Irak : mais où est donc passée la 7e Compagnie ?

Véhicules militaires abandonnés par les forces irakiennes à Ramâdi

La prise de Ramâdi, chef-lieu de la province d’al-Anbâr, par l’Etat Islamique en Irak et au Levant (EI, EIIL, DAESH) (1) a fait l’objet du précédent billet de ce blog (2). On y évoquait les vieux démons de ce malheureux pays et leur influence sur le cours de la guerre. Aujourd’hui, des informations commencent à filtrer du terrain et à jeter une lumière crue sur un échec militaire, politique et administratif dont les répliques à terme n’ont sans doute pas fini de se faire sentir.

Ramâdi était la ville de garnison de la 7e non pas compagnie mais Division d’Infanterie irakienne – peu ou prou 10 000 militaires, intendance comprise, dont certains peut-être déployés plus au nord. De nombreux policiers membres d’unités paramilitaires régies par le ministère de l’Intérieur s’y trouvaient affectés de manière permanente. Des éléments des forces spéciales étaient présents, et une vidéo amplement diffusée sur Internet illustre leur fuite précipitée de Ramâdi (cf ci-dessous).

La question reste de savoir comment, alors qu’al-Anbâr n’a jamais cessé de faire l’objet d’attaques plus ou moins virulentes, le gouvernement de Bagdad a pu se faire surprendre au point d’en perdre le chef-lieu…

Des fantômes dans la tempête (de sable)

Très vite, on a trouvé une explication plausible à l’absence de soutien aérien : une tempête de sable. En effet, ce jour-là, le vent était de la partie et la densité de sable en suspension à certaines altitudes rendait, parait-il, la perception du terrain trop imparfaite pour procéder à de l’appui aérien rapproché, rendu a fortiori plus délicat encore en zone urbaine qu’ailleurs (3). Reste que l’aviation ne fait pas tout, que les jihadistes n’avaient pas non plus d’appui aérien, que le vent des sables soufflait tout autant pour eux que pour les forces de sécurité irakiennes, qu’en son temps Clausewitz rappelait avec raison les avantages multiples du défenseur sur l’assaillant, et qu’enfin les vicissitudes météorologiques n’ont pas entravé de manière rédhibitoire la fuite des combattants gouvernementaux.

Après la bataille, les réseaux sociaux se sont trouvés inondés  de messages triomphaux des supporters de l’Etat Islamique, clamant que 150 moudjahidines ont mis 25 000 soldats irakiens en déroute.  Sans vouloir vexer personne, l’affirmation sonne tellement faux qu’avec la meilleure volonté du monde, elle écorche trop le sens critique pour être admise par l’exégète amateur (4). D’une part, Daesh n’est pas assez stupide pour communiquer l’effectif réel engagé dans une opération. D’autre part, le passé a prouvé sans aucune ambiguïté que lorsqu’il s’agit de compter les combattants gouvernementaux irakiens, maîtriser l’arithmétique ne fait pas tout, et la consultation des tableaux d’effectifs des unités non plus. La vérité est ailleurs… Ce qui est crédible, c’est que les jihadistes n’avaient pas l’avantage du nombre. Ce qui éveille la curiosité, c’est la question de savoir à quel point et pour quelles raisons.

Le précédent billet de Kurultay.fr, dédié à l’affaire de Ramâdi, faisait allusion à la malheureuse affaire, soulevée fin 2014, des 50 000 soldats fantômes de l’armée irakienne, qui ne mettaient pas un pied à la caserne – et encore moins au combat, ça va de soi – moyennant le versement d’une part de leur solde à leurs officiers corrompus. Or, le Washington Post vient de publier un article (5) tendant à indiquer que lesdits fantômes auraient fait des petits, et qu’il ne s’agirait là que d’un défaut parmi tant d’autres à la cuirasse de l’Etat irakien.

L’EI parade à Mossoul le 25 juin 2014. Déjà en cette occasion, l’effectif combattant irakien différait nettement de l’effectif théorique.

Le Washington Post cite un analyste politique irakien, Ahmed al-Sharifi, qui estime l’effectif engagé à Ramadi par le gouvernement irakien à 25 000, répartis comme suit: 2000 combattants et 23 000 soldats fantômes. On lui laisse la responsabilité des comptes, que votre serviteur n’est pas en mesure de contrôler. Reste que si l’on a relevé, en novembre 2014, qu’un militaire sur six était un fantôme, on se demande bien comment la faillite morale qui a conduit là pourrait avoir été soldée en mai 2015. Mossoul à l’été 2014 et Ramâdi au printemps 2015, même combat ? A moins de croire l’Irak capable de se réformer de fond en comble en onze mois, comment pourrait-on répondre à cette question par un « non » catégorique ? Est-il farfelu d’envisager alors qu’en zone de fort danger, l’absentéisme payé puisse se révéler très supérieur à ce qu’il est pour des affectations plus « tranquilles »? A chacun d’en juger.

Policiers non payés et armés au marché noir

Cette plongée dans un océan de corruption que nous propose le Washington Post recèle toutefois d’autres attraits. Après l’armée, la police (6)… Ainsi le colonel Eissa al-Alwani, officier haut placé dans la hiérarchie policière de Ramâdi, signale que la police locale, manquant de tout, s’est trouvée réduite à quémander auprès de la population et d’hommes d’affaires des fonds destinés à acheter des armes et des munitions… au marché noir (7) ! Omar al-Alwani, lui, est un chef tribal sunnite. Il affirme que 3 000 hommes des tribus locales ont combattu ces derniers mois aux côtés des policiers, et témoigne que ces derniers accusaient un retard de six mois dans la perception de leur salaire, tandis que l’Etat Islamique perpétrait des attentats contre eux et leurs familles. Il précise que beaucoup ont pris la fuite. On le croit sans peine.

Réfugiés sunnites sur les routes de Ramâdi à Baghdad.

En somme, nous avons là : un Etat irakien corrompu jusqu’à la moelle; des combattants théoriques qui ne combattront jamais, bien qu’on leur verse une solde; des forces paramilitaires dont on ne paie pas les salaires et dont on n’assure même pas l’intendance; des tribus sunnites qui seraient disposées à combattre l’EI comme elles ont combattu AQI en son temps (8) mais que l’Etat irakien rechigne à armer, de peur qu’elles ne se retournent contre lui voire qu’elles rejoignent l’EI – une telle défiance est-elle de nature à fidéliser ces tribus ? –; des milices chiites largement soutenues et coordonnées par l’Iran (9), qu’apparemment on arme, paie et nourrit à peu près correctement et qui, entre deux batailles, se filment en train de pratiquer les pires exactions contre les populations sunnites et publient sur Internet des vidéos aussi abominables que celles de Daesh…

Le projet français en Irak

Triste spectacle que tout cela, mais il ne faudrait pas éluder un aspect du problème: nous sommes impliqués, nous, occidentaux en général et Français en particulier. Nos armées agissent là-bas, effectuant des raids aériens, des missions de reconnaissance, des opérations spéciales, et dispensant des formations aux forces gouvernementales. Ces dernières bénéficient d’un afflux massif d’armement étranger. Quel contrat – au minimum moral – nous lie à l’Etat irakien ? Les Etats-Unis et l’Iran se livrent, dans la région, une concurrence d’influence bien visible tandis que l’Irak, comme pour en tirer profit, se montre fort chatouilleux sur la question de sa souveraineté (10). Voici l’orgueil retrouvé depuis l’été dernier, mais pour quels résultats ? En somme, l’on aide un Etat incompétent et corrompu au sein et en marge duquel évolue une mafia notoire. Cet Etat, bien qu’incapable de remettre dans l’ordre le puzzle sociétal irakien, ne manque pas une occasion d’attiser les concurrences régionales pour étayer des caprices d’enfant gâté. Et voilà que pour solde de tout compte, il cristallise sur le champ de bataille le catalogue de ses turpitudes sous la forme d’un nouveau désastre militaire venu nous rappeler qu’en un an, dans le fond, il n’a pas changé. N’oublions pas qu’il s’agit bien là de l’administration irakienne née de la guerre américaine de 2003, où Jacques Chirac avait  refusé d’impliquer la France.

L’OTAN, dont la France a rejoint le commandement intégré en 2009 après quarante-trois ans passés en dehors, est officiellement sortie du conflit afghan. Cela aurait pu être l’occasion de livrer au débat public l’établissement d’un bilan. Celui d’une manière de faire la guerre et celui d’un certain atlantisme. Après tout, et même si on connaissait déjà un peu le sujet, on y a acquis une expérience de première bourre en termes d’assistance mal ficelée et horriblement coûteuse – tant en vies humaines qu’en argent – à un Etat tout entier livré à une corruption galopante. On aimerait que sur la scène politique, quelqu’un lance le débat, pose les questions structurantes. Par exemple, lutter CONTRE le terrorisme certes, mais surtout lutter POUR quoi ? Aider un Etat tiers certes, mais sur la base de quel contrat gagnant / gagnant ? S’allier avec d’autres nations occidentales, pourquoi pas, mais pour l’intérêt de qui, au détriment de qui, pour faire quoi et à quel prix ? Faire la guerre, why not, mais avec quels buts, pour réaliser quoi ? On en a déjà parlé sur Kurultay.fr : pour gagner une guerre, il est indispensable de savoir à quoi ressemblerait la victoire. On nous dit vouloir « éradiquer la menace jihadiste ». Certes. On y croit… Quel est le projet ? Que veut-on construire ? En passant aux yeux du monde pour les wagons d’un jeune pays d’outre-Atlantique trop puissant pour sa propre maturité, votre serviteur craint que notre vieil hexagone n’aille nulle part. Jean-Yves le Drian a affirmé plusieurs fois que la France est leader au Sahel tandis que les Etats-Unis le sont en Irak. Admettons. Pourquoi, alors, ne pas se concentrer sur le Sahel? Les USA seraient donc incapables de s’en sortir en Irak sans les douze chasseurs, l’unique AWACS et le non moins unique Atlantique 2 de l’opération Chammal (11) ? Certes pas. Il faut croire, alors, que la France a un projet irakien. L’exégète amateur est impatient d’enfin savoir le quel. Il cède donc volontiers la parole aux inspirateurs professionnels des saintes écritures de la République.

Jean-Marc LAFON

(1) L’emploi de l’acronyme « Daesh » (équivalent en arabe d’EIIL) a été reproché à l’auteur comme « péjoratif ». Le but ici n’étant pas de faire plaisir à quiconque, j’utiliserai à la fois EI (ça ennuiera ses ennemis) et Daesh (ça ennuiera ses partisans), pour être certain d’irriter le plus grand nombre. 🙂

(2) A Ramâdi, l’Irak retrouve ses vieux démons, Jean-Marc LAFON : http://kurultay.fr/blog/?p=255

(3) ISIS Fighters Seize Advantage in Iraq Attack by Striking During Sandstorm par Eric SCHMITT & Helene COOPERMAY, New York Times http://www.nytimes.com/2015/05/19/world/middleeast/isis-fighters-seized-advantage-in-iraq-attack-by-striking-during-sandstorm.html

(4) Définition selon Jean-Jacques URVOAS de quelqu’un qui se permet d’argumenter publiquement un avis opposé au sien: Urvoas défend son projet contre les « amateurs » Christine TREGUIER, Politis.fr http://www.politis.fr/Urvoas-defend-son-projet-contre,30769.html

(5) Fall of Ramadi reflects failure of Iraq’s strategy against Islamic State, analysts say, Hugh NAYLOR, Washington Post: http://www.washingtonpost.com/world/middle_east/fall-of-ramadi-reflects-failure-of-iraqs-strategy-against-islamic-state-analysts-say/2015/05/19/1dc45a5a-fda3-11e4-8c77-bf274685e1df_story.html

(6) Outre les services chargés des missions classiques de police, cette administration rassemble, sous l’égide du ministère irakien de l’Intérieur, d’importantes forces paramilitaires dont il est en particulier question ici.

(7) Est-il farfelu d’imagier que L’EI puisse figurer parmi ceux qui tirent quelque argent de ce marché noir?

(8) Al Qaïda en Irak, l’ancienne « raison sociale » de ce qui est devenu l’Etat Islamique en Irak et au Levant.

(9) Au point qu’à force de se faire photographier à leurs côtés, le jusque là discret général iranien Qasem Soleimani, du Corps des Gardiens de la Révolution Islamique, est devenu une célébrité des réseaux sociaux…

(10) Ainsi le fait que l’Irak n’ait pas demandé l’aide de la coalition dirigée par les Etats-Unis lors des combats pour Tikrit n’avais pas manqué de soulever des interrogations…

(11) Source Etat-major des armées, Chammal: point de situation au 13 mai 2015 http://www.defense.gouv.fr/var/dicod/storage/images/base-de-medias/images/operations/cartes-des-theatres-d-operation/carte-opex/4301039-12-fre-FR/carte-opex.jpg