LA MENACE TERRORISTE EN FRANCE EN 2016

L’année 2015 et le début d’année 2016 a montré que la France était une cible prioritaire pour les attaques terroristes de l’état islamique (EI). Nous avions identifié dans un précédent billet les buts stratégiques poursuivis par cette organisation lorsqu’elle agit en France. Il faut maintenant étudier plus en détail les menaces, leurs diversités afin de mieux réaliser à quel point la réponse que nous leur opposons doit être révisée et intégrée dans une démarche globale.

1/ La France cible prioritaire de l’état islamique :

« Alors Oh Muwahhid[i] (…) Si vous pouvez tuer un infidèle américain ou européen – et spécialement ces français pitoyables et dégoutants – ou un australien, ou un canadien, ou un autre de ces infidèles parmi ceux qui nous font la guerre, y compris les citoyens des pays qui sont entrés dans la coalition contre l’état islamique, alors remets-t’en à Dieu, et tue-le de n’importe quelle façon ou moyen qui sera nécessaire. Ne demande de conseil à personne ou ne sollicite aucun verdict. Tue l’infidèle qu’ils soit civil ou militaire, car ils sont jugés pareil. Ils sont tous deux des infidèles. Ils sont tous deux considérés comme faisant la guerre (le civil en obéissant à un Etat qui fait la guerre aux musulmans)….  »[ii]

Ainsi depuis cette allocution du 22 septembre 2014, la France ne peut ignorer qu’elle est une cible prioritaire pour l’état islamique.

Ce discours est aussi important car il matérialise un changement de stratégie majeur de l’EI.

Jusque-là, l’EI se distinguait d’autres organisations jihadistes terroristes, comme Al-Qaida, par le fait qu’il privilégiait la lutte contre les « ennemis proches » (chiites, potentats locaux ou mouvements armés concurrents) par opposition aux « ennemis lointains « (Europe, USA)[iii].

A partir de ce discours du 22 septembre 2014, l’EI effectue un « pivot stratégique », et réoriente une part de ses opérations contre les Occidentaux, les Etats-Unis et généralement tous les pays qui s’opposent à lui en ciblant plus particulièrement la France.

Toutefois, cette réorientation ne se fait pas en revenant à ce que faisait al-Qaida, mais de manière complètement différente, puisque l’EI ne menace pas simplement ses « ennemis lointains » d’attaques terroristes, mais insiste dès le départ sur le caractère spontané et diffus de ces attaques.

Citons un autre extrait de ce message du 22 septembre 2014 qui, au-delà des propos de pure propagande, illustre parfaitement la manière dont l’EI entend agir contre les Occidentaux :

« Oh Américains, Oh Européens, l’état islamique ne vous a pas déclaré la guerre, comme vos gouvernements et vos médias veulent vous faire croire. C’est vous qui avez commencé l’agression contre nous, et de cela vous en êtes les responsables, et vous en payerez le prix le plus élevé. Vous en payerez le prix quand vos économies s’effondreront. Vous en payerez le prix quand vos fils seront envoyés faire la guerre contre nous et reviendront invalides, amputés ou dans des cercueils ou mentalement malades. Vous en payerez le prix quand vous aurez peur de voyager vers n’importe quel pays. Et même vous en payerez le prix quand vous marcherez dans vos rues, tournant à droite et à gauche, en ayant peur des musulmans. Vous ne vous sentirez plus en sécurité, même dans vos propres lits. Vous en payerez le prix quand votre croisade s’effondrera et qu’ensuite nous vous frapperont dans votre propre pays, et qu’après ça, vous ne serez plus jamais capable de faire du mal à qui que ce soit. Vous en payerez le prix et nous avons préparé pour vous ce qui vous fera le plus souffrir. »

L’EI menace donc à la fois d’attaques organisées (« nous avons préparé pour vous… ») mais surtout appelle tous ses sympathisants à frapper dans le même sens.

Ce pivot stratégique montre une capacité à penser et à se projeter stratégiquement dans l’avenir, puisqu’au moment où ce discours est prononcé (septembre 2014), l’EI est encore en phase d’expansion territoriale. Dès cette époque, les chefs de l’EI préparent déjà le contrecoup, et adaptent leur stratégie pour neutraliser la riposte des Américains et des Européens, en étendant la guerre loin de leurs possessions.

Ce choix est parfaitement cohérent, et il ne doit rien à l’idéologie jihadiste, à une prétendue « jurisprudence religieuse » ou au hasard.

En redéployant une partie de ses moyens pour frapper directement l’Occident sur son propre sol, l’EI poursuit un double objectif opérationnel :

  • d’une part immobiliser les moyens militaires et sécuritaires de ses ennemis loin de son sanctuaire territorial, afin d’alléger la pression et de disperser les forces qui lui sont opposées
  • d’autre part, frapper les « zones grises », où coexistent musulmans et non-musulmans, afin de faciliter le ralliement des musulmans à leur califat nouvellement proclamé.

Sur ces deux aspects, la France offre des perspectives de succès qui la place parmi les cibles prioritaires :

  • elle s’est d’abord engagée de manière très ostentatoire dans des opérations militaires contre le terrorisme jihadiste soutenant voire suppléant aux Etats-Unis ;
  • ses moyens militaires sont limités et ne lui permettent pas de soutenir à la fois une menace sur son territoire national et plusieurs opérations extérieures ;
  • la société française est traversée depuis des années par des tensions internes, liées à la crise de son modèle politique (débat sur la laïcité, l’identité nationale), aggravées par la lourde récession économique frappant la zone euro depuis 2007-08 ;
  • la France est l’un des pays avec une communauté musulmane importante, très liée au monde musulman (Maghreb et Machrek), dont l’intégration est avancée mais encore incomplète ;
  • Enfin, la France représente symboliquement pour les jihadistes un ennemi particulièrement légitime (laïcité, histoire commune avec de nombreux pays musulmans, ex-puissance coloniale…) et en l’attaquant, l’EI peut augmenter son influence au sein de la sphère jihadiste, contestant le leadership d’al-QaidaPour toutes ces raisons, le choix de cibler la France est rationnel et évident pour l’EI.

2/ le redéploiement des actions terroristes de l’état islamique vers la France :

Toutefois, à la date du 22 septembre 2014, l’EI ne dispose ni des réseaux, ni de l’expérience nécessaires pour lancer des attentats de grande ampleur sur le sol français. L’EI a de nombreux sympathisants et bénéficient de réseaux d’abord mobilisés pour son financement, sa propagande, le recrutement de volontaires et leur envoi en Syrie et en Irak.

De fait, une filière de recruteurs et de passeurs vers la Syrie n’a pas la même structure, ni la même composition qu’une cellule destinée à mener des actions terroristes en France.

D’ailleurs, avant le mois de septembre 2014, on n’observe que peu d’attentats (ou de projets d’attentats déjoués) reliés à l’EI.

Pire même, l’EI en effectuant son pivot stratégique de septembre 2014, se retrouve à poursuivre deux finalités contradictoires à court terme :

  • recruter et faire venir à lui le plus de candidat jihadiste,
  • promouvoir des attaques terroristes sur place de jihadistes.

En réalité, cette contradiction va être résolue, grâce à un effort de propagande sophistiqué, qui va permettre à l’EI de rendre compatible ces deux finalités, notamment en élargissant les publics visés afin de limiter les interactions contradictoires. Les attaques sont soit le fait de personnes qui ne peuvent rejoindre l’EI, soit de personnes qui vont échouer à rejoindre l’EI, soit de personnes revenues après un séjour au sein de l’EI – la priorité restant au recrutement de volontaires pour défendre le sanctuaire territorial.

Rapidement, le nombre d’opérations terroristes montées en Europe, et surtout en France, et reliées à l’état islamique va augmenter. Les statistiques sont évidentes[iv]:

annex article attentats

Schéma des attentats ou projets d’attentat déjoué, de janvier 2011 au 13 janvier 2015 en Europe (bleu) et en France (vert) (avec ceux liés à l’EI rouge pour l’Europe/violet pour la France)

Le nombre des projets d’attaques terroristes augmente fortement à partir de septembre 2014, en Europe mais surtout en France. Cette augmentation est la conséquence directe du pivot stratégique de l’EI, qui est désormais l’acteur majoritaire de ces projets, au point d’atteindre au second semestre 2015 100% des attentats terroristes en France.

Cette statistique n’est pas isolée, ni due à une coïncidence, puisqu’elle se vérifie aussi à l’égard de l’Australie, autre pays nommément visé dans le discours du 22/09/2014[v], et qui va être la cible de nombreuses attaques. Pour ce pays, l’augmentation est encore plus flagrante puisque nous passons de 0 projets terroristes connus ou déjoués entre 2011 et 2014, à 4 projets en 2014 – dont 3 dès septembre 2014 – et 3 jusqu’en juin 2015.

Il faut donc constater que le redéploiement des moyens de l’EI contre l’Europe s’est fait rapidement malgré la distance, et l’augmentation des réactions sécuritaires des pays concernés. L’EI a donc été en mesure de susciter très vite après le 22 septembre 2014 des attaques terroristes contre la France.

Le changement entre après le 22 septembre et avant est donc incontestable et rapide : avant, l’activité terroriste est réduite, et souvent le fait d’anciens jihadistes revenus en Europe[vi], ou de cellules terroristes liées à Al-Qaida[vii] (dont l’EI fait partie jusqu’en 2013). En réalité à une exception près[viii], l’EI n’apparaît que très rarement dans les projets d’attentats terroristes avant 2014.

3/ Comment l’état islamique a-t-il réussi à générer aussi vite des attaques terroristes ?

C’est essentiellement grâce à une utilisation des moyens de communication modernes au service d’une propagande opérationnelle, que l’EI a réussi à susciter des attaques terroristes en Europe et en France.

Nous allons voir que l’EI fait un usage militaire et opérationnel de la propagande, qui n’est plus simplement un moyen de se légitimer, ou de recruter, mais réellement un mode d’action opérationnel autonome contre ses ennemis.

Pour cela, l’EI profite d’un projet idéologique, dont les caractères messianiques[ix] et apocalyptiques[x] sont de puissants leviers pour provoquer un passage à l’acte terroriste. Sans entrer dans de longs développements, on relèvera que tout projet millénariste et apocalyptique bénéficie de 3 avantages pour sa diffusion, sa capacité de séduction et de conviction :

  • une théorie apocalyptique semble plus facilement retenir l’attention, par son opposition aux messages dominants des pouvoirs politiques ou religieux en place. Sa diffusion se fait de manière virale et donc très rapide ; cette rapidité de diffusion est démultipliée par les nouvelles technologies d’information et de communication qui privilégient justement le mode de diffusion « viral ».
  • une idéologie apocalyptique etmillénariste provoque chez ses adeptes un degré de fanatisme et de violence, comme une propension au passage à l’acte violent, plus importants que pour les personnes convaincus par d’autres idéologies.
  • Enfin le traitement et la déradicalisation d’adeptes d’une idéologie apocalyptique et millénariste est rendu compliqué par le fait que cette idéologie est très résistante à la contradiction objective et à l’argumentation raisonnée. Le mode de pensée privilégie l’analogie à la déduction. Et lors que l’idéologie est infirmée par la réalité, les adeptes se réfugient dans le déni, et dans la violence, ce qui facilite le passage à l’acte terroriste.

Ces éléments sont énoncés ici de manière empirique puisqu’il n’existe pas à notre connaissance, d’étude sérieuse sur l’idéologie de l’état islamique de ce point de vue. Pourtant, il y a là une des clés ouvrant à la réussite des politiques antiterroristes, et notamment de programme de déradicalisation.

Il est donc urgent que l’on mobilise des chercheurs en sciences humaines sur ces questions aux confins de l’anthropologie, du droit et de la psychiatrie[xi].

De manière plus concrète, la propagande de l’EI est dirigée vers le plus grand nombre, et elle est construite de manière à non seulement convaincre de nouveaux adeptes, mais leur donner tous les éléments psychologiques et opérationnels pour qu’ils puissent passer à l’action et commettre des attentats terroristes sans aucun rapport hiérarchique ni intégration dans une organisation structurée.

Il s’agit « d’activer » au sein des esprits fragilisés par différents facteurs (parcours personnels, politiques publiques ou situations économiques difficiles…), les leviers permettant non seulement l’adhésion au projet idéologique mais encore le passage à l’acte terroriste.

4/ une menace diffuse et à plusieurs niveaux :

La méthode de l’EI lui autorise une grande réactivité, une démultiplication de ses capacités d’actions, qui sont fondées sur des enchaînements très différents menant tous à la violence terroriste. Cela engendre une menace diffuse presqu’impossible à parer.

Dans leurs travaux, Thomas Hegghammer et Petter Nesser distinguent pas moins de 6 typologies d’attaques terroristes en Occident reliées à l’EI (nous y joignons les exemples cités par eux) [xii] :

  • 1) training and top-level directives : auteur entraîné par l’EI et projet décidé au plus haut niveau de l’organisation (aucun exemple au mois de juin 2015 – mais on peut penser que les auteurs y classeraient aujourd’hui les attaques du 13 novembre 2015 à Paris)
  • 2) training and mid-level directives : auteur entraîné et projet conçu au sein de l’organisation (cellule Verviers démantelée en janvier 2015)
  • 3) training : auteur entraîné par l’EI (attaque du musée juif de Bruxelles par Nemmouche en mai 2014)
  • 4) Remote contacts with directives : contacts réguliers (téléphone, internet) avec des membres de l’organisation qui guident le projet d’attaque (projet de Vienne démantelé en octobre 2014)
  • 5) Remote contacts without directives : contacts réguliers avec des membres de l’organisation sans directives pour effectuer l’attaque (cellule de Ceuta démantelée en mars 2015)
  • 6) Sympathy, no contact : sympathisant sans aucun contact avec l’organisation (l’attaque de Hamid el-Hussain à Copenhague en février 2015 contre des caricaturistes du prophète).

Cette typologie est très intéressante mais elle me paraît souffrir de certaines critiques :

  • une complexité trop importante par rapport aux besoins liés à la conception de politiques antiterroristes efficaces et adaptées : les distinctions entraînement/contacts directs ou non sont trop difficiles, et l’utilité de savoir si les directives ont été données en haut lieu ou non au sein de l’EI – outre la difficulté à avoir l’information – ont peu d’intérêt pour les prévenir.
  • Ces catégories laissent de côté certains facteurs : par ex.  en ne tenant pas compte de la fourniture de matériels, de finances, de logistique, ou de la projection intégrale du commando destiné à réaliser l’attaque (à la manière des attentats du 11/09 par exemple) ; de même où placer les attaques suggérées ou suscitées par la manipulation mentale lors de contacts réguliers avec un membre de l’EI ?

A la lumière des évènements récents, il nous semble donc possible de réduire ces catégories à 3 niveaux, en fonction de l’origine des attaques et de l’ampleur de l’engagement de l’EI dans leur réalisation.

En effet, l’EI s’est donné la capacité de déployer ses moyens pour générer 3 types d’attaques terroristes, supposant trois niveaux d’implication, de l’attentat « classique », organisé et ordonné au plus niveau de la hiérarchie (comme les attaques du 13 novembre 2015 à Paris) jusqu’à des actions isolées de personnes autoradicalisées, n’ayant absolument aucun contact direct avec l’EI, mais qui vont tout de même agir consciemment pour son compte (ex. l’attaque à la machette contre un enseignant juif à Marseille de janvier 2016).

Nous essayons de matérialiser par un schéma ces trois niveaux d’attaques :

Diapositive1

Les trois catégories, dont les contours sont nécessairement arbitraires compte tenu de la fluidité des situations et de la dilution de la menace terroriste en France, nous semblent permettre d’appréhender au mieux la diversité des attaques, et surtout de pouvoir évaluer nos réponses en termes de prévention et de sécurité.

Le terrorisme projeté : il peut être constitué de commandos constitués dans les zones tenues par l’EI, entraînés, puis transférés vers les pays européens en plusieurs mois, prépositionnés à proximité de la cible (si possible dans un Etat voisin) puis dont l’attaque est déclenchée soit selon un planning préétabli, soit à l’initiative du responsable local, soit sur une instruction de la hiérarchie.

L’exemple type est l’attaque du 13 novembre à Paris.

Cette catégorie vise aussi les attaques menées par les jihadistes européens qui reviennent après un séjour dans les zones EI (que ce soit en Syrie en Irak, ou en Libye), comme le projet avorté d’une attaque en août 2015 contre une salle de concert (déjà à Paris).

Ce type d’opération nécessite une logistique lourde et une préparation sophistiquée et complexe. Il présente des vulnérabilités face aux dispositifs antiterroristes européens mis en place après 2001, et constamment améliorés depuis. Nos services de renseignement et de sécurité sont en théorie organisés et équipés afin de rendre de telles attaques très difficiles à mener à leur terme. Leur réussite paraît donc aléatoire, que ce soit du fait de la facilité à identifier en amont ses auteurs (jihadistes de retour des régions tenues par l’EI, et devant traverser de nombreux pays) ou encore, de la vulnérabilité d’un commando projeté par l’EI depuis la Syrie, qui sera exposé à l’action des services de sécurité pendant la longue période de préparation et de mise en place.

Les dispositifs légaux actuels semblent pertinents en France pour traiter cette menace, et l’effort doit être mis sur les moyens, et surtout sur la rigueur du travail des agents des services de sécurité dont la vigilance est constamment menacée par la routine, les erreurs individuelles, les rivalités…

De même, les statistiques des jihadistes étrangers engagés au sein de l’EI, et celles de ceux revenus en Europe, permettent d’évaluer les risques à venir[xiii].

En conclusion, ce type d’attaque ne peut réussir en Europe que lorsque les auteurs parviennent à « profiter » de manquements, de failles ou de carences des services de sécurité européens.

Le terrorisme glocal : Il s’agit d’un mode d’action terroriste qui découle directement des évolutions internes à al-Qaida[xiv], qui repose donc sur des cellules locales, plus ou moins soutenues (financement, entraînement, moyens) mais qui agissent dans un cadre global, donné soit par des directives expresses de l’organisation, soit lors de contacts réguliers émanant de l’état islamiques (qui ne sont pas exempts de manipulation mentale).

Ce qui caractérise cette catégorie intermédiaire est l’existence d’un lien organisationnel évident avec l’EI mais sans que ce lien n’aille jusqu’à une projection de force. Les moyens et les auteurs sont eux issus des zones cibles (ou voisines). Il peut s’agir d’une cellule constituée autour d’un recruteur ou de sympathisants de l’EI ayant fait allégeance (allégeance acceptée ou au moins connue de l’organisation), ou de membres de l’entourage ou de la famille d’un jihadiste parti rejoindre l’EI.

La difficulté pour prévenir ce type d’attaque est son caractère « localo-centré » manifeste : il n’y a pas d’allers-retours entre la France et l’une des zones tenues par l’EI qui permet d’identifier et de suivre les menaces potentielles. En revanche, les interceptions des communications avec les contacts au sein de l’état islamique constituent un moyen de prévention important.

Cette catégorie regroupe le plus grand nombre de projet d’attentats déjoués récemment en Europe. Les statistiques connues montrent d’ailleurs que la majeure partie des projets d’attentats en Europe de l’EI ne sont pas le fait de combattants partis rejoindre l’organisation puis revenus, mais de membres ou de sympathisants locaux restés sur place[xv].

C’est contre ce type de terrorisme que se sont orientés récemment les dispositifs législatifs et les services de renseignement. La menace est connue, et souvent ces cellules sont liées à des réseaux anciens, donc identifiés. Ces menaces peuvent donc être prévenues, à condition d’y mettre les moyens et la rigueur.

Le terrorisme opportuniste (ou d’opportunité) : cette catégorie recouvre en réalité des situations très différentes qui  ont comme point commun que le passage à l’acte découle de la conjonction d’une propagande opérationnelle largement diffusée par l’EI, et d’un terreau individuel favorable. Aucun lien direct ne peut être établi avec l’EI (pas de contacts directs, pas de soutien financier ou matériel, pas d’entraînement).

J’avais initialement identifié cette catégorie à la suite de l’attentat commis en Isère par un individu radicalisé (et en connexion avec l’EI), qui avait décapité son employeur avant de tenter de faire exploser un dépôt de gaz[xvi].

De l’attaque à la voiture bélier contre un piquet de militaires (Valence décembre 2015), à l’attaque d’un juif dans la rue par un adolescent (Marseille janvier 2016), ce type d’opération s’est multiplié en France, au point que parfois, le caractère jihadiste de l’opération soit nié par les autorités (c’est le cas pour l’instant à Valence).

C’est sur ce type d’attaques que les services de sécurité comme les législations antiterroristes sont les plus démunis.

Susceptibles de toucher des individus isolés, indétectables, ces actions sont imprévisibles (modes opératoires, cibles, moments…) et leurs effets sur la société française sont d’autant plus lourds qu’elles seront répétées partout sur le territoire, créant un climat de terreur et des réactions contreproductives à tous les niveaux du pays, épuisant les services de sécurité dépassés par une menace complètement diluée, et réalisant la menace d’al-Adnani du 22/09/2014 citées ci-dessus : « (…) vous en payerez le prix quand vous marcherez dans vos rues, tournant à droite et à gauche, en ayant peur des musulmans. Vous ne vous sentirez plus en sécurité, même dans vos propres lits. »

Au passage, dans cette catégorie va se trouver des attaques qui ont d’abord relevé du fantasme journalistique : celles de loup solitaire. Longtemps invalidé dans les faits, le « loup solitaire » semble aujourd’hui devenir une réalité du terrorisme de 2016.

Logiquement, l’EI veut développer cette catégorie d’actions qui présentent de multiples avantages (aucun engagement en cas d’échec, coût nul…). L’EI multiplie les instructions générales pour guider de telles attaques terroristes, qu’il s’agisse du choix des cible (comme l’appel récent à attaquer les enseignants de l’école publique et les agents des services de protection de l’enfance) ou des modes opératoires comme nous allons le voir[xvii].

La capacité de l’EI à susciter une telle menace est l’un des aspects les plus inquiétants de la menace terroriste en France en 2016. L’efficacité du terrorisme opportuniste sur le long-terme est liée aux sous-jacents de la stratégie qui l’a générée.

5) les sous-jacents du terrorisme opportuniste de l’état islamique

Les sous-jacents à l’efficacité du terrorisme opportuniste sont doubles :

  • Une maximisation des initiatives individuelles
  • Une transformation de la propagande en arme de guerre.

La maximisation des initiatives individuelles locales

Ce que l’EI a réussi à faire pour le terrorisme jihadiste en Europe n’est pas nouveau. Il s’agit d’une forme adaptée d’une méthode d’opération que l’armée allemande avait théorisé au début du XIXème siècle : l’auftragstaktik, c’est-à-dire un système d’action militaire fondé sur la souplesse et une grande latitude des acteurs subalternes.

Il s’agissait de générer une capacité intrinsèque des différents niveaux de commandement à agir et à prendre toute initiative nécessaire au plan général. Cela reposait donc sur 3 facteurs : un plan suffisamment souple pour donner de l’autonomie aux exécutants sur le terrain (pas de micro-management par exemple), un plan diffusé et compris de tous les exécutants afin qu’ils puissent agir dans le sens voulu par le supérieur, et une éducation valorisant l’initiative.

« il n’y a rien de plus important que d’éduquer le soldat à penser et agir par lui-même. Son autonomie et son sens de l’honneur le pousseront alors à faire son devoir même lorsqu’il ne sera plus sous les yeux de son supérieur » (Règlement d’infanterie allemand de 1908)

On constate que l’EI réutilise avec le terrorisme opportuniste, en le maximisant, ce mode d’opérations militaires : les attaques terroristes opportunistes suscitées par des messages généraux et collectifs, permettent de poursuivre l’objectif stratégique final tout en se fondant sur une autonomie tactique complète de ses auteurs, qui n’ont rappelons-le aucun lien direct avec l’EI.

Il faut pour cela diffuser les objectifs, et c’est l’objet d’une propagande sophistiquée mais surtout volumineuse[xviii], et utilisant tous les canaux disponibles. Il ne s’agit plus simplement de convaincre, de légitimer, de recruter ou convertir, mais aussi de provoquer des attaques infligeant des pertes à l’ennemi.

La propagande de l’EI remplit donc 3 fonctions :

  • La fonction classique de propagande : recrutement et renforcement moral
  • Une fonction de transmission des instructions et des objectifs permettant à chacun de s’en imprégner pour agir ensuite sur sa seule initiative
  • Une fonction d’éducation en diffusant les modes operatoires, régulièrement mis à jour en fonction des expériences des attaques réussies ou avortées.

Par exemple, l’EI vient ainsi de diffuser en novembre 2015 une plaquette de 64 pages de recommandations techniques sur les règles de prudence et de sécurité des jihadistes projetant un attentat en Occident, règles rédigées entre 2013 et 2014 sur la base de cours donnés aux jihadistes au sein de l’EI. Ce fascicule, « Safety and Security guidelines for Lone Wolf Mujahideen and small cells« [xix] a été adapté afin qu’il puisse s’appliquer  expressément aux « loups solitaires » et aux petites cellules d’action.

Ce guide confirme que l’EI a intégré dans ses priorités la transmission des savoirs nécessaires à la réalisation d’attaques terroristes opportunistes, reproduisant ainsi l’éducation des officiers de l’armée allemande au temps de l’auftragstaktik !

Et l’EI pousse la maximisation des initiatives individuelles locales jusqu’à cette éducation. Dans ce fascicule les personnes qui souhaitent commettre un attentat sont invitées à se tenir informées des rapports et analyses émis par les européens eux-mêmes :

« …l’ennemi lui-même te montre comment l’attaquer, il te donne des idées et te guide. Dasn les mots mêmes de l’ennemi, tu peux découvrir ses peurs, tu peux identifier ses points faibles, ses problèmes, et tirer avantage de tout ça dans tous les différentes étapes de la préparation de ton opération. Il y a quelques jours, je lisais un rapport écrit par des officiers de services de renseignement de plusieurs pays qui avaient analysé plus de 10 simulations d’attaques. Gloire à dieu (Subhan’Allah), au fur et à mesure que je lisais, j’avais des idées encore plus imaginatives et créatives. Ils pensent même à des choses auxquelles nous ne pensons pas, et dès que nous parvenons à découvrir ce à quoi ils s’attendent, nous pouvons l’utiliser à notre profit et contourner leurs plans… »[xx]

Cet extrait montre à quel point il est de la responsabilité de tous, y compris les passionnés ou analystes de mesurer en permanence leurs interventions, afin qu’elles ne puissent profiter aux jihadistes de l’EI, qui sont souvent les premiers à s’y intéresser.

De même, la publicité faite par les médias occidentaux aux messages de l’EI doit être évaluée afin qu’elle ne facilite pas des attentats jihadistes.

La propagande devient une arme de guerre :

L’utilisation de la propagande a toujours fait partie des moyens déployés par les belligérants lors d’une guerre. Tromper l’ennemi, maintenir le moral des troupes et des populations, recruter des alliés, soutenir l’effort de guerre sont des fonctions classiques.

La propagande est d’abord destinée à son propre camp, du fait de la proximité culturelle et linguistique qui garantit une meilleure compréhension et efficacité. Elle sert également à intoxiquer l’ennemi, à le tromper, à l’affaiblir moralement et à influencer les neutres en vue d’en faire des alliés.

Progressivement dans l’histoire, la propagande a été utilisée de plus en plus offensivement. C’est ainsi que la victoire des Soviétiques lors de la guerre civile russe est indissociablement liée à l’agitprop de Lénine, qui a autant diffusé l’idéologie communiste auprès des populations, que subvertit le moral des ennemis nombreux du régime de Moscou, à commencer par les corps expéditionnaires franco-britanniques.

Pour autant, la propagande n’a pas vocation à infliger directement des pertes à l’ennemi, elle n’est pas une arme de guerre au sens strict du terme.

Aujourd’hui, l’EI utilise sa propagande comme une arme, capable « d’activer » des soldats au sein même du camp ennemi, et de lui infliger directement des dommages.

Par son contenu et ses moyens de diffusion, la propagande « récupère » les parcours personnels, les échecs, les carences affectives ou spirituelles voire les troubles mentaux, d’individus aux profils très variés, et de les mettre au service de la cause et des objectifs stratégiques de l’EI.

Les auteurs impliqués dans des actes relevant du terrorisme opportuniste, agissent souvent seuls ou en très petits groupes. Ils suivent chacun un processus différent et éminemment individuel, lié à leur tempérament, leur vécu, leurs déceptions, leurs ratages, voire leurs maladies. Mais par leur action, ils servent les objectifs de l’EI, qui n’étant aucunement lié à eux, reste libre de les désavouer ou de les reconnaître.

6) Conclusions :

Les perspectives pour 2016 montrent donc une diversification et une dilution de la menace terroriste en France, autour de trois typologies d’attentats.

Si les moyens de prévenir les deux premières sont aujourd’hui connus et mis en oeuvre, il n’en est pas de même pour les actes relevant du terrorisme opportuniste.

La mise en place d’une contre-propagande est évidemment une bonne chose même si on peut s’interroger sur un discours contre-terroriste qui ne s’appuient sur aucune étude sérieuse quant aux ressorts de séduction et d’efficacité de la propagande de l’EI.

Pourtant une telle étude est indispensable. Elle suppose une démarche pluridisciplinaire afin de comprendre pourquoi le discours jihadiste est si efficace pour pousser des profils très variés à passer à basculer dans la violence aveugle.

La menace terroriste se dilue. Elle implique désormais des fractions diversifiées de la Société française. Le terrorisme ne concerne plus seulement les membres de réseau – reliés à l’EI – ou des sympathisants (qu’il s’agisse de milieux jihadistes ou familiaux), mais plus largement des publics très différents qui vont s’engager dans une attaque terroriste opportuniste.

Face à cette dilution, il devient impérieux de concevoir une démarche globale sur le long terme de prévention du terrorisme, comme je l’avais déjà préconisé ici notamment, qui ne peut reposer seulement sur un volet répressif et policier, qui est inopérant et impossible à déployer face au terrorisme opportuniste.

Il serait intéressant ainsi de réfléchir à faire évoluer le droit pénal applicable au terrorisme. La politisation progressive des sanctions pénaux applicables aux actes terroristes semble alimenter la menace de terrorisme opportuniste. Notre droit pénal paraît ainsi inadapté pour répondre à une menace à la fois diversifiée à l’extrême et très cohérente[xxi]. De même il est possible de réfléchir à l’adaptation des règles de responsabilité pénale, compte tenu des profils de certains auteurs d’attaque terroriste opportuniste (mineurs, malades mentaux…).

Etudier, comprendre, concevoir (enfin) des réponses globales et les appliquer sont donc des étapes indispensables et urgentes.

La sécurité de la France face au terrorisme de l’EI est à ce prix.

________________________________________________

[i] Muwahhid est le musulman croyant qui met l’accent sur le Tawhid , c’est à dire le monothéisme absolu de la foi dans l’Islam.

[ii] Déclaration connue de Abu Mohammed al-Adnani, porte-parole de l’état islamique le 22 septembre 2014, https://pietervanostaeyen.wordpress.com/2014/09/25/abu-muhammad-al-adnani-ash-shami-indeed-your-lord-is-ever-watchful/

[iii] « Daesh se distingue aussi d’Al-Qaida Central par un renversement de ses priorités stratégiques. Celles-ci ne vont plus à la lutte contre « l’ennemi lointain », c’est-à-dire les Etats-Unis et leurs alliés « croisés », les pays occidentaux, mais à « l’ennemi proche », à savoir les régimes arabes locaux, jugés corrompus et indignes de l’islam » in Rapport d’information sur le Proche et Moyen-Orient, Assemblée Nationale, Commission des affaires étrangères, rapporteur Odile SAUGUES, n°2666, déposé le 18 mars 2015, p.63 http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i2666.asp#P524_178705

[iv] Statistiques établies sur la base des travaux de Thomas Hegghammer et Petter Nesser, Assessing the Islamic State’s Commitment to Attacking the West, in Perspectives on Terrorism, Vol. 9 Issue 4 – Agust 2015 – pp. 14-30 http://www.terrorismanalysts.com/pt/index.php/pot/article/view/440/html , et particulièrement l’annexe 2 qui dénombre tous les attentats et projets d’attentats en Europe de janvier 2011 à juin 2015, actualisée jusqu’au 13 janvier 2016.

[v] Egalement le Canada mais dans une moindre mesure.

[vi] nous citerons Ibrahim Boudina (France – février 2014), Mehdi Nemmouche (Belgique – mai 2014), Mohamed Ouharani (France – juillet 2014)

[vii] C’est notamment le cas en France du démantèlement de la cellule Cannes-Torcy en septembre 2012, directement liée au front al-Nosra, alors externalisation en Syrie d’un état islamique ayant fait allégeance à Al-qaida.

[viii] Il y a au moins une affaire où l’implication de l’état islamique est possible, mais non avérée, il s’agit de l’affaire dite de « London Mumbai plot » d’octobre 2013, mais il n’y a aucune certitude.

[ix] Un projet messianique et un projet idéologique fondé la création d’une société ou d’un monde idéal et parfait, complètement mythique et dont l’instauration marquera l’entrée dans une ère nouvelle, la transformation radicale du monde ou même la fin de l’histoire – Définition inspirée par le livre de Richard Landes, Heaven on Earth : The Varieties of the Millennial Experience, Oxford University Press,Oxford 2011 p. 21

[x] Un projet apocalyptique est un projet fondé sur la croyance que la fin du monde ou sa transformation radicale, sont proches, et il est naturellement nourri de tous signaux négatifs ou pessimistes sur l’avenir de ses adeptes. Même source p. 18

[xi] Etude qui pourrait partir des travaux séminaux de J.M. Berger « The Metronome of Apocalyptic Time: Social Media as Carrier Wave for Millenarian Contagion », Perspectives on Terrorism, Vol. 9 Issue 4 – Agust 2015 – pp. 61-71 :

http://www.terrorismanalysts.com/pt/index.php/pot/article/view/444/html

[xii] Thomas Hegghammer et Petter Nesser, Assessing the Islamic State’s Commitment to Attacking the West, in Perspectives on Terrorism, Vol. 9 Issue 4 – Agust 2015 – p. 22 http://www.terrorismanalysts.com/pt/index.php/pot/article/view/440/html

[xiii] Voir par exemple Thimothy Holman, The Swarm : Terrorist Incidents in france, in terrorism Monitor, Volume 13, Issue 21, 30/10/2015 p. 5 : http://www.jamestown.org/programs/tm/single/?tx_ttnews%5Btt_news%5D=44538&tx_ttnews%5BbackPid%5D=787&no_cache=1#.Vpe3Y_32Z9A

[xiv] Il s’agissait même du mode d’action privilégié au début d’al-qaida avant qu’Oussama Ben Laden ne prenne le leadership et n’influence le mouvement vers des attentats de grande ampleur.

[xv] De janvier 2011 à juin 2015, on constate ainsi 22 projets de sympathisants pour 9 de jihadistes revenus de zones EI, source, Hegghammer & Nesser, Ibid. p. 27.

[xvi] Voir mon billet attentat en Isère : crime ordinaire et Jihad opportuniste.

[xvii] L’état islamique vient même de diffuser une plaquette complète de 64 pages recommandations techniques sur les règles de prudence et de sécurité des jihadistes projetant un attentat en Europe, règles rédigées entre 2013 et 2014 mais adaptées au cas des « loups solitaires » : « Safety and Security guidelines for Lone Wolf Mujahideen and small cells »

[xviii] Les statistiques des messages et vidéos diffusées par les différents services de communication et de propagande de l’EI dépassent de loin par leur nombre et leur fréquence la communication de toutes les autres organisations jihadistes.

[xix] Voir notamment http://www.investigativeproject.org/5021/new-islamic-state-document-shows-us-still-in# et http://www.jamestown.org/single/?tx_ttnews%5Btt_news%5D=44834&tx_ttnews%5BbackPid%5D=381#.Vpf4n_32Z9A

[xx] Citations traduites de Safety and Security guidelines for Lone Wolf Mujahideen and small cells, de Abu Ubayda Abdullah al-Adm, p. 11.

[xxi] Les attaques de terroristes opportunistes donnent ainsi lieu à des débats byzantins sur le fait de savoir s’il s’agit encore de terrorisme ou non (par ex. les attaques à Valence ou à la Goutte d’or, mais aussi les attaques de marchés de Noël en 2014), ce qui montre que les frontières actuelles de notre droit en matière de terrorisme ne sont pas adaptées à l’évolution de la menace.




ANALYSE DU PROJET DE REVISION CONSTITUTIONNELLE (2) : LA DECHEANCE DE NATIONALITE

Après avoir abordé dans un premier billet la constitutionnalisation de l’état d’urgence, nous analysons maintenant la seconde mesure prévue dans ce projet de révision constitutionnelle : la déchéance de nationalité.

Le cadre juridique de la déchéance de nationalité :

Rappelons que dans la Constitution, l’acquisition comme la perte de la nationalité relèvent de la Loi. C’est l’article 34 qui définit les domaines de compétence de la Loi, à savoir un certain nombre de matières dont « la nationalité, l’état et la capacité des personnes, les régimes matrimoniaux, les successions et libéralités ; ».

La nationalité n’est donc qu’un des attributs du droit civil classique, qu’il appartient à la Loi de régler. Dans ces matières, le législateur ne doit pas simplement fixer les grands principes mais définir toutes les règles (dans d’autres matières, la Constitution lui demande juste de fixer le cadre, à charge pour des décrets de définir les règles).

Donc, en matière de droit civil, dont la nationalité, seul le législateur est compétent, et ni le pouvoir exécutif, ni le Juge ne peuvent définir les règles de droit applicables (1).

Et c’est donc dans le Code civil que l’on va trouver les règles applicables à l’acquisition et à la perte de la nationalité. En effet, il existe déjà aujourd’hui des hypothèses où un citoyen français peut être déchu de sa nationalité (contrairement aux affirmations délirantes de certains, la nationalité française peut donc se perdre – et cela sans que notre pays ne se couvre instantanément de miradors et de policiers politiques en lunettes et impers noirs).

Et la preuve se trouve dans les articles 25 et 25-1 qui prévoient la déchéance de la nationalité, décidée par décret pris après avis conforme du Conseil d’Etat, pour des personnes qui ont été condamnées pour certains crimes et délits à savoir (2) :

1) les crimes et délits « constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou pour un crime ou un délit constituant un acte de terrorisme » (et oui déjà et ce depuis 1998)

2) les crimes et délits prévus et réprimés « par le chapitre II du titre III du livre IV du code pénal » (il s’agit des atteintes à l’administration publique commises par des personnes exerçant une fonction publique – articles 432-1 à 432-17 du code pénal)

3) la soustraction « aux obligations résultant pour lui du code du service national » (largement tombé en désuétude à ce jour)

A ces trois situations qui peuvent amener le pouvoir exécutif à prononcer pour la personne condamnée la déchéance de sa nationalité française, il faut ajouter une 4ème situation qui ne suppose aucune condamnation, c’est la déchéance du français qui s’est «livré au profit d’un Etat étranger à des actes incompatibles avec la qualité de Français et préjudiciables aux intérêts de la France ».

Dans tous les cas, le code civil prévoit trois contraintes :

– le déchéance doit être prononcée par un décret, qui ne peut être pris que sur avis conforme du Conseil d’Etat (c’est une garantie aujourd’hui évidente pour qui pratique la plus haute juridiction administrative, même si nous verrons que la présence de magistrats dans les instances statuant en matière de nationalité n’a pas dans le passé offert une quelconque garantie).

– il faut pour 3 des 4 hypothèses une condamnation pénale devenue définitive.

– et en aucun cas, cette déchéance ne doit aboutir à créer un apatride (c’est à dire que la personne déchue doit disposer d’une autre nationalité).

Et pour couronner le tout, cette déchéance ne peut intervenir que dans deux délais de prescription qui se cumulent :

– au plus tard dans les 10 ans de la condamnation ou de la survenance des faits (pour la 4ème hypothèse)

– et au plus tard dans les 10 ans de l’acquisition de la nationalité. Il convient de noter qu’en application d’une Loi du 23 janvier 2006, ce dernier délai sera porté au 1er janvier 2016 (oui dans quelques jours) à 15 ans pour les déchéances prononcées dans le 1er cas, qui concerne – Ô surprise ! – les condamnations pour terrorisme.

Le contexte historique de la déchéance de la nationalité :

Le problème du gouvernement est que cette déchéance n’est donc possible que pour des personnes qui n’étaient pas françaises au départ, qui ont acquis la nationalité française. Toute personne née française ne peut donc être déchue de sa nationalité, en droit positif (aujourd’hui et pour quelques mois encore).

En réalité, cette exclusion n’est pas un oubli puisqu’il y a eu de nombreuses lois sur la nationalité et la déchéance (dont les Lois du 7 avril 1915, du 10 août 1927 ou le décret-loi du 12 novembre 1938), et aucune, AUCUNE n’a jamais prévu qu’un français de naissance puisse être déchu de sa nationalité.

Le fait est que le droit du sol n’est pas un vain mot dans notre droit civil, et que le législateur s’y est conformé pendant deux siècles, malgré les tensions, crises et vicissitudes qui ont marqué l’histoire de notre beau pays.

Il n’y a eu en réalité qu’un seul cas dans notre histoire où une loi a prévu la déchéance de nationalité pour des personnes nées françaises : c’est la « fameuse » loi du 22 juillet 1940, votée sous le régime de Vichy (votée donc par le même Parlement que celui élu en 1936 avec le Front Populaire – petit rappel historique innocent).

Cette loi symbolise à elle seule tout le corpus juridique qui accompagne la violente réaction de l’extrême-droite française arrivée au pouvoir dans les fourgons de la Wehrmacht, réaction appelée « Révolution nationale »

Cette Loi a donc fait couler beaucoup d’encre et susciter de nombreux délires, malgré les excellentes étude juridiques et sociologiques sur son application (3).

En réalité, il n’y a pas eu UNE lois mais TROIS lois successives (4), ce qui montre à quel point cette question est ancrée dans le logiciel idéologique de l’extrême droite française :

  • une Loi du 16 juillet 1940 (qui modifie l’article 10 de la Loi du 10 août 1927 relatif à la déchéance de la nationalité pour les personnes étrangères ayant acquis la nationalité française),
  • une Loi du 22 juillet qui prévoit de « réviser rétroactivement » les naturalisations intervenues entre 1927 et 1940
  • et enfin une Loi du 23 juillet 1940 qui prévoit la déchéance de la nationalité pour les français ayant quitté le pays sans ordre de mission (en fait les Français Libres, et c’est sur son fondement que le Général de Gaulle sera déchu de sa nationalité par décret du 8 décembre 1940).

décret de déchéance de la nationalité française du Général De Gaulle

Pour parfaire le tableau de sinistre mémoire pour tout juriste, précisons que ces Lois ont été rédigées pour modifier de manière rétroactive la situation des personnes, qui pouvaient devenir apatrides d’un simple trait de plume, et que les pertes de nationalité décidées pouvaient être étendues aux épouses et enfants de la personne déchue. On le voit, quand l’extrême-droite a « carte blanche », elle ne mégote jamais sur le sordide.

Une fois ces mesures votées les déchéances commencent. Elles font l’objet d’une procédure complexe mise en œuvre jusqu’en 1944. C’est la Commission de révision des naturalisations qui statue sur chaque cas. Elle est formée de 10 membres nommés par le gouvernement et présidée par un Conseiller d’Etat (5).

Pendant 4 ans, cette commission va exclure de la communauté des Français des personnes, dont les noms sont publiés au Journal Officiel chaque semaine. Contrairement à ce qui est annoncé dans la Loi du 22 juillet 1940, la « révision » ne se limite pas aux naturalisations et va s’étendre à tous les modes d’acquisition de la nationalité. En théorie, plus de 900.000 personnes sont concernées entre 1927 et 1940, et le faible nombre de personnes qui vont se voir retirer la nationalité – 15154 personnes au total (6) – ne doit masquer que près de 45 % sont juifs et seront livrés (avec femmes et enfants) à la déportation du seul fait de la perte de leur qualité de français.

Logiquement, le gouvernement provisoire de la République abroge ces dispositions, assez rapidement pour les déchéances qui frappent les Français libres (Ordonnance du 18 avril 1943 à Alger donc), puis celles relatives aux révisions des naturalisations (Ordonnance du 24 mai 1944).

Les dispositions de la Loi du 16 juillet 1940 relatives à la procédure de déchéance de la nationalité pour les Français naturalisés récemment, resteront en vigueur jusqu’à l’adoption du code de la nationalité (ordonnance du 19 octobre 1945).

Mais le choc lié à ces pratiques criminelles et totalement contraires aux principes fondateurs de la République est tel, qu’en 1945, le nouveau législateur choisira un autre dispositif pour sanctionner les « mauvais français » (les collaborateurs) qui par leur action se sont rendus indignes de faire partie de la communauté nationale : ce sera l’indignité nationale, sanction lourde privative de tous les droits civiques et personnels, qui sera appliquée par des juridictions d’exception (7).

Il s’agit d’un régime particulier instauré par une ordonnance du 26 août 1944 (juste après la Libération de Paris) qui va poser de nombreux problèmes pratiques, mais sera fondée sur un principe : écarter les personnes jugées indignes de participer à la reconstruction nationale de la France, sans pour autant les exclure de la communauté nationale.

Ce régime de l’indignité nationale, limité dans le temps et destiné à répondre à un contexte particulier a été rapidement abandonné, compte tenu de ses difficultés pratiques.

Le projet du gouvernement Valls :

C’est donc dans un contexte symbolique et historique particulièrement lourd, et absolument pas maîtrisé, que le gouvernement entend aujourd’hui insérer dans la Constitution la possibilité de déchoir de la nationalité française des personnes nées françaises.

L’article 2 du projet constitutionnel veut modifier l’article 34 de la manière suivante :

  • En insérant après le mot « nationalité » les termes suivants : «  y compris les conditions dans lesquelles une personne née française qui détient une autre nationalité peut être déchue de la nationalité française lorsqu’elle est condamnée pour un crime constituant une atteinte grave à la vie de la Nation ; »
  • Et en créant un autre tiret séparé « l’état et la capacité des personnes, les régimes matrimoniaux, les successions et libéralités ».

Le motif invoqué est que la jurisprudence actuelle du Conseil constitutionnel ne permet pas de retirer par une loi la nationalité à une personne qui n’entre pas dans les conditions de l’article 25 du code civil, et notamment une personne née française.

Et l’adoption d’une simple loi réformant les articles 25 et 25-1 du code civil serait jugée inconstitutionnelle pour deux raisons :

1) d’abord le gouvernement considère qu’il existe un « principe fondamental reconnu par les lois de la République relatif à l’absence de possibilité de déchéance de nationalité pour une personne née française même si elle possède une autre nationalité » (il n’a pas encore été énoncé par le Conseil constitutionnel mais il est vrai que tout est réuni pour qu’à la première occasion, il devienne réalité),

2) et ensuite parce que dans une décision récente (n° 2015-439 QPC du 23 janvier 2015), le Conseil constitutionnel a exigé qu’une Loi qui touche à la nationalité ne porte pas « atteinte à une situation légalement acquise ».

Pour le gouvernement, la déchéance de la nationalité d’origine «  constitue une atteinte à une situation légalement acquise ». Il ajoute que la « nationalité française attribuée dès la naissance confère en effet à son titulaire des droits fondamentaux dont la privation par le législateur ordinaire pourrait être regardée comme une atteinte excédant ce qu’autorise la Constitution », ce qui nécessite donc de modifier la Constitution pour permettre de forcer le Conseil constitutionnel à modifier sa jurisprudence.

Et pourquoi forcer une éventuelle résistance du Conseil constitutionnel (qui ne s’est pourtant pas montré très résistant jusque-là) ?

Parce que la déchéance de la nationalité permet pour le gouvernement de «  renforcer la protection de la société française, en permettant notamment de procéder à l’éloignement durable du territoire de la République, par la voie de l’expulsion, des personnes dont le caractère dangereux est avéré par la condamnation définitive dont elles ont fait l’objet et à interdire leur retour sur le territoire ».

Voilà la réalité de tout le projet : permettre la résurgence juridique « modernisée » de l’exil des personnes politiquement indésirables (étant entendu qu’elles ont purgé les peines sanctionnant leurs crimes).

Nous n’épiloguerons pas sur les promesses du gouvernement selon lesquelles seuls les « seules les infractions criminelles les plus graves peuvent justifier une sanction telle que la déchéance de nationalité prononcée à l’encontre de Français de naissance » puisqu’il appartiendra à la Loi de les fixer, et que rien n’interdit à ce que d’éventuelles réformes législatives n’en élargissent l’application.

Précisons que c’est d’ores et déjà le projet du Front national qui trépigne d’impatience d’élargir le champ des déchéances de nationalité, dès qu’il arrivera au pouvoir, en profitant du nouveau cadre juridique obligeamment instauré par le gouvernement actuel, comme le montre la déclaration de ce matin ci-dessous (8).

texte2

Les critiques juridiques de cette mesure :

Ce projet souffre de plusieurs critiques qui suffiraient à en démontrer l’inutilité et l’inanité, sans besoin de faire appel aux mânes et héros de la République outragée.

D’abord, l’argument sur la constitutionnalisation de la déchéance est assez faible puisqu’il appartient au législateur de fixer les règles relatives à la nationalité. Et si ces règles doivent s’insérer dans le cadre des principes fondamentaux reconnus par les Lois de la République, qui ont une valeur constitutionnelle, c’est justement parce qu’il n’est normalement pas nécessaire de les inscrire dans la Constitution.

De plus, et comme pour la constitutionnalisation de l’état d’urgence (voir le billet précédent), le projet de loi constitutionnelle est fait de telle manière qu’il est impossible au gouvernement qui l’a conçu et entend le défendre de plaider la bonne foi.

Car la réforme n’élargit pas simplement la possibilité de déchéance de nationalité aux personnes nées françaises, elle sort la nationalité du droit civil pour en faire un domaine législatif autonome et même mis en valeur.

Très concrètement, la nationalité n’est plus une des matières qui relèvent de la Loi, mais un domaine autonome de compétence législative, bénéficiant donc d’un tiret particulier. Et ce changement n’est pas que symbolique puisqu’il revient sur la réforme de 1993 qui avait abrogé le code de la nationalité pour justement le réintroduire dans le code civil.

La nationalité n’est qu’un des attributs de la personne, et il n’y a aucune raison d’en faire un domaine autonome du reste du droit civil.

En procédant ainsi, en mettant à ce point en valeur la nationalité dans la Constitution, le gouvernement constitutionnalise le logiciel idéologique de l’extrême-droite, qui fait des questions de nationalité (et de « bons » ou « mauvais » français) le cœur de son action politique !

Ce changement de tiret, inutile techniquement (l’ajout pouvait se faire sans modifier le nombre des tirets, par une insertion entre virgules), est donc une formidable victoire idéologique, politique et juridique de l’extrême-droite qui voit consacrée dans la Constitution sa fixation délirante sur la nationalité, définie comme l’alpha et l’oméga de la personne (alors qu’un minimum d’honnêteté intellectuelle suffit pour constater que, même de nos jours, la majorité des Français n’a pas choisi d’être français).

Les critiques techniques de la déchéance de nationalité

Cette déchéance de nationalité, conçue pour augmenter la sécurité de la Nation, souffre aussi de critiques techniques quant à son efficacité.

De fait, il n’échappera à personne – à part Messieurs Hollande et Valls manifestement – que cette mesure est inutile contre des personnes coupables d’actes terroristes jihadistes. Les terroristes rejettent déjà toute appartenance à la France, « pays de mécréance (kufr)». Donc la menace d’une déchéance d’une nationalité « kafir » ne sera d’aucun effet dissuasif pour des personnes endoctrinées dans l’idéologie jihadiste (en revanche elle les fait beaucoup rire, au point que l’on se prend à douter que notre Premier ministre tente à leur encontre la stratégie dite « de la dent de requin » – les amateurs de Kaamelott comprendront).

Et la possibilité de les expulser du territoire n’est pas non plus un argument sérieux, dès lors que les jihadistes circulent sous de faux papiers et que les moyens de détection et de contrôle sont notoirement insuffisants (mais c’est tellement plus drôle de dépenser l’argent public pour modifier la Constitution).

Combien de jihadistes fichés et repérés, voire expulsés, circulent-ils librement en Europe et en France ?

Il suffit de se pencher sur les parcours des auteurs des attentats du 13 novembre pour réaliser à quel point l’expulsion d’un jihadiste condamné et déchu de sa nationalité française ne renforcera rien du tout.

Mais cette mesure pose aussi des problèmes techniques : il n’est pas possible de faire d’un jihadiste déchu de sa nationalité française un apatride. Cela suppose donc qu’il conserve une autre nationalité (et qu’il soit ni-national). Que va-t-il se passer s’il est aussi déchu de son autre nationalité ?

Va-t-il pouvoir faire annuler sa déchéance ? Dans quels délais ? Et avec quelles conséquences juridiques pour ses droits patrimoniaux ?

Et quid de sa famille restée en France ? Aura-t-il un droit de visite ?

Le plus grotesque de la mesure est que grâce à sa déchéance, le terroriste dangereux qui n’est plus français échappera à nos juridictions : il ne pourra plus se voir interdire de rejoindre les zones jihadistes, ni se voir soumettre à tout contrôle et toute mesure de coercition (comme par exemple l’interdiction de sortie du territoire).

Et s’il est à l’étranger il ne sera plus possible de solliciter son extradition vers la France s’il est arrêté à l’étranger et qu’il intéresse à nouveau nos Services.

C’est ainsi que la Justice et la Police devront apprendre à se passer de tout terroriste dangereux, anciennement français mais déchu. Or, les cycles de vie et d’action des réseaux jihadistes montrent que la lutte antiterroriste doit s’inscrire sur un temps long, voire très long, et que les mêmes personnages clés se retrouvent régulièrement au cours des enquêtes. On comprend mieux l’émoi des Juges antiterroristes, qui sont complètement opposées à cette mesure.

Enfin, il reste le cas éventuel d’un terroriste jihadiste né français, condamné par contumace et déchu de sa nationalité, qui échappera ainsi définitivement à sa peine, son extradition vers la France n’étant plus automatique comme elle l’aurait été s’il était « resté » français…

Bien que ce cas reste théorique (nul ne peut savoir si la future loi qui sera adoptée après la réforme de la Constitution prévoira une telle déchéance pour des condamnations par contumace), il illustre le ridicule d’une mesure techniquement inefficace.

Eloigner une menace ne renforce pas la sécurité

C’est ainsi que l’éloignement du territoire d’éléments dangereux ayant purgé leur peine, ne renforce pas « la sécurité de la Nation », malgré les affirmations du gouvernement, qui montre là une (nouvelle) preuve de sa grave méconnaissance de la manière dont fonctionne le contre-terrorisme.

Réformer le suivi des condamnés en fin de peine, lorsque leur dangerosité est avérée, ou simplement allouer les moyens humains et financiers nécessaires au suivi de ces condamnés dans le cadre des dispositifs déjà existants (qu’il s’agisse de réinsertion, de déradicalisation ou de surveillance), voilà ce qui renforcerait réellement la sécurité nationale.

Au lieu de cela, le gouvernement ne propose rien de moins que d’expulser des individus dangereux, soit vers des pays où ils seront torturés et manipulés par les services de sécurité de dictatures (ce qui ne fera qu’affaiblir encore notre position face à la propagande jihadiste qui dénonce nos « doubles discours » sur la démocratie et les droits de l’homme), soit vers des pays « sanctuaires » où ils pourront organiser en toute impunité, et loin des capacités d’actions et de surveillances de nos services, de nouveaux attentats.

Plus un individu qui purgé sa peine est dangereux et plus vous avez intérêt à le garder sous une surveillance étroite au plus près de vos moyens de renseignement. Voilà une règle de base du contre-terrorisme qui est allègrement bafouée par cette réforme constitutionnelle qui n’a en réalité aucune justification technique rationnelle.

En pratique, et selon la loi votée après la réforme de notre Constitution, soit la déchéance de nationalité sera appliquée sur une grande échelle, et ses effets positifs attendus seront annulés par les effets négatifs pour la sécurité de la Nation, soit elle sera réduite à un ou deux cas annuels, ce qui n’aura donc aucun effet.

Or dans l’intervalle, cette mesure aura scellé un désastre symbolique et politique majeur pour la lutte contre le terrorisme que nous menons.

Un désastre symbolique et politique majeur

L’ampleur des réactions négatives que ce projet (loin d’être toujours bien argumentées) génère montre qu’il est désastreux sur le plan symbolique.

La déchéance de nationalité renie les valeurs fondamentales qui font la spécificité de la France.

Le plus étonnant est que le gouvernement ne craint pas de proclamer dans la motivation de son projet que « La démocratie ne combat pas ceux qui nient ses valeurs en y renonçant ». Or il fait ensuite l’inverse en reniant toute prudence dans les attentes aux droits, les principes fondamentaux des lois de la République et sa propre parole publique (puisque ce projet avait été envisagé en 2010 (9), et avait été alors fortement critiqué par les mêmes qui le défendent aujourd’hui).

En souhaitant retirer leur nationalité à des Français de naissance, le gouvernement se place bien évidemment dans la continuité des Lois adoptées sous Vichy en 1940. Bien évidemment, les conditions et les garanties de la mesure envisagée en 2015 sont différentes de celles de 1940 (notamment l’interdiction de créer des apatrides).

Mais ce constat est une réalité historique incontestable : Il n’y a eu qu’un seul moment dans l’histoire de France, où un législateur a remis en cause une nationalité acquise par la naissance, et le droit du sol qui la fonde, et c’est en 1940…

Le symbole est donc désastreux, et il est particulièrement surprenant que le gouvernement, pourtant doté d’une pléthore de conseillers en communication, en marketing ou en image, n’ait pas réalisé à quel point la dimension symbolique de ce projet allait être néfaste à tout le pays.

La non maîtrise des symboles par nos dirigeants choque, surtout quand on la compare avec la maîtrise de la symbolique des actions des dirigeants jihadistes (date, cible, moyens, discours… tout est maîtrisé chez eux).

Mais la critique politique de cette mesure ne peut se limiter à une espèce de « point Godwin » disqualifiant, et il faut aller au-delà de la seule référence à Vichy.

En réalité, la déchéance de la nationalité est un désastreux aveu de faiblesse politique, et un renoncement à lutter contre la propagande et l’idéologie jihadistes.

Ce renoncement est d’abord celui de la politisation de la sanction.

Le terrorisme jihadiste met en danger nos Sociétés, seulement parce que nous l’acceptons. Les attentats terroristes, aussi terribles soient-ils, ne sont ni irrésistibles, ni d’une ampleur telle que nos Sociétés soient mortellement menacées sur le terrain.

Certes les pertes et les drames humains causés par chaque attentat sont terribles, mais à aucun moment nos sociétés développées ne devraient être déstabilisées par les coups portés par les terroristes.

En fait, c’est la réponse apportée par nos dirigeants depuis plus de 10 ans au terrorisme jihadiste, qui décuple la puissance de chaque attaque. En politisant la réponse pénale à ces crimes terroristes, nos gouvernements augmentent leurs effets et leurs confèrent importance largement supérieure à la réalité des dommages causés.

Pour s’n rendre compte, il suffit de comparer la réponse actuelle au terrorisme jihadiste avec celle opposée par la classe politique de la IIIème République (10).

Prenons du recul quelques instants : pour répondre à une attaque sanglante et dramatique (mais évitable), de 9 terroristes fanatisés, notre gouvernement n’a rien de mieux à proposer que de changer notre Constitution !

On comprend l’énorme jubilation des commanditaires de ces attaques, qui n’en sont que plus motivés à continuer à préparer contre nous de nouvelles opérations criminelles.

Mais pire encore que la disproportion et l’absence de résilience que montre ce projet conçu en réaction à un attentat, il y a l’aveu de faiblesse et de défaite que recèle cette déchéance de nationalité.

Incapable de pouvoir lutter face à l’idéologie et l’endoctrinement jihadistes, notre Société ne saurait donc qu’exclure et expulser les auteurs et complices d’attentats.

Sommes-nous donc dépourvus de moyens de contrer une radicalisation qui n’est ni une maladie incurable, ni un processus irréversible ? (11)

Nos valeurs, nos modes de vie, les perspectives d’avenir que nous offrons à la jeunesse, sont-ils si détestables que nous ne puissions espérer concurrencer ceux offerts par la propagande grossière d’un Etat islamique totalitaire et invivable ?

En réalité, exclure de la Nation, ses membres devenus jihadistes est le signe d’un refus de répondre au défi que le jihadisme pose à notre pays, et c’est laisser le champ libre à la propagande d’une idéologie totalitaire et extrémiste dont l’absence d’avenir est masqué par l’ultra-violente et le caractère suicidaire.

La déchéance de la nationalité prévue dans le projet de loi constitutionnelle ne renforcera donc pas la sécurité du pays et constitue un désastre symbolique et politique qui comble au-delà de leurs espérances les auteurs des attentats du 13 novembre.

Conclusion

La déchéance de nationalité est donc la mesure qui attire le plus l’attention alors que nous l’avons vu, la constitutionnalisation de l’état d’urgence recèle des dangers encore plus importants.

Si l’on devait se fonder sur une analyse rationnelle des risques des deux articles, ce devrait être l’article 1er qui devrait le plus mobiliser.

En effet, si la déchéance de nationalité montre un aveuglement à toute dimension symbolique de l’action politique, et un renoncement à affronter un idéologie monstrueuse, elle ne recèle aucun des dangers directs sur le caractère démocratique de notre régime, ni sur nos libertés et droits fondamentaux, que fait peser l’état d’urgence, en instaurant un arbitraire des services de police et de sécurité dont l’ampleur et la durée sont imprévisibles et sans garde-fous.

Mais présenter comme une mesure de « cohérence technique », et camouflée par le tollé généré par l’article 2, la constitutionnalisation de l’état d’urgence prévue dans l’article 1 risque de ne pas soulever de grands débats lors de l’examen par les deux Chambres.

Et c’est peut-être la seule explication rationnelle de cet article 2, avancé par le Président de la République dans l’émotion et la panique qui ont saisi les plus hautes autorités du pays après les attentats du 13 novembre, puis retiré pour être à nouveau intégré dans le projet de révision constitutionnelle.

Mobiliser les esprits loin du vrai enjeu d’une réforme ouvertement liberticide, résulterait donc d’un calcul politique à plusieurs niveaux, qu’il s’agisse aussi de positionner le gouvernement pour la prochaine échéance électorale de 2017.

C’est donc tout le projet de Loi constitutionnelle, tel qu’il a été présenté le 23 décembre 2015, et non seulement la déchéance de nationalité, qui doit être combattu et refusé par les citoyens soucieux de préserver ce qui a fait la France, mais aussi par tous ceux qui refusent de renoncer et de s’avouer vaincu face au défi que le terrorisme jihadiste nous pose et qu’il nous appartient de relever et de vaincre.

Une correction (édit du 29/12 à 11h20) :

Les Lois des 16, 17, 22 et 23 juillet 1940 n’ont pas été votées comme c’est écrit mais promulguées en vertu des pleins pouvoirs conférés au Maréchal Pétain par la Loi de révision constitutionnelle du 10 juillet 1940, qui elle a bien été votée à la majorité absolue par le Parlement du Front populaire (certes diminué des absences – affaire du Massalia et députés communistes notamment – et dilué avec les sénateurs).

Merci à Benoît Carré pour l’observation.

——————————————————————

(1) pour faire court (que les puristes me pardonnent les raccourcis simplificateurs), c’est comme cela depuis la Révolution en réaction avec l’arbitraire royale et l’insécurité des jurisprudences des Parlements.

(2) http://www.legifrance.gouv.fr/affichCode.do;jsessionid=AABE826A0C817EB19E34CCE24A6587EF.tpdila22v_1?idSectionTA=LEGISCTA000006150513&cidTexte=LEGITEXT000006070721&dateTexte=19960722 ;

(3) Il faudrait même y ajouter une Loi du 17 juillet 1940 sur l’exclusion de la fonction publique de tous ceux qui ne possèdent pas la nationalité française « à titre originaire, comme étant nés de père français ».

(4) voir par exemple l’excellent travail historique de Bernard Laguerre, les dénaturalisés de Vichy, 1940-1944, in Vingtième siècle, revue d’histoire, n°20, octobre-décembre 1988

http://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1988_num_20_1_2792 ;

(5) assisté d’un magistrat de la Cour de cassation, de 4 magistrats de Cours d’appel, d’un représentant du ministère des Affaires étrangères, du ministère de l’Intérieur, du ministère de la Défense et du secrétaire d’Etat à la jeunesse et à la famille (arrêté du 31 juillet 1940) la commission sera complétée par un Conseiller d’Etat ou maître des Requêtes (arrêté du 22 août 1940) puis d’un représentant du secrétariat d’état aux Colonies (arrêté du 1er juin 1942).

(6) En théorie ce chiffre est bien plus élevé puisqu’au 31 juillet 1943, pas moins de 17964 dossiers de retraits de nationalité ont été validés par la Commission, mais la parution des listes de noms dans le J.O. a pris de plus en plus de retard et explique qu’en 1944, environ 25 à 30 % vont échapper à la mesure faute de publicité ;

(7) avec les mêmes magistrats que précèdemment, rappelons que le procureur général André Mornet qui requiert la peine de mort contre Pierre Laval et le maréchal Pétain a siégé au sein de la Commission de révision des dénaturalisations.

(8) https://twitter.com/FN_officiel/status/681377372977926144?lang=fr

(9) http://www.lemonde.fr/politique/article/2010/07/30/nicolas-sarkozy-met-la-decheance-de-nationalite-au-coeur-de-sa-politique-securitaire_1393949_823448.html

(10) il ne s’agit pas d’idéaliser les lois scélérates organisant la répression pénale du terrorisme anarchiste, mais de constater que malgré les attentats, les députés refusèrent de créer un crime politique, et traitèrent les terroristes anarchistes comme des criminels de droit commun, refusant d’en faire des martyrs politiques – voir sur le sujet plus large de la réponse législative au terrorisme l’excellent rapport du 25 mars 2015, sur l’indignité nationale de M. Jean-Jacques URVOAS : http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i2677.asp#P312_109325

(11) poser cette question c’est déjà s’interroger sur l’efficacité des officines et des méthodes de déradicalisation actuelles, dont l’efficacité est si faible que l’on en vient à douter de l’existence même en dehors des plateaux de TV.




L’ANALYSE DU PROJET DE REVISION CONSTITUTIONNELLE : L’ETAT D’URGENCE (1)

Que de débats depuis quelques jours sur ce projet présenté en Conseil des Ministres le 23 décembre 2015 !

L’extrême-droite applaudit et envisage de le voter (1), tandis qu’il est vilipendé par tout ce que la France compte d’intellectuels, et défendu ce matin par Manuel Valls lui-même dans une tribune dans le JDD (2).

De quoi parle-t-on vraiment ? Qui est allé voir le texte de ce projet de révision constitutionnelle disponible pourtant sur les sites officiels ? (3)

C’est ce texte que nous allons analyser maintenant…

Le projet de Loi constitutionnelle « de protection de la Nation » a été déposé à l’Assemblée nationale le 23 décembre 2015 sous le numéro 3381.

Présenté en Conseil des Ministres juste avant, il émane donc de la volonté du gouvernement dans son ensemble, et aucun ministre ne peut prétendre ne pas être au courant (suivez mon regard). Et au cas où ce ne serait pas clair, c’est le Premier Ministre qui a été chargé de le pésenter à l’Assemblée nationale, «  d’en exposer les motifs et d’en soutenir la discussion, et en tant que de besoin, par la garde des sceaux, ministre de la justice. »

Il ne comporte que deux articles :

  • le premier article : insère un article 36-1 dans la Constitution relatif à l’état d’urgence.
  • Le second article : modifie l’article 34 relatif aux domaines de la Loi, en y insérant la possibilité de déchéance de nationalité.

Alors que le débat est à son paroxysme d’hystérie et d’énonciation d’âneries, il n’est pas inutile d’analyser en profondeur le contenu de ce projet, qui cache autant de choses qu’il n’en révèle, comme souvent. Nous commencerons par le premier article sur l’état d’urgence.

Il s’agit de donner une valeur supra-légale à l’état d’urgence, et aux mesures d’exception qu’il autorise.

Rappel du cadre constitutionnel des 3 dispositifs d’urgence

La Constitution prévoit déjà deux dispositifs d’exception :

  • les pouvoirs exceptionnels du Président de la République (article 16)
  • l’état de siège (article 36)

Les pouvoirs exceptionnels de l’article 16 sont destinés à permettre au Président de la République de prendre toute mesure dans des circonstances d’une exceptionnelle gravité à savoir : « Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu ». Ces mesures doivent tendre vers le retour à la normalité (alinéa 3 de l’article). La décision appartient au seul Président de la République, après consultation du Premier Ministre, des Présidents des deux Assemblées et du Conseil constitutionnel.

Cet article n’a été mis en oeuvre qu’une seule fois, en réponse au putsch des généraux d’Alger (du 23 avril au 29 septembre 1961). Rappelons que les mesures prises par le Président seul, sont soumises à la consultation du Conseil constitutionnel, mais échappent à tout contrôle juridictionnel, même a posteriori (Conseil d’Etat, Sect., 2 mars 1962, arrêt Rubin de Servens, Rec. Lebon, p. 143).

Ces pouvoirs exceptionnels sont régulièrement dénoncés comme une « anomalie » dans un Etat de droit, principalement car ils ne relèvent de la décision que d’un seul homme, et que la Constitution ne fixe aucune limite temporelle à leur exercice (il y a seulement une obligation de saisine du Conseil constitutionnel pour vérifier que les conditions énoncées pour l’instauration de ces pouvoirs exceptionnels sont encore réunies, au bout de 30 jours, puis 60 jours, puis à tout moment au-delà – à noter que cette saisine demeure limitée aux Présidents ou à 60 parlementaires de chacune des Chambres).

L’article 36 pose le principe d’un état de siège. Il doit être décidé par un décret pris en Conseil des Ministres, et ne peut être prorogé au-delà de 12 jours sans vote du Parlement.

L’état de siège est un dispositif juridique exceptionnel classique, qui est aussi appelé « loi martiale » (adopté dès une loi du 21 octobre 1789). Lorsqu’il y a péril imminent du fait d’une insurrection armée ou d’une guerre, les pouvoirs des autorités civiles sont temporairement transférés aux autorités militaires. L’état de siège est régi par le code de la défense et concerne des zones définies ou l’ensemble du territoire (ce n’est donc pas automatiquement l’ensemble du territoire comme pour les pouvoirs exceptionnels de l’article 16).

L’état d’urgence est de troisième dispositif juridique dit « de crise » où le fonctionnement normal des pouvoirs et institutions est temporairement suspendu pour faire face à une situation extraordinaire et nécessitant des décisions urgentes. Les hypothèses d’application sont définies comme « soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ».

Ce dispositif n’est pas dans la Constitution, mais résulte d’une Loi n°55-385 du 3 avril 1955. L’état d’urgence est un cadre autorisant des restrictions exceptionnelles aux libertés. Il peut être établi sur tout ou partie du territoire et autorise les autorités civiles à exercer des pouvoirs de police exceptionnels (restrictions aux libertés de circulation et de séjour des personnes, aux libertés de réunion et d’associations, à l’ouverture des lieux au public et enfin, à la détention d’armes). Le Juge est alors privé de son pouvoir de contrôle, mais contrairement à l’état de siège, l’état d’urgence n’implique pas les forces armées et l’autorité militaire.

Le projet du gouvernement : insérer dans la constitution l’état d’urgence

La constitutionnalisation de cet état d’urgence, disposition législative prise pour faire face aux évènements d’Algérie, était demandée depuis longtemps par les juristes. Il s’agit d’abord d’un souci de cohérence, par rapport aux deux autres dispositifs existants (4).

Cette cohérence n’a aujourd’hui pas de lien avec la sécurité juridique de l’état d’urgence. En effet, la jurisprudence du Conseil d’Etat comme celle du Conseil constitutionnel ou de la Cour européenne des droits de l’Homme ont parfaitement validé les mesures de l’état d’urgence, telles que prévues dans la Loi de 1955 (rappelons que l’état d’urgence a été instauré à plusieurs reprises, et notamment suite aux émeutes de 2005).

La volonté de placer dans la Constitution le dispositif de l’état d’urgence est donc juridiquement questionnable, puisque rien ne l’exige en l’état du droit.

Le gouvernement argumente à deux niveaux :

  • d’abord en se présentant comme le défenseurs des droits, par l’inscription dans la Constitution des cas dans lesquels l’état d’urgence pourrait être instauré ;
  • et ensuite en argumentant sur la nécessaire adaptation des mesures d’exception à prendre, cette « adaptation » se heurtant à des risques juridiques certains pour un régime qui ne découle que d’une loi, qui plus est datée.

De fait, si l’état d’urgence ne souffre pas d’insécurité juridique en lui-même, les nombreuses mesures d’exception restrictives des libertés que le gouvernement souhaite instaurer (et qui ne sont pas prévues dans la Loi de 1955) elles, risquent d’être contestées si elles ne sont pas fondées sur une règle de valeur constitutionnelle.

Et le premier tour de passe-passe est là : ce n’est pas simplement l’état d’urgence, et ses hypothèses d’application, qui sont constitutionnalisés, mais également le principe de ce qui s’est passé avec la Loi du 20 novembre 2015 : en même temps que le législateur proroge cet état d’urgence au-delà des 12 jours, il peut fixer de nouvelles atteintes aux libertés attachées à l’état d’urgence, « pour moderniser ce régime dans des conditions telles que les forces de police et de gendarmerie puissent mettre en œuvre, sous le contrôle du juge, les moyens propres à lutter contre les menaces de radicalisation violente et de terrorisme » (5).

Une constitutionnalisation dangereuse pour la démocratie

Désormais, non seulement le Parlement « est seul compétent pour proroger l’état d’urgence » – ce qui est déjà le cas sans modification de la Constitution – mais « En outre, il lui revient de voter la loi comprenant les outils renouvelés qui peuvent être mis en œuvre durant l’application de l’état d’urgence ».

C’est ainsi que loin de constituer une garantie pour les droits et libertés fondamentaux, le projet de révision constitutionnelle constitue une régression en ce qu’il grave dans le marbre de la Constitution, la possibilité pour le législateur de « renouveler » les « outils » que les « forces de sécurité » pourront mettre en action en violation des droits et libertés.

Le gouvernement est d’une totale transparence (ce qui est louable) sur ses intentions (qui le sont moins) mais il est de mauvaise foi lorsqu’il explique les mesures de l’état d’urgence « sont limitées par l’absence de fondement constitutionnel de l’état d’urgence », alors qu’il vient dans le même paragraphe d’exposer que les mesures actuelles de l’état d’urgence ont été validées aussi bien par le Conseil constitutionnel que par la Cour européenne des droits de l’homme.

En réalité, ce qui souffre d’une limitation de sécurité juridique liée à l’absence de fondement constitutionnel ce ne sont pas les mesures d’état d’urgence existantes, mais toutes les autres mesures « modernisées », les nouveaux « outils » qu’il souhaite instaurer pour « compléter les moyens d’action des forces de sécurité sous le contrôle du juge ».

Et le gouvernement développe même des exemples de « mesures administratives susceptibles d’accroître l’efficacité du dispositif mis en place pour faire face au péril et aux évènements ayant conduit à l’état d’urgence », alors qu’il ne s’agit pas du domaine d’une loi constitutionnelle.

Le catalogue est varié et laisse songeur (6) :

– contrôle d’identité sans nécessité de justifier de circonstances particulières établissant le risque d’atteinte à l’ordre public et visite des véhicules, avec ouverture des coffres ;

– retenue administrative, sans autorisation préalable, de la personne présente dans le domicile ou le lieu faisant l’objet d’une perquisition administrative ;

– saisie administrative d’objets et d’ordinateurs durant les perquisitions administratives, alors que la loi actuelle ne prévoit, outre la saisie d’armes, que l’accès aux systèmes informatiques et leur copie.

– et d’autres mesures restrictives de liberté (escorte jusqu’au lieu d’assignation à résidence, retenue au début de la perquisition…).

La légèreté dangereuse du gouvernement avec les droits et libertés

Si le gouvernement avait seulement été mu par la volonté de rendre cohérent les trois régimes d’urgence en leur donnant la même valeur constitutionnelle, il lui aurait été loisible de reprendre la proposition du Comité Balladur de 2007, en insérant l’état d’urgence dans l’article 36.

Or ce n’est pas ce qu’il fait ce qui démontre que ses véritables motifs sont autres.

En créant cet article 36-1, il créé un régime dangereux et alors qu’il prétend augmenter les garanties fondamentales face à l’état d’urgence, il instaure en réalité un régime d’exception particulièrement dangereux puisque :

  • ses cas de recours sont très larges (une simple catastrophe naturelle, ce qui avec la dégradation de notre milieu naturel risque de venir de moins en moins extraordinaire)
  • et la loi qui le proroge peut modifier et augmenter les mesures de police portant atteintes aux libertés.

Or, l’une des plus grandes garanties qu’un Etat de droit peut offrir à des citoyens, c’est que les règles, qui s’imposent à tous y compris à ceux chargés d’en assurer l’application, ne changent pas en fonction des situations. Elles sont prédéterminées, surtout en matière pénale.

C’est l’arbitraire de pouvoir législatif qui est ainsi constitutionnalisé, et qui plus est dans des mesures attentatoires aux libertés.

Cet arbitraire, qui est voisin de la notion juridique de forfaiture, s’ajoute à l’arbitraire légalement autorisé par la mise en œuvre des mesures d’exception autorisées par l’état d’urgence, puisque les services de sécurité sont seuils maîtres de la mise en oeuvre de leurs pouvoirs exceptionnels, sous un contrôle judiciaire a posteriori, habilement fractionné entre juge judiciaire et administratif.

Désormais, un gouvernement disposant d’une majorité à l’Assemblée nationale pourra ainsi instaurer une suspension d’une partie des libertés publiques, dont il fixera la durée et l’ampleur en même temps qu’il le décidera.

Le plus grand danger de ce projet de réforme : aucune garantie sur la fin de l’état d’urgence

Mais cette réforme comporte un plus grand danger encore puisqu’alors qu’il en avait l’occasion, le gouvernement ne fixe dans son projet aucune limite de durée à l’état d’urgence.

Dans la Loi de 1955, l’état d’urgence est déclaré par un décret en Conseil des ministres pour 12 jours. Au-delà, il ne peut être prorogé que par une Loi qui en fixe sa durée définitive.

Rien ne précise cette durée, qui peut donc être de un mois, 3 mois, 6 mois, 3 ans, 99 ans….

Un gouvernement soucieux de poser des limites à ce disposition d’exception aurait pu fixer une durée maximale de prorogation.

Pire encore, la Loi de 1955 a prévu un garde-fou dans son article 4 rédigé comme suit : « La loi portant prorogation de l’état d’urgence est caduque à l’issue d’un délai de quinze jours francs suivant la date de démission du Gouvernement ou de dissolution de l’Assemblée nationale ».

C’est à dire que quoi qu’il arrive, en cas de démission du gouvernement ou de dissolution de l’Assemblée nationale, la Loi prorogeant l’état d’urgence devient caduque de plein droit, même si la durée de l’état d’urgence n’est pas atteinte.

On constate qu’il s’agit là d’une garantie absolue contre toute tentation d’instaurer un « état d’urgence permanent », puisque la caducité est automatique, dès lors que survient un événement (rappelons que la démission du gouvernement est un événement très fréquent).

Il s’agit de ne pas ajouter à l’état d’exception de l’état d’urgence, une situation de vacance des instances politiques qui serait la porte ouverte, en toute légalité, à diverses sortes de dérives antidémocratiques.

Or, cette garantie du caractère démocratique de notre régime, qui serait pleinement à sa place dans la Constitution, n’a pas été reprise dans l’article 1er de cette Loi constitutionnelle !

Bien entendu, la disposition demeure dans la Loi de 1955, qui reste applicable, mais ce n’est qu’une loi, et il suffira que la loi prorogeant l’état d’urgence abroge l’article 4 pour que l’état d’urgence n’ait plus d’autre limite que celle que le législateur voudra bien lui accorder, à condition que l’Assemblée nationale n’ait pas été dissoute avant.

Le projet de loi constitutionnelle constitue donc sur ce point une faute majeure.

Espérons que les parlementaires qui auront à débattre sur ce projet juridiquement condamnable, insère dans le projet la reprise du texte de l’article 4, qui relève de la Constitution et constituerait pour le coup, une garantie réelle contre le caractère potentiellement illimité de l’arbitraire instauré par l’état d’urgence.

CM, le 27 décembre 2015

——————————————————————-

NOTES

(1) http://www.bfmtv.com/politique/decheance-de-nationalite-dans-ces-conditions-le-fn-pourrait-voter-la-revision-constitutionnelle-939091.html

(2) http://www.lejdd.fr/Politique/Valls-au-JDD-Une-partie-de-la-gauche-s-egare-au-nom-de-grandes-valeurs-765743

(3) http://www.assemblee-nationale.fr/14/projets/pl3381.asp

(4) voir par exemple la proposition 10 du Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions dit « Comité Balladur » de 2007 sur la modernisation et le rééquilibrage qui proposait la modification de l’article 36 suivante pour y intégrer l’état de siège : « L’état de siège et l’état d’urgence sont décrétés en conseil des ministres. Leur prorogation au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par la loi. Une loi organique définit ces régimes et précise leurs conditions d’application. »

(5) Mes amitiés à tous les militants écologistes ou anarchistes ciblés par des mesures attentatoires à leurs libertés votées pour protéger la France contre les attentats jihadistes.

(6) Le gouvernement reste taisant sur les justifications de ces mesures : sont-elles indispensables à la protection de la Nation ? Vont-elles permettre de réduire le risque d’attentats ? Vont-elles faciliter les enquêtes et le travail de la police ? Aucune explication, aucune statistique sur l’efficacité de mesures qui présentent d’abord des risques de renforcer l’effet de la propagande des Jihadistes critiquant nos démocraties « à double standard ». Nous y reviendrons dans la seconde partie.




A Ramâdi, Bagdad retrouve ses vieux démons

Un combattant de Daesh auprès de véhicules Humvee abandonnés par les forces irakiennes à Ramâdi, le 18 mai 2015

L’objectif affiché ces derniers mois était, pour le gouvernement irakien, la reprise de Mossoul (1). Dans la nuit du 17 au 18 mai 2015, les autorités de Bagdad admettaient que Ramâdi, 200 000 habitants, adossée à l’Euphrate, chef-lieu de la province d’al-Anbâr, se trouvait désormais aux mains des combattants de l’Etat Islamique en Irak et au Levant (EI, alias Daesh). Par leur incapacité à tenir cette ville clef un an après leur déroute au nord, les forces gouvernementales enregistrent leur plus humiliant échec depuis l’été 2014. Comment en est-on arrivé là et où va-t-on ?

La province irakienne d’al-Anbâr, dont Ramâdi est le chef-lieu

Dans un précédent billet sur ce même blog, on passait en revue la doctrine du Management de la Sauvagerie (2). Il n’aura pas échappé au lecteur attentif que pour être éligible au rang de théâtre d’opérations pour le jihad, un territoire doit offrir de la profondeur géographique. Traduisez: être si vaste que les forces gouvernementales doivent dégarnir des pans entiers de territoire pour espérer être efficaces dans d’autres. C’est évidemment le cas en Irak… Une des dures réalités de la guerre est que si on concentre ses forces, on devient localement puissant mais on déshabille militairement des territoires. En contrepartie, si on cherche à être présent partout, on disperse ses forces et on est alors faible partout. Or, les forces favorables au gouvernement irakien (3) ont concentré une grande partie de leurs moyens militaires sur le chemin de Mossoul (axe nord-sud), encouragées en cela par les difficultés rencontrées de Tikrit à Baiji, où presque chacun de leur succès est fragilisé voire annulé par de vives réactions de Daesh. Les zones vives de la province d’al-Anbâr (axe est-ouest) s’en sont trouvées dégarnies en termes de troupes opérationnellement valables. C’est, pour ainsi dire, mécanique. Mais d’autres facteurs que nous allons aborder, éminemment politiques, ont favorisé cette vulnérabilité. Daesh a su en profiter, fort de ses caractéristiques fondatrices : une vision du monde où politique et religion ne sont qu’un seul et même sujet; un pragmatisme et une expérience qui l’empêchent d’oublier que guerre et politique ne sont, là encore, qu’un seul et même sujet. A titre de synthèse, on appelle cela le jihadisme…

Combats en Irak : qui affronte qui ?

Le spectateur lointain de l’actualité irakienne tend à croire que le conflit oppose « simplement » Daesh à l’armée de Bagdad. Or, dans la région, rien n’est aussi simple. L’Irak est une mosaïque, d’un point de vue religieux mais également tribal et politique, les trois aspects étant subtilement liés. L’Islam y est massivement majoritaire, mais divisé. Une part de la population – et une part seulement –, notamment urbaine, affiche un penchant laïc prononcé. Le profond clivage chiites / sunnites y est bien présent, aggravé par les plaies non-cicatrisées héritées de l’ère Saddam Hussein puis de l’occupation US. La communauté chiite, numériquement plus imposante, est plus particulièrement présente au sud. Elle est l’objet de toutes les attentions de la part de Téhéran, et permet à l’Iran, outre la fluidification des échanges économiques, de se créer en Irak une sorte de zone tampon sécurisant une part du millier de kilomètres de frontière commune (4). Au nord, on trouve notamment les tribus sunnites, mais aussi les Kurdes – avec une forte composante laïque et nationaliste. Loin d’être exhaustive, cette énumération ne vise qu’à attirer l’attention du lecteur sur les subtilités du tissu social local. Elle est synthétique à l’extrême et le sujet s’accommode mal des résumés (5).

L’armée irakienne ne manque pas d’équipements, fournis notamment par les Etats-Unis et leurs alliés d’une part, et par l’Iran d’autre part. Elle bénéficie également de cursus de formation de qualité dispensés par ses puissants alliés. Mais elle ne s’est jamais relevée des guerres de 1991 et 2003, suivies de sa dissolution sous l’égide de Paul Bremmer, l’administrateur civil américain en Irak. (6) Pour qu’une armée combatte et vainque, il faut qu’elle soit soudée par un ciment fort, constitué de valeurs communes en général, et en particulier de toutes les bonnes raisons qu’ont ses soldats de consentir, si nécessaire, le sacrifice suprême. Quand l’unicité de la nation est tout sauf évidente, quand la population est fragmentée en termes de valeurs, de culture, d’idéaux et d’intérêts, l’armée peut attirer des citoyens soucieux de s’assurer un revenu fixe et garanti, voire une perspective de carrière. Mais elle porte en elle toutes les fractures de la société. Ainsi, fin 2014, avec le scandale des 50 000 soldats fantômes (7), l’armée irakienne s’illustra-t-elle comme la chambre d’écho de la corruption décomplexée qui fait rage dans la région. Quand 50 000 hommes sur les 300 000 théoriques sont absents « excusés » et que les officiers s’arrosent de pots de vin en remontant la chaîne hiérarchique, c’est que la structure étatique – au-delà même des forces de sécurité – est sclérosée. A l’heure de l’épreuve du feu, il ne faut alors pas imaginer que les hommes présents à leur poste se bousculeront massivement pour l’honneur de tomber en martyrs, quand bien même seraient-ils supérieurement formés et équipés. Après avoir vu les vidéos de ses camarades décapités, la débâcle cataclysmique provoquée par un ou deux blindés-suicides bourrés de quelques tonnes d’explosifs, et le drapeau du Tawhid hissé un peu plus loin par les jihadistes pour montrer qu’ils sont déjà là, le « bidasse » moyen plante là matériel de pointe, armes, tenue camouflée et bonnes manières pour aller se mettre à l’abri. Cela s’est produit à l’été 2014 lors de la grande offensive de Daesh. Cela s’est reproduit à Ramâdi au printemps 2015. Synthèse: l’armée irakienne n’est pas une force de combat fiable. C’est un fait, et les faits sont têtus.

Mossoul, été 2014 : Daesh parade (déjà) sur des Humvee américains abandonnés par l’armée irakienne, avant d’en faire une de ses montures emblématiques

Les milices chiites

Un des héritages laissés par l’ancien premier-ministre irakien Nouri al-Maliki répond au nom de Hashd al-Sha’abi: les « comités de mobilisation du peuple ». Sous cet artifice de langage aux accents socialistes se cache un conglomérat de milices chiites soutenues, armées, formées et souvent coordonnées par Téhéran (8). La réponse de Bagdad à l’inefficacité notoire de son armée. La communauté chiite d’Irak n’est pas un bloc monolithique, et son unité n’allait pas de soi. Cette division a d’ailleurs bien aidé Saddam Hussein pour, en son temps, neutraliser l’hypothétique menace intérieure chiite. Mais la progression spectaculaire de Daesh, peu amène envers les chiites, a dopé le processus. Les noyaux durs armés préexistants sont devenus autant de pôles d’attraction,  et Hashd al-Sha’abi a évolué comme un ensemble opérationnel cohérent, uni par un sectarisme commun. Lequel sectarisme vise naturellement Daesh, mais aussi, pour beaucoup de ces milices, tout ce qui est plus ou moins sunnite ou soupçonné de l’être. Certains y voient un pendant des Pasdaran, les gardiens de la révolution iranienne, évoluant en marge de l’armée régulière. L’emploi sur le terrain, contre Daesh, de Hashd al-Sha’abi a certes révélé des qualités opérationnelles intéressantes, mais le sectarisme s’embarrassant rarement de détails, on ne compte plus les exactions perpétrées par ses combattants, y compris sur les populations civiles sunnites : pillages, assassinats, exécutions sommaires, tortures, mutilations, le tout étant assumé et souvent filmé puis diffusé sur Internet pour avertir les récalcitrants potentiels (9). Le résultat en est souvent contreproductif, puisque pour de nombreux sunnites pas forcément inconditionnels de Daesh, entre le sectarisme violent des milices chiites et celui de Daesh, ils préfèrent celui de Daesh qui, au moins, ne leur est pas a priori hostile puisque sunnite comme eux… Répétons-le, les faits sont têtus. Notamment deux d’entre eux : 1) les guerres hybrides ne se gagnent pas uniquement via les affrontements armés, le soutien des populations étant essentiel; 2) le soutien de gens dont on a massacré les proches et pillé les biens n’est ni durable, ni sincère. Sans pour autant mériter une effusion de louanges pour ses qualités militaires, Hashd al-Sha’abi s’est avéré  plus efficace au combat que bien des unités de l’armée irakienne. Mais en termes de soft-power – l’art de s’attacher l’adhésion des populations –, le compte n’y est clairement pas. Voilà sans doute les raisons du non-déploiement des milices chiites dans la province d’al-Anbâr : 1) Bagdad essaie de tenir les milices chiites loin des agglomérations sunnites et 2) leurs raisonnables aptitudes au combat sont nécessaires sur le chemin de Mossoul.

Et maintenant ?

Ce que Daesh fera de Ramâdi n’est pas encore prévisible. A-t-il les moyens de s’y établir pour durer ou se repliera-t-il progressivement au fil des jours et semaines à venir, attendant l’opportunité d’adresser à ses ennemis un nouvel uppercut sous l’effet de la surprise ? Toujours est-il que ce succès offensif apportera des bénéfices à Daesh, et aucun à Bagdad. Les autorités irakiennes cherchaient à promouvoir l’image d’un Daesh acculé, affaibli par les raids aériens des aviations les plus modernes du monde, prêt à recevoir le coup de grâce. Et soudain, on voit tomber un nouveau chef-lieu de province tandis que s’expose à nouveau sur Internet et toutes les TV du monde le spectacle consternant d’une armée irakienne en débâcle, abandonnant armes et bagages. Nul doute que la propagande de Daesh saura exploiter durablement cet épisode.

Véhicules militaires irakiens abandonnés immortalisés à Ramâdi par les photographes de Daesh le 18 mai 2015. Comme un air de déjà vu…

La surprise exploitée par Daesh pose question quant aux choix faits par le pouvoir irakien et aux compétences de ses forces de sécurité. La province d’al-Anbâr est propice aux infiltrations, et les rives de l’Euphrate ne manquent pas d’objectifs intéressants pour Daesh. Alors que certaines tribus sunnites y sont enclines à lutter contre Daesh ou à observer une neutralité bienveillante envers le gouvernement, Bagdad rechigne à les armer sérieusement, les rendant du même coup vulnérables aux représailles des jihadistes. Cela ne manque pas d’affecter leur fidélité. L’examen de la situation tactique de ces dernières semaines rend la surprise de Ramâdi… surprenante. Le problème des infiltrations au nez et à la barbe de l’aviation de la coalition est bien connu et documenté (10) mais il faut croire qu’il n’a pas été pris suffisamment au sérieux. D’autre part, le pouvoir multiplie les maladresses de nature à perdre chaque jour un peu plus de crédit auprès des populations sunnites que Daesh n’a pas encore converties à sa cause. Au point qu’à défaut d’adhérer à l’idéologie de Daesh, nombre d’autochtones finissent par le considérer comme un moindre mal comparé aux milices de Hashd al-Sha’abi et à un pouvoir central perçu comme de plus en plus inféodé à Téhéran. La méthode la plus prometteuse pour Bagdad serait sans doute celle des petits pas : exploiter les milices chiites en rase-campagne, loin des populations sunnites, et prendre son temps pour gagner méticuleusement la confiance de celles-ci. C’est apparemment l’option qui a été retenue après la bataille de Tikrit et les exactions qu’y ont commises des miliciens chiites : Hashd al-Sha’abi a été affecté aux secteurs les moins peuplés, l’armée et la police se chargeant plus particulièrement des zones à forte densité de population – principalement à dominante sunnite. Il semble que Daesh ait interrompu cet ambitieux programme…

Rester sans réaction reviendrait, pour le gouvernement irakien, à émettre un message désastreux. Ce serait un aveu d’impuissance de nature à l’affaiblir encore plus : le signe que depuis la débâcle de l’été 2014, rien n’a vraiment changé. Mais réagir condamnerait Bagdad à faire le jeu de Daesh. En effet, l’armée n’ayant pas la capacité de se confronter avec succès aux jihadistes, la reconquête de Ramâdi impliquerait le déploiement sur zone des milices chiites de Hashd al-Sha’abi, au grand désarroi d’une large part des populations sunnites qui subiront leur pesante présence. Daesh a ainsi mis le gouvernement irakien dans une situation où tous les choix sont mauvais et où il va falloir opter pour le moins délétère. Il est assurément des situations plus enviables. Dans ce sanglant jeu de dupes, aucun pays de la coalition dirigée par les Etats-Unis n’a encore affiché clairement ses buts de guerre. A se demander si l’on en a vraiment… A moins que l’instabilité de la région ne recèle suffisamment d’avantages pour que bon an, mal an, on s’en contente ?

Jean-Marc LAFON

(1) Mossoul est le chef-lieu de la province de Ninive. Elle est tombée aux mains de Daesh en juin 2014.

(2) Le Management de la Sauvagerie, Jean-Marc LAFON : http://kurultay.fr/blog/?p=187

(3) Nous parlons là des forces terrestres : forces de sécurité irakiennes, milices chiites, quelques milices sunnites. Les Peshmergas rechignent à opérer hors du Kurdistan.

(4) Iraq is Iran’s ‘strategic depth : Army commander, agence iranienne IRNA: http://www.irna.ir/en/News/81533347/

(5) Les ressorts sociaux sont évoqués dans cet intéressant article d’avant la guerre actuelle: 10 ans après, que devient l’Irak ? 2013, le Monde Diplomatique, Peter Harling http://www.monde-diplomatique.fr/2013/03/HARLING/48806

(6) Feu l’armée de Saddam Hussein. Article pour Libération de Marc SEMO, alors envoyé spécial en Irak http://www.liberation.fr/monde/2003/05/24/feu-l-armee-de-saddam-hussein_434712

(7) L’Irak veut combattre la corruption après la découverte de 50 000 soldats fictifs http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2014/11/30/l-irak-veut-combattre-la-corruption-apres-la-decouverte-de-50-000-soldats-fictifs_4531763_3218.html

(8) Hashd al-Shaabi / Hashd Shaabi Popular Mobilization Units / People’s Mobilization Forces, GlobalSecurity.org http://www.globalsecurity.org/military/world/para/hashd-al-shaabi.htm

(9) Des miliciens chiites rivalisent de barbarie avec l’EI, France 24 http://observers.france24.com/fr/content/20140910-miliciens-chiites-surenchere-barbare-etat-islamique-irak-video-decapitation

(10) Sujet évoqué ici même dans le billet Aviation contre Etat Islamique, Jean-Marc LAFON : http://kurultay.fr/blog/?p=125




Le Management de la Sauvagerie

MOS-cov

Couverture de l’ouvrage « le Management de la Sauvagerie, l’étape la plus critique que franchira l’Oumma »

Jihad : une guerre, une stratégie, des références

Un ouvrage de référence stratégique au profit du Jihad

Les différentes déclinaisons du « jihad » diffusent aujourd’hui une avalanche d’images — photos et vidéos  extrêmement choquantes, qu’il s’agisse des conséquences d’un bombardement sur une population, de corps disloqués d’ennemis tués au combat qu’on enterre par bennes dans des fosses communes, de gens qu’on décapite, brûle vifs, lapide, précipite du haut d’immeubles… La guerre est quelque chose qui relève de l’entendement — un outil destiné à atteindre des buts politiques par usage de la violence. Elle est également animée par des ressorts de nature passionnelle — le déchaînement de violence sans passion, est-ce bien envisageable… ? Maîtriser l’art de la guerre pourrait d’ailleurs bien relever d’une exploitation habile et équilibrée de ses ressorts passionnels et rationnels. Or, ceci a été théorisé au profit du jihad. Un certain Abu Bakr Naji (1), membre du réseau Al Qaeda, a en effet publié sur Internet en 2004, en langue arabe, un livre intitulé le Management de la Sauvagerie : l’étape la plus critique que franchira l’Oumma. (2) L’ouvrage a été traduit en anglais par William Mc Cants au profit de l’institut d’études stratégiques John M. Olin de l’université de Harvard. C’est sur cette traduction qu’est fondé le présent billet. On a parfois l’impression d’y lire les enseignements de l’implantation de Jabhat al Nusra en Syrie, à ceci près qu’il a été écrit avant… Et l’on y découvre des théories auxquelles ont donné corps des gens comme Abu Mussab al Zarqaoui, ou les actuels décideurs de l’organisation Etat Islamique.

La « sauvagerie » qu’il est ici question de manager n’est absolument pas celle qui consiste à brûler des prisonniers ou à leur couper la tête. Dès sa préface, et au fil de son ouvrage, Abu Bakr Naji définit la « sauvagerie » en question comme étant la situation qui prévaut après qu’un régime politique s’est effondré et qu’aucune forme d’autorité institutionnelle d’influence équivalente ne s’y est substituée pour faire régner l’état de droit. Une sorte de loi de la jungle, en somme. Avec un pragmatisme remarquable, ce djihadiste convaincu, dont l’ouvrage est méthodiquement constellé de références à la Sunna (3), considère la « sauvagerie » comme une ressource, un état à partir duquel on peut modeler une société pour en faire ce sur quoi reposera un califat islamique dont la loi soit la Charia. Le management de la sauvagerie est un recueil stratégique qui théorise finement l’exploitation coordonnée de ressorts cognitifs et émotionnels au profit d’un but politique d’essence religieuse. Sa lecture marginalise les commentaires qui tendraient à faire passer les acteurs du jihad pour des aliénés mentaux ou des êtres primaires incapables de comprendre les subtilités propres à l’être humain. Elle souligne à quel point la compréhension d’un belligérant est tronquée quand on ne condescend pas à jeter un coup d’œil dans sa littérature de référence. Car les mécanismes du jihad tel qu’il est livré aujourd’hui sont bel et bien contenus dans une littérature stratégique dédiée. Le présent billet va vous en présenter certaines grandes lignes. Je vous invite, à terme, à prendre le temps de lire l’ouvrage pour en appréhender tous les ressorts (lien fourni en bas de page).

Combattants de l’EI paradant à Mossoul à l’été 2014, juchés sur des « Humvee » d’origine US récupérés, le plus souvent sans combattre, dans les dépôts abandonnés par l’armée irakienne, théoriquement supérieure, mais en fuite et décrédibilisée. La collecte des fruits d’une vraie doctrine stratégique, méthodiquement appliquée.

Le paradigme fondateur de l’ouvrage (4)

La préface expose longuement la vision de l’ordre mondial qui fonde la suite du raisonnement. Le Moyen-Orient post-accords Sykes-Picot (5) voit l’ancien califat morcelé, dans une mosaïque d’Etats indépendants fondant leur pouvoir sur la force armée. Ces Etats ont, après la 2e Guerre Mondiale, adhéré aux Nations-Unies et à ce qu’Abu Bakr Naji décrit comme l’essence des Nations-Unies à l’époque : un monde bipolaire organisé autour de la rivalité entre les superpuissances américaine et soviétique. Les Etats nés du morcèlement du califat sont donc devenus satellites, les uns des Etats-Unis, les autres de l’URSS. Ils fonctionnent au seul profit de leurs classes dirigeantes, tout occupées à piller et gaspiller, au profit de leurs bienfaiteurs américains ou soviétiques, les ressources des pays et des peuples qu’elles gouvernent. Ces classes dirigeantes s’opposent à l’Aqîda (6), qu’elles jugent susceptible de fédérer les peuples contre elles. Que les croyants vertueux que comptent le peuple et l’armée parviennent à s’unir pour renverser l’Etat et établir un gouvernement islamique, et les Nations Unies infligent au nouvel Etat des sanctions, puis financent des groupes armés intérieurs et extérieurs pour le combattre jusqu’à son anéantissement. (7) En résultent le découragement et le fatalisme parmi les plus vertueux, qui en sont conduits à considérer qu’il n’y a pas d’alternative aux Etats corrompus.

Le décor étant campé, Abu Bakr Naji analyse la puissance des Etats-Unis et de l’URSS, ou plutôt l’illusion de leur puissance, et leur centralité. Selon lui, ces superpuissances campent au milieu de leurs satellites. Mais leur puissance réelle s’estompe au fur et à mesure que l’on s’éloigne géographiquement du centre, et elle nécessite, pour s’exercer dans les endroits les plus reculés:

  1. que les gouvernements des satellites lui fassent écho;
  2. qu’un tissu médiatique mondial qualifié de « trompeur » entretienne l’illusion de leur toute-puissance mais aussi de leur empathique et universelle bienveillance.

En somme, les Etats-Unis et l’URSS se seraient fait passer pour Dieu aux yeux du monde entier. Abu Bakr Naji allègue même que les deux superpuissances ont fini par croire elles-mêmes au message de leurs « médias trompeurs », et donc par se croire douées de toute-puissance à l’échelle globale. A se prendre pour Dieu, en somme.

Guerre contre l’URSS en Afghanistan : la rupture stratégique.

Ainsi l’URSS est-elle venue, confiante en son écrasante puissance, imposer sa volonté en Afghanistan. De longues années plus tard, elle en partait vaincue, démoralisée et sur le point d’exploser. Abu Bakr Naji décrit la guerre soviétique en Afghanistan comme l’évènement fondateur du jihad victorieux moderne, et comme l’étincelle qui a mis le feu aux poudres de l’explosion de l’empire soviétique. Il y voit le conflit précurseur qui donna corps à la défaite morale de combattants matérialistes attachés à la vie terrestre et aux biens d’ici-bas face à des hommes de foi qui n’avaient rien à perdre puisqu’ils étaient en route pour le paradis. La victoire de la vertu contre la corruption, la catastrophe financière que fut cette guerre pour l’URSS, et, élément essentiel, l’irréparable perte de prestige qu’elle eut à y subir: le mythe de son invincibilité s’effondrait. Ce dernier aspect est interprété par Abu Bakr Naji comme fondamental dans la chute d’un empire soviétique décrédibilisé aux yeux du monde, et dans la naissance de mouvements djihadistes au sein même de certaines républiques d’ex-URSS. On note que l’impact destructeur qu’a eu sur l’économie soviétique la course Est-Ouest à l’armement est tout simplement éludé par Abu Bakr Naji…

Le mythe écorné: des moudjahidines afghans déjeunent près d'un hélicoptère soviétique Mi-8 abattu.

Le mythe écorné: des moudjahidines afghans déjeunent près d’un hélicoptère soviétique Mi-8 abattu.

Les Etats-Unis ont pris le relai de l’URSS, assumant seuls le rôle de superpuissance. Pour les tenants du califat, désormais forts d’un précédent, quelles sont les conséquences ? Une formidable opportunité, car selon Abu Bakr Naji, les armées US et celles de leurs alliés sont bien moins rustiques que celles de l’ex-URSS, et affligées d’un degré d’ « effémination » (sic) que seul dissimule un halo médiatique trompeur. Leur infliger le dixième des pertes soviétiques en Afghanistan et russes en Tchétchénie ruinerait leur volonté de combattre (8). De plus, l’éloignement géographique des Etats-Unis rend l’expression de leur puissance sur les théâtres du Jihad fort coûteuse. Il faut donc amener les Etats-Unis à faire la même erreur que l’URSS: les conduire autant que possible à intervenir directement plutôt que par des intermédiaires, afin de les vaincre sur le terrain et de ruiner leur image de toute-puissance selon un processus du même ordre que celui supposé être venu à bout de l’URSS.

Etablir un Etat islamique: localisation et phasage

Le choix des théâtres d’opérations

Le but politique ultime de la démarche est la fondation d’un califat islamique durable, où la politique et l’ordre social seraient régis par la Charia. Ce n’est possible que par la guerre (Jihad), dans la mesure où tous les sites éligibles sont tenus par des Etats impies. A cette fin, Abu Bakr Naji promeut une approche méthodique, à commencer par le choix des théâtres d’opérations par ordre de priorité. Laquelle priorité s’établit en fonction de critères pragmatiques.

  • Le territoire doit présenter de la profondeur géographique et une topographie propice à la démarche.
  • Le pouvoir de l’Etat doit se trouver sensiblement dilué en périphérie du territoire, voire en banlieue des villes très peuplées.
  • Il doit préexister sur place un substrat djihadiste.
  • La population doit être culturellement, religieusement réceptive.
  • Le trafic d’armes doit y être possible sans contraintes rédhibitoires.

Abu Bakr Naji affirme que la liste suivante a été initialement établie : la Jordanie, les pays du Maghreb, le Pakistan, le Yémen, l’Arabie Saoudite et le Nigeria. Il précise que cette liste est préliminaire et qu’elle est donc susceptible de s’enrichir. Il ajoute que suite aux attentats de New York le 11 septembre 2001, le Nigeria et l’Arabie Saoudite ont été retirés de la liste dans l’intérêt des opérations déjà en cours. NB: ne pas perdre de vue la date de publication de l’ouvrage, 2004. NB2: ces pays sont cités en tant que périmètres géographiques indicatifs, la philosophie djihadiste considérant les nations et leurs frontières comme d’essence impie.

Les périmètres non-prioritaires doivent malgré tout faire l’objet d’opérations « qualitatives », dont l’accomplissement ne nécessite pas l’obtention d’un ordre du haut-commandement (9), et qui ont pour effet d’attenter au prestige de l’ennemi tout en attirant des jeunes vers le jihad — l’attentat est bel et bien considéré comme un outil de recrutement. Sont cités en exemples les attentats de Bali (12 octobre 2002, 202 morts), de Djerba (11 avril 2002, 19 morts) et de Riyad (12 mai 2003, 39 morts et 8 novembre, 17 morts).

La planification de l’action et son phasage

Sur le plan opérationnel, afin d’atteindre l’objectif politique préalablement énoncé, Abu Bakr Naji distingue trois principaux volets à mettre en œuvre. La patience étant considérée comme une vertu, il n’est nullement question de rechercher un résultat rapide, l’important étant que l’issue désirée soit au bout du processus.  Voici illustrés dans la figure ci-dessous les trois volets en question.

3etapesLe premier volet, « démoralisation et épuisement », exploitera quelques états de fait.

  1. Les Etats impies protègent en priorité leur classe dirigeante, les étrangers et les installation économiquement stratégiques (pétrolières notamment). Ils y affectent leurs meilleures forces.
  2. Les forces de sécurité affectées aux zones peu stratégiques sont par conséquent peu fiables, peu combatives et mal encadrées.
  3. Les services secrets et la police sont limités en effectifs car les Etats impies préfèrent avoir un nombre restreint d’agents fiables qu’un grand nombre d’agents potentiellement infiltrés.
  4. Qui concentre ses forces perd en contrôle; qui les disperse perd en efficience.

Il est donc préconisé aux djihadistes de frapper initialement dans les secteurs non-prioritaires pour l’Etat impie, modérément protégés, via des actions de faible intensité. Puis d’accroitre l’intensité des actions. Cette progressivité permet aux combattants de se faire la main tout en donnant l’impression à l’ennemi que la menace va sans cesse croissant. Quand c’est possible, il est conseillé d’attaquer les forces de sécurité de second ordre affectées aux zones peu stratégiques : aisées à vaincre, leur déroute contribuera à démoraliser et décrédibiliser l’Etat central, et les djihadistes leur prendront du matériel utile pour la suite des opérations tout en mettant à mal l’illusion de toute-puissance de l’Etat impie.

La progressivité dans l’intensité doit permettre de mener des actions nombreuses plutôt que massives, de préférence en de multiples endroits simultanément. Face à une insécurité présente partout et perçue comme croissante, l’Etat impie réagira en renforçant la protection des grands centres urbains, des étrangers et des sites économiques cruciaux, au détriment des campagnes et de la périphérie des grandes villes. Ce faisant, il laissera derrière lui des populations livrées à elles-mêmes, sans service public ni état de droit, qui en ressentiront un grand tourment. C’est l’état de sauvagerie auquel il est fait référence dans le titre de l’ouvrage. Et la suite des opérations va faire de cet état une ressource pour le Jihad.

Le second volet, « administrer (10) la sauvagerie », a pour but de bâtir la base sociale, militaire et territoriale du futur Etat islamique. Il voit l’instance jihadiste venir libérer une société en proie au chaos de sorte à  la remodeler pour la rendre conforme à la Charia et en faire le socle de l’action à suivre. Il s’agit, pour commencer, d’une déclinaison jihadiste de ce que le stratège occidental nomme « soft power ».

Les nouvelles bases morales instillées dans la société « sauvage » pour la remodeler sont celles de la Charia, et Abu Bakr Naji insiste à nouveau sur le concept de progressivité, préconisant que la sensibilisation commence par les aspects les plus fondamentaux, pour ne s’occuper de choses moins essentielles qu’au fil des progrès moraux islamiques réalisés. Aux stades précoces du processus, il est même conseillé de coopérer avec les groupes armés hostiles au pouvoir central même s’ils ne sont pas djihadistes, dès lors qu’il n’en résulte pas de division dommageable au sein de la communauté. Aux stades avancés, en revanche, on aura vu ces groupes se dissoudre au sein de la structure djihadiste, dans le cadre du processus tout naturel d’union de l’Oumma. On ne peut s’empêcher de penser alors à la manière dont le front al Nusra (déclinaison syrienne d’al Qaeda) modèle la société dans les campagnes syriennes tout en se faisant le démultiplicateur de force des mouvements rebelles non affiliés… (11)

Le périmètre géographique concerné, sa population, ses ressources, tout cela a vocation à être défendu militairement, et à servir de base à la suite de l’action. Laquelle suite consistera, pour les djihadistes, à se renforcer sur les terres « de sauvageries » pour, à terme, reproduire l’action dans d’autres périmètres. Il ne s’agit plus là de « soft power », et Abu Bakr Naji précise qu’un pilier majeur de cette défense est la dissuasion par la violence et l’horreur. Toute attaque de la zone de management de sauvagerie doit se solder, pour l’agresseur, par les pires avanies afin de lui rendre douloureuse la seule idée de recommencer.

Le troisième volet, l’instauration de l’Etat islamique, est la simple résultante des phases précédentes et n’appelle à ce titre guère d’autre commentaire.

La violence, sa légalité islamique, son usage

Le Jihad n’est pas l’Islam. Le Jihad est la guerre au profit de l’Islam.

Abu Bakr Naji intitule la section 4 de son ouvrage « employer la violence ». Et dès ses premiers propos dans cette section, il met en garde: en termes de Jihad, toute mollesse conduit invariablement au désastre. Le Jihad est une guerre, et on y use de violence soit pour remporter la victoire sur le terrain, soit pour dissuader l’ennemi de combattre, dans le cadre du volet « démoralisation et épuisement ».

Citation1Notons que le terrorisme est tout à fait assumé, ce qui relègue aux oubliettes les débats qu’entretiennent certains « fans » mal éclairés contre l’emploi de ce mot pour désigner certains actes. Sont balayées d’un revers de main les retenues de ceux qui « étudient le jihad théorique ». Les candidats au jihad prompts à rejeter les formes les plus extrêmes de la violence sont d’ailleurs cordialement conviés à « rester chez eux ». La violence est un outil central du jihad par ses effets mécaniques — au combat — et par ses effets psychologique — via sa mise en scène et sa perception.

Faire « payer le prix »

La doctrine d’Abu Bakr Naji prône que toute action adverse entreprise contre les jihadistes ait un prix. L’objectif est qu’en les prenant pour cible, l’ennemi ait l’absolue certitude qu’il en paiera le prix, et que ce prix sera élevé. L’urgence n’est pas de mise, et il est précisé que non seulement il est permis de faire « payer le prix » plusieurs années après les faits, mais que cela peut survenir n’importe où. Que la police égyptienne emprisonne des moudjahidines et il sera possible que des moudjahidines d’Algérie enlèvent un diplomate égyptien, par exemple, qu’on proposera d’échanger contre les djihadistes capturés. Quant à ce qu’il y a lieu de faire de l’otage en cas d’échec du marché, c’est extrêmement clair.

Citation2Abu Bakr Naji promeut la fondation de médias dédiés au jihad et à sa propagande. Le présent billet n’ayant pas l’ambition d’être exhaustif — un blog ne saurait avoir de vocation encyclopédique , nous ne développerons pas ici cet aspect, quoiqu’il soit sans nul doute pertinent et passionnant. Mais le lecteur aura de lui-même fait la relation entre la manière d’assassiner l’otage et l’effroi que cela doit semer parmi l’ennemi et ses alliés. Le résultat escompté implique la médiatisation de l’exécution.

La question de l’horreur

Inutile de rappeler le choc mondial suscité par la vidéo, largement diffusée, montrant la mise à mort du pilote jordanien, prisonnier de l’organisation Etat Islamique, Moaz Kasasbeh, brûlé vif dans une cage. On a lu tout et son contraire à ce sujet. On n’a pourtant guère lu que, toujours dans sa section 4, « le Management de la Sauvagerie » prévoyait ce cas de figure. L’auteur se réfère à Abu Bakr As Siddiq, compagnon du prophète et premier calife islamique après le décès de celui-ci. Il est fait état de circonstances où il fit brûler vif un individu, nullement par plaisir — il est au contraire présenté comme fort empathique, en musulman vertueux qu’il était — mais pour semer l’effroi parmi les ennemis de l’islam dans le cadre du jihad. Je rappelle à nouveau, à toutes fins utiles, que le Management de la Sauvagerie a été publié en 2004, il y a onze ans…

Porte de la mosquée d'Abu Bakr As Siddiq à Médine

Porte de la mosquée d’Abu Bakr As Siddiq à Médine

Les bombardements aériens sont spécifiquement traités en section 4. Abu Bakr Naji précise que même si fortifications et retranchements ont fait leur effet, il faut faire « payer le prix de sorte que l’ennemi réfléchisse mille fois avant de recommencer ». Suite à l’exécution de Moaz Kasasbeh, le magazine en ligne officiel de l’Etat Islamique Dabiq publia, dans son n°7, un article dédié à ce sujet, illustré d’images issues de la vidéo de l’exécution, et d’enfants tués lors de bombardements. On y lit un argumentaire détaillant les précédents historiques, et cette double référence à Abu Bakr As Siddiq (le vertueux compagnon) et à la doctrine « payer le prix » énoncée par Abu Bakr Naji.

Citation3 Deux notions se côtoient: les représailles (le talion) et la terreur. L’un et l’autre sont légitimés à la fois par les bombardements subis, par la doctrine « payer le prix », et par les aspects fondamentaux de la guerre qui exigent la production d’effets sur le terrain. La boucle est bouclée. Le principe était écrit depuis onze ans dans la littérature djihadiste. Et la méthode argumentaire est la même, fondant une jurisprudence sur des évènements documentés. Synthèse: la dissuasion par la terreur est, selon la doctrine véhiculée par le Management de la Sauvagerie, un acte de guerre, au même titre qu’un coup de fusil, et en état de guerre, son usage est considéré comme normal.

A titre d’aparté, rappelons le lecteur aux évènements d’Irak à l’été 2014: les exodes massifs de populations « infidèles » et la déroute de l’armée irakienne — dont des formations entières se débandèrent sans combattre, abandonnant terrain, infrastructures, armes et matériels à l’ennemi — furent un effet spectaculaire de l’emploi opérationnel de la terreur. Des vidéos d’exécutions massive servant une propagande apocalyptique ont épargné aux combattants de l’Etat Islamique de livrer bataille contre un ennemi amplement plus nombreux, mieux équipé et bénéficiant de l’avantage propre aux opérations défensives. Les résultats sont le référentiel du pragmatisme…

Conclusion temporaire

Les conflits d’émanation jihadiste aujourd’hui en cours n’ont pas fini de nous éclairer sur la mise en œuvre du Management de la Sauvagerie. L’accessibilité toujours accrue d’Internet a soulevé, parmi les sphères de pouvoir et les médias d’information, la question de son rôle comme démultiplicateur de forces dans le recrutement des djihadistes. Elle signifie également que la diffusion du message de terreur dans le cadre d’opérations « démoralisation et épuisement » va probablement s’intensifier. D’ailleurs, on ne peut déconnecter cet aspect de celui du recrutement. Abu Bakr Naji professe que les coups portés à l’ennemi encouragent les partisans du jihad et leur donnent envie de se joindre au combat.

Parmi les sujets abordés dans le Management de la Sauvagerie et éludés ici par souci de concision et d’accessibilité, on trouve les compétences en commandement et management, l’autonomie des acteurs de terrain vis-à-vis du commandement qui aura su édicter un cadre doctrinal aidant (12), et l’éducation sans relâche de cadres polyvalents susceptibles de remplacer les cadres morts ou capturés. Abu Bakr Naji aurait été tué par un drone américain au Waziristan du Nord, dans les régions tribales du Pakistan. A-t-il  trouvé un ou plusieurs remplaçants pour consigner et mettre à profit les enseignements tirés des expériences djihadistes récentes et en cours? Il serait sans doute déraisonnable de croire que non…

Jean-Marc LAFON

Lien de téléchargement vers le Management de la Sauvagerie, traduit en anglais

(1) Abu Bakr Naji serait, selon des chercheurs de l’institut lié à la chaîne de télévision al Arabiya, Mohammad Hassan Khalil al-Hakim alias Abu Jihad al-Masri, cadre d’Al Qaeda, d’origine égyptienne, né en 1961 et tué le 31 octobre 2008 par un drone américain au Waziristan du Nord, Pakistan.

(2) Oumma: la communauté des croyants musulmans. Ummat islamiya: « nation islamique ».

(3) Sunna: la voie du croyant.  “La Sunna dans notre définition consiste dans les récits transmis du Messager d’Allah (Sallallahu ‘alayhi wa salam), et la Sunna est le commentaire (tafsir) du Qur’an et contient ses directives (dala’il) » (Imam Ahmad ibn Hanbal). (3)* Doctrine sunnite, par opposition aux courants non sunnites de l’islam.

(4) les choses qui vont sans dire allant encore mieux en le disant, il s’agit bien de l’exposé des pensées d’Abu Bakr Naji, pas d’un étalage d’opinions qui seraient miennes…

(5) Accords Sykes-Picot: traité franco-britannique secret signé le 16 mai 1916 et révisé le 1er décembre 1918, prévoyant le partage de l’empire Ottoman entre les deux grandes puissances. Cet accord violait la promesse d’indépendance faite aux Arabes via Lawrence d’Arabie moyennant leur concours contre l’empire Ottoman.

(6) Aqîda: les fondements de la croyance en islam.

(7) Abu Bakr Naji attribue à ce mécanisme le renversement du gouvernement des talibans afghans, alléguant que cela était d’ores et déjà prévu avant même les attentats du 11 septembre 2001 à New York.

(8) La réalité des pertes occidentales en Irak et Afghanistan infirma notablement cette proposition chiffrée qui dénote une certaine sous-estimation, feinte ou sincère, de la combativité occidentale.

(9) Abu Bakr Naji prône une grande autonomie des acteurs de terrain, fondée sur la qualité des « managers » locaux. On parle souvent d’al Qaeda comme d’une « nébuleuse ». Votre serviteur y voit plutôt un réseau à haut niveau d’autonomie.

(10) Les termes « administrer » et « administration » reviennent régulièrement, en alternatives à « management ». NB: l’ouvrage conseille aux managers jihadistes, pour développer leurs compétences, la lecture de manuels de management conformes à la sunna, destinés aux entreprises opérant en zone soumise à la charia.

(11) L’auteur a abordé cette question dans son billet dédié à Jabhat al Nusra disponible en suivant ce lien. Par ailleurs, Jennifer Cafarella a produit en langue anglaise une étude des plus instructives à ce sujet au profit de l’Institute for the Study of War (ISW) , disponible en suivant ce lien.

 (12) L’autonomie a ses limites: l’opérateur doit s’en tenir au cadre « moral » communément entendu. De plus, les actions comme celles du 11 septembre 2001 ne sont pas encouragées par défaut, et doivent, selon Abu Bakr Naji, être ordonnées par le haut commandement car risquées, coûteuses et susceptibles à ce titre d’empêcher la réalisation d’actions plus modestes mais plus nombreuses.