Processus de paix pour la Syrie: chronique d’un échec annoncé

Alep sous le feu.

La crise qui a vu l’Arabie Saoudite rompre ses relations diplomatiques avec l’Iran le 3 janvier 2016 ne devait pas, selon Riyad, « compromettre les efforts de paix » pour la Syrie, censés s’exprimer à travers le « processus de Vienne » à l’occasion, notamment, d’un sommet devant se tenir à Genève début 2016. On le croit sans peine aujourd’hui encore, car les chances d’une issue favorable à ce processus semblaient d’ores et déjà pratiquement nulles avant même le dernier coup de sang diplomatique en date entre les deux principales puissances rivales de la région. D’ailleurs, les diverses pressions de dernière minute, dont certains craignent qu’elles fassent capoter le processus, ne crèveront sans doute guère qu’un pneu d’ores et déjà bien à plat. Voyons quels maux affectent les « processus de paix » qui, jusqu’à aujourd’hui, ont, sans exception, failli à leur vocation de mettre un terme à la sanglante guerre civile syrienne.

Qu’est-ce que « l’opposition syrienne » ?

« L’opposition syrienne » – soit l’ensemble des groupes, armés ou non, petits et grands, opposés au régime de Bachar al-Assad – est en cela remarquable qu’elle intègre, peu ou prou, tout et son contraire. Il n’est pas question ici d’en livrer une étude par le menu: la tâche serait immense… Donc nous synthétiserons. On y trouve des groupes animés par une interprétation des plus rigoristes de l’islam sunnite, parmi lesquels des mouvements jihadistes, aussi bien que des formations laïques et nationalistes, et toutes les nuances imaginables entre ces deux extrêmes. Le seul point commun qui les unisse tous est la volonté d’en finir avec l’actuelle gouvernance. Mais en termes de finalités poursuivies, et même de moyens, tout diffère, voire… s’oppose. Les uns veulent un Etat de nature islamique – la démocratie est pour eux annulative de l’islam car elle confère au peuple un pouvoir qui n’appartient qu’à Allah – et un système judiciaire fondé sur la charia et les tribunaux islamiques, tandis que les autres souhaitent des élections libres ainsi qu’une gouvernance et un système judiciaire laïcs. Certains sont les « proxys » plus ou moins fidèles de puissances régionales ou mondiales. Il y a également, au sein de « l’opposition », des éléments massivement actifs sur le théâtre des opérations, et d’autres dépourvus de toute composante militaire. L’interprétation clausewitzienne de la guerre nous enseigne que l’essence de celle-ci est la poursuite de finalités politiques par l’opposition violente des volontés. On comprendra donc que ceux qui produisent – et subissent – des effets sur le terrain, qui y vivent, tuent et meurent les armes à la main, n’accordent pas une légitimité débordante aux groupes qui n’ont aucune activité militaire, a fortiori s’ils sont en sécurité hors de Syrie, sans aucun pouvoir de cesser le feu puisqu’ils ne l’ont pas ouvert. On imagine par ailleurs les frictions qui s’opposent à la constitution d’un socle politique d’opposition, unissant durablement autour d’un projet commun des groupes aussi différents, qui visent souvent des finalités antinomiques. Dure réalité mais réalité tout de même: aujourd’hui, aucune de ces entités ne peut se prétendre la représentante unique, synthétique et légitime de l’opposition. La cacophonie a donc de beaux jours devant elle. Par ailleurs, des groupes particulièrement puissants militairement ont la capacité de réduire à néant, sur le terrain, tout accord de paix éventuel. Certains de ceux-là, comme Jabhat al-Nusra et l’Etat islamique, condamnent purement et simplement les « processus de paix » successifs, dont ils considèrent qu’ils font le jeu de leurs ennemis.

L’indéracinable « communiqué de Genève »

Le 30 juin 2012, le Groupe d’Action pour la Syrie, composé de puissances mondiales et régionales, des Nations Unies, de l’Union Européenne et de la Ligue des Etats arabes, a produit un communiqué final de sa réunion à Genève (1). Ce document se donnait pour vocation de poser les bases d’un arrêt des combats afin de mettre en œuvre une transition politique fondée sur un processus démocratique. Il visait à l’application du « plan en six points » proposé par Kofi Annan à Bachar al-Assad le 10 mars 2012, et validé par le président syrien le 27 (2). La guerre durait depuis quinze mois et n’avait fait « que » 16 000 morts environ. Ce que l’on connait aujourd’hui sous le nom d’Etat islamique (EI), alias Daesh, n’était alors « que » l’Etat islamique d’Irak. Il n’avait pas encore rompu avec al Qaïda. Jabhat al-Nusra était à l’époque son antenne syrienne, et n’était considéré comme organisation terroriste que par Damas et Téhéran. L’attaque sur Ghouta au gaz sarin, imputée au régime de Damas, n’avait pas encore eu lieu. Les puissances occidentales, Etats-Unis et France en tête, n’avaient pas encore laissé entendre qu’elles interviendraient militairement contre Bachar al-Assad, pour faire volteface au dernier moment. Si quelqu’un avait alors prédit la situation actuelle au Moyen-Orient et l’intervention directe de la Russie en Syrie, il aurait été mis au pilori sans ménagement et soupçonné de toxicomanie suraigüe. Il n’est pas exagéré, en janvier 2016, de considérer que nous parlons là d’une autre époque, bel et bien révolue. Trois ans et demi de guerre supplémentaires et plus de 200 000 morts ont aggravé le bilan syrien, sans parler des famines, des millions de personnes jetées sur les routes du monde, ni du niveau insensé de dévastation qui affecte le pays, et sans oublier les conséquences sécuritaires mondiales qu’engendre l’instabilité du Moyen-Orient.

Kofi Annan, artisan du « plan en six points » promu par le communiqué de Genève jusqu’à aujourd’hui

C’est pourtant bien le communiqué final de la réunion à Genève le 30 juin 2012 du Groupe d’Action pour la Syrie qui constitue la trame de négociation du processus de Vienne aujourd’hui en cours, entre factions d’opposition et régime de Bachar al-Assad. Or, ce document ne garantit pas le départ de Bachar al-Assad préalablement à la formation d’un gouvernement de transition. Et ceci se trouve être aujourd’hui une revendication fondamentale de la plupart des groupes armés d’opposition, qui considèrent que si cette condition n’est pas garantie, il n’y a pas de négociation possible. Revenons à la guerre vue selon le prisme clausewitzien: ces factions armées font la guerre pour chasser le régime de Bachar al-Assad et lui substituer une autre forme de gouvernance. Or, elles n’ont pas été vaincues sur le terrain après ces longues années d’un conflit meurtrier, et ne voient par conséquent aucune raison valable de tempérer leurs exigences. Donc elles n’entendent cesser le feu, a minima, qu’une fois Assad et son régime renversés, et il n’est pas question pour elles d’envisager qu’Assad participe à l’avenir de la Syrie, ne serait-ce qu’à travers la mise en place d’un gouvernement de transition. D’autant que la probabilité serait forte de voir Assad mettre à profit sa participation à la phase transitoire pour créer les conditions de sa propre pérennité: « Genève 2012 » prévoit que le gouvernement de transition organise des élections libres. Celles-ci nécessiteraient évidemment un cessez-le feu effectif sur l’ensemble du territoire, d’autant que le maintien de la Syrie dans ses frontières fait partie du paradigme. Le processus électoral serait rendu impossible par la persistance des groupes les plus belliqueux, ne seraient-ce que les puissants Etat islamique et Jabhat al-Nusra. Du coup, Assad resterait au pouvoir sous un prétexte conforme à un accord diplomatique de grande échelle, et sans avoir au préalable remporté la victoire sur le terrain… C’est sur cette base qu’échoua la conférence « Genève II », entre le 22 janvier et le 15 février 2014.

Le communiqué de Genève a été formellement endossé par le Conseil de sécurité de l’ONU le 27 septembre 2013 à travers la résolution 2118 (3). Initié par la diplomatie onusienne, approuvé par pratiquement tous les participants à la réunion du Groupe d’Action – y compris la Russie –, et confirmé par le Conseil de sécurité, le texte est, selon les modes de fonctionnement propres à l’ONU, pour ainsi dire gravé dans le marbre. Au point de constituer aujourd’hui la trame du processus de Vienne actuellement en cours, au titre de la résolution 2254 adoptée par le Conseil de sécurité de l’ONU le 18 décembre 2015 (4), selon un scenario bien rodé à défaut d’avoir fait ses preuves en termes de résolution de conflits. Malgré tous les artifices oratoires déployés à l’occasion des prises de parole officielles s’y rapportant, le processus de Vienne campe donc sur le texte fondateur qui fut à l’origine des échecs passés (5). Pour détendre l’atmosphère, disons qu’à ce stade du présent billet, le lecteur devrait commencer à subodorer la présence inopportune d’un énorme clou de charpente solidement planté dans chaque pneumatique de la bicyclette diplomatique…

La conférence de Riyad

Les puissances régionales qui, depuis le début des hostilités, verraient d’un bon œil la chute de l’actuel régime de Damas, sont parfaitement au fait des dissensions propres à « l’opposition syrienne ». Aussi, dans le contexte actuel qui voit la Russie s’impliquer  directement aux côtés d’Assad, et les discours occidentaux se détendre tant envers Moscou que Damas (6), leur a-t-il semblé urgent de contribuer à unifier un socle politique d’opposition cohérent. C’est dans ce but que l’Arabie Saoudite a organisé, à Riyad, entre les 8 et 10 décembre 2015, une conférence rassemblant une grosse centaine de représentants de « l’opposition syrienne ». Dix groupes armés ont participé à cette conférence. C’est peu. Parmi eux, trois (7) constituent, chacun, une force significative sur le terrain. Parmi ces trois-là, un – Ahrar al-Sham – a quitté la conférence pour cause d’incompatibilité politique fondamentale avec les autres, et de sur-représentation de groupes d’opposition qu’Ahrar al-Sham soupçonne de négocier trop volontiers en sous-main avec Damas. Pour se faire une idée des revendications politiques qu’il s’agissait de concilier et de leur positionnement vis-à-vis de la trame internationale de négociation, je renvoie le lecteur au tableau réalisé par Genevieve Casagrande sous l’égide du think-tank américain Institute for the Study of War, indiquant les principaux axes politiques développés par Genève 2012, Vienne 2015,  la Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution, le Front Sud de l’Armée Syrienne Libre et Ahrar al-Sham (8). On notera la concession que fait Ahrar al-Sham à la démocratie: des élections libres pour choisir ceux qui seront chargés d’implémenter la charia, le principe de celle-ci ne pouvant, par nature, être soumis au vote…

Les participants à la conférence de Riyad, le 9 décembre 2015

La conférence de Riyad s’est conclue par un texte commun (9) – sans Ahrar al-Sham, donc. A sa lecture, on note des trésors de précautions pris pour maintenir le communiqué final de Genève dans son rôle structurant pour la trame de négociations. A un détail près: l’exigence du départ de Bachar al-Assad et de ses proches collaborateurs dès le début de la période transitoire… Par ailleurs, le texte fonde un « haut comité de négociation » constitué de 30 représentants chargés de désigner le pool qui négociera avec les autorités de Damas sous l’égide du processus de Vienne. C’est Riad Hijab, sunnite originaire de Deir ez-Zor, premier-ministre de Bachar al-Assad pendant un mois et demi avant de faire défection le 6 août 2011, qui a été désigné pour diriger ce haut-comité. La première charge est venue du secrétaire d’Etat américain John Kerry, qui s’est indigné de la non-conformité du communiqué de Riyad à celui de Genève. Riad Hijab a rétorqué que la non-participation d’Assad à la phase transitoire n’était pas négociable. La Russie s’est indignée de la participation de Jaish al-Islam, qu’elle tient pour une organisation terroriste, au haut-comité. D’ailleurs, le leader de Jaish al-Islam, Zahran Alloush, a été tué par un bombardement dont il était sans nul doute la cible prioritaire, le 25 décembre 2015 (10). Moscou cherche également à ce que le PYD kurde syrien et son aile militaire (YPG/YPJ), tenus pour terroristes par la Turquie, participent au haut-comité ou constituent, avec d’autres groupes, une deuxième délégation de négociation. Le haut-comité de Riad Hijab manifestant son exaspération et menaçant de boycotter purement et simplement la conférence de Genève, les Etats-Unis ont entamé un jeu de pression à son encontre qui pourrait bien, en fin de compte, sonner le glas de la conférence. (11).

Conférence ou pas, accord ou pas: est-ce important?

La moindre des choses, quand on participe à des pourparlers visant sincèrement à mettre un terme à une guerre, et a fortiori quand on les organise, est de veiller à ce que le résultat des négociations puisse être implémenté sur le terrain. Or, même si l’on fait abstraction des divisions profondes qui affectent les factions d’opposition, même si l’on jette un voile pudique sur le caractère inconciliable des revendications des uns et des autres, même si l’on part du principe ridiculement optimiste que Bachar al-Assad est prêt à cesser le feu et à se retirer humblement moyennant quelques aménagements de forme, bref même si l’on renonce à tout réalisme politique de base, il restera un hic. La mise en œuvre d’un cessez-le-feu est rendue impossible par la persistance, sur le terrain, de belligérants puissants, invaincus, toujours déterminés à remporter militairement cette guerre et considérant que le but des combats n’est pas la paix mais la victoire. Jabhat al-Nusra, franchise locale d’al-Qaïda, est imbriqué avec nombre d’autres groupes armés sur le terrain, jouant avec eux de coopération militaro-administrative tout autant que de pressions parfois considérables. Il est devenu, auprès d’eux, un vecteur de succès militaires, une source d’ingénierie, une aide à la gouvernance et… un suzerain – de fait – implacable. Or, Jabhat al-Nusra considère qu’il n’est pas temps de parler de paix mais de chasser Assad, ainsi que le rappelait son émir dans une interview télévisée en décembre 2015. Quant à l’Etat islamique alias Daesh, l’état actuel de son implantation syrienne et la nature de son projet politique n’en font pas le partenaire rêvé à l’heure d’envisager une transition pacifique au profit d’une Syrie pluraliste et séculière. Ces deux mouvements ne tiendraient aucun compte d’un accord de cessez-le feu, qu’ils verraient comme une trahison, et feraient tout pour qu’il capote sur le terrain. Ahrar al-Sham n’est sans doute guère mieux disposé qu’eux, et malgré toute la modération que veulent bien lui prêter les habitués des dîners mondains, malgré même sa participation au haut-comité issu de Riyad, Jaish al-Islam non plus. Que dire, d’ailleurs, des monarchies du Golfe, à qui la situation en Syrie (et en Irak) a paru suffisamment peu urgente pour qu’elles se consacrent à une guerre au Yémen? Quant à la souffrance des populations civiles, comme elle est de nature à ancrer les radicalités de part et d’autre, on voit mal en quoi le cynisme de belligérants endurcis par les longues années de violence extrême y trouverait une raison de s’adoucir.

La paix en Syrie n’est donc pas sur le point de survenir. La rigidité des organisations internationales, alimentée par le cynisme et / ou les défaillances politico-stratégiques des Etats qui les animent, donne même à redouter que le pire reste à venir. Si: pire, c’est toujours possible. Notamment en y mettant du sien. Et comme on a pu s’en rendre compte à Paris le 13 novembre 2015, ça a un prix. Celui du sang, ici comme là-bas. Mondialisation oblige… Et à propos de mondialisation, la question se pose avec acuité de savoir si le problème syrien n’est pas qu’une déclinaison d’un profond malaise global.

Jean-Marc LAFON

 (1) Version française du Communiqué final de la Réunion du Groupe d’Action pour la Syrie, à Genève le 30 juin 2012 : http://discours.vie-publique.fr/notices/122001263.html
(2) Text of Annan’s six-point peace plan for Syria, Reuters: http://www.reuters.com/article/us-syria-ceasefire-idUSBRE8330HJ20120404
(3) Résolution 2118 (2013) adoptée par le Conseil de sécurité à sa 7038e séance, le 27 septembre 2013, au format pdf, depuis le site Internet de l’ONU: http://www.un.org/fr/documents/view_doc.asp?symbol=S/RES/2118%282013%29
(4) Résolution 2254 (2015) adoptée par le Conseil de sécurité à sa 7558e séance, le 18 décembre 2015, au format pdf, depuis le site Internet de l’ONU: http://www.un.org/fr/documents/view_doc.asp?symbol=S/RES/2254%282015%29
(5) Communiqué conjoint agréé par les ministres lors de la réunion internationale de Vienne sur la Syrie (30 octobre 2015) (en anglais): http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/syrie/la-france-et-la-syrie/actualites-2015/article/communique-conjoint-agree-par-les-ministres-lors-de-la-reunion-internationale?xtor=RSS-4
(6) Contexte notamment affecté par les conséquences des attentats perpétrés à Paris par l’EI le 13 novembre 2015.
(7) Armée Syrienne Libre, Jaish al-Islam et Ahrar al-Sham. Les puissants groupes jihadistes Etat islamique et Jabhat al-Nusra étaient naturellement absents, condamnant énergiquement le principe même de la conférence.
(8) Syrian Opposition Negotiating Positions Compared to International Frameworks (pdf), Genevieve Casagrande, Institute for the Study of War: http://www.understandingwar.org/sites/default/files/Negotiating%20positions%20for%20political%20transition%20in%20Syria_3.pdf
(9) Final Statement of the Conference of Syrian Revolution and Opposition Forces Riyadh (December 10, 2015): http://www.diplomatie.gouv.fr/en/country-files/syria/events/article/final-statement-of-the-conference-of-syrian-revolution-and-opposition-forces
(10) (Re)lire à ce sujet le billet de Cédric Mas dans les colonnes de Kurultay.fr: 25 décembre : L’aviation russe tue Zahran Alloush le chef militaire de Jaish al-Islam http://kurultay.fr/blog/?p=515
(11) US piles pressure on Syria opposition to attend talks, Jacquelyn Martin, afp.com: http://www.afp.com/en/news/us-piles-pressure-syria-opposition-attend-talks



La Bombe, la Brute et le Truand

Savoir si un projectile est intelligent ou non n’est pas toujours le sujet prioritaire.

Syrie: les Russes arrivent

Depuis le 30 septembre 2015, les ailes russes frappent en Syrie, amenant sur ce triste théâtre d’opérations des matériels et des doctrines d’emploi méconnus du public occidental. Kurultay.fr avait abordé le domaine des opérations aériennes en février dernier (1) en évoquant le travail des aviations de la coalition dirigée par les USA contre l’Etat Islamique. Disons-le tout net: la vision russe de la guerre diffère assez nettement de son équivalent occidental. Par conséquent, les matériels et règles d’engagement aussi. De plus, l’aviation militaire russe a traversé une longue période noire après la chute de l’URSS, avec des investissements et des budgets en berne qui, longtemps, ne permirent d’entraîner et d’entretenir convenablement qu’un noyau opérationnel certes crédible, mais petit et employant des matériels vieillissants. Aujourd’hui, des matériels anciens, modernisés dans une certaine mesure, restent les indispensables bêtes de somme de l’aviation de combat russe, aux côtés de systèmes récents, modernes mais encore peu nombreux.

Depuis le début de l’intervention militaire russe en Syrie, les propagandes pro et anti intervention russe sont aussi prolixes l’une que l’autre, et s’autorisent quelquefois des interprétations frivoles de la réalité dans le but d’influencer l’opinion. Pas évident pour le public de détecter de façon autonome les âneries les plus grossières qui le guettent dans les ruelles sombres de l’univers médiatique, entre une frappe russe contre l’Etat islamique là où ce dernier ne se trouve pas et des affirmations sottes sur ce qu’impliquerait l’usage par les Russes d’armes guidées ou non. D’ailleurs, l’armement guidé a-t-il les pouvoirs magiques que l’on voudrait bien pouvoir leur attribuer?

Armement guidé: le biais cognitif

Par ailleurs, et à propos d’armes guidées, qu’il soit permis à votre serviteur de maugréer un coup contre les contrevérités que trop de commentateurs assènent – le plus souvent de bonne foi – avec pour effet d’ôter à l’opinion publique tout sens des réalités vis-à-vis de la guerre. Commençons par les fondamentaux: les mots que l’on met sur les notions. Celui qui a le premier qualifié d’ « intelligente » – smart en anglais – la bombe guidée a sans doute conçu ce jour-là l’idée la plus stupide de sa carrière. La bombe qui se dirige obstinément vers une tache laser ou des coordonnées GPS est certes obéissante quand elle condescend à fonctionner – ce qui n’est absolument pas systématique – mais elle n’a nulle autre intelligence que celle de l’eau qui suit le cours de la gouttière tout en obéissant à la loi de la pesanteur. Elle est rigoureusement incapable de différencier un bon d’une brute ou d’un truand, elle fait juste de son mieux pour aller là où on l’envoie. Si l’on cherche l’intelligence dans le process qui a conduit à délivrer cette bombe sur une cible, on la trouvera éventuellement dans l’autorité politique et les différents opérateurs qui ont eu à prendre des décisions et / ou à les exécuter. L’élément le plus stupide de la chaîne, même dans les contextes où la concurrence en la matière est la plus rude, reste… la bombe. Par conséquent, le bougre qui a eu l’idée d’appeler la bombe non-guidée « bombe stupide » – dumb bomb en anglais – a surtout péché en essayant de faire croire que les bombes guidées ne l’étaient pas. La bonne nouvelle reste que l’inventeur du smart et celui du dumb sont sans nul doute un seul et même individu. Sa punition ne nous coûtera donc qu’une tarte à la crème (2), rien moins qu’intelligente.

A propos d’économies de tartes, l’armement guidé a justement été inventé afin d’optimiser les ressources. La neutralisation du pont nord-vietnamien de Thanh Hoa, à une centaine de km au nord d’Hanoï, en fut un des exemples les plus flagrants. Ce pont fut un objectif majeur de l’aviation américaine qui lui consacra 700 sorties lors de l’opération Rolling Thunder, entre le 2 mars 1965 et le 31 octobre 1968. Il en coûta aux USA huit appareils, dont un C-130 engagé dans une nocturne et rocambolesque opération de mouillage de mines magnétiques destinées à démolir le pont. Et ce dernier, malgré quelques coups au but, resta ouvert à la circulation… D’autres tentatives infructueuses eurent lieu les années suivantes, entraînant trois nouvelles pertes. Le 27 avril 1972, l’US Air Force employa des bombes guidées par laser, mit des coups au but et obtint des effets concrets. Le 13 mai, lors de l’opération Linebacker I, elle récidiva, et put obtenir la fermeture du pont à la circulation. Le 6 octobre, les avions de l’US Navy frappèrent à nouveau en vue de compliquer d’éventuelles réparations. Des bombes Walleye à guidage TV (3) furent utilisées, à nouveau avec succès. L’arme guidée, réellement précise et utilisable à distance de sécurité, avait permis – enfin! – d’emporter un succès majeur en quelques sorties et sans pertes. Politiques et militaires en furent ravis, et aucun d’entre eux ne s’est alors inquiété de savoir si d’innocents civils nord-Vietnamiens avaient été tués ou mutilés par les bombardements du pont de Thanh Hoa ou leurs conséquences.

Cette image représente à la fois une cible irakienne vue à travers le pod de désignation laser d’un avion de la coalition en 1991, et le prisme à travers lequel on a, depuis cette époque, conduit les opinions publiques occidentales à regarder les guerres auxquels participaient leurs forces.

La 1e guerre du Golfe – du 2 août 1990 au 28 février 1991 – posa les fonts baptismaux d’une escroquerie intellectuelle dont les conséquences n’ont pas fini de nous faire croire que la guerre sait être belle. Le commandement de la coalition anti-Saddam Hussein (4) matraqua la scène médiatique, par CNN interposé, de vidéos issues de pods de guidage laser (5) et montrant bombes et missiles frappant avec une précision phénoménale. Des bombes qui passent par la cheminée, M’ame Michu! Pas de morts, pas de sang, pas de cris mais un beau jeu vidéo.  Bien sûr, les journalistes séjournant à Bagdad, encadrés de près par des militaires irakiens, purent filmer des maisons effondrées et des civils disloqués dans un bunker. On parla de dommages collatéraux, et il se murmura même que Saddam Hussein abritait des civils dans les sites sensibles pour imputer leur mort à la coalition. De toute façon, l’élément de langage suprême était lâché, incontestable, solennel, souverain : la frappe chirurgicale.

Tortionnaire de la joie

Nous sommes en 2015, et j’aimerais, à toutes fins utiles, rappeler au lecteur que les chirurgiens ne frappent pas les gens. Que la frappe est à la chirurgie ce que la torture est à la bonne humeur. Qu’une bombe guidée est une bombe comme une autre, sur laquelle on a greffé un kit de guidage pour (essayer de) l’obliger à aller où l’on veut. Ce faisant, on ne lui a ôté ni sa charge explosive, ni son corps métallique qui projette, en se brisant, des éclats meurtriers. Ses effets thermiques et mécaniques restent entiers. Tout au plus ce pouvoir destructeur est-il mieux dirigé. Encore que… Il n’est pas extrêmement rare qu’une bombe guidée rate sa cible, comme en témoigne le taux de fiabilité de 72% qu’affiche la GBU-12 (6). Soit 28% de « déchet » tapant ailleurs que là où l’on souhaitait que la munition produise ses effets. Il arrive aussi que la cible soit touchée très précisément mais que le choix de ladite cible ait été erroné (7). Mais surtout, dans le contexte d’une guerre civile, le combattant et le civil ne sont souvent qu’une seule et même personne. Et c’est tout à fait logiquement que, pour se protéger, le combattant brouille les pistes en évoluant autant que possible dans l’environnement civil. On a beau jeu de traiter de sales types ceux qui mettent leurs mortiers en batterie au beau milieu d’un village, mais à leur place, iriez-vous délibérément servir de cible facile à l’aviation en rase-campagne si vous pouviez faire autrement? Ainsi, il arrive que la cible soit touchée très précisément mais que son périmètre soit au moins autant fréquentée par des innocents que par des combattants. Là, il n’y a pas d’intelligence qui tienne. Juste des effets thermiques et mécaniques face auxquels nous sommes tous égaux.

Situation avant impact. La cible est le véhicule. Le réticule du pod de désignation donne l’échelle.

Permettez-moi d’imager quelque peu mon propos. Supposons que j’aie un fusil de précision pourvu d’une lunette aussi chère qu’un gros diesel Volkswagen non-polluant (8), et que l’ensemble soit capable de toucher un citron à 800m soixante-douze fois sur cent. Envisageriez-vous sereinement que je puisse m’en servir pour chasser le pigeon sur les Champs-Elysées par un beau samedi après-midi de printemps? Seriez-vous rassuré si je vous disais qu’un avion va lancer sur le pavillon d’en face (celui qui est habité par un quatuor de sympathisants d’al-Qaeda, hein, pas le vôtre) un tube de 140 kg d’acier contenant 87 kg d’explosif – du Tritonal, très bien: 80% de TNT, 20% de poudre d’aluminium – guidé par laser, GPS, Mappy et Via Michelin réunis? Chirurgical, mon bon ami, rien à craindre. Baissez tout de même la tête et envoyez le chien à la niche, on ne sait jamais…

Pour en revenir aux réalités du terrain, tout est relatif, à commencer par les effets indésirables d’une bombe. Il y a sans nul doute moins de risques de tuer ou blesser des civils en jetant quatre bombes « stupides » à chute libre sur une mitrailleuse en batterie à la lisière d’un bosquet qu’une seule bombe « intelligente » guidée sur un dépôt d’armes au beau milieu d’une agglomération. Tout comme il est moins risqué d’engager un ennemi en rase-campagne par une rafale d’arme automatique que par une seule cartouche de pistolet dans un marché bondé. Le tout n’est pas de savoir ce qu’on tire et quelle quantité on en tire, encore faut-il savoir, pour évaluer le risque, combien de personnes non-belligérantes on expose au danger. On a tout lieu de s’inquiéter des conséquences à long terme pour les civils de l’usage de conteneurs à sous-munitions par des belligérants contemporains (9). Le largage massif et imprécis de bombes lourdes ou de bombes-barils (10) sur des zones urbaines est évidemment voué à causer des dommages très au-delà des seuls combattants. Pour autant, qu’un belligérant emploie majoritairement des armes guidées ne le dédouane de rien, surtout s’il les tire dans des milieux très fréquentés par les non-combattants. Ajoutons à cela que correctement délivrée dans des conditions atmosphériques et opérationnelles satisfaisantes, la bombe à chute libre n’est pas nécessairement très imprécise, notamment si l’avion qui en est le vecteur dispose d’un système de navigation et d’armement adéquat.

Après impact. La cible a été touchée et détruite. Mais les effets s’étendent bien au-delà. Le résultat s’apprécie aussi à ce qu’abritait le bâtiment mitoyen, désormais en ruines…

Toute l’ingratitude de la responsabilité politique

De toutes ces considérations, que faire? En ces temps de coupe du monde de rugby, la réponse est sans nul doute à emprunter au langage rugbystique: revenir aux fondamentaux. La guerre est un acte d’essence politique. Il revient à l’échelon politique, et notamment à l’exécutif, d’en définir l’état final recherché, le cadre éthique, les limites au-delà desquelles les pertes amies et civiles seront intolérables – et donc, en creux, à l’intérieur desquelles elles seront acceptables –, et, ceci fait, d’en prendre et d’en assumer la responsabilité. En théocratie, cette responsabilités se prend devant Dieu. Et en démocratie, devant le peuple souverain. Cette responsabilité, l’élément de langage « frappe chirurgicale » a été inventé pour la fuir en se cachant derrière le mythe mensonger de la guerre cool. Et petit à petit, l’outil a mangé l’ouvrier. A clamer trop fort et trop souvent que l’on sait conduire des guerres propres parce qu’on n’est pas des barbares, on se condamne à le faire vraiment. Et donc, comme c’est impossible, on s’en trouve réduit soit à ne pas agir pour éviter à tout prix les dommages indésirables, soit à mentir, non pas comme un chirurgien (dentiste) mais comme un arracheur de dents, afin de camoufler les « bavures ».

Le propos n’est pas ici de dire qui, parmi les utilisateurs actuels d’armes intelligentes ou stupides, a raison ou tort. Mais on peut pointer du doigt les incohérences. Occidentales, par exemple. Critiquer une frappe russe qui tue des civils en Syrie tout en ne pipant mot sur une frappe saoudienne qui tue autant de civils au Yémen, voilà qui pose question. Et quand Laurent Fabius, ministre français des Affaires étrangères, a déclaré, le 5 octobre 2015 au Monde  « J’espère que les frappes russes viseront désormais vraiment et uniquement Daech et les groupes proches d’Al-Qaida » (11), autant il a en cette occasion condamné l’usage de barils d’explosifs par les forces de Bachar al-Assad, autant il n’a pas plus parlé des bombes à sous-munitions russes – dont l’usage en Syrie était publiquement documenté depuis la veille (12) – qu’il ne l’a jamais fait des bombes à sous-munitions saoudiennes – dont l’emploi au Yémen est aussi avéré que décomplexé. Il serait tout à fait fâcheux qu’en démocratie, l’exécutif de la République se réjouisse secrètement de voir Russes et Saoudiens faire « le sale boulot qui tache mais il faut ce qu’il faut » tout en se drapant lui-même, publiquement, dans une vertu de façade…

Jean-Marc LAFON

Pour aller plus loin, je vous encourage à lire l’article de Joseph Henrotin paru dans DSI n° 117 (septembre 2015): « Sociologie de la bombe guidée, les paradoxes de la précision ».

(1) Aviation contre Etat islamique JM LAFON, kurultay.fr http://kurultay.fr/blog/?p=125

(2) L’auteur laisse le lecteur seul juge du caractère intelligent ou non de la tarte à la crème en tant que munition, et des contextes opérationnels où son usage est opportun.

(3) « Guidage TV »: le nez de la bombe contenait une caméra renvoyant ses images sur un écran dans l’avion, où un mini-manche permettait de corriger la trajectoire de la bombe.

(4) A laquelle, pour la petite histoire, participait l’armée syrienne d’Hafez al-Assad, père et prédécesseur de l’actuel président Bachar al-Assad.

(5) Le principe de fonctionnement du pod de désignation a été détaillé dans l’article cité au (1) ci-dessus.

(6) En Afghanistan, les Rafale tirent leur nouvelles bombe AASM Jean-Dominique MERCHET, blog Secret Défense http://secretdefense.blogs.liberation.fr/2008/04/23/en-afghanistan/

(7) Guettons à ce propos les résultats de l’enquête diligentée par les autorités US après le tragique et tout récent bombardement de l’hôpital MSF de Kunduz en Afghanistan.

(8) Toute ressemblance avec des évènements réellement survenus serait fortuite et, pour tout dire, déplacée.

(9) La Russie en Syrie et l’Arabie Saoudite au Yémen font un usage avéré de ces munitions.

(10) Barils remplis de centaines de kg d’explosifs largués depuis des hélicoptères, particulièrement utilisés par les forces syriennes.

(11) Transcription complète disponible sur le site du ministère: http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/le-ministre-les-secretaires-d-etat/laurent-fabius/presse-et-media/article/syrie-laurent-fabius-s-allier-avec-bachar-al-assad-serait-une-impasse-02-10-15

(12) Vidéo saisie le 04/10/2015 dans la région d’Alep: https://www.youtube.com/watch?v=3sKZE7qs0Qk&feature=youtu.be