Alep: le choix du déshonneur

Alep, le 24 septembre 2016.

Alep, le 24 septembre 2016. « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs »?

Alep, 1,7 million d’habitants avant la guerre, chef-lieu du gouvernorat le plus peuplé de Syrie, est coupée en deux. La partie occidentale est sous le contrôle des forces de Damas, tandis que la partie orientale, assiégée, est tenue par des factions rebelles, parmi lesquelles des mouvements jihadistes comme Jabhat Fath al-Sham. Depuis la fin précipitée de la dernière « trêve » en date, le 19 septembre 2016, les forces aériennes syriennes, mais aussi et surtout russes, bombardent Alep Est jour et nuit, avec la dernière violence. Des bombes perforantes BeTab-500, conçues pour pénétrer profondément avant d’exploser, abattent des blocs d’immeubles entiers. Des armes incendiaires chargées de compositions aluminothermiques – plus efficaces encore que le phosphore quand il s’agit d’allumer des foyers – pleuvent sur des quartiers résidentiels. De façon récurrente, manifestement délibérée et de mieux en mieux documentée, marchés, hôpitaux et services de secours sont les cibles de frappes aériennes sélectives. Pays occidentaux et ONU dénoncent, déplorent, se lamentent, mais assistent à ce massacre organisé, empêtrés dans une coupable impuissance. Ceux qui ont l’âge de se souvenir de la bataille de Sarajevo et de l’infâme massacre de Srebrenica sont désormais familiers de la chose. Au sein des classes politiques et opinions publiques occidentales, ce type de drame est de plus en plus perçu comme une fatalité, d’autant que la fuite par la bonne excuse est de loin l’exercice le plus confortable quand on se trouve confronté à ses propres devoirs. Nous tenterons ici un panorama, non exhaustif mais critique, des poncifs, banalités, prétextes à bon marché et autres calembredaines que les horreurs d’Alep inspirent à une très vieille civilisation qui, de Sarajevo à Grozny et de Hanoï à Alep, n’apprend plus rien de ses propres errements et se déshonore face à des défis pourtant existentiels.

La situation actuelle à Alep, coupée en deux. Crédits: voir image

La situation actuelle à Alep, coupée en deux. Crédit: syria.liveuamap.com

L’éthique et l’honneur, c’est hors sujet. C’est la guerre, mon vieux!

Bien sûr, la phrase émane généralement de quelqu’un dont la rencontre la plus directe avec la guerre a été le visionnage de Black Hawk Down, une bière dans une main et une poignée de chips dans l’autre. L’éthique n’est pas une considération dégoulinante de bisounours. C’est le système immunitaire d’une civilisation, ni plus, ni moins. C’est le tissu de principes fondamentaux sur quoi se fondent les lois régissant la coexistence des personnes. C’est ce qui règle l’équilibre des droits et des devoirs. Excusez du peu. L’éthique, c’est justement le patrimoine pour lequel on fait la guerre quand il est mis en danger. Se prétendre une civilisation et n’être pas fichu de faire prévaloir ses principes fondamentaux quand on a la haute main sur les institutions internationales, voilà le pire des messages. Surtout quand il a pu advenir dans un passé récent que l’on déboule, toutes divisions blindées dehors, sans avoir été invité et sous de faux prétextes, sur le territoire d’Etats souverains que l’on a mis sens dessus dessous, et qui vont aujourd’hui fort mal. On passe finalement pour ce que l’on est: un ramassis de beaux parleurs capables des pires compromissions, toujours prompts à brandir de grands principes, mais prêts à les violer sous le moindre prétexte et enclins aux démissions les plus lâches dès le premier souffle de vent contraire. Se jouer commodément des valeurs morales dont on se réclame, c’est à la fois ce qui incline les autres à nous haïr et ce qui fonde certains de nos propres concitoyens, jeunes et moins jeunes, à se détourner de valeurs vertueuses que l’on a corrompues en les couvrant du masque de l’hypocrisie. Le discrédit moral ouvre la porte à tous les extrémismes, parmi lesquels le « jihadisme » est loin d’être le seul à engranger des partisans. A choisir le déshonneur pour éviter la guerre, on obtient les deux, ainsi que le professait Winston Churchill au lendemain des accords de Munich.

Les rebelles font pareil!

Intéressant argument, d’autant qu’un civil n’est pas plus ou moins mort selon qui l’a tué. Seulement, il se trouve que n’ayant pas d’aviation, les rebelles font nettement moins de dégâts. Il se trouve également, et si, ça compte, qu’aucun mouvement rebelle n’est membre permanent du conseil de sécurité des Nations-Unies. Par ailleurs, n’oublions pas que l’argumentaire de Moscou et de Damas dépeint les rebelles comme des terroristes sanguinaires face auxquels il faudrait défendre la civilisation. Il s’agit donc de nous expliquer que ces terroristes ayant, par sauvagerie, mis le pied dedans, ça justifie que l’on y mette aussi les mains au nom de la civilisation. Bravo et merci d’être passés.

La coalition dirigée par les Etats-Unis fait pareil!

Ici, deux principes doivent prévaloir. Le premier veut que la liberté d’expression n’implique pas le devoir sacré de dire n’importe quoi. En l’occurrence, il n’y a pas de politique de ciblage délibéré des infrastructures et populations civiles par la coalition. Il n’est pas prévu de destruction systématique d’hôpitaux et de marchés. Il n’y a pas de « deuxième couche » passée délibérément afin de trucider les primo-intervenants des services de secours. Le deuxième principe est que l’intention compte. Car oui, des civils sont tués par les bombardements occidentaux. Mais pour horrible que cela soit quand ça a le malheur d’arriver, soyons factuels: il faut être malhonnête, stupide ou bien les deux pour ne pas comprendre qu’à effort militaire égal, quand on fait tout pour tuer des innocents, on le fait beaucoup plus efficacement que si, au contraire, on essaie d’éviter les drames. Outre la dimension morale, l’intention ou non de tuer des innocents se traduit aussi à travers le nombre d’innocents que l’on tue.

Bombes à sous-munitions incendiaires RBK-500 ZAB 2.5SM sous un Sukhoï Su-34 russe sur la base aérienne de Hmeimim en Syrie. Crédit photo: RT (chaîne de télévision russe, ex-Russia Today).

Bombes à sous-munitions incendiaires RBK-500 ZAB 2.5SM sous un Sukhoï Su-34 russe sur la base aérienne de Hmeimim en Syrie. Ces armes, souvent prises pour des bombes au phosphore blanc, exploitent le procédé aluminothermique pour allumer des incendies. Crédit photo: RT (chaîne de télévision russe, ex-Russia Today).

C’est la guerre, mon vieux! On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs!

On ne fait pas non plus d’omelette en bombardant le poulailler, la ferme et tout le canton. Alors bien sûr, la bière à la main, Black Hawk Down en pause et des chips plein la bouche, on va vous délivrer un cour magistral sur les bombardements de Dresde, Hiroshima et Nagasaki, en joignant le geste à l’haleine. On oubliera, par exemple, que les bombardements nucléaires ont visé, de la part d’un vainqueur certain, à faire flancher une autorité politique unique et clairement identifiée avant d’avoir à débarquer de vive force sur le sol japonais. L’opposition syrienne, elle, est largement morcelée, et le puzzle de potentats qu’est devenu le régime de Bachar al-Assad n’est ni un vainqueur certain, ni, à lui seul, une entité de gouvernement crédible. On ne se rappellera pas qu’après que six-cent-mille Allemands furent tués par les bombes alliées, des millions d’autres mutilés ou déplacés, pas l’ombre d’un soulèvement n’a menacé les autorités hitlériennes.  On ignorera complètement qu’en Allemagne, deux types de bombardements ont été opérés. Premièrement, les tapis de bombes délibérément déroulés sur les populations civiles – stratégie privilégiée par la Grande Bretagne, à la quelle les forces US ont adhéré ponctuellement, et Dresde en fut un sinistre exemple. Deuxièmement, les attaques se voulant « de précision », qui visaient l’infrastructure militaro-industrielle, et que, d’une manière générale, privilégiaient les Etats-Unis. Dans les deux cas, les populations subissaient d’horribles conséquences. Dans le premier, c’était purement intentionnel. Dans le deuxième, c’était un effet des limites de la précision de bombardements conduits dans des conditions difficiles, à huit-mille mètres d’altitude, avec des dispositifs de conduite de tir encore sommaires. La capacité et la volonté allemandes de livrer bataille ne furent pas entamées par la tragédie sanglante des tapis de bombes. En revanche, la destruction systématique des forces aériennes allemandes, les campagnes de bombardements « de précision » visant la production de roulement à billes, d’hélices, de pneus, de moteurs, posèrent des problèmes majeurs. Albert Speer, ministre allemand de l’armement, le confirma d’ailleurs après guerre. Nous ne pouvons, à ce sujet, qu’encourager le lecteur à prendre connaissance, par exemple, du livre Foudre et Dévastation: les bombardements alliés sur l’Allemagne 1942 – 1945 de Randall Hansen. Attirons l’attention sur le fait qu’il n’y a pas de Luftwaffe à détruire à Alep, pas plus que d’industrie lourde. Par ailleurs, les bombardements alliés contraignirent l’Allemagne à détourner d’importantes ressources pour produire et employer une DCA pléthorique. Là encore, rien de tel à Alep. L’anéantissement de Dresde en trois jours n’a pas vaincu l’Allemagne nazie. Mais le martyre sans fin d’Alep, de ses civils, de ses marchés, de ses hôpitaux, de ses services de secours, sur fond d’atermoiements des pays occidentaux, incline un nombre croissant de victimes harassées depuis quatre ans à considérer que les jihadistes sont la seule carte valant qu’on la joue.

Mais vous en avez de bonnes! Que pourrait-on faire?

Commencer par régler le problème de la coalition dirigée par nos alliés saoudiens, dont l’aviation se livre, au Yémen, à des méfaits qui ne sont ni plus ni moins que l’équivalent des atrocités des forces aériennes russes en Syrie. Quand la Russie a joint sa puissance de feu à celle de l’aviation syrienne pour délivrer des frappes de terreur sur des hôpitaux, des marchés et des écoles, l’Arabie Saoudite en faisait autant depuis quelque temps déjà au Yémen. La communauté internationale s’est fichue des atrocités saoudiennes au Yémen comme d’une guigne – et ça dure. Les faits étaient pourtant largement documentés. La lâcheté a continué de prévaloir quand Moscou a adopté une stratégie similaire en Syrie, sans nul doute encouragé par la léthargie coupable qui avait accompagné les méfaits saoudiens. La question saoudienne prise en compte, fixer à Moscou et Damas des lignes rouges et sévir vraiment si elles sont franchies. Les petits démissionnaires de service prétendent que tout cela est impossible car nous avons besoin de l’argent de Riyad et des amabilités de Moscou. Mais les faits sont têtus. L’économie russe est à la peine, c’est d’ailleurs presque un euphémisme. L’Arabie Saoudite, elle, fait des coupes claires dans ses budgets, réduit le traitement de ses ministres et de ses fonctionnaires, et affiche un déficit record de 100 milliards de $. Il y a des points douloureux sur lesquels appuyer. Alors bien sûr, c’est risqué. Oui, ça peut faire mal économiquement, politiquement, et même plus. Oui, il y a de l’argent français en Russie et en Arabie Saoudite. Oui, certaines banques pourraient ne pas s’en remettre. Mais à en croire Mario Draghi, il y en a trop. Et après tout, il parait qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, n’est-ce pas? Evidemment, quand le ton monte, ça peut déraper militairement. Mais si l’on est prêt à donner son âme et les parties les plus intimes de son anatomie pour éviter à tout prix un échange de baffes, on se condamne à subir sans fin la volonté de ceux pour qui la prise de risque fait partie de la stratégie.

Mais au fait, que veulent Damas et Moscou à Alep?

Une issue semblable à celle de Daraya ou de Muadamiyat al-Sham où, après un siège interminable et un écrasement systématique, des accords de cessez-le-feu et d’évacuation des ruines par les rebelles et la population ont été négociés directement entre les groupes combattants et le régime, sans qu’aucune des deux parties ne s’embarrasse d’inviter les Nations Unies – ce qui donne une idée assez précise de l’utilité que les belligérants prêtent au « Machin » cher au général de Gaulle. Nul doute que le lecteur sera intéressé d’apprendre que les combattants, leurs proches et leurs sympathisants qui ont quitté Daraya et Mudamiyat se sont, aux termes des accords passés avec les forces pro-Assad, rendus dans le gouvernorat d’Idlib, dans les secteurs tenus par Jaysh al-Fath, la coalition rebelle animée par le mouvement jihadiste Jabhat Fath al-Sham. Mais ça, gageons que les tenants du « Assad, notre rempart contre le terrorisme » le savaient déjà…

Et maintenant? « Mais tremblez pas comme ça, ça fait de la mousse! »

Robert Lamoureux incarnant le colonel Blanchet dans « Mais où est donc passée la 7e compagnie? »

En Syrie, aujourd’hui, tandis que l’Etat islamique recule très progressivement, un grand groupe jihadiste nommé Jabhat al-Nusra a fait mine de se séparer d’al-Qaeda pour devenir « Jabhat Fath al-Sham » (JFS). Le but est d’initier un processus de fusion des mouvements rebelles autour des principes fondateurs de la salafiya jihadiya. L’ambition de JFS n’est pas de prendre le contrôle de la rébellion mais de la modeler. Même remarque à propos de la société syrienne. JFS entend la modeler pour la rendre encline à adopter de son plein gré le mode de vie professé par la salafiya jihadiya. C’est là le fameux – fumeux? – « jihad national » dont il y a fort à parier que le caractère purement local n’est qu’une étape transitoire. La guerre, l’horreur au quotidien et l’hypocrisie des grandes puissances face aux exactions de certains sont des leviers formidables pour attirer les populations vers une offre morale alternative. En ne faisant rien, nous créons les conditions pour que les enfants d’Alep qui survivront à l’horreur deviennent nos ennemis les plus déterminés, les plus farouches, formés par de vieux briscards du jihad. Et pour que, chez nous, de plus en plus de jeunes gens, peu enclins à adopter un système de valeurs piloté par des veules pour des lâches, embrassent la cause du jihad et nous en fassent pâtir pendant de longues années encore. Face à ces pressions dont nous encourageons les causes, la crispation de nos sociétés ira croissant, alimentant les peurs, les haines, et le cortège d’extrémismes qui, en se développant, porteront en terre un modèle existentiel mort de s’être cru invulnérable. Le courage a certes un prix. Mais il reste plus accessible que celui de la lâcheté.

JM LAFON