suite de l’action. Laquelle suite consistera, pour les djihadistes, à se renforcer sur les terres « de sauvageries » pour, à terme, reproduire l’action dans d’autres périmètres. Il ne s’agit plus là de « soft power », et Abu Bakr Naji précise qu’un pilier majeur de cette défense est la dissuasion par la violence et l’horreur. Toute attaque de la zone de management de sauvagerie doit se solder, pour l’agresseur, par les pires avanies afin de lui rendre douloureuse la seule idée de recommencer.

Le troisième volet, l’instauration de l’Etat islamique, est la simple résultante des phases précédentes et n’appelle à ce titre guère d’autre commentaire.

La violence, sa légalité islamique, son usage

Le Jihad n’est pas l’Islam. Le Jihad est la guerre au profit de l’Islam.

Abu Bakr Naji intitule la section 4 de son ouvrage « employer la violence ». Et dès ses premiers propos dans cette section, il met en garde: en termes de Jihad, toute mollesse conduit invariablement au désastre. Le Jihad est une guerre, et on y use de violence soit pour remporter la victoire sur le terrain, soit pour dissuader l’ennemi de combattre, dans le cadre du volet « démoralisation et épuisement ».

Citation1Notons que le terrorisme est tout à fait assumé, ce qui relègue aux oubliettes les débats qu’entretiennent certains « fans » mal éclairés contre l’emploi de ce mot pour désigner certains actes. Sont balayées d’un revers de main les retenues de ceux qui « étudient le jihad théorique ». Les candidats au jihad prompts à rejeter les formes les plus extrêmes de la violence sont d’ailleurs cordialement conviés à « rester chez eux ». La violence est un outil central du jihad par ses effets mécaniques — au combat — et par ses effets psychologique — via sa mise en scène et sa perception.

Faire « payer le prix »

La doctrine d’Abu Bakr Naji prône que toute action adverse entreprise contre les jihadistes ait un prix. L’objectif est qu’en les prenant pour cible, l’ennemi ait l’absolue certitude qu’il en paiera le prix, et que ce prix sera élevé. L’urgence n’est pas de mise, et il est précisé que non seulement il est permis de faire « payer le prix » plusieurs années après les faits, mais que cela peut survenir n’importe où. Que la police égyptienne emprisonne des moudjahidines et il sera possible que des moudjahidines d’Algérie enlèvent un diplomate égyptien, par exemple, qu’on proposera d’échanger contre les djihadistes capturés. Quant à ce qu’il y a lieu de faire de l’otage en cas d’échec du marché, c’est extrêmement clair.

Citation2Abu Bakr Naji promeut la fondation de médias dédiés au jihad et à sa propagande. Le présent billet n’ayant pas l’ambition d’être exhaustif — un blog ne saurait avoir de vocation encyclopédique , nous ne développerons pas ici cet aspect, quoiqu’il soit sans nul doute pertinent et passionnant. Mais le lecteur aura de lui-même fait la relation entre la manière d’assassiner l’otage et l’effroi que cela doit semer parmi l’ennemi et ses alliés. Le résultat escompté implique la médiatisation de l’exécution.

La question de l’horreur

Inutile de rappeler le choc mondial suscité par la vidéo, largement diffusée, montrant la mise à mort du pilote jordanien, prisonnier de l’organisation Etat Islamique, Moaz Kasasbeh, brûlé vif dans une cage. On a lu tout et son contraire à ce sujet. On n’a pourtant guère lu que, toujours dans sa section 4, « le Management de la Sauvagerie » prévoyait ce cas de figure. L’auteur se réfère à Abu Bakr As Siddiq, compagnon du prophète et premier calife islamique après le décès de celui-ci. Il est fait état de circonstances où il fit brûler vif un individu, nullement par plaisir — il est au contraire présenté comme fort empathique, en musulman vertueux qu’il était — mais pour semer l’effroi parmi les ennemis de l’islam dans le cadre du jihad. Je rappelle à nouveau, à toutes fins utiles, que le Management de la Sauvagerie a été publié en 2004, il y a onze ans…

Porte de la mosquée d'Abu Bakr As Siddiq à Médine

Porte de la mosquée d’Abu Bakr As Siddiq à Médine

Les bombardements aériens sont spécifiquement traités en section 4. Abu Bakr Naji précise que même si fortifications et retranchements ont fait leur effet, il faut faire « payer le prix de sorte que l’ennemi réfléchisse mille fois avant de recommencer ». Suite à l’exécution de Moaz Kasasbeh, le magazine en ligne officiel de l’Etat Islamique Dabiq publia, dans son n°7, un article dédié à ce sujet, illustré d’images issues de la vidéo de l’exécution, et d’enfants tués lors de bombardements. On y lit un argumentaire détaillant les précédents historiques, et cette double référence à Abu Bakr As Siddiq (le vertueux compagnon) et à la doctrine « payer le prix » énoncée par Abu Bakr Naji.

Citation3 Deux notions se côtoient: les représailles (le talion) et la terreur. L’un et l’autre sont légitimés à la fois par les bombardements subis, par la doctrine « payer le prix », et par les aspects fondamentaux de la guerre qui exigent la production d’effets sur le terrain. La boucle est bouclée. Le principe était écrit depuis onze ans dans la littérature djihadiste. Et la méthode argumentaire est la même, fondant une jurisprudence sur des évènements documentés. Synthèse: la dissuasion par la terreur est, selon la doctrine véhiculée par le Management de la Sauvagerie, un acte de guerre, au même titre qu’un coup de fusil, et en état de guerre, son usage est considéré comme normal.

A titre d’aparté, rappelons le lecteur aux évènements d’Irak à l’été 2014: les exodes massifs de populations « infidèles » et la déroute de l’armée irakienne — dont des formations entières se débandèrent sans combattre, abandonnant terrain, infrastructures, armes et matériels à l’ennemi — furent un effet spectaculaire de l’emploi opérationnel de la terreur. Des vidéos d’exécutions massive servant une propagande apocalyptique ont épargné aux combattants de l’Etat Islamique de livrer bataille contre un ennemi amplement plus nombreux, mieux équipé et bénéficiant de l’avantage propre aux opérations défensives. Les résultats sont le référentiel du pragmatisme…

Conclusion temporaire

Les conflits d’émanation jihadiste aujourd’hui en cours n’ont pas fini de nous éclairer sur la mise en œuvre du Management de la Sauvagerie. L’accessibilité toujours accrue d’Internet a soulevé, parmi les sphères de pouvoir et les médias d’information, la question de son rôle comme démultiplicateur de forces dans le recrutement des djihadistes. Elle signifie également que la diffusion du message de terreur dans le cadre d’opérations « démoralisation et épuisement » va probablement s’intensifier. D’ailleurs, on ne peut déconnecter cet aspect de celui du recrutement. Abu Bakr Naji professe que les coups portés à l’ennemi encouragent les partisans du jihad et leur donnent envie de se joindre au combat.

Parmi les sujets abordés dans le Management de la Sauvagerie et éludés ici par souci de concision et d’accessibilité, on trouve les compétences en commandement et management, l’autonomie des acteurs de terrain vis-à-vis du commandement qui aura su édicter un cadre doctrinal aidant (12), et l’éducation sans relâche de cadres polyvalents susceptibles de remplacer les cadres morts ou capturés. Abu Bakr Naji aurait été tué par un drone américain au Waziristan du Nord, dans les régions tribales du Pakistan. A-t-il  trouvé un ou plusieurs remplaçants pour consigner et mettre à profit les enseignements tirés des expériences djihadistes récentes et en cours? Il serait sans doute déraisonnable de croire que non…

Jean-Marc LAFON

Lien de téléchargement vers le Management de la Sauvagerie, traduit en anglais

(1) Abu Bakr Naji serait, selon des chercheurs de l’institut lié à la chaîne de télévision al Arabiya, Mohammad Hassan Khalil al-Hakim alias Abu Jihad al-Masri, cadre d’Al Qaeda, d’origine égyptienne, né en 1961 et tué le 31 octobre 2008 par un drone américain au Waziristan du Nord, Pakistan.

(2) Oumma: la communauté des croyants musulmans. Ummat islamiya: « nation islamique ».

(3) Sunna: la voie du croyant.  “La Sunna dans notre définition consiste dans les récits transmis du Messager d’Allah (Sallallahu ‘alayhi wa salam), et la Sunna est le commentaire (tafsir) du Qur’an et contient ses directives (dala’il) » (Imam Ahmad ibn Hanbal). (3)* Doctrine sunnite, par opposition aux courants non sunnites de l’islam.

(4) les choses qui vont sans dire allant encore mieux en le disant, il s’agit bien de l’exposé des pensées d’Abu Bakr Naji, pas d’un étalage d’opinions qui seraient miennes…

(5) Accords Sykes-Picot: traité franco-britannique secret signé le 16 mai 1916 et révisé le 1er décembre 1918, prévoyant le partage de l’empire Ottoman entre les deux grandes puissances. Cet accord violait la promesse d’indépendance faite aux Arabes via Lawrence d’Arabie moyennant leur concours contre l’empire Ottoman.

(6) Aqîda: les fondements de la croyance en islam.

(7) Abu Bakr Naji attribue à ce mécanisme le renversement du gouvernement des talibans afghans, alléguant que cela était d’ores et déjà prévu avant même les attentats du 11 septembre 2001 à New York.

(8) La réalité des pertes occidentales en Irak et Afghanistan infirma notablement cette proposition chiffrée qui dénote une certaine sous-estimation, feinte ou sincère, de la combativité occidentale.

(9) Abu Bakr Naji prône une grande autonomie des acteurs de terrain, fondée sur la qualité des « managers » locaux. On parle souvent d’al Qaeda comme d’une « nébuleuse ». Votre serviteur y voit plutôt un réseau à haut niveau d’autonomie.

(10) Les termes « administrer » et « administration » reviennent régulièrement, en alternatives à « management ». NB: l’ouvrage conseille aux managers jihadistes, pour développer leurs compétences, la lecture de manuels de management conformes à la sunna, destinés aux entreprises opérant en zone soumise à la charia.

(11) L’auteur a abordé cette question dans son billet dédié à Jabhat al Nusra disponible en suivant ce lien. Par ailleurs, Jennifer Cafarella a produit en langue anglaise une étude des plus instructives à ce sujet au profit de l’Institute for the Study of War (ISW) , disponible en suivant ce lien.

 (12) L’autonomie a ses limites: l’opérateur doit s’en tenir au cadre « moral » communément entendu. De plus, les actions comme celles du 11 septembre 2001 ne sont pas encouragées par défaut, et doivent, selon Abu Bakr Naji, être ordonnées par le haut commandement car risquées, coûteuses et susceptibles à ce titre d’empêcher la réalisation d’actions plus modestes mais plus nombreuses.