[Archives] Clausewitz contre l’Etat islamique

Juin 2014. L’EI parade à Mossoul, avec du matériel militaire américain pris, souvent sans combattre, à l’armée irakienne. Photo Associated Press.

Avant-propos

Le présent article a été écrit en juillet 2016, et publié par la Revue Militaire Suisse (RMS+) dans son numéro thématique 1-2016 paru en août. Le thème de ce numéro était le jihadisme et ses activités combattantes et terroristes. Le lecteur trouvera ici des références héritées de ce passé si proche, et pourtant si lointain déjà. Barack Obama était président des Etats-Unis. Jabhat al-Nusra venait à peine de devenir Jabhat Fath al-Sham. Bachar al-Assad n’avait pas encore pris Alep Est. La sanglante bataille pour reprendre Mossoul à l’EI n’avait pas encore commencé. Abu Mohammad al-Adnani était encore de ce monde. Et ainsi de suite. Il m’a pourtant semblé intéressant de rendre aujourd’hui cet article librement accessible au plus grand nombre. Je crois en effet qu’une bonne part de son contenu mérite encore réflexion, et pour longtemps. En particulier les interrogations sur lesquelles il débouche. En ces temps où l’on assimile, à tort, le terrorisme jihadiste au seul EI, il est urgent de revenir à deux réalités: premièrement, il existe d’autres mouvements terroristes jihadistes, anciens et persistants; deuxièmement, les grands mouvements jihadistes mutent au gré des contraintes et des retours d’expérience. Il est vain d’essayer de les combattre avec une efficacité durable si l’on s’enferme dans des modes de pensée linéaires et statiques.

Qu’il me soit permis, pour conclure cet avant-propos, de remercier la RMS+ et le capitaine Grégoire Chambaz, avec qui j’ai eu grand plaisir à échanger dans le cadre de ma contribution à ce numéro thématique.

Le choc : l’offensive de l’été 2014 en Irak

A l’été 2014, les médias occidentaux, incrédules, accrurent nettement leur couverture de l’actualité irakienne quand un groupe jihadiste déferla sur le nord du pays. Le grand public découvrait cet « Etat Islamique en Irak et au Levant », dont on n’avait guère entendu parler que dans les brèves dédiées à la guerre civile syrienne et à l’occasion de la couverture distraite des événements irakiens du premier semestre 2014. Ces derniers virent pourtant cette organisation disputer au gouvernement irakien le contrôle de pans entiers de la grande province d’al-Anbar, à l’ouest du pays. C’est incontestablement cette offensive d’été en Irak qui projeta sur le devant de la scène médiatique occidentale l’Etat islamique (EI, ou Daesh, acronyme arabe controversé), bien aidée en cela par une propagande aussi moderne que morbide. Le massacre, le 12 juin, de plus de 1500 cadets de l’école de l’Air à Tikrit – mieux connue sous son nom américain de « camp Speicher » – fit autant pour la célébrité mondiale de l’EI que ses succès sur le terrain. Succès conséquents puisque l’organisation jihadiste a pris avec une fulgurante célérité, respectivement au nord et à l’ouest de Bagdad, le contrôle des cours du Tigre et de l’Euphrate ainsi que d’importantes localités, dont Mossoul, deuxième ville du pays, dans la province de Ninive. Le ralliement de tribus sunnites et d’ancien membres influents du parti Baas enflèrent les rangs de l’EI mais aussi son influence locale. Les massacres mis en scène et diffusés sur Internet entamèrent la combativité de ceux qui auraient pu s’opposer à cette fulgurante avancée. Le jeune Etat irakien flanchait, et sa capitale était menacée.

Aux premiers jours d’août, la tragédie des Yazidis alarma le monde. Des dizaines de milliers d’entre eux étaient assiégés sur le mont Sinjar, sans vivres, menacés d’extermination, tandis que de nombreuses jeunes Yazidies furent réduites en esclavage – notamment sexuel –  par l’EI, dans une démarche totalement assumée, argumentaire théologique à l’appui. Fut-ce la raison ou le prétexte ? Toujours est-il que c’est l’affaire du mont Sinjar qui suscita les premières frappes aériennes américaines contre l’EI, le 8 août 2014. L’argumentaire de la Maison-Blanche mettait en avant l’impérieuse nécessité d’arrêter un génocide. Il est très probable que Washington, au-delà des considérations purement humanitaires, n’entendait pas laisser la déferlante poursuivre son chemin. Car le 29 juin, l’EI a proclamé l’instauration d’un califat mondial, sous la direction d’Abu Bakr al-Baghdadi, calife et commandeur des croyants. Cette initiative, rejetée massivement par les instances musulmanes, des plus modérées jusqu’à al-Qaïda, eut un fort écho parmi les partisans du jihad armé – appelons-les « jihadistes » –, d’autant que les territoires où opérait l’EI étaient chargés d’une forte symbolique en islam. Et si la presse occidentale semblait découvrir l’EI, ce n’était pas le cas de Washington, pour qui cette organisation jihadiste était une vieille connaissance porteuse de fort mauvais souvenirs, surfant sur une vague d’opportunités stratégiques sans précédent et contrôlant désormais un territoire riche en ressources, s’étendant jusqu’à la frontière turco-syrienne. Les mauvais souvenirs se réveillèrent d’ailleurs douloureusement quand l’EI répliqua à l’intervention occidentale en renouant avec sa vieille habitude de décapiter des occidentaux devant les caméras…

L’EI : une vieille connaissance perdue de vue, plus qu’un petit nouveau dans l’arène

Nous ne ferons pas ici la présentation par le menu de l’EI, ni de l’écosystème qui l’a vu croître démesurément. Là n’est pas la vocation du présent article.  Nous conseillons en revanche très vivement la lecture de l’étude que le chercheur Olivier Moos lui a consacrée et qui constitue le n° 13 des cahiers de l’institut Religioscope (1). C’est sans doute la référence en langue française à l’heure où ces lignes sont écrites. Toujours est-il que, loin de l’éclosion d’un nouveau groupe jihadiste, la campagne d’été 2014 constituait l’apogée d’un mouvement que le monde découvrit lors de l’occupation US en Irak sous le nom de Tanzim Qaidat al-Jihad fi Bilad al-Rafidayn, soit « Al-Qaïda en Mésopotamie », plus communément appelé « Al-Qaida en Irak » (AQI). Bâti autour d’un noyau militant préexistant conduit par le Jordanien Abu Mussab al-Zarqawi, il se signala très tôt par des attaques contre les forces d’occupation, mais aussi contre la communauté chiite d’Irak. L’allégeance à Oussama Ben Laden fut formulée en octobre 2004, mais le mouvement d’al-Zarqaoui se caractérisa toujours par son autonomie, adoptant une ligne souvent critiquée au sein du noyau central d’al-Qaida pour sa dureté, notamment en termes d’attaques contre la communauté chiite et de mise en scène sur vidéo de la décapitation de ses otages. Le Jordanien fut tué par un raid aérien US le 7 juin 2006 à Baaqouba, mais comme souvent, cela n’allait pas entamer le potentiel offensif de son organisation.

Abu Musab al-Zarqaoui en Irak.

En octobre 2006, le Conseil consultatif des moudjahidines en Irak, composé d’AQI et de cinq autres mouvements, se proclama Dawlat Al-iraq al’Islamiyah, « Etat Islamique d’Irak » (EII). Puissant pôle d’attraction pour les combattants étrangers, redoutable par sa maîtrise de la guérilla et son emploi massif des kamikazes, à pied ou motorisés, tirant parti de la défiance de la communauté sunnite envers une classe politique chiite mise en avant par les Etats-Unis, l’EII fut finalement vaincu par la mise en œuvre, en 2007 et 2008, d’une initiative dédiée – appelée Iraq Troop Surge par la presse et  The New Way Forward par la Maison-Blanche – combinant un fort accroissement de la présence militaire US en Irak  et l’emploi d’une stratégie contre-insurrectionnelle s’appuyant sur la division du tissu tribal sunnite entre pro et anti-EII. Les Fils de l’Irak, supplétifs sunnites, contribuèrent notablement à venir à bout de l’insurrection jihadiste non seulement en la combattant armes à la main, mais aussi en faisant obstacle à son imbrication dans la population. La renaissance du mouvement en tant qu’acteur influent eut pourtant lieu, de manière progressive, aidée par la dissolution des Fils de l’Irak, les turpitudes de l’Etat irakien, le retrait des troupes US et l’insurrection syrienne qui allait offrir à l’EII un nouvel élan – et un nouveau changement de nom : Etat Islamique en Irak et au Levant. Ces événements transitoires furent relativement peu couverts médiatiquement, y compris le schisme entre l’EI et Al-Qaida (2), consommé en février 2014. C’est sans doute pour cela que les opinions occidentales perçurent l’EI comme une nouveauté, alors qu’il s’agissait d’une nouvelle mutation de la part de cette organisation coutumière du fait. Mais une mutation survenue dans un contexte incroyablement favorable.

Le premier mandat de Barack Obama – de novembre 2008 à novembre 2012 – fut marqué par la concrétisation d’une promesse électorale phare du président des Etats-Unis : le retrait d’Irak du gros des troupes US qui s’y trouvaient (3), et le transfert de leurs missions de stabilisation et de sécurisation aux Irakiens. Les moyens militaires américains qui entrèrent en action contre l’EI dès le 8 août étaient donc limités aux forces que l’US Central Command pouvait dédier à la prise en compte des situations de crise dans l’urgence. Ce n’est qu’un mois après, le 10 septembre 2014, que la Maison-Blanche communiqua la stratégie qu’elle entendait mettre en œuvre pour venir à bout de l’EI. On imagine aisément l’embarras qui habitait Barack Obama à l’heure de procéder, via un discours à la nation, à l’exposé de ce qu’il entendait faire pour endiguer la déferlante EI. En effet, ses contradicteurs les plus féroces voyaient dans l’effondrement politico-militaire des autorités irakiennes face à l’EI la conséquence d’un retrait militaire US dont Obama avait fait une mesure emblématique de sa présidence, mais que beaucoup avaient jugé prématuré et précipité. Il serait injuste envers l’actuel locataire de la Maison-Blanche de ne pas rappeler ici que son prédécesseur était encore en poste quand s’amorça l’abandon des Fils de l’Irak et quand naquirent les prémices d’une crise politique durable en Irak, cristallisée autour de l’exercice contesté du pouvoir par le Premier ministre Nouri al-Maliki, mais vouée à durer au-delà de son mandat.

«Notre objectif est clair: nous allons dégrader, et finalement détruire, l’EI grâce à une stratégie globale et soutenue contre le terrorisme »

Cette formule est la clef de voûte de la stratégie des Etats-Unis face à l’EI, telle que présentée par Baraq Obama dans son discours à la nation du 10 septembre 2014 (4). Une stratégie formalisée via un plan en quatre points, que nous citons ci-après :

  1. Une campagne méthodique de frappes aériennes contre l’EI
  2. Un soutien accru aux forces combattant l’EI au sol
  3. Exploiter nos capacités substantielles de lutte antiterroriste pour prévenir les attaques de l’EI
  4. Procurer de l’aide humanitaire aux civils innocents déplacés par l’EI

Carl von Clausewitz (1780-1831), auteur de l’inachevé « Art de la Guerre », incontournable penseur de la guerre et de la stratégie.

Une lecture de ces propos au prisme de l’œuvre de Clausewitz conduisait à observer l’absence de limitation dans l’état final recherché de la guerre – on visait la destruction de l’EI – et dans le temps imparti – « éradiquer un cancer comme l’EI prendra du temps », précisa Barack Obama. Mais à l’écoute du discours présidentiel du 10 septembre 2014, l’interprétation de l’engagement américain contre l’EI comme une « guerre illimitée » pouvait se heurter à une mise au point visant à rassurer un public échaudé par les longues et meurtrières guerres menées par les Etats-Unis après le 11 septembre 2001. « Mais je veux que le peuple américain comprenne combien cet effort sera différent des guerres en Irak et en Afghanistan. Il n’impliquera pas des troupes américaines combattant en terre étrangère » (5).  Ainsi le président des Etats-Unis modérait-t-il la portée pratique de la non-limitation de sa stratégie en termes de finalité et de temps. Le point n°2 du plan implique bien un « soutien aux forces combattant l’EI au sol », pas une participation active des boots on the ground US. Faisons encore appel au prisme clausewitzien pour interpréter tout cela : le penseur prussien de la guerre nous enseigne que « l’objectif politique, comme mobile initial de la guerre, fournira la mesure du but à atteindre par l’action militaire, autant que des efforts nécessaires » (6). On perçoit alors une dissonance. En refusant l’engagement de troupes US au sol, Obama limite clairement les moyens impartis à l’atteinte d’un but de nature non limitée, et dans le cadre d’une durée non limitée, ce qui semble en contradiction avec le précepte clausewitzien selon lequel la politique dimensionne le but de guerre qui, lui, dimensionne l’effort. Cette impression fut consolidée quand, au début de 2015, les Etats-Unis renforcèrent leurs forces spéciales basées en Irak tout en exprimant le désir de ne pas dépasser un plafond de 3550 personnels (7). Cette apparente contradiction entre la stratégie US face à l’EI et le précepte du dimensionnement de l’outil en fonction du but de guerre a soulevé des critiques parmi les penseurs de la guerre, y compris aux Etats-Unis. Ainsi James Holmes, chercheur et professeur de stratégie au Naval War College, publia-il en janvier 2016 un article fort critique intitulé Clausewitz would not like America’s Islamic State strategy (8). Il y dénonçait une administration faisant d’une guerre politiquement illimitée une entreprise limitée par la taille volontairement tronquée de l’outil dédié. Et d’enfoncer le clou par la parabole, voyant dans la conduite américaine de la guerre contre l’EI la démarche, vouée à l’échec, d’un quidam qui se rendrait chez son concessionnaire BMW avec un chèque de banque de 10 000$ pour y acheter comptant une Série-7 flambant neuve d’une valeur de 85 000$. Cette vision, certes séduisante tant la stratégie US face à l’EI est difficilement lisible, est-elle conforme à la réalité de la politique de l’administration Obama face à l’EI ?

Le président des USA Barack Obama lors de son allocution du 10 septembre 2014 à la Maison-Blanche, exposant sa stratégie contre l’EI.

Lors d’entretiens informels avec les journalistes admis à voyager avec lui à bord d’Air Force One, Barack Obama a quelquefois résumé la politique étrangère dont avait besoin l’Amérique post-Bush par cette formule lapidaire que nous nous dispenserons de traduire ici : don’t do stupid shit. Et quand quelqu’un venait à rétorquer que don’t do stupid shit n’était pas une politique, Obama sacrifiait à son goût immodéré de la rhétorique en lui demandant ce qu’il trouvait de si positif à l’idée de doing stupid shit. Voilà qui est certes amusant, mais qui n’aide pas à trouver de contre-arguments opposables à ceux qui voient en Obama un président prêt à tous les immobilismes pour atteindre ce saint Graal :  don’t do stupid shit. Pourtant, le discours fondateur de la politique anti-EI d’Obama, celui du 10 septembre 2014, recèle quelques subtilités qui contredisent la parabole de la BMW énoncée par James Holmes, et que les faits, pour certains antérieurs à l’article acerbe de ce dernier, viennent étayer. Obama n’a en effet pas manqué d’insister, dans son discours, sur la « responsabilité des Etats-Unis à diriger », et sur le fait que c’est « l’Amérique qui a la capacité de mobiliser le monde contre le terrorisme ». Le reproche de la limitation délibérée des moyens ne tient que si le référentiel pris en compte est « les USA face à l’EI ». Mais pour le rhétoricien Obama, l’équation est plus complexe, le champ plus vaste. Ce qu’il voit, c’est « le monde face à l’EI, sous la conduite des USA ». Et cela change tout. Le dimensionnement des moyens, notamment terrestres, à opposer à l’EI est encadré par un propos tout à fait clair : « la puissance américaine peut faire une différence décisive, mais nous ne pouvons pas faire pour les Irakiens ce qu’ils doivent faire pour eux-mêmes, et nous ne pouvons pas, à la place de nos partenaires arabes, sécuriser leur région ». Chacun son rôle, donc : aux Etats-Unis la puissance qui permet de « faire la différence ». A eux, également, le leadership. Mais aux autochtones de combattre pour leurs terres, leurs intérêts, leur région. Et où les moyens américains sont délibérément limités au regard du but à atteindre, aux autochtones de faire le nécessaire pour satisfaire aux besoins. Vu sous cet angle-là, voilà qui réconcilie la stratégie énoncée par Obama avec les vues de Clausewitz sur le dimensionnement des moyens. Et qui, par la même occasion, renvoie sur les partenaires locaux la responsabilité de ce qui se passe de bien ou de mal sur le terrain, là où l’on se bat.

Dégrader l’ennemi : une stratégie du faible au fort ?

« Dégrader, et finalement détruire l’EI ». La formule, qui implique une progressivité conséquente dans le processus de destruction, n’est pas anodine, et elle renvoie à des précédents historiques où ceux qui ont entrepris de « dégrader » leur ennemi l’ont fait parce qu’ils n’avaient pas les capacités nécessaires pour le vaincre à l’occasion d’une campagne en bonne et due forme. Ainsi en alla-t-il du corps expéditionnaire britannique envoyé dans la péninsule ibérique épauler les forces locales opposées aux troupes françaises d’occupation dans le cadre de la guerre d’indépendance espagnole. L’idée n’était pas de vaincre Napoléon de manière décisive, faute de moyens suffisants pour le faire. C’était pourtant le but qui animait la politique britannique dans sa conduite de la guerre contre l’empereur. En Espagne, il s’agissait pour les Britanniques d’entretenir un front de nature à entamer suffisamment les ressources de l’ennemi pour que celui-ci en soit rendu plus vulnérable partout ailleurs, de telle sorte que l’on puisse – un jour – enfin mettre un terme à son invincibilité. Une stratégie visant à rejouer David contre Goliath. De prime abord, il peut sembler saugrenu que le dirigeant de la première puissance mondiale se propose de « dégrader » un mouvement de type révolutionnaire comptant tout au plus quelques dizaines de milliers de combattants répartis entre la Syrie et l’Irak. C’est apparemment paradoxal. Mais la sagesse populaire n’enseigne-t-elle pas que les apparences sont souvent trompeuses ? Evidemment, ce besoin de « dégrader » l’EI a un rapport direct avec le non-engagement de troupes au sol par les Etats-Unis, car c’est à terre, avec des blindés, de l’artillerie, des fusils et des grenades, que l’on remporte des victoires militaires.

Des bombes de la coalition frappent des positions de l’EI à Kobane le 29 octobre 2014. Conduites au profit de combattants kurdes des YPG/YPJ (aile militaire du PYD), ces actions d’appui aérien tactique permirent d’infliger à l’EI sa première défaite militaire concrète. Elles préfiguraient la suite des opérations conduites par la coalition sous commandement US au profit d’acteurs locaux. REUTERS/Yannis Behrakis

Cette politique de non-engagement des troupes au sol peut évidemment être interprété comme la volonté de ne pas froisser une opinion publique échaudée par le nombre d’Américains tués, mutilés et/ou traumatisés lors des guerres de l’ère George W. Bush. Cela entrait sans doute en ligne de compte à l’heure de la décision politique, mais d’autres aspects viennent étayer ce choix. En France, le général Pierre de Villiers, chef d’état-major des armées (CEMA), auditionné le 9 mai 2016 par la commission d’enquête parlementaire relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015, a ainsi tenu ce langage : « On pourrait imaginer une coalition de pays occidentaux qui accroîtrait substantiellement cette action au sol. Pour ma part, je recommande une très grande prudence concernant ce scénario : c’est celui que Daech veut nous pousser à adopter. Daech veut nous attirer au sol pour pouvoir enlever des otages, couper des têtes et faire basculer les opinions publiques. C’est un piège ». En cela, le CEMA français converge totalement avec la doctrine stratégique jihadiste telle qu’elle est exprimée dans l’ouvrage Iidarat alttawahhush, « le management de la sauvagerie », signé Abu Bakr Naji, et auquel votre serviteur a consacré un article en février 2015 (9). C’est bel et bien un objectif stratégique pour les penseurs jihadistes de la guerre que d’incliner les Etats-Unis à un coûteux engagement terrestre qui écornerait leur image d’invincibilité de par le monde en général, et le monde musulman en particulier. Or, accomplir les désirs de l’ennemi n’est pas systématiquement une option judicieuse.

Chaussons à nouveau notre lorgnon clausewitzien pour examiner tout cela, et rappelons-nous en préambule le précepte directeur qui veut que le mobile initial de la guerre soit l’objectif politique. La destruction de l’EI est un objectif politique. A ce titre, elle ne peut pas se limiter à l’éradication des moyens militaires adverses. On se rappelle en effet que le surge US de 2007 et le recours aux acteurs locaux a permis l’éradication du mouvement jihadiste en tant que force militaire consistante. Pour autant, non seulement l’adversaire n’est pas mort des suites de ses profondes blessures, mais il s’en est relevé plus fort, du fait de son habileté politique à tirer parti des faiblesses et turpitudes de ses ennemis, des frustrations des populations, et de concours de circonstances incroyablement favorables – qui ne seront pas détaillés ici mais qui le sont avec une grande acuité dans l’étude d’Olivier Moos évoquée ci-avant. Quand un ennemi abattu se relève plus fort, il ne faut pas avoir peur des mots : c’est un échec. Cet échec a succédé à un succès militaire considérable. Si la bataille a été gagnée, la guerre, elle, en sa qualité d’objet politique, ne l’a donc pas été. Pour qu’elle puisse l’être, il faut bouleverser l’écosystème qui a réuni tant de conditions favorables à l’avènement d’un EI si puissant. Cette stratégie de dégradation est-elle alors « du faible au fort » ? Si l’on reprend les mots de Barack Obama, oui. « […] mais nous ne pouvons pas faire pour les Irakiens ce qu’ils doivent faire pour eux-mêmes, et nous ne pouvons pas, à la place de nos partenaires arabes, sécuriser leur région ». Ceux qui, par leurs faiblesses et turpitudes au plan politique, ont laissé l’EI se relever de ses blessures, grossir, s’enraciner dans le tissu local et devenir à leurs dépens une puissance politique et militaire vivace, expansive et tenace, sont le faible. Faible que les Etats-Unis, à travers leur stratégie, leur leadership et leur soutien, aident à dégrader l’EI qui, lui, est le fort. Et ce jusqu’au point où non seulement il ne sera plus fort, mais où n’existera plus, ni militairement, ni politiquement. Il faudra pour en arriver là des forces armées locales aptes à conduire le combat sans faillir, et un appareil étatique respectueux des populations, attentif à leurs besoins. Tout cela ne peut qu’être subordonné à un Etat légitime et reconnu comme tel par le peuple dans toute sa diversité. Il faut à ces fins un terreau politique favorable. Et donc une réforme de tout ce qui a politiquement failli en Irak et en Syrie au point d’en arriver au point que nous connaissons aujourd’hui. La pensée de Clausewitz est toujours vivante. Et à la vue du plan Obama, le stratège prussien ne se retourne peut-être pas autant dans sa tombe qu’on aurait pu le croire.

Un patchwork en guerre : la quête de l’intérêt commun bien compris

La stratégie de leadership des Etats-Unis face à l’EI rencontre les frictions communes à toute coalition. Guidées par la convergence d’intérêts entre les parties, les coalitions sont toutefois confrontées à la question, toujours prégnante, des divergences. Celles-ci peuvent s’avérer difficiles à gérer quand elles sont circonstancielles, et plus encore quand elles sont intrinsèques. Pour ne parler que de l’Irak, la stratégie américaine contre l’EI se trouve confrontée aux difficultés liées à la cohabitation entre des Kurdes nationalistes et un gouvernement pour qui le Kurdistan irakien doit être une province comme une autre. A l’existence de milices chiites partagées entre l’inféodation à l’Iran et le service des intérêts de leurs leaders. On les a vues commettre des atrocités comparables à celles de l’EI, mais aussi refuser, dans certains cas, d’opérer sous supervision américaine. Autre obstacle : une corruption endémique qui, tout en mettant en danger l’appareil d’Etat et les forces armées, concourt aussi à la fidélité, par intérêt, de corrompus et de corrupteurs dont on préfère qu’ils nuisent de la sorte plutôt qu’autrement… Que dire quand Bagdad déclare avoir découvert 50 000 (cinquante mille!) militaires « fantômes » qui s’abstiennent de servir moyennant le versement d’une part de leur solde à leurs officiers ? Par ailleurs, la logique tribale, par ses inextricables complexités, constitue une toile de fond omniprésente. Si l’on franchit la frontière syrienne, le casse-tête s’aggrave. Outre les facteurs sectaires et les accointances avec telle ou telle puissance étrangère, les logiques d’affinités les plus variées conduisent à l’existence d’innombrables factions entre lesquelles les alliances sont parfois fragiles, tandis que les combattants naviguent souvent de l’une à l’autre et que les dirigeants aux humeurs changeantes naviguent d’une allégeance à une autre, au profit de groupes plus influents. Le pays est tombé dans un tel état de déliquescence que ce jeu n’affecte pas que l’opposition armée, mais aussi les forces pro-gouvernementales.

De gauche à droite: le général Henri Giraud, Franklin D. Roosevelt, le général Charles de Gaulle et Winston Churchill à la conférence de Casablanca, en janvier 1943. Cette photo illustre l’incroyable difficulté qu’il y eut à animer une coalition dont nombre de protagonistes poursuivaient des buts antagonistes, et, quelquefois, se détestaient sans équivoque. Cette tendance propre à tant de coalitions est, de nos jours, plus d’actualité que jamais. Avoir un ennemi commun ne suffit pas à assurer la cohésion de l’ensemble.

A ces difficultés locales se mêlent des frictions propres à la scène internationale. L’énonciation par Barack Obama  du « devoir de leadership » des Etats-Unis ne reçoit pas le même écho selon où elle est entendue. Elle est d’ailleurs reçue avec une franche hostilité à Téhéran comme à Moscou, ne déclenche aucun enthousiasme à Bagdad, et ne fait rêver aucune monarchie du Golfe Persique. Exclu du champ des alliés des Etats-Unis contre l’EI dès le discours présidentiel du 10 septembre 2014, le gouvernement syrien de Bachar al-Assad constitue à la fois une des composantes de l’écosystème qui fit grossir l’EI, et une force qui, sur le terrain, contribue à mobiliser des éléments que l’EI ne peut donc pas affecter ailleurs. Et on a vu, dès l’offensive de l’EI, fin 2014, sur l’aéroport de Deir ez-Zor tenu par les pro-Assad, l’aviation US frapper des éléments jihadistes dans le secteur. Enfin, l’intervention directe de forces russes en Syrie, aux côtés de Bachar al-Assad mais aussi des Gardiens de la Révolution Islamique iraniens et du Hezbollah – cette organisation, ou tout au moins son aile militaire, est considérée comme terroriste par les Etats-Unis et la plupart de leurs alliés… – a encore compliqué le jeu en permettant au gouvernement de Damas de durer au point que cela pourrait bien infléchir l’intransigeance à son endroit de certaines puissances, régionales et au-delà. Depuis la bataille de Kobané, les Etats-Unis et les puissances occidentales de la coalition soutiennent les forces kurdes affiliées au PYD sur leurs terres syriennes frontalières de la Turquie – à la grande fureur d’Ankara. Parallèlement, ces mêmes éléments kurdes cherchent des appuis, tour à tour, auprès de milices proches de Damas, ou d’éléments marginaux parmi les rebelles de l’Armée Syrienne Libre. Enfin, les rebelles implantés localement bénéficiant du soutien logistique US sont tour à tour rackettés par les groupes jihadistes et contraints de s’associer à eux sur le champ de bataille pour continuer à exister. En somme, tout cela est pratiquement illisible. Mais une tendance s’est dessinée et s’installe dans la durée : l’EI recule désormais militairement. Cette tendance s’accompagne toutefois d’une autre : les populations souffrent. Nous portons toujours sur le nez le lorgnon clausewitzien que nous avons chaussé tout à l’heure. Et outre l’empathie qu’inspire le martyre enduré par les populations des zones en guerre, depuis ceux que l’on bombarde jusqu’aux déplacés de Falloujah, nous n’oublions pas que faire la guerre, c’est faire de la politique. Et quand la guerre cessera, la population martyrisée sera toujours là, animée par les dispositions que lui auront inspirées les épreuves traversées.

Perspectives

Une erreur courante dans l’appréhension de la stratégie consiste à supposer que cette discipline vise à établir un plan infaillible, une procédure miraculeuse, anticipée dans ses moindres détails, et au bout de laquelle se trouverait le saint Graal de la victoire. C’est compter sans la dictature des circonstances, la volonté de l’ennemi et les aspirations des rivaux. Une stratégie viable permet de tendre vers l’état final recherché tout en se tenant en mesure de parer aux imprévus. Aujourd’hui, la stratégie énoncée le 10 septembre 2014 par Barack Obama a atteint des résultats observables conformes au but énoncé, en contribuant à endiguer l’EI, puis à l’éroder. Quand, en mai dernier, Abu Mohammad al-Adnani, porte-parole de l’EI, a déclaré dans une allocution « même si nous perdons Raqqa ou Syrte, nous ne serons pas vaincus », il est tout à fait clair que le but était de sensibiliser l’auditeur partisan de l’EI au fait que de telles pertes pourraient survenir bientôt. C’est, dans le discours officiel de l’EI, quelque chose de nouveau. L’érosion est en cours, et pendant qu’elle se produit, Washington gère tant bien que mal les aléas relationnels à l’échelle internationale autant que locale. Par ses choix stratégiques, Obama s’est « acheté du temps » pour pouvoir composer face aux frictions innombrables et à l’imprévu qui ne manque jamais de survenir.

Où le constat est moins évident pour l’heure, c’est à l’échelle politique. Carl von Clausewitz nous intime de ne jamais perdre ceci de vue : c’est à ses effets politiques que l’on évalue le résultat de la guerre. Et aujourd’hui, rien ne permet de deviner les contours de ce que seront, politiquement, la Syrie et l’Irak au terme du conflit aujourd’hui en cours, malgré l’hécatombe dont la cadence ne faiblit pas. Et l’inquiétude est de mise dans la mesure où les hécatombes n’inclinent pas forcément à la modération les heureux veinards qui leur ont survécu. A l’étranger, le bilan de l’EI est pour l’heure mitigé. Ses franchises hors de Syrie et d’Irak lui ont prêté allégeance dans le cadre d’un échange de bons procédés : elles surfent sur la vague des succès et du prestige de l’EI, tout en lui servant d’épouvantail, donnant une impression d’ubiquité. Mais que le rythme des victoires s’émousse, que les pertes territoriales s’accumulent, et ces allégeances n’auront rien d’irréversible. Difficile, dans ces conditions, d’y voir un gage de résilience pour le califat d’Abu Bakr al-Baghdadi. Quant aux attentats terroristes hors des zones de combat, s’ils ont évidemment fait mal aux populations qu’ils ont frappées, ils ne semblent guère avoir entamé la détermination à combattre des pays concernés.

1er mars 2017. Sept mois après l’écriture du présent article, Iyad Ag Ghali proclamait la fondation, dans la bande sahélo-saharienne, de Jamaat Nusrat al-Islam wa-l-Muslimin, sous l’égide d’Al-Qaeda. Mais il rendait hommage à Abu Musab al-Zarqaoui, figure emblématique très chère aux partisans de l’EI. Et il citait en exemple les « frères du Sham » (Levant). Pourtant, ces derniers cherchent à s’afficher comme affranchis de l’égide d’al-Qaeda (mais avec la bénédiction de celui-ci…), sous les étiquettes consécutives Jabhat Fath al-Sham, puis Hayat Tahrir al-Sham. Le propos d’Iyad Ag Ghali ne ferme donc aucune porte… Les grandes organisations jihadistes savent muter au gré des besoins et des retours d’expérience. Les modes de pensée linéaires ou statiques ne permettent pas de les comprendre au long terme, ni, donc, de les combattre avec une efficacité vraiment durable.

A l’heure de livrer une guerre illimitée à une incarnation vivace de l’islam politique, peut-être est-il aussi temps de prendre du recul et de considérer l’état général de la mouvance jihadiste. Or, il est deux faits incontestables : premièrement, l’EI est né du tronc commun idéologique jihadiste – la salafiyya jihadiyya –, sa spécificité résidant dans la volonté d’instaurer le califat sans attendre, et d’implémenter sans aucune concession transitoire la charia, la loi islamique, sur les territoires qu’il gouverne. Deuxièmement, Al-Qaida n’est pas mort, loin s’en faut, comme l’illustrent ses franchises Jabhat al-Nusra en Syrie (10), Al Qaida au Maghreb Islamique (AQMI) dans la bande sahélo-saharienne ou encore al-Shabaab en Somalie. Ces mouvements ne sont pas de simples groupuscules financés par l’étranger, comme on est trop souvent tenté de le penser dans des élans caricaturaux certes télégéniques mais sans fondement. Ce sont des organisations révolutionnaires, souvent perçues par les populations comme des alternatives viables – à défaut d’être idéales – aux Etats laïcs corrompus et/ou défaillants voire brutaux. Quant à la pratique sans concession de la foi qu’elles véhiculent, elle constitue parfois l’ultime raison d’espérer pour des populations dont le quotidien n’est que souffrance, frustration et privation. C’est là le terreau idéal d’une idéologie qui promet aux vertueux monts et merveilles après la vie terrestre. Nous l’avons vu, la stratégie des USA face à l’EI mise sur le temps long et vise la destruction de l’organisation. Mais que sera le visage du jihadisme dans vingt ans ? Quelque chose d’apparenté à Al Qaida ? Quelque chose de plus semblable à l’EI ? Ou une nouvelle mutation de l’ensemble vers quelque chose de plus viable ? Si les territoires qui ont vu naître le califat de l’EI ne sont pas stabilisés d’ici là, et même si l’EI, en tant qu’organisation, est vaincu, nous l’apprendrons à nos dépens. Et Clausewitz  serait formel : cela signifierait que nous avons perdu cette guerre…

Jean-Marc LAFON

  1. L’Etat islamique, Olivier Moos, Cahiers de l’institut Religioscope, n°13, août 2015 http://www.religion.info/pdf/2015_08_Moos_EI.pdf
  2. Al-Qaeda disavows any ties with radical Islamist ISIS group in Syria, Iraq, Liz Sly, Washington Post, 3 février 2014 https://www.washingtonpost.com/world/middle_east/al-qaeda-disavows-any-ties-with-radical-islamist-isis-group-in-syria-iraq/2014/02/03/2c9afc3a-8cef-11e3-98ab-fe5228217bd1_story.html
  3. Obama confirme sa promesse de retrait d’Irak, Libération, sce AFP, 17 novembre 2008 http://www.liberation.fr/planete/2008/11/17/obama-confirme-sa-promesse-de-retrait-d-irak_257443
  4. Statement by the President on ISIL, The White House, Office of the Press Secretary, 10 septembre 2014 https://www.whitehouse.gov/the-press-office/2014/09/10/statement-president-isil-1
  5. Notons que le refus de déployer des forces terrestres n’exclut généralement pas les opérations spéciales, et c’est bien dans cet esprit qu’Obama l’exprimait.
  6. De la guerre, livre I, chapitre 1, 11
  7. US sending new special ops force to fight Islamic State, Deb Riechmann, AP, 1er décembre 2015 http://bigstory.ap.org/article/0dde72d5a7a546ef844fd9b0245c6417/defense-chief-us-expanding-special-operations-force-iraq
  8. Clausewitz would not like America’s Islamic state strategy, James Holmes, War On The Rocks, 5 janvier 2016 http://warontherocks.com/2016/01/clausewitz-would-not-like-americas-islamic-state-strategy/
  9. Le management de la sauvagerie, Jean-Marc Lafon, Kurultay.fr, 21 février 2015 http://kurultay.fr/blog/?p=187
  10. Ou, devrait-on écrire, Jabhat Fath Al Sham, après son retrait strictement cosmétique et sophistique du réseau Al Qaeda, dernière illustration en date de l’aptitude de ces mouvements à muter en fonction des besoins. Cf Analysis: Al Nusra Front rebrands itself as Jabhat Fath Al Sham, Thomas Joscelyn, The Long War Journal, 28 juillet 2016 http://www.longwarjournal.org/archives/2016/07/analysis-al-nusrah-front-rebrands-itself-as-jabhat-fath-al-sham.php