[Archives] Clausewitz contre l’Etat islamique

Juin 2014. L’EI parade à Mossoul, avec du matériel militaire américain pris, souvent sans combattre, à l’armée irakienne. Photo Associated Press.

Avant-propos

Le présent article a été écrit en juillet 2016, et publié par la Revue Militaire Suisse (RMS+) dans son numéro thématique 1-2016 paru en août. Le thème de ce numéro était le jihadisme et ses activités combattantes et terroristes. Le lecteur trouvera ici des références héritées de ce passé si proche, et pourtant si lointain déjà. Barack Obama était président des Etats-Unis. Jabhat al-Nusra venait à peine de devenir Jabhat Fath al-Sham. Bachar al-Assad n’avait pas encore pris Alep Est. La sanglante bataille pour reprendre Mossoul à l’EI n’avait pas encore commencé. Abu Mohammad al-Adnani était encore de ce monde. Et ainsi de suite. Il m’a pourtant semblé intéressant de rendre aujourd’hui cet article librement accessible au plus grand nombre. Je crois en effet qu’une bonne part de son contenu mérite encore réflexion, et pour longtemps. En particulier les interrogations sur lesquelles il débouche. En ces temps où l’on assimile, à tort, le terrorisme jihadiste au seul EI, il est urgent de revenir à deux réalités: premièrement, il existe d’autres mouvements terroristes jihadistes, anciens et persistants; deuxièmement, les grands mouvements jihadistes mutent au gré des contraintes et des retours d’expérience. Il est vain d’essayer de les combattre avec une efficacité durable si l’on s’enferme dans des modes de pensée linéaires et statiques.

Qu’il me soit permis, pour conclure cet avant-propos, de remercier la RMS+ et le capitaine Grégoire Chambaz, avec qui j’ai eu grand plaisir à échanger dans le cadre de ma contribution à ce numéro thématique.

Le choc : l’offensive de l’été 2014 en Irak

A l’été 2014, les médias occidentaux, incrédules, accrurent nettement leur couverture de l’actualité irakienne quand un groupe jihadiste déferla sur le nord du pays. Le grand public découvrait cet « Etat Islamique en Irak et au Levant », dont on n’avait guère entendu parler que dans les brèves dédiées à la guerre civile syrienne et à l’occasion de la couverture distraite des événements irakiens du premier semestre 2014. Ces derniers virent pourtant cette organisation disputer au gouvernement irakien le contrôle de pans entiers de la grande province d’al-Anbar, à l’ouest du pays. C’est incontestablement cette offensive d’été en Irak qui projeta sur le devant de la scène médiatique occidentale l’Etat islamique (EI, ou Daesh, acronyme arabe controversé), bien aidée en cela par une propagande aussi moderne que morbide. Le massacre, le 12 juin, de plus de 1500 cadets de l’école de l’Air à Tikrit – mieux connue sous son nom américain de « camp Speicher » – fit autant pour la célébrité mondiale de l’EI que ses succès sur le terrain. Succès conséquents puisque l’organisation jihadiste a pris avec une fulgurante célérité, respectivement au nord et à l’ouest de Bagdad, le contrôle des cours du Tigre et de l’Euphrate ainsi que d’importantes localités, dont Mossoul, deuxième ville du pays, dans la province de Ninive. Le ralliement de tribus sunnites et d’ancien membres influents du parti Baas enflèrent les rangs de l’EI mais aussi son influence locale. Les massacres mis en scène et diffusés sur Internet entamèrent la combativité de ceux qui auraient pu s’opposer à cette fulgurante avancée. Le jeune Etat irakien flanchait, et sa capitale était menacée.

Aux premiers jours d’août, la tragédie des Yazidis alarma le monde. Des dizaines de milliers d’entre eux étaient assiégés sur le mont Sinjar, sans vivres, menacés d’extermination, tandis que de nombreuses jeunes Yazidies furent réduites en esclavage – notamment sexuel –  par l’EI, dans une démarche totalement assumée, argumentaire théologique à l’appui. Fut-ce la raison ou le prétexte ? Toujours est-il que c’est l’affaire du mont Sinjar qui suscita les premières frappes aériennes américaines contre l’EI, le 8 août 2014. L’argumentaire de la Maison-Blanche mettait en avant l’impérieuse nécessité d’arrêter un génocide. Il est très probable que Washington, au-delà des considérations purement humanitaires, n’entendait pas laisser la déferlante poursuivre son chemin. Car le 29 juin, l’EI a proclamé l’instauration d’un califat mondial, sous la direction d’Abu Bakr al-Baghdadi, calife et commandeur des croyants. Cette initiative, rejetée massivement par les instances musulmanes, des plus modérées jusqu’à al-Qaïda, eut un fort écho parmi les partisans du jihad armé – appelons-les « jihadistes » –, d’autant que les territoires où opérait l’EI étaient chargés d’une forte symbolique en islam. Et si la presse occidentale semblait découvrir l’EI, ce n’était pas le cas de Washington, pour qui cette organisation jihadiste était une vieille connaissance porteuse de fort mauvais souvenirs, surfant sur une vague d’opportunités stratégiques sans précédent et contrôlant désormais un territoire riche en ressources, s’étendant jusqu’à la frontière turco-syrienne. Les mauvais souvenirs se réveillèrent d’ailleurs douloureusement quand l’EI répliqua à l’intervention occidentale en renouant avec sa vieille habitude de décapiter des occidentaux devant les caméras…

L’EI : une vieille connaissance perdue de vue, plus qu’un petit nouveau dans l’arène

Nous ne ferons pas ici la présentation par le menu de l’EI, ni de l’écosystème qui l’a vu croître démesurément. Là n’est pas la vocation du présent article.  Nous conseillons en revanche très vivement la lecture de l’étude que le chercheur Olivier Moos lui a consacrée et qui constitue le n° 13 des cahiers de l’institut Religioscope (1). C’est sans doute la référence en langue française à l’heure où ces lignes sont écrites. Toujours est-il que, loin de l’éclosion d’un nouveau groupe jihadiste, la campagne d’été 2014 constituait l’apogée d’un mouvement que le monde découvrit lors de l’occupation US en Irak sous le nom de Tanzim Qaidat al-Jihad fi Bilad al-Rafidayn, soit « Al-Qaïda en Mésopotamie », plus communément appelé « Al-Qaida en Irak » (AQI). Bâti autour d’un noyau militant préexistant conduit par le Jordanien Abu Mussab al-Zarqawi, il se signala très tôt par des attaques contre les forces d’occupation, mais aussi contre la communauté chiite d’Irak. L’allégeance à Oussama Ben Laden fut formulée en octobre 2004, mais le mouvement d’al-Zarqaoui se caractérisa toujours par son autonomie, adoptant une ligne souvent critiquée au sein du noyau central d’al-Qaida pour sa dureté, notamment en termes d’attaques contre la communauté chiite et de mise en scène sur vidéo de la décapitation de ses otages. Le Jordanien fut tué par un raid aérien US le 7 juin 2006 à Baaqouba, mais comme souvent, cela n’allait pas entamer le potentiel offensif de son organisation.

Abu Musab al-Zarqaoui en Irak.

En octobre 2006, le Conseil consultatif des moudjahidines en Irak, composé d’AQI et de cinq autres mouvements, se proclama Dawlat Al-iraq al’Islamiyah, « Etat Islamique d’Irak » (EII). Puissant pôle d’attraction pour les combattants étrangers, redoutable par sa maîtrise de la guérilla et son emploi massif des kamikazes, à pied ou motorisés, tirant parti de la défiance de la communauté sunnite envers une classe politique chiite mise en avant par les Etats-Unis, l’EII fut finalement vaincu par la mise en œuvre, en 2007 et 2008, d’une initiative dédiée – appelée Iraq Troop Surge par la presse et  The New Way Forward par la Maison-Blanche – combinant un fort accroissement de la présence militaire US en Irak  et l’emploi d’une stratégie contre-insurrectionnelle s’appuyant sur la division du tissu tribal sunnite entre pro et anti-EII. Les Fils de l’Irak, supplétifs sunnites, contribuèrent notablement à venir à bout de l’insurrection jihadiste non seulement en la combattant armes à la main, mais aussi en faisant obstacle à son imbrication dans la population. La renaissance du mouvement en tant qu’acteur influent eut pourtant lieu, de manière progressive, aidée par la dissolution des Fils de l’Irak, les turpitudes de l’Etat irakien, le retrait des troupes US et l’insurrection syrienne qui allait offrir à l’EII un nouvel élan – et un nouveau changement de nom : Etat Islamique en Irak et au Levant. Ces événements transitoires furent relativement peu couverts médiatiquement, y compris le schisme entre l’EI et Al-Qaida (2), consommé en février 2014. C’est sans doute pour cela que les opinions occidentales perçurent l’EI comme une nouveauté, alors qu’il s’agissait d’une nouvelle mutation de la part de cette organisation coutumière du fait. Mais une mutation survenue dans un contexte incroyablement favorable.

Le premier mandat de Barack Obama – de novembre 2008 à novembre 2012 – fut marqué par la concrétisation d’une promesse électorale phare du président des Etats-Unis : le retrait d’Irak du gros des troupes US qui s’y trouvaient (3), et le transfert de leurs missions de stabilisation et de sécurisation aux Irakiens. Les moyens militaires américains qui entrèrent en action contre l’EI dès le 8 août étaient donc limités aux forces que l’US Central Command pouvait dédier à la prise en compte des situations de crise dans l’urgence. Ce n’est qu’un mois après, le 10 septembre 2014, que la Maison-Blanche communiqua la stratégie qu’elle entendait mettre en œuvre pour venir à bout de l’EI. On imagine aisément l’embarras qui habitait Barack Obama à l’heure de procéder, via un discours à la nation, à l’exposé de ce qu’il entendait faire pour endiguer la déferlante EI. En effet, ses contradicteurs les plus féroces voyaient dans l’effondrement politico-militaire des autorités irakiennes face à l’EI la conséquence d’un retrait militaire US dont Obama avait fait une mesure emblématique de sa présidence, mais que beaucoup avaient jugé prématuré et précipité. Il serait injuste envers l’actuel locataire de la Maison-Blanche de ne pas rappeler ici que son prédécesseur était encore en poste quand s’amorça l’abandon des Fils de l’Irak et quand naquirent les prémices d’une crise politique durable en Irak, cristallisée autour de l’exercice contesté du pouvoir par le Premier ministre Nouri al-Maliki, mais vouée à durer au-delà de son mandat.

«Notre objectif est clair: nous allons dégrader, et finalement détruire, l’EI grâce à une stratégie globale et soutenue contre le terrorisme »

Cette formule est la clef de voûte de la stratégie des Etats-Unis face à l’EI, telle que présentée par Baraq Obama dans son discours à la nation du 10 septembre 2014 (4). Une stratégie formalisée via un plan en quatre points, que nous citons ci-après :

  1. Une campagne méthodique de frappes aériennes contre l’EI
  2. Un soutien accru aux forces combattant l’EI au sol
  3. Exploiter nos capacités substantielles de lutte antiterroriste pour prévenir les attaques de l’EI
  4. Procurer de l’aide humanitaire aux civils innocents déplacés par l’EI

Carl von Clausewitz (1780-1831), auteur de l’inachevé « Art de la Guerre », incontournable penseur de la guerre et de la stratégie.

Une lecture de ces propos au prisme de l’œuvre de Clausewitz conduisait à observer l’absence de limitation dans l’état final recherché de la guerre – on visait la destruction de l’EI – et dans le temps imparti – « éradiquer un cancer comme l’EI prendra du temps », précisa Barack Obama. Mais à l’écoute du discours présidentiel du 10 septembre 2014, l’interprétation de l’engagement américain contre l’EI comme une « guerre illimitée » pouvait se heurter à une mise au point visant à rassurer un public échaudé par les longues et meurtrières guerres menées par les Etats-Unis après le 11 septembre 2001. « Mais je veux que le peuple américain comprenne combien cet effort sera différent des guerres en Irak et en Afghanistan. Il n’impliquera pas des troupes américaines combattant en terre étrangère » (5).  Ainsi le président des Etats-Unis modérait-t-il la portée pratique de la non-limitation de sa stratégie en termes de finalité et de temps. Le point n°2 du plan implique bien un « soutien aux forces combattant l’EI au sol », pas une participation active des boots on the ground US. Faisons encore appel au prisme clausewitzien pour interpréter tout cela : le penseur prussien de la guerre nous enseigne que « l’objectif politique, comme mobile initial de la guerre, fournira la mesure du but à atteindre par l’action militaire, autant que des efforts nécessaires » (6). On perçoit alors une dissonance. En refusant l’engagement de troupes US au sol, Obama limite clairement les moyens impartis à l’atteinte d’un but de nature non limitée, et dans le cadre d’une durée non limitée, ce qui semble en contradiction avec le précepte clausewitzien selon lequel la politique dimensionne le but de guerre qui, lui, dimensionne l’effort. Cette impression fut consolidée quand, au début de 2015, les Etats-Unis renforcèrent leurs forces spéciales basées en Irak tout en exprimant le désir de ne pas dépasser un plafond de 3550 personnels (7). Cette apparente contradiction entre la stratégie US face à l’EI et le précepte du dimensionnement de l’outil en fonction du but de guerre a soulevé des critiques parmi les penseurs de la guerre, y compris aux Etats-Unis. Ainsi James Holmes, chercheur et professeur de stratégie au Naval War College, publia-il en janvier 2016 un article fort critique intitulé Clausewitz would not like America’s Islamic State strategy (8). Il y dénonçait une administration faisant d’une guerre politiquement illimitée une entreprise limitée par la taille volontairement tronquée de l’outil dédié. Et d’enfoncer le clou par la parabole, voyant dans la conduite américaine de la guerre contre l’EI la démarche, vouée à l’échec, d’un quidam qui se rendrait chez son concessionnaire BMW avec un chèque de banque de 10 000$ pour y acheter comptant une Série-7 flambant neuve d’une valeur de 85 000$. Cette vision, certes séduisante tant la stratégie US face à l’EI est difficilement lisible, est-elle conforme à la réalité de la politique de l’administration Obama face à l’EI ?

Le président des USA Barack Obama lors de son allocution du 10 septembre 2014 à la Maison-Blanche, exposant sa stratégie contre l’EI.

Lors d’entretiens informels avec les journalistes admis à voyager avec lui à bord d’Air Force One, Barack Obama a quelquefois résumé la politique étrangère dont avait besoin l’Amérique post-Bush par cette formule lapidaire que nous nous dispenserons de traduire ici : don’t do stupid shit. Et quand quelqu’un venait à rétorquer que don’t do stupid shit n’était pas une politique, Obama sacrifiait à son goût immodéré de la rhétorique en lui demandant ce qu’il trouvait de si positif à l’idée de doing stupid shit. Voilà qui est certes amusant, mais qui n’aide pas à trouver de contre-arguments opposables à ceux qui voient en Obama un président prêt à tous les immobilismes pour atteindre ce saint Graal :  don’t do stupid shit. Pourtant, le discours fondateur de la politique anti-EI d’Obama, celui du 10 septembre 2014, recèle quelques subtilités qui contredisent la parabole de la BMW énoncée par James Holmes, et que les faits, pour certains antérieurs à l’article acerbe de ce dernier, viennent étayer. Obama n’a en effet pas manqué d’insister, dans son discours, sur la « responsabilité des Etats-Unis à diriger », et sur le fait que c’est « l’Amérique qui a la capacité de mobiliser le monde contre le terrorisme ». Le reproche de la limitation délibérée des moyens ne tient que si le référentiel pris en compte est « les USA face à l’EI ». Mais pour le rhétoricien Obama, l’équation est plus complexe, le champ plus vaste. Ce qu’il voit, c’est « le monde face à l’EI, sous la conduite des USA ». Et cela change tout. Le dimensionnement des moyens, notamment terrestres, à opposer à l’EI est encadré par un propos tout à fait clair : « la puissance américaine peut faire une différence décisive, mais nous ne pouvons pas faire pour les Irakiens ce qu’ils doivent faire pour eux-mêmes, et nous ne pouvons pas, à la place de nos partenaires arabes, sécuriser leur région ». Chacun son rôle, donc : aux Etats-Unis la puissance qui permet de « faire la différence ». A eux, également, le leadership. Mais aux autochtones de combattre pour leurs terres, leurs intérêts, leur région. Et où les moyens américains sont délibérément limités au regard du but à atteindre, aux autochtones de faire le nécessaire pour satisfaire aux besoins. Vu sous cet angle-là, voilà qui réconcilie la stratégie énoncée par Obama avec les vues de Clausewitz sur le dimensionnement des moyens. Et qui, par la même occasion, renvoie sur les partenaires locaux la responsabilité de ce qui se passe de bien ou de mal sur le terrain, là où l’on se bat.

Dégrader l’ennemi : une stratégie du faible au fort ?

« Dégrader, et finalement détruire l’EI ». La formule, qui implique une progressivité conséquente dans le processus de destruction, n’est pas anodine, et elle renvoie à des précédents historiques où ceux qui ont entrepris de « dégrader » leur ennemi l’ont fait parce qu’ils n’avaient pas les capacités nécessaires pour le vaincre à l’occasion d’une campagne en bonne et due forme. Ainsi en alla-t-il du corps expéditionnaire britannique envoyé dans la péninsule ibérique épauler les forces locales opposées aux troupes françaises d’occupation dans le cadre de la guerre d’indépendance espagnole. L’idée n’était pas de vaincre Napoléon de manière décisive, faute de moyens suffisants pour le faire. C’était pourtant le but qui animait la politique britannique dans sa conduite de la guerre contre l’empereur. En Espagne, il s’agissait pour les Britanniques d’entretenir un front de nature à entamer suffisamment les ressources de l’ennemi pour que celui-ci en soit rendu plus vulnérable partout ailleurs, de telle sorte que l’on puisse – un jour – enfin mettre un terme à son invincibilité. Une stratégie visant à rejouer David contre Goliath. De prime abord, il peut sembler saugrenu que le dirigeant de la première puissance mondiale se propose de « dégrader » un mouvement de type révolutionnaire comptant tout au plus quelques dizaines de milliers de combattants répartis entre la Syrie et l’Irak. C’est apparemment paradoxal. Mais la sagesse populaire n’enseigne-t-elle pas que les apparences sont souvent trompeuses ? Evidemment, ce besoin de « dégrader » l’EI a un rapport direct avec le non-engagement de troupes au sol par les Etats-Unis, car c’est à terre, avec des blindés, de l’artillerie, des fusils et des grenades, que l’on remporte des victoires militaires.

Des bombes de la coalition frappent des positions de l’EI à Kobane le 29 octobre 2014. Conduites au profit de combattants kurdes des YPG/YPJ (aile militaire du PYD), ces actions d’appui aérien tactique permirent d’infliger à l’EI sa première défaite militaire concrète. Elles préfiguraient la suite des opérations conduites par la coalition sous commandement US au profit d’acteurs locaux. REUTERS/Yannis Behrakis

Cette politique de non-engagement des troupes au sol peut évidemment être interprété comme la volonté de ne pas froisser une opinion publique échaudée par le nombre d’Américains tués, mutilés et/ou traumatisés lors des guerres de l’ère George W. Bush. Cela entrait sans doute en ligne de compte à l’heure de la décision politique, mais d’autres aspects viennent étayer ce choix. En France, le général Pierre de Villiers, chef d’état-major des armées (CEMA), auditionné le 9 mai 2016 par la commission d’enquête parlementaire relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015, a ainsi tenu ce langage : « On pourrait imaginer une coalition de pays occidentaux qui accroîtrait substantiellement cette action au sol. Pour ma part, je recommande une très grande prudence concernant ce scénario : c’est celui que Daech veut nous pousser à adopter. Daech veut nous attirer au sol pour pouvoir enlever des otages, couper des têtes et faire basculer les opinions publiques. C’est un piège ». En cela, le CEMA français converge totalement avec la doctrine stratégique jihadiste telle qu’elle est exprimée dans l’ouvrage Iidarat alttawahhush, « le management de la sauvagerie », signé Abu Bakr Naji, et auquel votre serviteur a consacré un article en février 2015 (9). C’est bel et bien un objectif stratégique pour les penseurs jihadistes de la guerre que d’incliner les Etats-Unis à un coûteux engagement terrestre qui écornerait leur image d’invincibilité de par le monde en général, et le monde musulman en particulier. Or, accomplir les désirs de l’ennemi n’est pas systématiquement une option judicieuse.

Chaussons à nouveau notre lorgnon clausewitzien pour examiner tout cela, et rappelons-nous en préambule le précepte directeur qui veut que le mobile initial de la guerre soit l’objectif politique. La destruction de l’EI est un objectif politique. A ce titre, elle ne peut pas se limiter à l’éradication des moyens militaires adverses. On se rappelle en effet que le surge US de 2007 et le recours aux acteurs locaux a permis l’éradication du mouvement jihadiste en tant que force militaire consistante. Pour autant, non seulement l’adversaire n’est pas mort des suites de ses profondes blessures, mais il s’en est relevé plus fort, du fait de son habileté politique à tirer parti des faiblesses et turpitudes de ses ennemis, des frustrations des populations, et de concours de circonstances incroyablement favorables – qui ne seront pas détaillés ici mais qui le sont avec une grande acuité dans l’étude d’Olivier Moos évoquée ci-avant. Quand un ennemi abattu se relève plus fort, il ne faut pas avoir peur des mots : c’est un échec. Cet échec a succédé à un succès militaire considérable. Si la bataille a été gagnée, la guerre, elle, en sa qualité d’objet politique, ne l’a donc pas été. Pour qu’elle puisse l’être, il faut bouleverser l’écosystème qui a réuni tant de conditions favorables à l’avènement d’un EI si puissant. Cette stratégie de dégradation est-elle alors « du faible au fort » ? Si l’on reprend les mots de Barack Obama, oui. « […] mais nous ne pouvons pas faire pour les Irakiens ce qu’ils doivent faire pour eux-mêmes, et nous ne pouvons pas, à la place de nos partenaires arabes, sécuriser leur région ». Ceux qui, par leurs faiblesses et turpitudes au plan politique, ont laissé l’EI se relever de ses blessures, grossir, s’enraciner dans le tissu local et devenir à leurs dépens une puissance politique et militaire vivace, expansive et tenace, sont le faible. Faible que les Etats-Unis, à travers leur stratégie, leur leadership et leur soutien, aident à dégrader l’EI qui, lui, est le fort. Et ce jusqu’au point où non seulement il ne sera plus fort, mais où n’existera plus, ni militairement, ni politiquement. Il faudra pour en arriver là des forces armées locales aptes à conduire le combat sans faillir, et un appareil étatique respectueux des populations, attentif à leurs besoins. Tout cela ne peut qu’être subordonné à un Etat légitime et reconnu comme tel par le peuple dans toute sa diversité. Il faut à ces fins un terreau politique favorable. Et donc une réforme de tout ce qui a politiquement failli en Irak et en Syrie au point d’en arriver au point que nous connaissons aujourd’hui. La pensée de Clausewitz est toujours vivante. Et à la vue du plan Obama, le stratège prussien ne se retourne peut-être pas autant dans sa tombe qu’on aurait pu le croire.

Un patchwork en guerre : la quête de l’intérêt commun bien compris

La stratégie de leadership des Etats-Unis face à l’EI rencontre les frictions communes à toute coalition. Guidées par la convergence d’intérêts entre les parties, les coalitions sont toutefois confrontées à la question, toujours prégnante, des divergences. Celles-ci peuvent s’avérer difficiles à gérer quand elles sont circonstancielles, et plus encore quand elles sont intrinsèques. Pour ne parler que de l’Irak, la stratégie américaine contre l’EI se trouve confrontée aux difficultés liées à la cohabitation entre des Kurdes nationalistes et un gouvernement pour qui le Kurdistan irakien doit être une province comme une autre. A l’existence de milices chiites partagées entre l’inféodation à l’Iran et le service des intérêts de leurs leaders. On les a vues commettre des atrocités comparables à celles de l’EI, mais aussi refuser, dans certains cas, d’opérer sous supervision américaine. Autre obstacle : une corruption endémique qui, tout en mettant en danger l’appareil d’Etat et les forces armées, concourt aussi à la fidélité, par intérêt, de corrompus et de corrupteurs dont on préfère qu’ils nuisent de la sorte plutôt qu’autrement… Que dire quand Bagdad déclare avoir découvert 50 000 (cinquante mille!) militaires « fantômes » qui s’abstiennent de servir moyennant le versement d’une part de leur solde à leurs officiers ? Par ailleurs, la logique tribale, par ses inextricables complexités, constitue une toile de fond omniprésente. Si l’on franchit la frontière syrienne, le casse-tête s’aggrave. Outre les facteurs sectaires et les accointances avec telle ou telle puissance étrangère, les logiques d’affinités les plus variées conduisent à l’existence d’innombrables factions entre lesquelles les alliances sont parfois fragiles, tandis que les combattants naviguent souvent de l’une à l’autre et que les dirigeants aux humeurs changeantes naviguent d’une allégeance à une autre, au profit de groupes plus influents. Le pays est tombé dans un tel état de déliquescence que ce jeu n’affecte pas que l’opposition armée, mais aussi les forces pro-gouvernementales.

De gauche à droite: le général Henri Giraud, Franklin D. Roosevelt, le général Charles de Gaulle et Winston Churchill à la conférence de Casablanca, en janvier 1943. Cette photo illustre l’incroyable difficulté qu’il y eut à animer une coalition dont nombre de protagonistes poursuivaient des buts antagonistes, et, quelquefois, se détestaient sans équivoque. Cette tendance propre à tant de coalitions est, de nos jours, plus d’actualité que jamais. Avoir un ennemi commun ne suffit pas à assurer la cohésion de l’ensemble.

A ces difficultés locales se mêlent des frictions propres à la scène internationale. L’énonciation par Barack Obama  du « devoir de leadership » des Etats-Unis ne reçoit pas le même écho selon où elle est entendue. Elle est d’ailleurs reçue avec une franche hostilité à Téhéran comme à Moscou, ne déclenche aucun enthousiasme à Bagdad, et ne fait rêver aucune monarchie du Golfe Persique. Exclu du champ des alliés des Etats-Unis contre l’EI dès le discours présidentiel du 10 septembre 2014, le gouvernement syrien de Bachar al-Assad constitue à la fois une des composantes de l’écosystème qui fit grossir l’EI, et une force qui, sur le terrain, contribue à mobiliser des éléments que l’EI ne peut donc pas affecter ailleurs. Et on a vu, dès l’offensive de l’EI, fin 2014, sur l’aéroport de Deir ez-Zor tenu par les pro-Assad, l’aviation US frapper des éléments jihadistes dans le secteur. Enfin, l’intervention directe de forces russes en Syrie, aux côtés de Bachar al-Assad mais aussi des Gardiens de la Révolution Islamique iraniens et du Hezbollah – cette organisation, ou tout au moins son aile militaire, est considérée comme terroriste par les Etats-Unis et la plupart de leurs alliés… – a encore compliqué le jeu en permettant au gouvernement de Damas de durer au point que cela pourrait bien infléchir l’intransigeance à son endroit de certaines puissances, régionales et au-delà. Depuis la bataille de Kobané, les Etats-Unis et les puissances occidentales de la coalition soutiennent les forces kurdes affiliées au PYD sur leurs terres syriennes frontalières de la Turquie – à la grande fureur d’Ankara. Parallèlement, ces mêmes éléments kurdes cherchent des appuis, tour à tour, auprès de milices proches de Damas, ou d’éléments marginaux parmi les rebelles de l’Armée Syrienne Libre. Enfin, les rebelles implantés localement bénéficiant du soutien logistique US sont tour à tour rackettés par les groupes jihadistes et contraints de s’associer à eux sur le champ de bataille pour continuer à exister. En somme, tout cela est pratiquement illisible. Mais une tendance s’est dessinée et s’installe dans la durée : l’EI recule désormais militairement. Cette tendance s’accompagne toutefois d’une autre : les populations souffrent. Nous portons toujours sur le nez le lorgnon clausewitzien que nous avons chaussé tout à l’heure. Et outre l’empathie qu’inspire le martyre enduré par les populations des zones en guerre, depuis ceux que l’on bombarde jusqu’aux déplacés de Falloujah, nous n’oublions pas que faire la guerre, c’est faire de la politique. Et quand la guerre cessera, la population martyrisée sera toujours là, animée par les dispositions que lui auront inspirées les épreuves traversées.

Perspectives

Une erreur courante dans l’appréhension de la stratégie consiste à supposer que cette discipline vise à établir un plan infaillible, une procédure miraculeuse, anticipée dans ses moindres détails, et au bout de laquelle se trouverait le saint Graal de la victoire. C’est compter sans la dictature des circonstances, la volonté de l’ennemi et les aspirations des rivaux. Une stratégie viable permet de tendre vers l’état final recherché tout en se tenant en mesure de parer aux imprévus. Aujourd’hui, la stratégie énoncée le 10 septembre 2014 par Barack Obama a atteint des résultats observables conformes au but énoncé, en contribuant à endiguer l’EI, puis à l’éroder. Quand, en mai dernier, Abu Mohammad al-Adnani, porte-parole de l’EI, a déclaré dans une allocution « même si nous perdons Raqqa ou Syrte, nous ne serons pas vaincus », il est tout à fait clair que le but était de sensibiliser l’auditeur partisan de l’EI au fait que de telles pertes pourraient survenir bientôt. C’est, dans le discours officiel de l’EI, quelque chose de nouveau. L’érosion est en cours, et pendant qu’elle se produit, Washington gère tant bien que mal les aléas relationnels à l’échelle internationale autant que locale. Par ses choix stratégiques, Obama s’est « acheté du temps » pour pouvoir composer face aux frictions innombrables et à l’imprévu qui ne manque jamais de survenir.

Où le constat est moins évident pour l’heure, c’est à l’échelle politique. Carl von Clausewitz nous intime de ne jamais perdre ceci de vue : c’est à ses effets politiques que l’on évalue le résultat de la guerre. Et aujourd’hui, rien ne permet de deviner les contours de ce que seront, politiquement, la Syrie et l’Irak au terme du conflit aujourd’hui en cours, malgré l’hécatombe dont la cadence ne faiblit pas. Et l’inquiétude est de mise dans la mesure où les hécatombes n’inclinent pas forcément à la modération les heureux veinards qui leur ont survécu. A l’étranger, le bilan de l’EI est pour l’heure mitigé. Ses franchises hors de Syrie et d’Irak lui ont prêté allégeance dans le cadre d’un échange de bons procédés : elles surfent sur la vague des succès et du prestige de l’EI, tout en lui servant d’épouvantail, donnant une impression d’ubiquité. Mais que le rythme des victoires s’émousse, que les pertes territoriales s’accumulent, et ces allégeances n’auront rien d’irréversible. Difficile, dans ces conditions, d’y voir un gage de résilience pour le califat d’Abu Bakr al-Baghdadi. Quant aux attentats terroristes hors des zones de combat, s’ils ont évidemment fait mal aux populations qu’ils ont frappées, ils ne semblent guère avoir entamé la détermination à combattre des pays concernés.

1er mars 2017. Sept mois après l’écriture du présent article, Iyad Ag Ghali proclamait la fondation, dans la bande sahélo-saharienne, de Jamaat Nusrat al-Islam wa-l-Muslimin, sous l’égide d’Al-Qaeda. Mais il rendait hommage à Abu Musab al-Zarqaoui, figure emblématique très chère aux partisans de l’EI. Et il citait en exemple les « frères du Sham » (Levant). Pourtant, ces derniers cherchent à s’afficher comme affranchis de l’égide d’al-Qaeda (mais avec la bénédiction de celui-ci…), sous les étiquettes consécutives Jabhat Fath al-Sham, puis Hayat Tahrir al-Sham. Le propos d’Iyad Ag Ghali ne ferme donc aucune porte… Les grandes organisations jihadistes savent muter au gré des besoins et des retours d’expérience. Les modes de pensée linéaires ou statiques ne permettent pas de les comprendre au long terme, ni, donc, de les combattre avec une efficacité vraiment durable.

A l’heure de livrer une guerre illimitée à une incarnation vivace de l’islam politique, peut-être est-il aussi temps de prendre du recul et de considérer l’état général de la mouvance jihadiste. Or, il est deux faits incontestables : premièrement, l’EI est né du tronc commun idéologique jihadiste – la salafiyya jihadiyya –, sa spécificité résidant dans la volonté d’instaurer le califat sans attendre, et d’implémenter sans aucune concession transitoire la charia, la loi islamique, sur les territoires qu’il gouverne. Deuxièmement, Al-Qaida n’est pas mort, loin s’en faut, comme l’illustrent ses franchises Jabhat al-Nusra en Syrie (10), Al Qaida au Maghreb Islamique (AQMI) dans la bande sahélo-saharienne ou encore al-Shabaab en Somalie. Ces mouvements ne sont pas de simples groupuscules financés par l’étranger, comme on est trop souvent tenté de le penser dans des élans caricaturaux certes télégéniques mais sans fondement. Ce sont des organisations révolutionnaires, souvent perçues par les populations comme des alternatives viables – à défaut d’être idéales – aux Etats laïcs corrompus et/ou défaillants voire brutaux. Quant à la pratique sans concession de la foi qu’elles véhiculent, elle constitue parfois l’ultime raison d’espérer pour des populations dont le quotidien n’est que souffrance, frustration et privation. C’est là le terreau idéal d’une idéologie qui promet aux vertueux monts et merveilles après la vie terrestre. Nous l’avons vu, la stratégie des USA face à l’EI mise sur le temps long et vise la destruction de l’organisation. Mais que sera le visage du jihadisme dans vingt ans ? Quelque chose d’apparenté à Al Qaida ? Quelque chose de plus semblable à l’EI ? Ou une nouvelle mutation de l’ensemble vers quelque chose de plus viable ? Si les territoires qui ont vu naître le califat de l’EI ne sont pas stabilisés d’ici là, et même si l’EI, en tant qu’organisation, est vaincu, nous l’apprendrons à nos dépens. Et Clausewitz  serait formel : cela signifierait que nous avons perdu cette guerre…

Jean-Marc LAFON

  1. L’Etat islamique, Olivier Moos, Cahiers de l’institut Religioscope, n°13, août 2015 http://www.religion.info/pdf/2015_08_Moos_EI.pdf
  2. Al-Qaeda disavows any ties with radical Islamist ISIS group in Syria, Iraq, Liz Sly, Washington Post, 3 février 2014 https://www.washingtonpost.com/world/middle_east/al-qaeda-disavows-any-ties-with-radical-islamist-isis-group-in-syria-iraq/2014/02/03/2c9afc3a-8cef-11e3-98ab-fe5228217bd1_story.html
  3. Obama confirme sa promesse de retrait d’Irak, Libération, sce AFP, 17 novembre 2008 http://www.liberation.fr/planete/2008/11/17/obama-confirme-sa-promesse-de-retrait-d-irak_257443
  4. Statement by the President on ISIL, The White House, Office of the Press Secretary, 10 septembre 2014 https://www.whitehouse.gov/the-press-office/2014/09/10/statement-president-isil-1
  5. Notons que le refus de déployer des forces terrestres n’exclut généralement pas les opérations spéciales, et c’est bien dans cet esprit qu’Obama l’exprimait.
  6. De la guerre, livre I, chapitre 1, 11
  7. US sending new special ops force to fight Islamic State, Deb Riechmann, AP, 1er décembre 2015 http://bigstory.ap.org/article/0dde72d5a7a546ef844fd9b0245c6417/defense-chief-us-expanding-special-operations-force-iraq
  8. Clausewitz would not like America’s Islamic state strategy, James Holmes, War On The Rocks, 5 janvier 2016 http://warontherocks.com/2016/01/clausewitz-would-not-like-americas-islamic-state-strategy/
  9. Le management de la sauvagerie, Jean-Marc Lafon, Kurultay.fr, 21 février 2015 http://kurultay.fr/blog/?p=187
  10. Ou, devrait-on écrire, Jabhat Fath Al Sham, après son retrait strictement cosmétique et sophistique du réseau Al Qaeda, dernière illustration en date de l’aptitude de ces mouvements à muter en fonction des besoins. Cf Analysis: Al Nusra Front rebrands itself as Jabhat Fath Al Sham, Thomas Joscelyn, The Long War Journal, 28 juillet 2016 http://www.longwarjournal.org/archives/2016/07/analysis-al-nusrah-front-rebrands-itself-as-jabhat-fath-al-sham.php



Drones armés de Daesh: fantasmes et réalités

Capture d’une vidéo où l’EI met en évidence un drone civil Skywalker X8 équipé pour larguer de petites bombes. EI, « Wilayat Ninive ».

Les réseaux sociaux s’agitent, et le petit monde bigarré des experts avec, depuis que l’Etat islamique a entrepris de mettre en ligne divers documents illustrant l’utilisation de drones armés par ses combattants. L’écho médiatique de l’évènement est pour le moins conséquent. Il est évidemment important, pour une telle entité, de communiquer largement sur l’acquisition d’une capacité militaire nouvelle. L’EI projette en l’occurrence l’image d’une organisation armée innovante, qui va de l’avant, et qui dispute aux nations la maîtrise du ciel. L’EI se trouvant militairement en difficulté sur plusieurs territoires de son califat autoproclamé, le moment est sans doute bien choisi pour communiquer sur un ton positif à propos des thématiques guerrières. Mais il importe d’interpréter ces images sous l’angle factuel afin d’en ôter la part de fantasme pour n’en conserver que la valeur informative. Appuyons-nous sur cette toute récente vidéo de l’EI, « Wilayat Ninive ».

Que voyons-nous là ?

Un drone civil grand public Skywalker (du nom du fabricant) X-8 (désignation du modèle). Une aile volante de 2,12m d’envergure dont la cellule de 4 kg, disponible sur Internet pour un peu moins de 250€, peut recevoir une motorisation électrique suffisamment puissante – jusqu’à 800 watts – pour embarquer une charge utile d’environ 2kg. Parmi les accessoires que ce type d’engin peut emporter, on trouve divers modèles de caméras orientables. Voici, ci-dessous, une des revues dont ce drone a fait l’objet et que l’on peut trouver sur Youtube. Notez que ces machines peuvent être configurées de multiples manières, selon les besoins et envies de l’utilisateur. D’où des différences pratiquement systématiques entre les nombreux exemplaires dont vous trouverez des photos ou des vidéos au hasard d’une recherche sur Internet.

Et ce Skywalker X-8, que fait-il ?

Il largue des charges. Cela nous enseigne qu’il a été équipé d’une servocommande associée à un système de rétention – tige, câble ou autre dispositif léger du même ordre. Chaque charge est retenue par l’intermédiaire d’une boucle de ficelle dont elle est porteuse (visible dans la vidéo au moment du largage). Quand la servocommande est activée à distance, les charges sont larguées. La servocommande en question est un accessoire classique de modélisme, disponible sur le marché pour un prix variant, selon le modèle, entre quelques euros et quelques dizaines. La cible est repérée par le biais de la caméra orientable. La suite du document est sans rapport avec le drone en question. Pourquoi ? Car les « frappes » plutôt précises qu’on peut voir dans la vidéo – y compris celle, vers 1 min 33, qui précède l’entrée en action d’un S-VBIED (véhicule suicide) – sont conduites en vol stationnaire. D’où la précision. Or, l’aile volante X-8 ne fait pas de vol stationnaire. Elle avance ou tombe, au choix. Les largages d’armes que vous voyez là n’ont pas été opérés par ce grand drone mais par de plus petits, à voilure tournante, plus souples d’emploi et visuellement plus discrets. Ci-dessous, des drones de ce type – appelés « quadcopters » du fait de leurs quatre petits rotors – présentés par le journaliste Wassim Nasr sur son compte Twitter.

Ces charges dont on voit l’effet au sol, qu’est-ce que c’est ?

Pour répondre précisément à cette question, il faudrait en observer une démontée, ce que nous n’avons pas sous la main. Reste que d’après ce que l’on voit, ça explose à la manière d’une grenade. D’une petite grenade. Car un détail important ne semble pas obséder la foule des commentateurs plus ou moins avisés de ce genre de vidéo : la plupart des gens aux pieds de qui ces charges explosent… partent en courant. Et pour cause : une fois le drone équipé – de sa motorisation, de ses commandes de vol, de ses batteries, de son parachute, de sa caméra assortie d’un dispositif de contrôle et d’un système d’émission… –, sa charge utile restante se résume à bien peu de chose. Donc l’armement embarqué est léger. Ce qui explique le taux de sinistralité plutôt bas observé chez les combattants ainsi « bombardés ».

Quel est l’apport militaire majeur du drone civil?

Bien sûr on va vous parler de l’effet de ces « frappes » sur le moral des troupes, entre autres spéculations. Revenons-en donc aux faits, ça vaudra mieux. Depuis plusieurs années, les groupes armés engagés en Syrie et en Irak diffusent des images qui montrent clairement que non seulement ils ont des drones civils, mais qu’en plus ils savent s’en servir. Et qu’en font-ils ? Ils observent le champ de bataille d’en haut. Voilà sans aucun doute l’apport le plus important du drone au profit des groupes armés non étatiques, dans le cadre de leur mutation vers la « techno-guérilla » : offrir une vue d’en haut en temps réel. Cela permet de voir tout ce qui n’est pas à couvert et que l’on ne voit pas depuis le sol à cause des bâtiments et des mouvements de terrain. Et, par conséquent, de définir la tactique, de guider le combattant à pied, de choisir une cible et un itinéraire pour le véhicule suicide… Cela permet aussi de faire du guidage d’artillerie, notamment au profit des mortiers, pièces très mobiles et à grande cadence de tir dont ces groupes disposent en grand nombre. Et cela permet enfin d’évaluer les dégâts infligés à l’ennemi par les feux qu’on lui a appliqués. La vidéo ci-dessous a été saisie par un drone de l’EI au-dessus de Mossoul.

Parmi les commentateurs tout excités par les drones « armés » de l’EI, aucun ou presque n’a noté que les drones non armés d’où viennent ces images n’étaient sans doute pas là que pour faire de jolies vidéos à poster sur Internet, mais aussi pour localiser les cibles, informer le commandement, coordonner la manœuvre et aller au résultat. Chacune de ces capacités est, dans le cadre du combat au sol, infiniment plus importante et déterminante que le largage de bombinettes marginalement létales. Certes, recevoir une petite grenade sur la figure ne fait plaisir à personne. Mais on n’a pas diffusé une vidéo chaque fois qu’un drone à vocation civile a permis de mettre au but une demi-douzaine d’obus de mortiers, une volée de roquettes Grad, ou d’organiser efficacement la manœuvre d’un ensemble cohérent de groupes de combat. Pourtant, l’effet sur le terrain en est nettement plus mortifère. La panique suscitée par les bombinettes ? Peut-être n’égale-t-elle pas celle qu’engendre une frappe de mortiers, de roquettes ou de véhicules suicide, souvent guidée par l’intermédiaire d’un pacifique petit drone.

La dimension aérienne n’est plus le monopole des Etats

L’image de propagande, quel qu’en soit l’émetteur, invite souvent à regarder la guerre par le petit bout de la lorgnette, de telle sorte que l’on passe à côté de l’essentiel en se focalisant sur l’accessoire. Les organisations armées non étatiques contestent depuis plusieurs années aux armées régulières le monopole des airs. Et elles le font au moyen de drones civils peu couteux, aisément accessibles, et commodes à mettre en œuvre. Auparavant, on pouvait redouter les guérillas parce que leurs combattants, souvent autochtones, connaissaient bien le champ de bataille. Désormais, non seulement ils le connaissent, mais surtout ils le voient d’en haut. Ce qui leur permet de coordonner leurs mouvements et leurs feux en mettant à profit d’autres évolutions capacitaires, dans les domaines des transmissions, des armements de haute technicité, de l’artillerie, du véhicule suicide. Autant d’atouts qui furent jusqu’à nos jours, à peu d’exceptions près, l’apanage des armées régulières. Le drone à vocation civile qu’on aura armé pour un « bombardement » ou une opération « kamikaze » est peut-être (?) un effecteur intéressant à l’usage du terroriste. Mais pour un emploi militaire, sa faible charge utile rend son importance marginale. Surtout si on la compare à celle d’un matériel identique dont la capacité d’emport est exploitée pour embarquer des moyens de prise de vue avec transmission de l’image en temps réel – autant de matériels« grand public ». Le drone civil d’observation présente, au vu de ses faible coûts d’achat et d’exploitation, et des capacités tactiques qu’il confère, une plus-value incomparable. Militairement parlant, le même matériel pourvu d’une charge offensive est plutôt cantonné dans une niche, à mi-chemin entre le domaine du harcèlement et celui du spectacle de propagande.

Jean-Marc LAFON




TOW, le missile phare du conflit syrien: de la genèse à la techno-guérilla

ATGM: des « game-changers » au profit des acteurs non étatiques

Un rebelle de l’Armée Syrienne Libre guide un missile TOW. On distingue, à l’avant du tube, les fils qui relient le missile en vol au poste de tir et de guidage. Province de Lattaquié, le 31 mars 2014.

Une célébrité médiatique tardive, acquise en Syrie

Le conflit syrien a révélé au grand public les missiles antichars guidés opérables par le combattant à pied. Les médias anglophones les nomment « ATGM » – Anti Tank Guided Missiles – ou tout simplement « TOW », faisant l’amalgame entre ce système US et les nombreux autres qui s’en sont inspirés. Les groupes armés publient régulièrement sur Internet des vidéos illustrant ces matériels en action. Leur provenance varie : pris à l’ennemi, fournis plus ou moins directement par une puissance étrangère, ou encore acquis – par le racket, de vive force ou moyennant paiement – auprès de groupes en possédant. Ces systèmes d’armes étaient peu médiatisés avant ce conflit, bien qu’en service depuis plusieurs décennies dans de nombreuses armées régulières de par le monde. Mais en Syrie, ils ont acquis une dimension particulière.  Ils permettent en effet à des groupes non-étatiques de renverser localement le rapport de force en mettant hors de combat, avec une relative facilité, certains attributs classiques de la puissance militaire : véhicules blindés, positions de combat fortifiées, et même des hélicoptères posés ou en vol lent à basse altitude. Le but du présent article est de faire comprendre le fonctionnement de ces matériels à un public pas forcément au fait des subtilités techniques de la chose militaire. Le missile américain BGM-71 TOW, fourni par Washington à certains groupes armés syriens, sera l’épine dorsale de cette étude. La documentation technique officielle le concernant (1) est abondante, et son mode de fonctionnement est partagé par la majeure partie des missiles antichars portatifs impliqués dans le conflit. Mais d’abord, opérons une brève rétrospective.

Avant l’ATGM: toujours plus gros, toujours plus lourd

Avant l’avènement du missile, le combattant à pied n’avait guère que trois options pour neutraliser un char. 1) Miner le terrain, avec des résultats aléatoires. 2) Plaquer, à la main, une charge sur l’engin, avec tous les risques que cela comportait. 3) Tirer un projectile capable de neutraliser le char. La troisième option était de loin la plus sûre. Cela commença avec des fusils de très gros calibre. Mais au fil de l’évolution des blindés, il fallut vite des canons volumineux, lourds, peu mobiles, exposés au feu des chars, de l’artillerie et de l’aviation, ainsi qu’aux assauts de l’infanterie.

Le canon antichar allemand Panzerabwehrkanone 43 de 8.8cm, apparu en 1943. Son obus perforant de 7,3 kg, lancé à 1100 m/s, porte à 4000m et vient à bout des chars les plus coriaces du moment. Mais la pièce pèse 4,4t et manque cruellement de mobilité.

Parmi les canons antichars de la seconde Guerre mondiale, ceux qui étaient capables de mettre hors de combat un T-34 russe ou un PzKpfW IV allemand avaient une portée théorique de 1,6 à 4 km. Mais dans les faits, mettre au but sur un véhicule en mouvement à 3000 ou 4000m relevait souvent de la gageure, et les tirs efficaces se faisaient en général de nettement plus près, au prix de pertes considérables parmi les artilleurs. L’outil antichar mobile, compact, permettant au combattant à pied – ou sur véhicule léger – d’engager les chars efficacement, avec précision, à grande distance, restait à inventer.

Piloter le missile à distance: les premiers pas

L’idée d’un missile dont le tireur pourrait piloter la trajectoire jusqu’à la cible fut explorée dès la Seconde Guerre mondiale, notamment par l’Allemagne, qui employa des missiles air-surface radioguidés, pilotés depuis l’avion lanceur au moyen d’une manette dédiée. Ces engins disposaient de surfaces de contrôle – des ailerons mobiles – associées à un gyroscope, et d’un balisage luminescent à l’arrière pour être vus de l’opérateur. Une formule qui reste valide de nos jours. L’un de ces missiles –un Fritz-X– coula le cuirassé italien Roma, qui allait se livrer aux Alliés. Le concept était tentant pour un usage sol-sol, notamment contre les chars, mais le radioguidage, sensible aux mesures de brouillage, ne convenait pas. Après-guerre, en France, chez Nord Aviation, on développa pour la lutte antichar le concept du filoguidage. Celui-ci fut initié en Allemagne vers 1943 pour un projet de missile air-air anti-bombardiers, le X-4. Le principe consistait à piloter le missile au moyen d’une manette, l’engin étant relié au système de guidage via des fils électriques dont un petit dérouleur maîtrisait la tension tout au long du vol. Nord Aviation produisit ainsi les missiles SS-10 (entré en service en France en 1955), SS-11 (1956) et ENTAC (Engin Teléguidé AntiChar, 1958), qui rencontrèrent un succès commercial mondial, y compris auprès des USA. La portée du SS-10 était de 1600m, celle de l’ENTAC de 2000m et celle du SS-11 de 3000m. Ces systèmes furent principalement montés sur des véhicules, voire des hélicoptères.

Jeep équipée du missile français ENTAC, de 2000m de portée. Le système est rechargeable et trois engins supplémentaires sont embarqués. La haute mobilité tactique est enfin au rendez-vous. La précision effective, nettement moins…

MCLOS (prononcé ɛmclɔs, pour Manual Command to Line Of Sight) : c’est l’acronyme désignant le principe de guidage des SS-10, SS-11 et ENTAC. Le tireur pilote littéralement le missile depuis le lancement jusqu’à l’impact. Le missile embarque, à l’arrière, des dispositifs luminescents au magnésium qui permettent au tireur de conserver le contact visuel avec l’engin pendant toute la durée du vol. Suivant des yeux à la fois la cible et le missile à travers un viseur télescopique, le tireur contrôle la trajectoire de l’engin au moyen d’une manette, cherchant à superposer visuellement la lueur des lampes et la cible, jusqu’à l’impact. Le système, innovant et rapidement imité en URSS, manquait toutefois d’efficacité en engagement réel, notamment sur cible mobile. Les taux de coups au but étaient bas. Le guidage en vol était, en effet, très délicat et nécessitait, de la part du tireur, un degré de concentration peu compatible avec le stress du combat.

Puissance de feu, précision et mobilité réunies

Pour créer une réelle insécurité à l’encontre des blindés, il fallait quelque chose qui, tout en restant compact, soit plus aisé à guider. Aux Etats-Unis, dans le courant des années 1960, Hugues Aircraft conçut ce qui allait devenir le BGM-71 TOW (Tube-launched, Optically tracked, Wire-guided ou « lancé d’un tube, suivi par voie optique, filoguidé »). Ce système entra en service en 1970 au sein des forces US, pour être employé par le combattant à pied, mais aussi sur affût embarqué pour véhicule, ou encore sur hélicoptère. Outre sa portée utile très élevée, proche de 4 km – comme les plus puissants canons antichars des années 1940 –, Il intégrait des avancées qui allaient en faire la référence mondiale dans son domaine. Notamment le conditionnement du missile dans un tube protecteur scellé dont il ne sortira que pour voler vers sa cible, et sa méthode de guidage – détaillée ci-après.

Opération de chargement d’un système BGM-71 TOW par un sergent de la 25e Division d’Infanterie de l’US Army en Irak, en 2007. Le tube scellé contenant le missile est inséré dans le tube de lancement. Photo Tech. Sgt. Maria J. Bare, USAF

SACLOS : Semi-Automatic Command Line Of Sight. C’est le principe de guidage du TOW et des nombreux ATGM qui s’inspireront de lui jusqu’à nos jours. Le viseur télescopique offre une image évoquant celle que peut voir un tireur de précision dans la lunette de son fusil. Le missile vole en permanence sur la ligne de visée, matérialisée par le centre du réticule du viseur. Que la cible soit fixe ou mobile, le tireur n’a qu’à constamment aligner dessus le réticule de son viseur jusqu’à l’impact. Comment cela fonctionne-t-il? Le missile emporte, à l’arrière, un jeu de balises luminescentes et/ou thermiques. Tout en permettant au tireur de conserver le contact visuel avec l’engin, ces balises informent le système de guidage, via un traqueur optique ou thermique, de la situation du missile par rapport à la ligne de visée. En cas d’écart dû, par exemple, à un déplacement du viseur pour suivre une cible mobile, l’unité de guidage actionne, via les fils qui la relient au missile, les surfaces de contrôles (ailerons) pour aligner l’engin avec la ligne de visée. Contrairement au système MCLOS, il ne s’agit plus de piloter le missile en observant sa trajectoire et en corrigeant manuellement les écarts. Il faut simplement maintenir deux points – la cible et le centre du réticule – alignés jusqu’à l’impact.

Représentation de ce que doit voir le tireur TOW au fil du vol du missile, même si la cible est mobile: il n’y a dans ce cas aucune correction à faire, si ce n’est maintenir le réticule sur la cible jusqu’à l’impact. Illustration issue du « Field Manual » FM 3-22.34 de l’US Army.

Les composants du poste de tir TOW, à assembler sur place avant usage. Illustration issue du « Field Manual » FM 3-22.34 de l’US Army. Traduction: auteur.

Ci-dessous, une vidéo illustrant un engagement réel du système BGM-71 TOW contre un hélicoptère russe posé en Syrie, au mont Turkmène, dans le gouvernorat de Lattaquié. Ce document a le mérite d’illustrer clairement le déploiement du poste de tir et sa mise en œuvre jusqu’à l’impact du missile. L’observateur attentif distinguera les fils tendus à la sortie du tube, permettant au système de contrôler électriquement le vol du missile. De même, on notera la balise lumineuse au xénon à l’arrière du missile, qui permet de le distinguer en vol, et qui communique à un traqueur optique la position de l’engin par rapport à la ligne de visée.

Vue en coupe d’un missile TOW du modèle BGM 71F. Noter à l’arrière: 1) le dérouleur de fil « wire dispenser » (un de chaque côté) et 2) les deux balises, thermique et optique, « thermal beacon » et « xenon beacon », qui renseignent l’appareil de guidage sur la position du missile et les corrections de trajectoire à appliquer.

Le missile TOW vient d’être tiré. Le moteur fusée est à la fin de ses 0,05 sec de fonctionnement. Le moteur de croisière, dont on distingue une des deux tuyères sur le flanc, au milieu de l’engin, va prendre le relai, sans émettre de fumée. L’empennage arrière est déployé. L’empennage central est en train de se déployer. Les fils électriques reliant le missile au poste de tir sont bien visibles. Photo: US Army, Pfc. Victor J. Ayala, 49th Public Affairs Detachment (Airborne)

Le TOW révolutionna la lutte antichar en donnant au combattant à pied un condensé peu commun de puissance de feu, de probabilité de neutralisation d’un char dès le premier tir, et de mobilité. Assemblé rapidement sur site, le poste de tir représente un ensemble de moins de 100 kg, chaque missile pesant une vingtaine de kg. Le système, chargé, mesure 1,30m. La portée théorique est identique à celle des meilleurs canons antichars de la seconde guerre Mondiale pour une masse divisée par quarante-quatre et une compacité incomparable. L’effet terminal est également bien meilleur, les charges offensives ayant techniquement évolué, tout comme l’ont fait les blindages. D’ailleurs, s’il avait fallu continuer à compter sur des pièces d’artillerie à tir direct, elles n’auraient cessé de grandir et de s’alourdir pour pouvoir vaincre les blindages actuels en délivrant des obus de 120 mm ou plus, devenus la norme pour les canons de chars modernes. On notera que la palette des ATGM filoguidés SACLOS s’étend bien au-delà du TOW, celui-ci ayant inspiré une vaste gamme de systèmes. Mentionnons par exemple le MILAN du groupe Euromissile (aujourd’hui MBDA), les systèmes russes 9K111 Fagot, 9M113 Konkurs, 9M115 Metis ou 9M133 Kornet, le Toophan, copie iranienne du TOW, ou encore le HOT franco-allemand, qui arme encore les hélicoptères légers SA-342M Gazelle de l’armée de Terre française – et, pour la petite histoire, les SA342 de l’aviation syrienne.

Un système 9M113 Konkurs russe (code OTAN AT-5 Spandrel) vu ici en Irak, employé par l’Etat islamique et photographié pour les besoins de sa propagande. Photo: EI, « Wilayat Diyala ».

Un gros bâton dans les roues – et dans les chenilles – des armées régulières

La prolifération de ces systèmes sur un théâtre comme la Syrie remet en cause la sécurité des véhicules blindés, y compris les chars lourds les plus modernes et évolués. Cela favorise nettement les groupes armés non gouvernementaux, qui peuvent ainsi remettre en cause un des aspects cruciaux de la supériorité des armées régulières. Ainsi que l’ont montré les Américains à Falloujah en 2004, la disponibilité du char pour délivrer des tirs directs sur les verrous adverses est un atout considérable, même face à un ennemi non régulier. Et, le combat s’intensifiant, ne pas pouvoir le déployer à sa guise constitue une friction fâcheuse. Paradoxalement, ces mêmes armées régulières sont parfois, à leur corps défendant, de gros fournisseurs d’ATGM auprès des groupes armés. Deux canaux conséquents sont le butin laissé à l’ennemi à l’occasion de divers revers, et le marché noir animé par des militaires corrompus. La fourniture d’ATGM est également un bras de levier considérable pour les Etats pratiquant la proxy-war, la guerre par procuration à travers des groupes non étatiques. En ce sens, les ATGM rejoignent tardivement les MANPADS – Man Portable Air Defense Systems, missiles antiaériens portables par le combattant à pied – dans la guerre asymétrique, et notamment dans ce que certains penseurs de la guerre appellent techno-guérilla. Les forces israéliennes ont eu en 2006, face au Hezbollah, un avant-goût amer du problème. En Syrie, outre l’armée de Bachar al-Assad, les forces turques ont durement expérimenté la menace que représentent les ATGM. Lors de ses confrontations avec l’Etat islamique dans la région d’al-Bab, l’arme blindée turque a perdu plusieurs chars du fait de missiles filoguidés. De vieux M-60 américains modernisés tout d’abord, puis des Leopard 2 allemands, figurant parmi les tout meilleurs chars de notre temps. Les missiles incriminés étaient probablement des Fagot ou Kornet russes, pris en grand nombre aux armées irakienne et syrienne. Quoique l’EI ait également utilisé, à ses moments perdus, des TOW capturés sur ses rivaux rebelles, ou encore détournés.

Le 13 décembre 2016 dans le secteur d’al-Bab en Syrie: l’armée turque combat l’Etat islamique. Le char Leopard 2 visible au second plan de la photo du haut est la cible d’un ATGM qui va faire mouche et le mettre hors de combat. La fumée noire dégagée par le propulseur du missile fait penser à un engin russe (Fagot ou Kornet par exemple) plutôt qu’à un TOW, visuellement plus discret. Photos: EI « Wilayat Halab ».

Le filoguidage et le système SACLOS ont beau condenser de nombreux avantages, ils n’en ont pas moins quelques points faibles. Les fils sont déroulés au fil du vol du missile, de sorte à ne pas être trop tendus. Il s’agit d’éviter que la traction ne les casse. Il est courant qu’ils touchent le sol. Il peut arriver qu’alors, ils s’accrochent dans la végétation et s’y brisent. S’ils se trouvent immergés dans de l’eau, même très peu profonde (par exemple une mare se trouvant entre le tireur et la cible), la moindre traction les brise également. En outre, le vol du missile peut durer une vingtaine de secondes pendant lesquelles le poste de tir et son personnel sont vulnérables car il faut tenir la visée jusqu’à l’impact. C’est d’ailleurs notamment pour cela que certains véhicules suicide ont été équipés par les jihadistes d’un poste de mitrailleur: le tir de la mitrailleuse permet de perturber le travail des servants d’ATGM, qui sont souvent les adversaires les plus efficaces du kamikaze motorisé. Pour palier à ces inconvénients, d’autres systèmes ont été développés et ont commencé à entrer en service voici une dizaine d’années.

La nouvelle génération: des jouets de riches?

Fire and Forget – « tire et oublie »: c’est le principe fondamental qui caractérise la nouvelle génération d’ATGM, comme notamment le FGM-148 Javelin US. Le missile est verrouillé sur une cible avant le tir. Une fois lancé, il la poursuit sans intervention du tireur, ce qui permet à l’équipe mettant le système en œuvre de se mettre à couvert pour se soustraire à la riposte adverse. Typiquement, le tireur alignera son viseur à imagerie thermique sur la cible et encadrera celle-ci étroitement entre des crochets à géométrie variable situés au centre de l’image. L’autodirecteur du missile, situé à l’avant du corps de l’engin, mémorisera l’« image » thermique de la cible contenue entre les crochets, et poursuivra ladite cible jusqu’à l’impact.

Tir d’un FGM-148 Javelin par un personnel de la 12th Armoured Infantry Brigade britannique, dans la plaine de Salisbury, en mars 2015. Photo: Photo: Steve Dock/ British MOD

Les avantages de la formule sont considérables. Les opérateurs peuvent se mettre à couvert dès le départ du missile, puisque ce dernier est entièrement autonome une fois tiré. La portée est généreuse – de l’ordre de 4,75 km. Il est possible de choisir parmi deux types de trajectoire: directe, pour frapper un point précis sur un bâtiment, par exemple; parabolique, pour frapper un blindé par le haut, où le blindage est moins conséquent que devant, derrière ou sur les flancs. La charge offensive est d’une efficacité redoutable. Mais la perfection n’est pas de ce monde. Ainsi, l’autodirecteur doit être refroidi avant le tir. Le préavis est d’une trentaine de secondes dans les conditions climatiques typiques de l’Europe centrale. Au combat, beaucoup de choses peuvent se passer en trente secondes. Et si le théâtre d’opérations est dans une région au climat chaud, le préavis peut être nettement plus long. De plus, ces systèmes sont particulièrement onéreux. A titre d’exemple, la Défense US payait environ 153.000 $ par missile (nous parlons bien du seul projectile) Javelin lors de l’année budgétaire 2015 (2), contre environ 59.000 $ pour un missile TOW l’année précédente (3). Si le TOW ne saurait être considéré comme un armement à bas coût, le Javelin est dispendieux, voire inaccessible, pour une belle majorité des budgets militaires de la planète. Cet inconvénient rend fort peu probable la prolifération de tels systèmes dans l’immédiat. D’ailleurs, le Javelin n’a été vu en Syrie qu’aux mains d’opérateurs des forces spéciales occidentales. Ci-dessous, il est employé par des opérateurs français imbriqués avec le mouvement kurde YPG dans le nord de la Syrie. Comme un véhicule suicide de l’EI se dirige vers leur position, un MILAN (ATGM SACLOS comparable au TOW) le manque et un Javelin met un terme aux velléités du kamikaze.

En guise de conclusion

Les missiles filoguidés SACLOS se sont illustrés dans un contexte asymétrique bien avant le conflit syrien, et plus particulièrement lors de la confrontation au Liban entre le mouvement chiite Hezbollah et Israël, du 12 juillet au 14 août 2006. Sur 52 chars israéliens Merkava touchés, 45 l’ont été par des ATGM. Parmi ces derniers, 22 ont vu leur blindage pénétré. Seulement 4 de ces occurrences ont entraîné la destruction pure et simple du char, mais les autres cas n’en furent pas moins problématiques (4). Le dépannage d’un char endommagé et la récupération de son équipage sur un champ de bataille « chaud » constituent un exercice dangereux qu’on se passerait volontiers de devoir exécuter. Sans parler des 15 membres d’équipage tués par ces impacts de missiles, ni des nombreux blessés. Tout cela en un mois de conflit contre un acteur non étatique… Israël a depuis développé un système anti-missiles pour ses blindés, le Trophy (5). Il détecte le missile en approche et l’intercepte au moyen de projectiles. Une méthode efficace à défaut d’être infaillible, mais qui peut compliquer la cohabitation du char et du fantassin. Sans parler de l’impact sur les budgets, la logistique et la maintenance.

Les ATGM figurent, avec les MANPADS, parmi les moyens qui confèrent aux mouvements armés non étatiques des capacités qui leur ont longtemps été inaccessibles. Il en va de même pour les drones civils – qui sont militairement bien plus dangereux par leur aptitude à délivrer en temps réel une vue aérienne du champ de bataille que par leur capacité à lancer de petits engins explosifs si on les bricole pour ce faire (5). On pourrait d’ailleurs aussi mentionner les moyens numériques de communication, y compris Internet, parmi les attributs de nature à faire des techno-guérillas (6) des adversaires de plus en plus difficiles à affronter. L’acteur armé non étatique est depuis toujours vaporeux par nature. Il se fond dans la population, et se condense fugitivement ici ou là avant de disparaître à nouveau. Aujourd’hui, il dispose de moyens lui permettant de voir large et loin, de communiquer efficacement sur le champ de bataille, de contester la supériorité des feux étatiques et d’occuper la scène médiatique mondiale. Raison de plus pour revenir aux fondamentaux et se rappeler que c’est sur le terrain politique que ces mouvements devront être vaincus, afin que leurs effectifs combattants ne comblent pas leurs pertes par l’afflux de nouvelles recrues. Faute de quoi l’on se condamnera à subir pendant fort longtemps de lourds dommages quotidiens face à des forces aussi insaisissables que modernes et meurtrières. Par exemple, l’Egypte du maréchal Abdel Fattah al-Sissi nous en livre un cuisant exemple face à l’EI au Sinaï.

Jean-Marc LAFON

  1. Tel le Field Manual FM 3-22.34, accessible au public et que l’on peut librement consulter, par exemple chez globalsecurity.org
  2. http://www.fi-aeroweb.com/Defense/Javelin-Anti-Tank.html
  3. http://www.fi-aeroweb.com/Defense/BGM-71-TOW.html
  4. The war in numbers. Jane’s Defence Weekly, 23 aout 2006
  5. Nous parlons bien ici d’effets sur le champ de bataille, pas de terrorisme en environnement civil.
  6. Lire à ce sujet Techno-guérilla et guerre hybride: Le pire des deux mondes, de Joseph Henrotin, aux éditions Nuvis (2014).



LA SITUATION EN SYRIE AU 10 OCTOBRE 2016

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Avec l’intervention de la Turquie, la résistance de l’Etat islamique et l’escalade entre la Russie et les USA, les évènements en Syrie s’accélèrent depuis l’été 2016, dans une séquence d’opérations de plus en plus chaotiques. Cela impose de prendre du recul pour démêler un écheveau complexe. Nous proposons donc un rappel de principaux faits et une analyse des évènements survenus dans la guerre en Syrie entre notre précédent texte de février 2016 et aujourd’hui. Cette analyse sera aussi comparée à celle effectuée en octobre 2015.

La trêve du printemps 2016 :

L’intervention russe déclenchée en septembre 2015 a contribué à faire évoluer la situation, en arrêtant l’enchaînement de défaites militaires subies par le régime de Damas depuis le milieu de l’année 2014.

Prenant de court les autres parties impliquées dans ce conflit, assumant la mise en oeuvre d’une stratégie du piéton imprudent[1], associant des frappes lourdes et peu regardantes sur le respect des populations civiles et des droits de l’homme avec une intense activité de propagande dans tous les médias, la Russie peut alors se targuer d’avoir réussi ses premiers objectifs :

  • sauver son allié syrien, Bachar el Assad
  • adresser un message clair sur la scène internationale (message que l’on peut résumer par « Russia is back ! »)

La Russie a aussi fait étalage de sa nouvelle puissance militaire, et des qualités de ses armes auprès de clients potentiels[2], la Syrie servant de plus en plus de « show-room » pour les systèmes d’armements modernes, sans égard pour les populations qui y vivaient.

Toutefois, la victoire militaire a été laborieuse sur le terrain, et les rebelles ont montré des facultés de résilience d’autant plus importantes, que le soutien étranger s’est tari au moment où le poids militaires du bloc russo-iranien s’est fait le plus sentir (voir notre précédente analyse de février 2016).

Au-delà des actions symboliques (Kweires, Alep & Palmyre), les forces au sol n’ont pu se targuer que de trois succès à moyen terme :

  • dégagement du secteur de Lattaquié (cœur vital du système d’Assad, région alaouite et zone de projection principale des Russes), avec la prise de Salm
  • dégagement des poches au nord d’Alep et renforcement des positions du régime
  • l’EI est repoussé à l’est avec la reprise de Palmyre.

Un seul succès stratégique a été atteint, avec la coupure d’un lien important entre les rebelles et la Turquie au nord d’Alep (mais il demeure une liaison Idlib – Turquie).

Signalons en revanche les échecs, tournant parfois au désastre, au nord de Hama, au sud de la poche rebelle de la Ghouta, et au sud d’Alep (où malgré la conquête d’un important terrain, la route stratégique M5 n’a pas été coupée).

Avec une habileté consommée, la Russie cherche à capitaliser sur ces succès, et offre aux USA une trêve qui est négociée puis acceptée par le régime de Damas le 23 février 2016.

Cette trêve est partielle :

  • elle ne couvre que certaines zones
  • elle ne s’applique pas aux groupes rebelles jihadistes (qui sont devenus majoritaires au sein des groupes armés rebelles)
  • elle ne s’applique pas à l’Etat islamique.

Malgré ces réserves importantes, cette trêve commence officiellement le 27 février 2016. Elle est sujette à de nombreuses violations dans les deux camps, mais il n’en demeure pas moins que l’on constate une réduction globale des opérations. Il n’y aura ainsi aucun changement important dans les positions en Syrie occidentale au printemps 2016.

Enfin, la Russie va retirer avec autant d’ostentation qu’elle les avait déployées, une partie de ses forces aériennes, afin de se créer une image de pays « pacifique » et « raisonnable » dans les médias.

L’Etat islamique résiste

Les combats se déplacent alors au nord et à l’est, avec deux opérations importantes.

D’abord, les forces du régime, renforcées par des éléments russes au sol, tentent de pousser vers l’est à partir de Palmyre récemment repris. L’objectif est évidemment de faire le lien avec la poche qui tient toujours à Deir ezzor, mais aussi vers le nord-est et al-Tabqah (position stratégique à proximité du cœur des possessions syriennes de l’EI, Raqqah). L’avance vers l’est est entravée par des offensives lancées par l’EI sur les flancs de la route qui mène vers Palmyre (notamment dans les champs gaziers Shaer).

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(source edmaps)

Ensuite au nord, l’avance des Kurdes du YPG et des rebelles syriens « modérés » des SDF[3] marque le pas vers Manbij, malgré le soutien aérien de la coalition internationale.

La trêve est aussi l’occasion pour les deux camps de redéployer leurs unités et de réarmer leurs forces.

Curieusement, on découvrira ultérieurement que le retrait partiel russe est accompagné d’un retrait tout aussi partiel des forces chiites armées par l’Iran, les groupes du Hezbollah étant par exemple redéployés vers l’Ouest. La présence militaire d’obédience iranienne demeure forte sur le front autour d’Alep.

Les statistiques montrent ainsi en mars 2016, une chute de l’emploi de missiles antichars TOW sur les différents fronts syriens (avec un usage observé de 5 pour tout le mois).

Au mois d’avril, les camps ayant reconstitué leurs forces, les opérations se développent, avec un usage de missiles antichars qui monte à 42 unités tirées sur le mois (soit plus que le nombre de missiles lancés en septembre 2015, période du début de l’offensive faisant suite à l’engagement russe).

Les rebelles syriens lancent en avril une offensive au sud d’Alep pour reconquérir une partie du front perdu et soulager les positions dans la ville, ce qui donne lieu à une contre-offensive du régime, les positions finissant sur un front proche de la ligne précédente, malgré les pertes.

Dès la fin avril, le représentant de l’ONU lance un cri d’alarme sur le danger qui pèse sur un cessez-le-feu qui disparaît bientôt, les pourparlers engagés échouant à nouveau face à l’incompatibilité des projets proposés par les deux camps quant au sort de Bachar el Assad.

Mai-juin 2016 : reprise des combats

Bien qu’ils n’aient jamais complètement cessé, les combats reprennent intensément en mai 2016, sur plusieurs fronts. la situation générale est alors la suivante :

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(source @archivilians)

L’avance de Palmyre est enfin relancée vers l’est, avec la prise par les forces pro-régime de zones vers As-Sukhnah (carrefour stratégique contrôlant les routes vers al-Tabqah / Raqqah, et Deir Ezzor).

De même au nord de Raqqah, les Kurdes YPG/SDF poursuivent leur progression en faisant fortement reculer l’EI à la fin du mois de mai.

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(source edmaps)

Une offensive importante est lancée le 31 mai sur Manbij, et progresse grâce au soutien aérien de la coalition. En juin, la ville est encerclée.

Juin 2016 est le moment où l’EI passe à la contre-offensive sur plusieurs fronts.

C’est d’abord le régime qui subit une sévère revers à l’est de Palmyre, obligé d’abandonner tout le terrain conquis vers Al-Tabqah dans ce qui ressemble même à une débandade le 20 juin. Le revers est important et symbolique, puisqu’il montre les limites atteintes par l’appareil militaire du régime, malgré le soutien à « bout de bras » de l’Iran et de la Russie.

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(source @edmaps)

Ensuite, début juillet, l’EI profite habilement de l’affaiblissement des rebelles FSA, qui sont coincés dans la poche d’Azaz entre les Kurdes à Afrin, les forces pro-régime à Alep et la frontière turque, dans des positions sans aucune profondeur stratégique.

Exploitant une nouvelle fois les « intervalles » ouverts par les multiples guerres que se livrent ses ennemis, l’EI attaque sur plusieurs points. Si les opérations contre Mare’ sont à nouveau un échec, il reprend une part importante des zones conquises le long de la frontière turque. Ce succès est là encore symptomatique puisqu’il se fait malgré le soutien ouvert des Turcs (qui n’hésitent pas à bombarder à travers la frontière), et symbolise la faiblesse des groupes armés rebelles FSA.

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(source edmaps)

En parallèle, la poche de l’EI encerclée de Manbij est en train d’être nettoyée, et les Kurdes du YPG poursuivent leur effort vers l’ouest, au grand dam des USA, qui se font de plus en plus pressants pour leur demander de repasser l’Euphrate.

La tentative de coup d’état et son impact sur la Syrie

La tentative de coup d’état en Turquie du 15 juillet va amener à un changement radical de la situation dans le nord de la Syrie.

Dans notre précédent billet, nous évoquions l’un des aspects clés, à savoir la capacité des USA à s’appuyer à la fois sur les Kurdes (et les FDS), et à forcer la main aux Turcs pour assurer les succès du YPG contre l’EI.

Or, le ressentiment du gouvernement d’Erdogan, qui estime ne pas avoir été soutenu par les Américains, va être aggravé par le constat que les USA « jouent » la carte kurde, et que les Kurdes du YPG sont en train de progresser au point de pouvoir constituer un territoire cohérent tout le long de la frontière turque (alors que les régions kurdes de Turquie sont toujours marquées par une guérilla alimentée par la répression policière d’Ankara).

Pire, la Russie a manifesté très tôt son soutien à Ankara, et le risque d’une confrontation entre les deux pays en cas d’intervention turque en Syrie du nord se réduit, alors qu’il était au plus haut lorsque la Turquie avait abattu un avion russe le 24 novembre 2015.

Dans ce contexte, la Turquie va-t-elle intervenir militairement (officiellement en soutien des groupes rebelles FSA) dans la dernière zone encore tenue par l’EI sur sa frontière pour empêcher qu’elle ne tombe entre les mains des Kurdes ?

Juillet/août 2016 : Alep, Manbij et Jarablus

Le régime lance une nouvelle offensive et parvient à couper la dernière route qui reliait la zone tenue par les rebelles dans Alep-est et l’extérieur (la célèbre « Castello road »).

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(source @GlobalEventMaps)

La progression est lente mais à la fin du mois de juillet, les rebelles qui défendent Alep-est sont encerclés.

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(source @deSyracuse)

Début août, les rebelles lancent une contre-offensive au sud qui perce rapidement les lignes et parvient à rétablir un corridor avec Alep-est le 6 août.

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(carte montrant les positions juste avant la percée – source @WarNews24_7)

Les forces pro-régime, essentiellement des groupes chiites armés par l’Iran, contre-attaquent et rétablissent le siège le 8 août.

Début août, les Kurdes nettoient la ville de Manbij tandis que l’EI lance plusieurs offensives à partir du front nord (le plus proche de la Turquie), sans parvenir à reprendre la ville ni à repousser le front.

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(source @deSyracuse)

Le 12 août, la ville est déclarée complètement nettoyée, et alors que les USA demandent aux Kurdes de se retirer à l’est de l’Euphrate et de passer la main aux seules FDS, les troupes YPG/FDS poursuivent leur avance vers l’ouest. L’objectif est Al-Bab, dernière ville importante entre les deux zones kurdes de Syrie, la Rojava à l’est et la poche d’Afrin à l’ouest.

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(source @CivilWarMap)

Le 24 août au matin, les forces armées turques franchissent la frontière et occupent la ville de Jarablus, abandonnée par l’EI, dans une opération appelée « Euphrate Shield », et regroupant les forces rebelles FSA et leurs alliés au sein d’une nouvelle coalition.

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(source @badly_xeroxed)

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(source @CivilWarMap)

L’intervention turque marque un nouveau tournant dans la guerre en Syrie, et confirme que l’une des clés du conflit Syrien se trouve à Ankara.

Au 10 octobre 2016 : « chroniques des deux courses syriennes » (A Tale of two Races)

A la fin du mois d’août, la situation s’est encore compliquée, avec une guerre sur 3 fronts au nord, une nouvelle vaste poche rebelle encerclée à Alep, et différentes autres opérations en cours (près de Damas, à la Ghouta-est, au sud et dans le Qalamoun). L’embrasement est général puisque les fronts au nord de Hama et dans le secteur côtier de Lattaquié se sont également « réveillés ».

Le mois d’août voit ainsi un record pour l’année 2016, avec 118 missiles antichars lancés (soit presqu’autant qu’en octobre 2015, mois des grandes offensives du régime).

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(source @yarinah1)

C’est dans ce contexte que le 12 septembre, un accord secret USA/Russie aboutit à un nouveau cessez-le-feu, où des engagements sont pris par le régime (dont l’arrêt des bombardements aériens et l’autorisation des convois humanitaires), en contrepartie d’une coopération des Américains dans les frappes contre les groupes rebelles jihadistes.

Le cessez-le-feu entre en vigueur le 12 septembre et ne tiendra pas réellement. Il cesse officiellement le 18 septembre.

Il est vrai que les conditions tenues secrètes, et l’engagement par tous les camps de multiples opérations en cours le rendait difficilement acceptable par les acteurs sur le terrain.

L’EI relance ses offensives contre Deir Ezzor et parvient, grâce à des frappes aériennes américaines dirigées par erreur sur des positions des forces pro-régime, à conquérir une position clé au sud de l’aéroport, menaçant gravement la poche. La frappe erronée de la coalition occidentale sert de prétexte à la Russie pour relancer ses raids, et bombarder violemment diverses cibles humanitaires, dont un convoi humanitaire de l’ONU et plusieurs hôpitaux à Alep.

De même, l’EI relance son offensive vers le Qalamoun[4], prenant quelques positions aux rebelles obligés de combattre sur deux fronts, face à l’EI comme aux forces pro-régime.

1ère course : Un « Keirin » pour Al-Bab

Au nord, les forces turques et les rebelles FSA continent de progresser, atteignant le 9 septembre des positions permettant d’espérer couper la progression des Kurdes.

La manière dont l’opération « Euphrate Shield » est menée montre bien que l’objectif est moins l’EI que l’avancée Kurde cherchant à lier les forces ayant pris Manbij – à l’ouest – à celle qui sont à Afrin – à l’est.

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Mais l’EI va là encore contre-attaquer et repousser les rebelles syriens vers la frontière turque, malgré le soutien de l’armée d’Ankara.

A deux reprises (mi-septembre puis début octobre), les forces FSA soutenues par l’armée turque vont perdre une série de villages dans des contre-attaques aussi brutales qu’inattendues.

Profitant de ce piétinement turc, les Kurdes relancent leur avance à partir de la poche d’Afrin, vers l’est début octobre, sans parvenir à avancer beaucoup.

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(source edmaps)

En réalité, qu’il s’agisse, des Turcs, des Kurdes ou des forces pro-régime, l’objectif est al-Bab, carrefour stratégique encore tenu par l’EI. Et c’est désormais à une course de type Keirin (épreuve cycliste, avec l’EI dans le rôle du derny) entre ces trois camps, dont deux s’opposent autant qu’ils font la guerre à l’EI, qui a commencé, et dont nul ne peut aujourd’hui prédire l’issue.

Deux illustrations pour montrer la situation :

La 1ère vision limitée à la course Turcs et FSA vs Kurdes et FDS :

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(source @CivilWarMap)

Une autre plus large qui intègre les positions des forces pro-régime, qui sont aussi à portée d’Al-Bab. Elles sont même les plus proches de l’objectif mais elles restent étonnamment passives face à l’EI.

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(source @CivilWarmap)

Actuellement, le préalable est pour les Turcs la prise de Dabiq, village qui permettrait de fermer une première poche au nord-ouest, et qui a aussi une valeur symbolique pour les jihadistes (Dabiq est le lieu de la prophétie millénariste qui fonde une grande partie de la croyance jihadiste).

Ce soir sont annoncés de nouveaux gains sur les positions de l’EI au nord de Dabiq.

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(source @archicivilians)

2ème course : Le « Alep-Hama sprint »

A Alep, les raids aériens russes et de l’aviation du régime se déchaînent, notamment contre les hôpitaux et les civils coincés dans la zone rebelle d’Alep-est.

Les forces pro-régime lancent plusieurs offensives, d’abord au sud de la poche d’Alep-est, sans succès, puis au nord, où les rebelles évacuent des positions et abandonnent du terrain en octobre.

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(source edmaps)

Les forces pro-régime revendiquent aussi une petite progression au sud de la poche, mais il semble que la résistance soit plus forte au sud qu’au nord pour l’instant.

Au matin du 10 octobre, les rebelles FSA viennent d’annoncer un nouveau front uni de 15 groupes pour relancer les opérations de dégagement de la zone encerclée à l’est, toujours sous l’égide de la coalition Jaish al-Fatah, y compris Jabhat Fatah al-Sham (ex-al Nosra) et Ahrar al-Sham. Nul ne peut dire s’il s’agit d’un nouveau tournant ou d’un énième rassemblement de « coordination » des groupes rebelles qui ne produira pas plus d’effets tactiques que les précédents.

A Hama, les rebelles ont lancé une série d’opérations pour conquérir la ville. Cette offensive est très liée aux opérations à Alep à plusieurs niveaux :

  • d’abord, la menace sur Hama oblige le régime à envoyer des forces qui vont donc dégarnir le front à Alep
  • ensuite, les raids aériens sur Alep partent en grande partie de l’aérodrome de Hama, et les rebelles s’en sont suffisamment approchés pour le frapper de tirs de roquettes à partir de septembre
  • Enfin, la prise de Hama compenserait par son effet moral la perte symbolique d’Alep est.

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(source @FSAPlatform)

La progression est régulière fin août début septembre dans le nord, montrant que les forces pro-régime dans ce secteur sont de piètre qualité. Plusieurs positions fortes sont perdues (dont des points d’appui très fortifiés qui barraient la route de Hama), et des zones considérées comme neutres (village Abu Dali, zone tenue par une milice locale et servant de marché d’échanges et de zone de contacts aussi bien aux rebelles qu’au régime[5]) passent complètement dans la sphère rebelle.

Pire, les rebelles passent aussi à l’offensive à partir du nord de la poche qu’ils ont au nord de Homs, prenant la zone de Hama « en sandwich ».

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(source @yakupmisri)

Le 24 septembre, alors que le front au nord de Hama donne des signes d’effondrement, un renversement complet de la situation intervient lorsque l’une des composantes jihadistes des forces rebelles, Jund al-Aqsa, se retire de la coalition Jaish al-Fatah, au moment où une autre composante (salafiste mais non jihadiste), la puissante Ahrar al-Sham, l’accuse d’héberger des cellules pro-EI.

L’opposition Jund al-Aqsa / Ahrar al-Sham dégénère en un affrontement armé violent dans la zone rebelle, et s’étend du front jusqu’à Idlib.

Malgré les tentatives d’arbitrage, les affrontements continuent, et les forces pro-régime en profite pour reprendre une portion du terrain perdu au nord de Hama, grâce aux renforts rameutés d’Alep par la route de Khanasser, désormais solidement tenue (voir carte @FSAPlatform ci-dessus zone cerclée en rouge).

Le 10 octobre, il semblerait que les rebelles aient repris une partie du terrain perdu ces trois derniers jours. De même, pour échapper à l’anéantissement, Jund al-Aqsa annonce faire allégeance au Jabat Fatah al-Sham (nouveau nom du groupe al-Nosra depuis sa séparation « officielle » avec Al-Qaida[6]), renforçant ainsi l’influence d’Al Qaida au sein de la rébellion syrienne.

Et ensuite ?

Il est impossible de prévoir ce qui va se passer dans les prochains mois, les évènements s’enchaînant sur un rythme accéléré et de manière de plus en plus chaotique.

Toutefois, l’analyse des faits récents permet de livrer certains enseignements.

Le premier est que la rébellion est aujourd’hui confrontée à ses ambiguïté et ses contradictions à l’égard des groupes islamistes / jihadistes. Ils forment une composante puissante aussi bien numériquement que par leur motivation. Ils sont souvent décisifs pour les offensives, mais peu présents sur le front pour tenir les positions. Ils préfèrent jouer le rôle de « réserve » et essaient d’éviter de s’impliquer dans les tâches usantes et peu médiatisées de tenir des fronts en apparence plus « calmes ».

Au-delà de ce reproche émanant de formations FSA sur le terrain, l’intégration étroite de ces groupes au sein des forces rebelles constitue le prétexte donné à tous les alliés du régime, y compris dans les médias occidentaux, pour critiquer le soutien occidental à la rébellion.

Les rebelles ont donc besoin sur le terrain de ces groupes, mais leur emploi constitue aussi le principal frein à une augmentation de l’approvisionnement vital en armes de leurs soutiens (pays occidentaux, monarchies du golfe ou Turquie).

Il est donc important de suivre attentivement les soubresauts internes à la rébellion, comme l’affrontement récent dans la région d’Idlib, car c’est là que se trouve l’une des clés pour distinguer sur le moyen et le long terme ce qui va advenir de la Syrie.

A cet égard, il faut aussi signaler que les évènements de 2014 et 2015 ont montré qu’après les bombardements criminels des aviations du régime et russes, la cause principale de l’émigration vers l’Europe des réfugiés syriens réside dans les affrontements internes aux groupes rebelles, qui ont souvent débouchés sur le succès des plus extrémistes.

Du côté du régime de Bachar el Assad, malgré des succès de façade, le principal enseignement de ce premier semestre 2016 est la faiblesse de plus en plus grande des forces armées pro-régime, qui ont désormais perdu les capacités d’une armée régulière pour se réduire à des groupes morcelés et souvent incapables d’affronter des ennemis motivés.

Les forces pro-régime peuvent ainsi se décomposer en 3 groupes :

  • l’ancienne armée régulière, qui fait le nombre, souvent composée de conscrits sunnites peu sûrs, et qui reste confinée dans les casernes ou à des tâches secondaires comme la tenue des nombreux check-points qui quadrillent le pays.
  • Une élite agissant comme les « pompiers » du front (les « brigades » de la 4ème division mécanisée, de la garde républicaine, et la Tiger Force), mais dont la composante est essentiellement alaouite. Son emploi intensif engendre une usure rapide, même si elle bénéficie des meilleurs chefs (dont les deux figures charismatiques que sont le colonel promu général Suheil al-Hassan et le général Issam Zahreddine) et du meilleur matériel (grâce aux livraisons russes).
  • Des alliés (troupes iraniennes, milices chiites irakiennes, afghanes, groupes du Hezbollah, etc.) et supplétifs locaux (NDF, milices locales druzes ou palestiniennes, certains groupes kurdes à Afrin ou Alep, etc…) qui sont de qualité et de fiabilité très variables, et dont l’emploi semble échapper de plus en plus aux décisions de Damas. Leur flexibilité est donc réduite, soit parce qu’il n’est pas possible de les engager sur un front éloigné, soit parce qu’ils poursuivent d’abord d’autres objectifs que ceux du régime de Damas.

Ce morcellement explique que malgré le soutien matériel important des Russes et des Iraniens, les résultats atteints restent juste suffisants pour conjurer la spirale de défaites vécues par le régime en 2014 et au premier semestre 2015.

Combattre l’EI n’est pas la priorité du régime[7], et une éventuelle victoire militaire contre les rebelles n’est envisageable que de manière laborieuse et couteuse, au point de la vider tous ses effets politiques.

En d’autres termes, même la reconquête totale d’Alep (que l’on peut aujourd’hui qualifier de possible mais non inéluctable) ne rendrait pas le régime de Bachar el-Assad légitime pour présider l’avenir du pays.

Enfin, en ce qui concerne la position des Américains, qui influent sur celles des autres Occidentaux dont la France, le choix fait au début de l’année, et dont nous avions fait état, de soutenir un groupe artificiellement créé à partir d’un « attelage » du YPG kurde et FDS devient de plus en plus difficile avec l’implication directe de la Turquie.

Désormais les Occidentaux vont devoir choisir et s’engager dans une voie, ce qu’ils ont toujours cherché à éviter en maintenant plusieurs « fers au feu ».

D’abord, il va falloir choisir entre la Turquie (+ FSA/Jihadistes) et les Kurdes(+ FDS). Le choix n’est pas évident car si à l’ouest de la Syrie, les FSA sont les seuls à pouvoir lutter efficacement à la fois contre l’EI et contre le régime, à l’est et en Irak, le soutien kurde est indispensable au succès d’une offensive sur Mossoul ou sur Raqqah, qui restent les cœurs névralgiques de l’EI, et dont la conquête est fréquemment annoncée pour « bientôt », sans qu’on puisse raisonnablement l’envisager à court terme.

Ensuite, face à l’engagement russe et aux crimes manifestes auquel il donne lieu, les Occidentaux vont devoir choisir entre

  • une posture passive et démissionnaire en continuant ce qu’ils ont fait jusqu’à aujourd’hui, c’est à dire un soutien des rebelles a minima,
  • et une posture plus « agressive » mais dont les conséquences seront impossibles à contrôler, en offrant aux rebelles les moyens de lutter contre les moyens mis à disposition du régime par les Russes et les Iraniens.

Le signe de ce choix résidera notamment dans la livraison aux groupes rebelles de MANPADS[8], qui ne changeront pas la situation stratégique[9], mais causeront des pertes directes aux Russes, mais aussi en cas de dissémination, aggraveront le risque terroriste.

Les perspectives électorales à venir aux Etats-Unis et en France peuvent de prime abord constituer un obstacle à ce que ces choix soient faits avant le printemps 2017. Toutefois, le contexte d’une campagne électorale pourrait aussi accélérer la prise de choix plus risqués, effectués par des dirigeants politiques soit en fin de mandat, soit engagés dans l’escalade de campagnes électorales « atypiques ».

En d’autres termes, l’automne 2016 est un nouveau moment où le contexte permettrait de faire des choix différents de ceux faits jusque-là pour accélérer la fin d’une guerre qui sinon, risque de se poursuivre pendant des années.

En conclusion, le flot des réfugiés syriens (dont une majorité de femmes et d’enfants) s’est réduit mais il risque à tout moment de se relancer, avec tous les risques de destabilisation politique d’une Europe de plus en plus fragile.

De même, le calvaire de la Syrie et de son peuple n’est pas prêt de s’arrêter.

Avertissements :

Les cartes présentées à titre d’illustration peuvent donner une image fausse de la situation sur le terrain. Les fronts ne sont pas continus, et les terrains sont rarement contrôlés en permanence comme peut le laisser penser l’emploi de couleurs “à plat”. La réalité est bien plus complexe, les positions étant limitées à des check-points et à l’occupation de certains villages ou installations, la situation est en pratique très fluide et les fronts sont “poreux”. Pour autant ces cartes permettent de visualiser les grandes tendances des opérations.

Enfin, les analyses sur la situation syrienne sont toutes frappées d’une obsolescence programmée très brève, eu égard aux enchaînements rapides des évènements. Ce billets a été rédigé le 10 octobre 2016 à 17 heures, et il présente donc une analyse à cet instant, sans présumer de ce qui peut suivre.


[1] Nous empruntons le terme du colonel Michel Goya, particulièrement a propos pour décrire la voini novogo pokoleniia, appelée aussi Doctrine Gerasimov (désignée par les anglo-saxons sous l’acronyme de NGW pour New Generation Warfare), qui est la réponse russe au concept de guerre hybride occidental.

[2] Relevons ainsi que les système d’armes projetés par les Russes en Syrie sont ceux offerts à l’exportation, et non les plus récents.

[3] Nous rappelons que le terme modéré n’est employé que par rapport au projet politique des groupes, et notamment leur éloignement avec un projet politique fondé sur la Charia, qui caractérise les groupes jihadistes, opposés à toute forme de démocratie comme à tout pluralisme religieux.

[4] Les opérations dans le Sud et l’ouest de la Syrie mériteraient à elles seules de longs développement, l’absence de changements étant en elle-même riche d’enseignements.

[5] Voir ici : http://english.enabbaladi.net/archives/2016/06/abu-dali-free-zone-opposition-regime-syrian-deputy-facilitates-operations/

Les guerres civiles comme celles du Liban ou celle de Syrie comportent de nombreux cas de ce type, illustrant la complexité de la situation mais expliquant aussi que des zones assiégées puissent tenir aussi longtemps.

[6] Voir l’excellente analyse publiée ici : http://kurultay.fr/blog/?p=876

[7] comme l’a avoué ingénument le Ministre des affaires étrangères du régime le 1er septembre ici : https://www.alaraby.co.uk/english/news/2016/9/1/syrian-foreign-minister-fighting-is-not-our-prime-concern

[8] missiles antiaériens portables, très efficaces en Afghanistan, mais aussi très dangereux pour l’aviation civile du monde entier.

[9] Rappelons que ces missiles déjà présents en Syrie, sont d’un emploi complexe, de nature versatile et d’une grande fragilité (à la différence des TOW bien plus rustiques). De plus, les appareils russes disposent de contre-mesures contre ces missiles, même si elles restent sans effets en cas de tirs à courte portée.




Fallait-il tuer Abu Faraj al-Masri?

Ahmed Salama Mabrouk, alias Abu Faraj al-Masri, membre du conseil de la Shura de Jabhat Fath al-Sham, tué par un drone américain le 3 octobre 2016

Ahmed Salama Mabrouk, alias Abu Faraj al-Masri, membre du conseil de la Shura de Jabhat Fath al-Sham, tué par un drone américain le 3 octobre 2016

Un vétéran du jihad mondial

Ahmed Salama Mabrouk, alias Abu Faraj al-Masri, était membre du conseil de la Shura de Jabhat Fath al-Sham, anciennement Jabhat al-Nusra. Cet Egyptien de 59 ans était un vieux briscard du jihad mondial. Proche d’un autre jihadiste égyptien illustre, le successeur d’Oussama Ben Laden Ayman al-Zawahiri, il fut, comme lui, inquiété suite à l’assassinat du président égyptien Sadate en 1979, ce qui lui valut une peine de sept ans de prison. Le 28 juillet 2016, quand l’émir de Jabhat al-Nusra, Abu Muhammad al-Joulani, annonça la mutation de l’organisation en Jabhat Fath al-Sham, rompant ainsi, soi-disant, ses liens avec Al-Qaeda, Abu Faraj al-Masri se tenait, face à la caméra, à la droite de son leader. Cet évènement avait été traité dans les colonnes de Kurultay.fr dans un précédent billet, publié en août 2016. Le 3 octobre 2016 en tout début de matinée, la voiture qui transportait le vétéran égyptien était atteinte par un missile tiré depuis un drone dans le secteur de Jisr al-Shughur, à l’ouest d’Idlib, chef-lieu du gouvernorat éponyme. Abu Faraj est décédé peu après. Dans la journée, le département d’Etat US confirmait à Reuters que la frappe avait bien été menée par les Etats-Unis. Abu Faraj al-Masri n’est pas le premier cadre historique d’Al-Qaeda tué par une « frappe ciblée » américaine. Il n’est pas non plus le premier membre du réseau ainsi visé en Syrie. Mais sa mort survient à un moment charnière. Et il est peut-être opportun de s’interroger sur les conséquences possibles, voire indésirables, de l’opération qui l’a tué.

Le 28 juillet 2016, Abu Muhammad al-Jolani, au centre, annonce la fondation de Jabhat Fath al-Sham, soi-disant hors du giron d'Al-Qaeda. Il est flanqué d'Abu Faraj al-Masri, ici cerclé de rouge, et d'Abu Abdullah al-Shami, juge de la charia.

Le 28 juillet 2016, Abu Muhammad al-Joulani, au centre, annonce la fondation de Jabhat Fath al-Sham, soi-disant hors du giron d’Al-Qaeda. Il est flanqué d’Abu Faraj al-Masri, ici cerclé de rouge, et d’Abu Abdullah al-Shami, juge de la charia.

Le contexte: Alep – entre autres – martyrisée

Ces derniers jours, la bataille d’Alep a vu s’intensifier les attaques aériennes massives conduites par la Russie et les forces syriennes fidèles à Bachar al-Assad sur la partie orientale de la ville, tenue par les rebelles et assiégée par la partie adverse. Cette campagne de bombardements, menée à grands renforts d’armes incendiaires, de barils d’explosifs et de bombes perforantes, vise délibérément les infrastructures civiles les plus importantes, comme les hôpitaux, et touche très durement la population, à laquelle elle inflige des pertes considérables et des conditions de vie au-delà de ce qui est descriptible. Outre les habitants d’Alep, ceux d’autres régions de Syrie, souvent soumis à des restrictions sévères, voire à des bombardements du même ordre, assistent à la destruction progressive des quartiers alépins qui tenaient encore debout. Ils observent en direct la souffrance de leurs compatriotes, la destruction de leur pays et la passivité de la communauté internationale. Inutile de préciser que parmi ceux-là, peu sont acquis à la cause de Bachar al-Assad, et que Vladimir Poutine ne compte pas parmi eux ses plus fervents soutiens. C’est de ces populations que sont issus les combattants des groupes armés de l’opposition syrienne.

«Gagner les cœurs et les esprits»

Jabhat Fath al-Sham, n’ayant pas les effectifs nécessaires pour y prétendre, ne cherche pas à prendre, à proprement parler, le contrôle de la Syrie ni de son insurrection. Il cherche à les modeler, de sorte que la population et les groupes armés se trouvent, tôt ou tard, naturellement enclins à souhaiter le mode de gouvernance que promeut l’organisation: un émirat islamique auquel la charia tiendrait lieu de constitution. Et ce dans le cadre de la salafiya jihadiya, dont Jabhat Fath al-Sham n’a pas plus divorcé que d’Al-Qaeda. Dans le cas contraire, d’ailleurs, le vétéran égyptien du jihad mondial Abu Faraj al-Masri, aurait sans nul doute trouvé d’autres combats pour lesquels mourir qu’un projet nationaliste syrien. Or, il comptait parmi les cadres les plus en vue de l’organisation. L’expérience nous enseigne avec assiduité que la guerre et le chaos sont un terreau fertile pour le développement de l’idéologie jihadiste. Une simple rétrospective de 1979 – début de la guerre soviétique en Afghanistan – à nos jours suffit à s’en assurer. La démarche est à la fois révolutionnaire et spirituelle. Aux turpitudes des régimes moyen-orientaux corrompus répond une approche puritaine de préceptes religieux transcendant la vertu. Au désespoir de la vie terrestre répond l’espoir d’une vie meilleure post-mortem. A l’acharnement de l’ennemi répond l’idéal du martyre. L’adhésion des populations n’est pratiquement jamais spontanée ni massive. Mais l’absence durable d’alternative sur fond d’horreurs de la guerre finit par rendre l’offre attrayante, voire évidente. Surtout quand les jihadistes parviennent à être perçus comme indispensables dans les domaines clefs que sont le combat et l’administration. Ce qui est le cas de Jabhat Fath al-Sham, qui se démène à cette fin depuis ses origines.

Discréditer les offres alternatives et leurs soutiens

L’objectif de Jabhat Fath al-Sham est d’unifier l’opposition armée syrienne autour d’un projet commun. Pour y parvenir, il lui faut apparaitre comme crédible aux yeux des populations et des groupes armés qui en sont issus. Et surtout, il faut que toute offre alternative soit décrédibilisée aussi largement que possible. Un enjeu majeur est que les groupes armés promoteurs d’un Etat pourvu d’une constitution et d’un parlement se ravisent et adhèrent au projet commun. Or, les principaux soutiens de tels groupes sont les pays occidentaux. Lors de son message du 28 juillet annonçant la fin des opérations de Jabhat al-Nusra et la fondation de Jabhat Fath al-Sham, Abu Muhammad al-Joulani disait vouloir par là répondre aux demandes du peuple du Sham d’exposer au grand jour les supercheries de la communauté internationale, dirigée par les Etats-Unis et la Russie, dans ses implacables bombardements et déplacements des masses musulmanes du Sham, sous le prétexte de viser Jabhat al-Nusra, une filiale d’al Qaeda. Traduction triviale: «Al-Qaeda est un prétexte. Même si nous nous en séparons, ils nous bombarderont car, Américains comme Russes, ils soutiennent Assad contre le peuple syrien». Or, le 3 octobre, la Russie bombardait des objectifs civils à Alep, où Jabhat Fath al-Sham coordonne la lutte armée. Incapable de faire infléchir son attitude à un interlocuteur sensible à la notion de rapport de force, Washington rompait le dialogue avec Moscou sur la question syrienne et le faisait savoir. Mais pratiquement au même moment, un drone américain tuait l’homme qui se tenait à droite d’al-Joulani quand celui-ci évoquait les «supercheries» américano-russes. L’idéologue jordanien du jihad Abu Qatada al-Filistini n’a pas tardé à réagir sur la plateforme Twitter, dont il est un utilisateur assidu.

Selon lui lui, les Etats-Unis démontrent qu’ils ne sont là que pour tuer les chefs du jihad en Syrie. Qui coopère avec eux est un porc infidèle – message affectueux à l’attention des groupes d’opposition tentés par la coopération avec Washington. Dans la foulée, le compère et voisin d’Abu Qatada, Abu Muhammad al-Maqdisi, relayait ses propos sur la même plateforme. Pour l’observateur attentif des péripéties syrienne d’Al-Qaeda et de ses affidés plus ou moins avoués, sur un terrain purement politique et argumentaire, la boucle est désormais bouclée. Et il ne fait aucun doute qu’une population durement matraquée percevra la frappe contre un cadre de Jabhat Fath al-Sham comme un complot russo-occidental visant à juguler «la révolution du peuple syrien contre son oppresseur».

Faire la guerre sans faire de politique, et se perdre

Les mouvements jihadistes, tout autant qu’ils sont religieux, sont également révolutionnaires. Or, avant de liquider des dirigeants révolutionnaires, il est toujours préférable de les marginaliser. Faute de quoi leur aura se trouve renforcée par la mort que leur a infligée l’ennemi. Ils deviennent des martyrs, des héros, des éléments motivateurs, des emblèmes fédérateurs. Et ce d’autant plus que la trame de la légende ainsi écrite est un tissu religieux déployé dans le cadre d’une guerre manichéenne. Car, et c’est un principe fondamental, à la guerre, on fait de la politique. Et il est tout à fait possible qu’une action militairement parfaite soit, sur le plan politique, une catastrophe. C’est alors l’aspect politique qui prévaut. Il est, à ce titre, fort probable que la frappe ciblée contre Abu Faraj al-Masri soit contreproductive. En donnant corps aux propos d’Abu Muhammad al-Jolani sur «les supercheries» de la communauté internationale sur fond d’amplification majeure de l’effort de guerre russe, elle leur confère l’aura d’une prophétie. Elle installe l’émir de Jabhat Fath al-Sham dans le rôle, toujours envié, de celui «qui l’avait bien dit». Elle place, au pire moment, les Etats-Unis dans le rôle de «l’ennemi du peuple syrien et de son jihad», dos à dos avec la Russie. Et ce non seulement aux yeux d’une part conséquente de la population, mais aussi de groupes armés puissants. Or, sans ceux-là, il n’y aura pas de paix possible car ce sont, au final, eux qui décideront s’ils cessent le feu ou non. Sans crédit auprès d’eux, les arguments occidentaux ne prévaudront pas car lorsqu’on fait de la politique en temps de guerre, c’est généralement celui qui tient l’arme qui a raison. Même si la rébellion venait à essuyer des revers militaires sérieux, cela ne résoudrait aucun problème car le camp dit «gouvernemental» n’est plus qu’une mosaïque de potentats locaux devenue bien incapable de gouverner le pays. A l’heure où l’antenne locale d’Al-Qaeda a tendu un piège grossier aux occidentaux à travers sa prétendue rupture de liens avec la maison-mère, il eût été de bon goût de ne pas y tomber, et de se remettre enfin à faire de la politique. Au lieu de cela, il a été choisi de liquider, au pire moment, un individu dont la dimension stratégique est hautement discutable, mais dont la mort, en discréditant les occidentaux, risque d’ancrer la Syrie dans un processus de «somalisation» de plus en plus inéluctable. Ceux qui auraient voulu voir se tarir le flux des réfugiés et les vocations terroristes n’ont qu’à bien se tenir. La question la plus obsédante étant peut-être bien de savoir si de telles erreurs sont le fait de choix délibérés que leurs auteurs croient judicieux, ou d’une coordination catastrophiques entre des services aux agendas contradictoires.

Jean-Marc LAFON




Alep: le choix du déshonneur

Alep, le 24 septembre 2016.

Alep, le 24 septembre 2016. « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs »?

Alep, 1,7 million d’habitants avant la guerre, chef-lieu du gouvernorat le plus peuplé de Syrie, est coupée en deux. La partie occidentale est sous le contrôle des forces de Damas, tandis que la partie orientale, assiégée, est tenue par des factions rebelles, parmi lesquelles des mouvements jihadistes comme Jabhat Fath al-Sham. Depuis la fin précipitée de la dernière « trêve » en date, le 19 septembre 2016, les forces aériennes syriennes, mais aussi et surtout russes, bombardent Alep Est jour et nuit, avec la dernière violence. Des bombes perforantes BeTab-500, conçues pour pénétrer profondément avant d’exploser, abattent des blocs d’immeubles entiers. Des armes incendiaires chargées de compositions aluminothermiques – plus efficaces encore que le phosphore quand il s’agit d’allumer des foyers – pleuvent sur des quartiers résidentiels. De façon récurrente, manifestement délibérée et de mieux en mieux documentée, marchés, hôpitaux et services de secours sont les cibles de frappes aériennes sélectives. Pays occidentaux et ONU dénoncent, déplorent, se lamentent, mais assistent à ce massacre organisé, empêtrés dans une coupable impuissance. Ceux qui ont l’âge de se souvenir de la bataille de Sarajevo et de l’infâme massacre de Srebrenica sont désormais familiers de la chose. Au sein des classes politiques et opinions publiques occidentales, ce type de drame est de plus en plus perçu comme une fatalité, d’autant que la fuite par la bonne excuse est de loin l’exercice le plus confortable quand on se trouve confronté à ses propres devoirs. Nous tenterons ici un panorama, non exhaustif mais critique, des poncifs, banalités, prétextes à bon marché et autres calembredaines que les horreurs d’Alep inspirent à une très vieille civilisation qui, de Sarajevo à Grozny et de Hanoï à Alep, n’apprend plus rien de ses propres errements et se déshonore face à des défis pourtant existentiels.

La situation actuelle à Alep, coupée en deux. Crédits: voir image

La situation actuelle à Alep, coupée en deux. Crédit: syria.liveuamap.com

L’éthique et l’honneur, c’est hors sujet. C’est la guerre, mon vieux!

Bien sûr, la phrase émane généralement de quelqu’un dont la rencontre la plus directe avec la guerre a été le visionnage de Black Hawk Down, une bière dans une main et une poignée de chips dans l’autre. L’éthique n’est pas une considération dégoulinante de bisounours. C’est le système immunitaire d’une civilisation, ni plus, ni moins. C’est le tissu de principes fondamentaux sur quoi se fondent les lois régissant la coexistence des personnes. C’est ce qui règle l’équilibre des droits et des devoirs. Excusez du peu. L’éthique, c’est justement le patrimoine pour lequel on fait la guerre quand il est mis en danger. Se prétendre une civilisation et n’être pas fichu de faire prévaloir ses principes fondamentaux quand on a la haute main sur les institutions internationales, voilà le pire des messages. Surtout quand il a pu advenir dans un passé récent que l’on déboule, toutes divisions blindées dehors, sans avoir été invité et sous de faux prétextes, sur le territoire d’Etats souverains que l’on a mis sens dessus dessous, et qui vont aujourd’hui fort mal. On passe finalement pour ce que l’on est: un ramassis de beaux parleurs capables des pires compromissions, toujours prompts à brandir de grands principes, mais prêts à les violer sous le moindre prétexte et enclins aux démissions les plus lâches dès le premier souffle de vent contraire. Se jouer commodément des valeurs morales dont on se réclame, c’est à la fois ce qui incline les autres à nous haïr et ce qui fonde certains de nos propres concitoyens, jeunes et moins jeunes, à se détourner de valeurs vertueuses que l’on a corrompues en les couvrant du masque de l’hypocrisie. Le discrédit moral ouvre la porte à tous les extrémismes, parmi lesquels le « jihadisme » est loin d’être le seul à engranger des partisans. A choisir le déshonneur pour éviter la guerre, on obtient les deux, ainsi que le professait Winston Churchill au lendemain des accords de Munich.

Les rebelles font pareil!

Intéressant argument, d’autant qu’un civil n’est pas plus ou moins mort selon qui l’a tué. Seulement, il se trouve que n’ayant pas d’aviation, les rebelles font nettement moins de dégâts. Il se trouve également, et si, ça compte, qu’aucun mouvement rebelle n’est membre permanent du conseil de sécurité des Nations-Unies. Par ailleurs, n’oublions pas que l’argumentaire de Moscou et de Damas dépeint les rebelles comme des terroristes sanguinaires face auxquels il faudrait défendre la civilisation. Il s’agit donc de nous expliquer que ces terroristes ayant, par sauvagerie, mis le pied dedans, ça justifie que l’on y mette aussi les mains au nom de la civilisation. Bravo et merci d’être passés.

La coalition dirigée par les Etats-Unis fait pareil!

Ici, deux principes doivent prévaloir. Le premier veut que la liberté d’expression n’implique pas le devoir sacré de dire n’importe quoi. En l’occurrence, il n’y a pas de politique de ciblage délibéré des infrastructures et populations civiles par la coalition. Il n’est pas prévu de destruction systématique d’hôpitaux et de marchés. Il n’y a pas de « deuxième couche » passée délibérément afin de trucider les primo-intervenants des services de secours. Le deuxième principe est que l’intention compte. Car oui, des civils sont tués par les bombardements occidentaux. Mais pour horrible que cela soit quand ça a le malheur d’arriver, soyons factuels: il faut être malhonnête, stupide ou bien les deux pour ne pas comprendre qu’à effort militaire égal, quand on fait tout pour tuer des innocents, on le fait beaucoup plus efficacement que si, au contraire, on essaie d’éviter les drames. Outre la dimension morale, l’intention ou non de tuer des innocents se traduit aussi à travers le nombre d’innocents que l’on tue.

Bombes à sous-munitions incendiaires RBK-500 ZAB 2.5SM sous un Sukhoï Su-34 russe sur la base aérienne de Hmeimim en Syrie. Crédit photo: RT (chaîne de télévision russe, ex-Russia Today).

Bombes à sous-munitions incendiaires RBK-500 ZAB 2.5SM sous un Sukhoï Su-34 russe sur la base aérienne de Hmeimim en Syrie. Ces armes, souvent prises pour des bombes au phosphore blanc, exploitent le procédé aluminothermique pour allumer des incendies. Crédit photo: RT (chaîne de télévision russe, ex-Russia Today).

C’est la guerre, mon vieux! On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs!

On ne fait pas non plus d’omelette en bombardant le poulailler, la ferme et tout le canton. Alors bien sûr, la bière à la main, Black Hawk Down en pause et des chips plein la bouche, on va vous délivrer un cour magistral sur les bombardements de Dresde, Hiroshima et Nagasaki, en joignant le geste à l’haleine. On oubliera, par exemple, que les bombardements nucléaires ont visé, de la part d’un vainqueur certain, à faire flancher une autorité politique unique et clairement identifiée avant d’avoir à débarquer de vive force sur le sol japonais. L’opposition syrienne, elle, est largement morcelée, et le puzzle de potentats qu’est devenu le régime de Bachar al-Assad n’est ni un vainqueur certain, ni, à lui seul, une entité de gouvernement crédible. On ne se rappellera pas qu’après que six-cent-mille Allemands furent tués par les bombes alliées, des millions d’autres mutilés ou déplacés, pas l’ombre d’un soulèvement n’a menacé les autorités hitlériennes.  On ignorera complètement qu’en Allemagne, deux types de bombardements ont été opérés. Premièrement, les tapis de bombes délibérément déroulés sur les populations civiles – stratégie privilégiée par la Grande Bretagne, à la quelle les forces US ont adhéré ponctuellement, et Dresde en fut un sinistre exemple. Deuxièmement, les attaques se voulant « de précision », qui visaient l’infrastructure militaro-industrielle, et que, d’une manière générale, privilégiaient les Etats-Unis. Dans les deux cas, les populations subissaient d’horribles conséquences. Dans le premier, c’était purement intentionnel. Dans le deuxième, c’était un effet des limites de la précision de bombardements conduits dans des conditions difficiles, à huit-mille mètres d’altitude, avec des dispositifs de conduite de tir encore sommaires. La capacité et la volonté allemandes de livrer bataille ne furent pas entamées par la tragédie sanglante des tapis de bombes. En revanche, la destruction systématique des forces aériennes allemandes, les campagnes de bombardements « de précision » visant la production de roulement à billes, d’hélices, de pneus, de moteurs, posèrent des problèmes majeurs. Albert Speer, ministre allemand de l’armement, le confirma d’ailleurs après guerre. Nous ne pouvons, à ce sujet, qu’encourager le lecteur à prendre connaissance, par exemple, du livre Foudre et Dévastation: les bombardements alliés sur l’Allemagne 1942 – 1945 de Randall Hansen. Attirons l’attention sur le fait qu’il n’y a pas de Luftwaffe à détruire à Alep, pas plus que d’industrie lourde. Par ailleurs, les bombardements alliés contraignirent l’Allemagne à détourner d’importantes ressources pour produire et employer une DCA pléthorique. Là encore, rien de tel à Alep. L’anéantissement de Dresde en trois jours n’a pas vaincu l’Allemagne nazie. Mais le martyre sans fin d’Alep, de ses civils, de ses marchés, de ses hôpitaux, de ses services de secours, sur fond d’atermoiements des pays occidentaux, incline un nombre croissant de victimes harassées depuis quatre ans à considérer que les jihadistes sont la seule carte valant qu’on la joue.

Mais vous en avez de bonnes! Que pourrait-on faire?

Commencer par régler le problème de la coalition dirigée par nos alliés saoudiens, dont l’aviation se livre, au Yémen, à des méfaits qui ne sont ni plus ni moins que l’équivalent des atrocités des forces aériennes russes en Syrie. Quand la Russie a joint sa puissance de feu à celle de l’aviation syrienne pour délivrer des frappes de terreur sur des hôpitaux, des marchés et des écoles, l’Arabie Saoudite en faisait autant depuis quelque temps déjà au Yémen. La communauté internationale s’est fichue des atrocités saoudiennes au Yémen comme d’une guigne – et ça dure. Les faits étaient pourtant largement documentés. La lâcheté a continué de prévaloir quand Moscou a adopté une stratégie similaire en Syrie, sans nul doute encouragé par la léthargie coupable qui avait accompagné les méfaits saoudiens. La question saoudienne prise en compte, fixer à Moscou et Damas des lignes rouges et sévir vraiment si elles sont franchies. Les petits démissionnaires de service prétendent que tout cela est impossible car nous avons besoin de l’argent de Riyad et des amabilités de Moscou. Mais les faits sont têtus. L’économie russe est à la peine, c’est d’ailleurs presque un euphémisme. L’Arabie Saoudite, elle, fait des coupes claires dans ses budgets, réduit le traitement de ses ministres et de ses fonctionnaires, et affiche un déficit record de 100 milliards de $. Il y a des points douloureux sur lesquels appuyer. Alors bien sûr, c’est risqué. Oui, ça peut faire mal économiquement, politiquement, et même plus. Oui, il y a de l’argent français en Russie et en Arabie Saoudite. Oui, certaines banques pourraient ne pas s’en remettre. Mais à en croire Mario Draghi, il y en a trop. Et après tout, il parait qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, n’est-ce pas? Evidemment, quand le ton monte, ça peut déraper militairement. Mais si l’on est prêt à donner son âme et les parties les plus intimes de son anatomie pour éviter à tout prix un échange de baffes, on se condamne à subir sans fin la volonté de ceux pour qui la prise de risque fait partie de la stratégie.

Mais au fait, que veulent Damas et Moscou à Alep?

Une issue semblable à celle de Daraya ou de Muadamiyat al-Sham où, après un siège interminable et un écrasement systématique, des accords de cessez-le-feu et d’évacuation des ruines par les rebelles et la population ont été négociés directement entre les groupes combattants et le régime, sans qu’aucune des deux parties ne s’embarrasse d’inviter les Nations Unies – ce qui donne une idée assez précise de l’utilité que les belligérants prêtent au « Machin » cher au général de Gaulle. Nul doute que le lecteur sera intéressé d’apprendre que les combattants, leurs proches et leurs sympathisants qui ont quitté Daraya et Mudamiyat se sont, aux termes des accords passés avec les forces pro-Assad, rendus dans le gouvernorat d’Idlib, dans les secteurs tenus par Jaysh al-Fath, la coalition rebelle animée par le mouvement jihadiste Jabhat Fath al-Sham. Mais ça, gageons que les tenants du « Assad, notre rempart contre le terrorisme » le savaient déjà…

Et maintenant? « Mais tremblez pas comme ça, ça fait de la mousse! »

Robert Lamoureux incarnant le colonel Blanchet dans « Mais où est donc passée la 7e compagnie? »

En Syrie, aujourd’hui, tandis que l’Etat islamique recule très progressivement, un grand groupe jihadiste nommé Jabhat al-Nusra a fait mine de se séparer d’al-Qaeda pour devenir « Jabhat Fath al-Sham » (JFS). Le but est d’initier un processus de fusion des mouvements rebelles autour des principes fondateurs de la salafiya jihadiya. L’ambition de JFS n’est pas de prendre le contrôle de la rébellion mais de la modeler. Même remarque à propos de la société syrienne. JFS entend la modeler pour la rendre encline à adopter de son plein gré le mode de vie professé par la salafiya jihadiya. C’est là le fameux – fumeux? – « jihad national » dont il y a fort à parier que le caractère purement local n’est qu’une étape transitoire. La guerre, l’horreur au quotidien et l’hypocrisie des grandes puissances face aux exactions de certains sont des leviers formidables pour attirer les populations vers une offre morale alternative. En ne faisant rien, nous créons les conditions pour que les enfants d’Alep qui survivront à l’horreur deviennent nos ennemis les plus déterminés, les plus farouches, formés par de vieux briscards du jihad. Et pour que, chez nous, de plus en plus de jeunes gens, peu enclins à adopter un système de valeurs piloté par des veules pour des lâches, embrassent la cause du jihad et nous en fassent pâtir pendant de longues années encore. Face à ces pressions dont nous encourageons les causes, la crispation de nos sociétés ira croissant, alimentant les peurs, les haines, et le cortège d’extrémismes qui, en se développant, porteront en terre un modèle existentiel mort de s’être cru invulnérable. Le courage a certes un prix. Mais il reste plus accessible que celui de la lâcheté.

JM LAFON




Faribole sur un appel au meurtre

Capture d'écran de la page de Dar al-Islam appelant au meurtre de Rachid Abou Houdeyfa

Capture d’écran de la page de Dar al-Islam appelant au meurtre de Rachid Abou Houdeyfa

Le 20 août 2016 a paru le numéro 10 de Dar al-Islam, publication en ligne officielle, en langue française, de l’Etat islamique – alias EI ou Daesh. En page 47 de cette édition figure l’appel à tuer l’imam brestois Rachid Abou Houdeyfa. Le 22 au matin, nous écrivons ces lignes sans qu’aucun personnage officiel de la République ni aucun média de premier plan ne se soit, à notre connaissance, manifesté à ce sujet (1).

L’appel au meurtre publié par Dar al-Islam est assorti d’une photo de Rachid Abou Houdeyfa, de l’adresse de sa mosquée, d’une vue satellite Google Maps et de la mention « imam de l’apostasie vendant sa mécréance avec éloquence ». Il est reproché à l’imam « son appel à voter aux élections françaises et à participer au système démocratique », « son invocation en faveur du taghut (2) du Maroc » pour avoir écrit sur sa page Facebook « le roi du Maroc (que Dieu le protège) », et le fait qu’il se réfère à la loi française, qu’il appelle à respecter. Suit une mention visant à motiver l’appel au meurtre, titrée « jugement légal », où sont cités le prophète Mohammed ainsi que les théologiens Ibn Qudamah al-Maqdisi et Ibn Taymiyya, à propos de l’apostasie et du fait d’être apostat « en terre de mécréance ». L’idéologie jihadiste considère tout autre fondement légal que la charia – démocratie, constitution, législation – comme de l’idolâtrie. Elle voit en tout musulman y adhérant un apostat.

Il n’est pas question ici d’entrer dans le débat sur la doctrine que professe l’imam Abou Houdeyfa. Il est évident que la critique de son discours relève du droit de chacun d’avoir une opinion et de l’exprimer. Il est tout à fait clair qu’il n’incarne pas la vision la plus communément admise par le gros de l’opinion publique en France de la religion – musulmane ou autre. En somme, libre à qui veut de rejeter son discours, sa doctrine, et même, s’il le souhaite, de le combattre sur le terrain argumentaire. Reste qu’un citoyen français fait l’objet d’un appel au meurtre par une organisation terroriste contre laquelle nous nous trouvons en guerre – un état de guerre incontestable car revendiqué par les deux parties. En guerre, au-delà des niaiseries manichéennes, il convient de faire le nécessaire pour… gagner, par exemple.

En gardant un silence confus, en ne condamnant pas cet appel au meurtre, en le mettant sous l’éteignoir, la France, son exécutif, sa classe politique et ses médias commettraient une erreur stratégique fondamentale. Daesh a explicitement condamné à mort un imam français parce qu’il a appelé à participer au système démocratique et à respecter la loi. S’il n’est pas soutenu par la voix et la force publiques au même titre que n’importe quel autre citoyen menacé de la sorte, nous adresserons un message à tout un auditoire musulman, et pas seulement parmi ceux qu’attirent les interprétations rigoristes de l’islam : qu’importe que vous appeliez à une pratique respectueuse des lois et des institutions de la République, la France ne vous soutiendra pas face aux terroristes car elle ne vous aime pas. Au-delà même de la dimension morale de la question, cela revient à livrer à l’ennemi une sérieuse base argumentaire illustrée par l’exemple. L’exemple d’une République dont les voix officielles martèlent qu’il faut combattre les jihadistes aux côtés des musulmans, mais dont les actes projetteraient une réalité quelque peu différente.

Il est urgent de cesser d’attendre, car il n’a pas encore été donné corps à l’appel au meurtre. Celui qui visait Charb a été publié par Al Qaeda en mars 2013. On n’avait d’ailleurs guère attendu pour en informer le public (3). Et s’il a fallu près de deux ans, à l’époque, pour que l’assassinat ait lieu, il y a fort à craindre que les délais de réaction des candidats à l’acte terroriste sur le sol national aient considérablement rétréci depuis. Il faudrait alors gérer à la fois le drame et ses conséquences. Ces dernières seraient lourdes. Gouverner, c’est faire des choix.  Celui de l’unité devrait aller de soi, surtout « en temps de guerre ».

Jean-Marc LAFON

  1. A l’heure où nous publions, BFMTV vient de se manifester sur le sujet : Daesh appelle au meurtre de Rachid Abou Houdeyfa, imam de Brest – Paul Aveline pour BFMTV : http://www.bfmtv.com/international/daesh-appelle-au-meurtre-de-rachid-abou-houdeyfa-imam-de-brest-1028447.html
  2. Taghût : le terme désigne, sur le plan politique, toutes les lois autres que celles d’Allah (la charia), par nature illégitimes, ainsi que ceux qui gouvernent selon ces lois.
  3. Charb dans le viseur d’Al-Qaida – Guillaume Novello pour Métro News : http://www.metronews.fr/info/al-qaida-cible-le-caricaturiste-charb-charlie-hebdo/mmcc!x06QXaAzDg5s/



Al Qaeda a-t-il perdu sa branche syrienne?

Première photo officielle d'Abu Muhammad al-Joulani, émir de Jabhat al-Nusra, publiée le 28 juillet 2016, en amont de son allocution fondant Jabhat Fath al-Sham

Première photo officielle d’Abu Muhammad al-Joulani, émir de Jabhat al-Nusra, publiée le 28 juillet 2016, en amont de son allocution fondant Jabhat Fath al-Sham

Lors d’une allocution prononcée le 28 juillet 2016 et amplement diffusée le jour même, Abu Muhammad al-Joulani, émir de Jabhat al-Nusra, franchise syrienne d’al-Qaeda, a annoncé la fin de toute activité de son organisation sous ce nom, et la création d’une autre entité nommée Jabhat Fath al-Sham, « affiliée à aucune entité extérieure ». Certains commentateurs ont bien voulu y voir une «rupture de liens», une concession faite à la «modération », et même un coup dur voire le début de la fin pour al Qaeda (1). Plus d’un a considéré que le but de la manœuvre était d’éviter d’éventuels bombardements conduits par un partenariat américano-russe. Il est toutefois fort à craindre que cette interprétation ne résiste pas à un examen circonstancié des faits. L’évènement pourrait même entraîner dans son sillage des conséquences tout à fait indésirables, du point de vue occidental et au-delà.

Nous ne retracerons pas ici l’historique de Jabhat al-Nusra, déjà traité sur Kurultay.fr en janvier 2015 (2), et qu’il sera utile d’avoir en mémoire pour appréhender le sujet du présent article. Rappelons tout de même que Jabhat al-Nusra a tiré un parti considérable de l’attaque que menèrent les forces de Bachar al-Assad, le 21 août 2013, contre Ghouta – un faubourg de Damas aux mains de la rébellion – avec un gaz fortement soupçonné d’être du sarin. De nombreux groupes syriens d’opposition appelèrent à une intervention militaire US, mais la Maison Blanche adhéra à une proposition de règlement émanant de Moscou, prévoyant que Damas remette ses armes chimiques aux Occidentaux pour destruction. Cette gestion en demi-teinte fut accueillie par une grande part de l’opinion en Syrie comme une impunité accordée à Bachar al-Assad. Jabhat al-Nusra acquit alors un crédit de sympathie conséquent parmi la population en exerçant « le talion » à travers des actions spectaculaires – enlèvements, exécutions médiatisées de personnalités, vagues d’attentats – visant le régime et les communautés réputées proches de lui. Déjà connue comme une composante redoutable et difficilement contournable de l’opposition armée à Bachar al-Assad, l’organisation s’affichait ainsi en punisseuse des crimes du régime tandis que les Occidentaux étaient présentés comme complices d’Assad. Ce fut là un excellent accélérateur pour la démarche, d’ores et déjà initiée dans les campagnes, d’instauration d’une gouvernance fondée sur les tribunaux islamiques et l’implémentation de la charia – progressive, car contrairement à l’EI, Jabhat al-Nusra n’administre pas seul, préférant s’imbriquer dans des organisations multi-groupes qui lui permettent d’influencer les autres entités tout en rendant plus difficiles des frappes occidentales sélectives. Il en résulte qu’aujourd’hui, Jabhat al-Nusra ne tient aucun territoire seul mais est présent un peu partout dans les secteurs de Syrie sous influence rebelle, bien au-delà de la province d’Idlib où il constitue la clef de voûte d’une administration islamique conforme à ses vues.

Logo de la coalition Jaysh al Fath qui a conquis, administre et opère militairement dans la province d’Idlib. Les groupes fondateurs sont Jabhat al-Nusra, Ahrar al Sham, Jund al Aqsa, Liwa al Haqq, Jaysh al Sunna, Ajnad al Sham et Faylaq al Sham.

« Jabhat al-Nusra light » : une idée neuve?

Pour entamer cette étude sur la mutation de Jabhat al-Nusra en Jabhat Fath al-Sham, rappelons que l’idée d’un « Jabhat al-Nusra light » non inféodé à al Qaeda n’est pas à proprement parler une nouveauté. Ainsi, en mars 2015, Mariam Karouny, du bureau libanais de l’agence Reuters, signalait les échos de tractations conduites sous l’égide du Qatar, visant à la fondation d’un nouveau mouvement sur la base de Jabhat al-Nusra, sous un autre nom et sans inféodation à al Qaeda (3). Citant des sources internes au mouvement, Mariam Karouny annonçait le processus comme irréversible et d’ores et déjà amorcé par Abu Muhammad al-Joulani. S’appuyant sur une «source proche» du ministère qatarien des Affaires étrangères, la journaliste soulignait que Doha chercherait à exploiter les capacités opérationnelles de Jabhat al-Nusra au profit de ses propres objectifs dans la région, tout en s’affranchissant d’un obstacle juridique de taille: son inscription par l’ONU sur sa liste des organisations terroristes. Rappelons par ailleurs que les Etats du Conseil de Coopération du Golfe ­– dont le Qatar fait partie – ont cosigné le communiqué de Djeddah, une initiative de la diplomatie US engageant les signataires à s’interdire de soutenir les groupes terroristes. Et quoique le tout récent Country Reports on Terrorism(4) du département d’Etat US souligne que des organisations et particuliers qatariens continuent de financer les éléments du réseau al Qaeda, ce soutien ne saurait égaler en efficacité un appui logistique et financier qui serait opéré directement et au grand jour par l’Etat. D’où la quête d’une telle possibilité sur le plan juridique.

Fakk al-irtibat

Toujours est-il que par la suite, épisodiquement, des rumeurs furent propagées par certains relais, non officiels mais habituels et réputés fiables, de Jabhat al-Nusra sur les réseaux sociaux. Elles laissaient envisager une possible « rupture de liens » – en arabe, fakk al-irtibat. La notion consiste en la rupture du serment d’allégeance, la baya, qui en l’occurrence liait Abu Muhammad al-Joulani à Ayman al-Zawahiri, émir d’al Qaeda. Quand l’EI instaura le califat et fut en cela désavoué par al-Zawahiri, al-Joulani dénonça la baya le liant au calife de l’EI, Abu Bakr al-Baghdadi, en arguant du fait qu’il avait prêté ce serment après la baya d’al-Baghdadi à al-Zawahiri. Al-Joulani, émir de Jabhat al-Nusra, se trouvait par conséquent lié par baya  à al-Zawahiri. Jusque dans les heures qui ont précédé l’allocution d’Abu Muhammad al-Joulani le 28 juillet 2016, les réseaux sociaux ont résonné de ce fakk al-irtibat qui, selon la rumeur, alimentait de rudes débat au sein de Jabhat al-Nusra. Le verbe « résonner » est ici employé à dessein car cela résonne encore à travers les titres de certains des principaux articles dédiés à la question dans la presse internationale. «Jabhat al-Nusra Breaking ties with Al Qaeda ». «Breaking ties» : littéralement, la rupture du lien, c’est Fakk al-irtibat…

Le discours d’Ayman al-Zawahiri diffusé le 8 mai 2016

Ayman al-Zawahiri, discours publié sous forme audio le 8 mai 2016: « Hâtons-nous en direction du Sham »

En mai 2016, Ayman al-Zawahiri, émir d’al Qaeda, successeur d’Oussama Ben Laden à la tête de l’organisation, a publié un message audio dédié à la question du jihad au Levant, «Hâtons-nous en direction du Sham » (5). Il y louait « la seule révolution populaire du ‘printemps arabe’ qui ait pris la bonne voie : celle de la Dawa (6) et du Jihad pour établir la Charia, gouverner par elle et s’efforcer d’établir le Califat selon la méthodologie prophétique, pas le Califat d’Ibrahim Badri » (7). Il y mettait en garde les moudjahidines du Sham : « L’unité est pour vous une question de vie ou de mort. Soit vous vous unirez et vivrez dans l’honneur tels des Musulmans, soit vous serez mangés un par un ». Le message s’adresse à la fois à la branche syrienne d’al-Qaeda et aux groupes idéologiquement compatibles mais qui n’ont pas rejoint formellement le réseau. Au centre du discours, ce propos tout sauf anodin: « Nous n’avons eu de cesse de répéter que si les Musulmans du Sham – et en leur sein les braves Moudjahidines – fondent leur Etat Musulman et choisissent leur Imam, alors ce choix n’incombera qu’à eux.  Nous, par la grâce d’Allah, ne luttons pas pour l’autorité, nous combattons pour le règne de la Charia. Nous n’ambitionnons pas de diriger les Musulmans mais voulons être dirigés comme des Musulmans, par l’Islam. Nous avons appelé, et continuons de le faire, à l’unification des Moudjahidines du Sham pour établir une gouvernance Islamique. Celle-là même qui répand la justice, la Choura (8), restaure les droits du peuple, aide les opprimés et ravive le jihad, ouvrant ainsi les territoires, et lutte pour libérer al-Aqsa (9) et restaurer le Califat selon la méthodologie prophétique. Par la volonté d’Allah, l’association à une organisation (à savoir al Qaeda) ne sera jamais un obstacle face à ces grands espoirs ». La graine était semée. L’idéologie motrice, salafiyya jihadiyya, considère politique et religion comme un seul et même sujet. Selon son paradigme, la finalité politique prime sur tout le reste parce qu’elle est conforme à la légalité religieuse et aux devoirs suprêmes de la communauté des croyants – l’Oumma. Cette allocution d’Ayman al-Zawahiri constituait une intéressante illustration du principe. La mettre en perspective avec la suite des événements renforcera ce constat. Elle fixait pour finalité la gouvernance islamique sous l’égide de la charia et sous l’autorité des tribunaux islamiques dédiés à son application, ladite finalité dominant de toute sa hauteur l’ambition de pouvoir des individus et des organisations. D’une pierre deux coups : al-Zawahiri donnait une leçon de vertu et jetait un pavé dans la mare de l’Etat Islamique (alias Daesh) – d’ailleurs, un peu plus loin dans son allocution, il ironisait sur le « calife surprise ».  Et d’enfoncer le clou : « En vérité, nous, al Qaeda, n’acceptons pas de serment d’allégeance qui ne soit formulé volontairement, nous ne forçons personne à nous prêter allégeance sous peine de décapitation, pas plus que nous n’excommunions ceux qui nous combattent, contrairement aux Khawarij d’aujourd’hui ». Mais il pondère:«  Les grands criminels internationaux se satisferont-ils pleinement de ce que [les gens de] Jabhat al-Nusra rompent leurs liens – il s’agit bien là de la notion de fakk al-irtibat, ndlr –  avec al-Qaeda ? Ils les forceraient ensuite à s’asseoir à la même table que les assassins, puis à entrer dans le jeu malsain de la démocratie. Enfin, ils les jetteraient en prison comme ils l’ont fait avec le Front Islamique du Salut en Algérie et les Frères Musulmans en Egypte. »

Des mots lourds de sens et de portée politique. Dans un premier temps, le rappel du but ultime qu’est l’instauration du califat, et l’énonciation des principes : l’intérêt de l’Oumma avant l’intérêt des groupes; le besoin d’unifier pour ne pas se faire dévorer; le caractère facultatif des allégeances. Mais dans un deuxième temps, la pondération des principes par une mise en perspective avec l’expérience acquise : la rupture de lien – fakk al-irtibat – conduirait à la catastrophe. Comment pourrait-on analyser la « mutation » de Jabhat al-Nusra en Jabhat Fath al Sham sans se référer à ce discours d’Ayman al-Zawahiri ?

Qu’est-ce que le Sham?

Accordons-nous un bref intermède sémantique pour noter que l’emploi récurrent du mot « Sham » dans le présent article n’est pas le fait d’une fantaisie langagière de votre serviteur. Le terme, qui n’est qu’imparfaitement traduit par notre « Levant », désigne un périmètre d’une importance historique et symbolique fondamentale pour l’islam, depuis les premiers siècles de l’Hégire. Il embrasse la Palestine (Israël), le Liban, la Syrie, la Jordanie et les provinces de Gaziantep, Diyarbakir et Hatay dans l’actuelle Turquie. Nous attirons vivement l’attention du lecteur sur le fait que les frontières actuelles – héritées, après maintes péripéties, des accords Sykes & Picot – ne sont pas reconnues par les tenants de l’idéologie jihadiste. Dans aucun des discours évoqués ici ne figure le mot Suria (Syrie). Et Sham n’en est pas synonyme. Pas plus que son emploi ne relève du tic de langage chez les intéressés. Mais poursuivons…

Le discours d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr al-Masri le 28 juillet 2016

Le visuel associé par al-Manara al-Bayda, branche médiatique de Jabhat al-Nusra, à l’allocution (audio) d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr, Naïb d’Ayman al-Zawahiri, le 28 juillet 2016

Le 28 juillet dernier, al-Manara al-Bayda, la branche médiatique de Jabhat al-Nusra, publiait une allocution de l’Egyptien Ahmad Hassan Abu al-Khayr al-Masri, présenté pour la première fois comme le Naïb (l’adjoint) d’Ayman al-Zawahiri. Naïb dont des sources crédibles et concordantes signalent qu’il vit actuellement en Syrie. Ce discours soutient le besoin impérieux d’user de « tous les moyens possibles pour préserver le jihad au Sham » et d’ « écarter toute excuse inspirée par l’ennemi visant à diviser les Moudjahidines de leur environnement sunnite qui les soutient  ». Cette formule vise tout particulièrement les groupes armés qui rechignent à avancer trop loin leur partenariat avec Jabhat al-Nusra car celui-ci, considéré comme organisation terroriste par la communauté internationale, est non seulement une cible juridiquement légitime pour elle, mais il est en outre exclu, tout comme l’EI, de tout cessez-le-feu conclu sous l’égide des Nations Unies. Le terme «excuse» implique que les intéressés fuient un devoir. Cette « excuse » effacée, ils n’en auraient plus et seraient donc à considérer comme des hommes fuyant leur devoir s’ils ne consentaient toujours pas à serrer les rangs avec Jabhat al-Nusra.  Puis, la pièce maîtresse du propos vient assurer la liaison entre le discours de mai d’Ayman al-Zawahiri et la suite des évènements : «Nos frères Moudjahidines du Sham sont devenus une force qui ne peut être sous-estimée, gouvernant avec excellence les territoires libérés à l’aide de tribunaux légitimes qui appliquent la Loi d’Allah, et mettent en œuvre des institutions qui protègent le peuple et en prennent soin. […] Le stade qu’a atteint l’Oumma en matière de diffusion du jihad ne doit pas être étouffé par les logiques de groupe ou d’organisation ». La bénédiction d’al-Qaida est dès lors constituée pour la poursuite de la lutte de Jabhat al-Nusra hors de sa tutelle formelle. Il ne faut toutefois jamais perdre de vue le fait que dans de telles communications, chaque mot  est savamment pesé afin de revêtir toute la force nécessaire sans pour autant fermer des voies qui pourraient s’avérer utiles par la suite… La conclusion d’Ahmad Hassan Abu Al-Khayr constitua en l’occurrence une sorte de merveille du genre : « Serrez les rangs pour protéger notre peuple et défendre notre terre, émerveillez nos yeux de votre unité dans une gouvernance islamique vertueuse qui restitue leurs droits aux Musulmans et établit la justice entre eux. » Notez bien, cher lecteur « notre peuple » et « notre terre ».  Qui est « nous » ? Ahmad Hassan Abu al-Khayr est un jihadiste égyptien de 58 ans. « Notre peuple » et « notre terre » sont, de sa bouche, deux notions qui n’ont pas le moindre rapport avec un quelconque nationalisme syrien, pas plus qu’avec la reconnaissance des frontières actuelles. « Notre peuple » est l’Oumma et « notre terre » la terre de l’Oumma. A noter: dans cette allocution, de fakk al-irtibat, point l’ombre…

Le discours d’Abu Muhammad al-Joulani le 28 juillet 2016

Le logo de Jabhat fath al-Sham, dont la parenté symbolique et graphique avec celui de Jaysh al-Fath est incontestable

L’allocution (11) d’Abu Muhammad al-Joulani, émir de Jabhat al-Nusra, a été diffusée une poignée de dizaines de minutes après celle d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr, notamment via al-Jazeera et Orient News (12). Nous allons l’étudier sous deux aspects : le texte et l’image, car le choix d’un média audiovisuel ne doit rien au hasard, la mise en scène et les détails s’étant mis au service du discours après avoir fait l’objet d’un soin tout particulier.

Le texte

Le discours d’Abu Muhammad al-Joulani est plutôt concis, commençant par de chaleureux remerciements aux « dirigeants d’Al Qaeda en général, au Dr Sheikh Ayman al-Zawahiri et à son Naïb le Sheikh Ahmad Hassan Abu al-Khayr en particulier ». Remerciements « pour leur position, par laquelle ils donnent la priorité au peuple du Sham, à son Jihad, à sa révolution, ainsi que pour leur juste estimation des bienfaits du Jihad. Cette noble position restera dans les annales de l’histoire ». Le jihad et la révolution dans la même phrase sont de toute évidence la reprise de l’argument d’Ayman al-Zawahiri sur « la seule révolution populaire du ‘printemps arabe’ qui ait pris la bonne voie : celle de la Dawa et du Jihad ». Le jihad étant présent dans les discours de l’émir d’al-Qaeda et de son Naïb, la reprise du concept par Abu Muhammad al-Joulani l’inscrit dans une continuité incontestable. Les trois hommes emploient le même langage pour évoquer les mêmes concepts. Abu Muhammad al-Joulani salue au passage la philosophie des dirigeants d’al Qaeda consistant à faire primer l’intérêt de la communauté sur celui des groupes spécifiques, assortissant son propos d’une citation d’Oussama Ben Laden – référence dont le choix ne doit assurément rien au hasard. Là encore, on note une linéarité exemplaire, depuis le discours de mai d’Ayman al-Zawahiri jusqu’à celui d’Abu Muhammad al-Joulani le 28 juillet, en passant par celui d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr quelques instants plus tôt. Suit un argumentaire fondé sur le devoir incombant à Jabhat al-Nusra d’ « alléger le fardeau du peuple sans compromettre nos solides convictions ni nous relâcher face à la nécessaire continuité du Jihad du Sham ». Il insiste sur la lutte pour « combler les décalages entre les groupes de Moudjahidines et nous-mêmes », dans l’espoir de « former une organisation unifiée fondée sur la Choura ». Encore et toujours la continuité conceptuelle et sémantique entre les trois discours. Vient enfin un argument d’une importance politique cruciale : « répondre aux demandes du peuple du Sham d’exposer au grand jour les supercheries de la communauté internationale, dirigée par les Etats-Unis et la Russie, dans ses implacables bombardements et déplacements des masses musulmanes du Sham, sous le prétexte de viser Jabhat al-Nusra, une filiale d’al Qaeda » (13). Ce propos descend en droite ligne de celui d’Ayman al-Zawahiri quand il évoquait les conséquences d’une éventuelle rupture de liens. Puis Abu Muhammad al-Joulani en vient à l’annonce de la décision tant attendue : «pour les raisons précitées, nous déclarons l’annulation de toutes opérations sous le nom de Jabhat al-Nusra et la formation d’un nouveau groupe opérant sous le nom de « Jabhat Fath al-Sham », cette nouvelle organisation n’étant affiliée à aucune entité extérieure»(14). Notez que le « lien rompu », fakk al-irtibat, ne fait nullement partie de la formulation. Enfin Abu Muhammad al-Joulani conclut-il en énumérant les cinq buts fondamentaux de cette nouvelle organisation :

«1- Travailler à l’établissement de la religion d’Allah (swt) (15), en ayant sa Charia pour législation, établissant la justice parmi tous. »  L’attribution du n°1 à cette proposition est d’une évidence implacable pour un mouvement à finalité théocratique. Notez que la poursuite de ce but n’est circonscrite à aucun périmètre exprimé.

« 2- Tendre vers l’unité avec tous les groupes, afin d’unifier les rangs des Moudjahidines et de libérer la terre du Sham du hukm al-tawaghit et de ses alliés.»  Dans le sous-titre en anglais de la vidéo du discours d’al-Joulani tel qu’apparu sur la chaîne Orient News, et dans les communiqués en anglais de Jabhat Fath al-Sham, hukm al-tawaghit est traduit the rule of the tyrant [Bashar].  « Le règne du tyran (Bachar) ». Mais à ce stade, votre serviteur tique vigoureusement. Dans le champ lexical des partisans de la salafiyya jihadiyya, le terme hukm al-tawaghit désigne la loi de la fausseté, l’adoration des fausses divinités, c’est-à-dire tout ce qui prétend régir la vie des peuples hors de la loi d’Allah, la Charia. Il y avait d’autres manières d’exprimer le fait de renverser Bachar al-Assad. Par ailleurs, tawaghit est un pluriel. Celui de taghout. S’il s’agissait de renverser « le tyran Bachar al-Assad » comme le laisse entendre la traduction en anglais, pourquoi tawaghit, au pluriel alors que Taghout Bachar al-Assad aurait fort bien fait l’affaire? Hukm al-tawaghit peut signifier « l’empire des tyrans » – et non pas « du tyran ». Mais alors, «tyran» est à considérer selon une acception théocratique : « celui qui a usurpé la puissance souveraine dans un Etat » , en l’occurrence au détriment d’Allah et de la Charia.  Dans le lexique jihadiste, hukm al-tawaghit convient aussi pour décrire la vision politique du mouvement rebelle musulman mais nationaliste Hazm, contraint de se dissoudre le 1er mars 2015 après avoir été étrillé par Jabhat al-Nusra. Celle du Front Révolutionnaire Syrien, que Jabhat al-Nusra a durement frappé en quelques occasions. Celle de la Division 13 de l’Armée Syrienne Libre, dont Jabhat al-Nusra a pris d’assaut le QG à Maraat al-Nu’man en mars 2016, emportant tout l’armement, et quarante otages en prime. Et de bien d’autres mouvements, en l’occurrence tous ceux qui veulent doter la Syrie d’une constitution (16) alors que l’agenda de Jabhat al-Nusra est en la matière celui d’al-Qaeda : il n’est pas question d’une constitution portée par un parlement mais de la charia portée par les tribunaux islamiques dans une théocratie administrée via la choura.

« 3- Protéger le Jihad du Sham et assurer sa continuité, en employant pour ce faire tous moyens légitimes d’un point de vue islamique. » L’évocation de la continuité du jihad du Sham constitue une répétition délibérée, le propos figurant déjà dans le texte précédant l’énumération des buts. Notons que la notion de « continuité » n’est assujettie à aucune limite périmétrique. La continuité du jihad du Sham peut tout à fait être assurée, par la suite, hors du Sham, comme celle du jihad d’Afghanistan fut assurée, par exemple, en Irak et au Sham, y compris par bon nombre de vétérans de Jabhat al-Nusra. Insistons sur la cohérence sémantique et conceptuelle des trois discours…

« 4- S’efforcer de servir les Musulmans, de s’occuper de leurs besoin quotidiens et de soulager leur fardeau par tous les moyens possibles. »

« 5-Assurer la sécurité, la stabilité et une vie honorable pour la population en général. » On notera simplement que les musulmans et la population en général sont deux notions bien distinctes, ce qui est tout à fait cohérent avec la vision à laquelle adhèrent les jihadistes de la cohabitation des croyances.

Que dire pour conclure sur le propos d’Abu Muhammad al-Joulani si ce n’est que, dans la continuité des deux allocutions évoquées ci-avant, la rupture du lien, fakk al-irtibat, avec al Qaeda n’y a pas été abordée ? L’allégeance d’Abu Muhammad al-Joulani à Ayman al-Zawahiri ne figure tout simplement pas parmi les sujets traités. Et au terme de ce discours, il est tout à fait clair, sans aucune équivoque, que cette baya demeure. Ceux qui ont intitulé leurs analyses breaking ties ou «rupture des liens» ont lu la formule au hasard des réseaux sociaux, et ne l’ont en aucun cas tirée des propos des officiels, où elle n’est même pas implicitement présente, sauf dans le discours d’Ayman al-Zawahiri qui n’en a parlé que pour en évoquer les lourds dangers.

Mise en scène et décor

Abu Muhammad al-Joulani (au centre) prononçant le discours fondateur de Jabhat Fath al-Sham le 28 juillet 2016, entouré du jihadiste égyptien Abu Faraj al-Masri (en blanc) et du juge de la charia originaire de Syrie Abu Abdullah al-Shami.

La pièce est habillée d’un blanc cassé délicat qui supporte le logo de Jabhat Fath al-Sham, rondement calligraphié de noir sur fond blanc. Oubliés les étendards noirs inquiétants. Assis derrière un bureau de bois massif, trois hommes. Au centre se tient Abu Muhammad al-Joulani. A cette occasion parait sa première photo officielle – mais son visage n’est pas inconnu de l’observateur assidu. Lequel observateur assidu a du mal à réfréner une impression de déjà-vu. Le turban blanc dont un pan tombe par-dessus l’épaule droite jusque sur le buste, le visage serein, le sourire bienveillant et la veste camouflée évoquent avec tant de force une photo célèbre d’Oussama Ben Laden que votre serviteur a dû faire un gros effort pour ne pas sourire. Rappelez-vous : Abu Muhammad al-Joulani a cité Ben Laden dans son discours.

A gauche, Oussama Ben Laden. A droite, Abu Muhammad al Joulani le 28 juillet 2016. Qui croit au hasard?

Penchons-nous maintenant sur le cas des deux hommes assis de part et d’autre d’Abu Muhammad al-Joulani.

A gauche de l’émir – à droite de l’image donc – se tient Abdel Rahim Atoun, alias Abu Abdullah al-Shami. C’est un jihadiste syrien, qui se trouve être un éminent juge de la charia au sein de Jabhat al-Nusra. A ce titre, il incarne dans cette mise en scène un sujet transversal des trois allocutions évoquées ici : la gouvernance islamique par la charia et ses tribunaux. Etant, comme al-Joulani, natif de Syrie, il contribue à étoffer à l’écran la représentation des autochtones, en quantité comme en prestige.

Abu Abdullah al-Shami, l’homme assis à la gauche d’Abu Muhammad al-Joulani

A droite de l’émir – à gauche de l’image, pour les distraits – est assis l’Egyptien Ahmed Salama Mabrouk, alias Abu Faraj al-Masri. Vieux compagnon de route d’Ayman al-Zawahiri, on trouve sa trace dès le complot qui conduisit à l’assassinat du président Anouar al-Sadate en 1981, ce qui lui valut sept ans de prison au terme desquels il se rendit en Afghanistan. Sa biographie fut traitée par Thomas Joscelyn dans un article dédié en mars 2016 (17). Il représente ici  la vieille école – il a soixante ans–, dont il apporte symboliquement la caution, tout en incarnant la continuité. Mais est aussi l’icône du jihad mondial – Jabhat al-Nusra, et Jabhat Fath al-Sham dans sa continuité, compte un nombre conséquent d’étrangers dans ses rangs, ainsi que parmi ses alliés les plus fidèles, à l’image des Ouïghours du Parti Islamique du Turkestan. Sans oublier le lien avec al-Qaeda – sa biographie ne trahit guère de penchants pour la modération ni le nationalisme, et on le voit mal en symbole du fakk al-irtibat avec al-Qaeda. L’auteur de ces lignes avoue bien humblement avoir perdu un peu de son habituel sérieux en constatant que non seulement Abu Faraj al-Masri avait teinté sa barbe pour l’occasion, mais qu’il l’avait aussi… taillée.

Abu Faraj al-Masri, l’homme assis à la droite d’Abu Muhammad al-Joulani, saisi ici avant que sa barbe ne subisse un surprenant traitement.

Si Abu Muhammad al-Joulani a choisi de prononcer son discours face aux caméras plutôt que de se contenter de micros, cela visait un but. Nous n’avons pas là des gens qui organisent les moments importants de leur combat avec frivolité. Si l’image a été utilisée, c’est au service du but politique. Il fallait afficher certains symboles immuables tout en brouillant les cartes pour assurer la continuité de l’écho de la « rupture de liens ». Pour ce faire, on a campé un décor simple mais tout en rondeur, rassurant. Et on y a installé Abu Muhammad al-Joulani déguisé en Ben Laden à sa période afghane, un juge de la charia vêtu de tons de kaki des pieds à la tête et un vieux baroudeur du jihad mondial proche depuis toujours de l’émir d’al-Qaeda, tout de blanc vêtu et… à la barbe taillée. Tout cela est fort bien, mais en déduire le supposé message fakk al-irtibat, qui n’a pas non plus été formulé verbalement, n’est pas possible.

Synthèse

Le Front pour le Secours du Peuple du Sham – Jabhat al-Nuṣrah li-Ahli ash-Sham – est donc devenu le Front pour la Conquête du Sham – Jabhat Fath al-Sham. Ce processus a été jalonné par trois prises de parole successives, fondamentales, que nous avons commentées ci-avant. Ces trois discours sont les pièces maîtresses d’un même édifice. Ils se suivent chronologiquement et politiquement selon une pente descendante hiérarchiquement : l’émir d’al-Qaeda, puis son Naïb, et enfin l’émir de Jabhat al-Nusra. Tous trois conformes à une même charte philosophique et sémantique, ces discours fixent les mêmes buts fondamentaux, à la fois religieux et politiques, les deux notions n’étant pas séparables selon les prémisses de l’agenda jihadiste : l’unité des moudjahidines pour le succès du jihad en vue de l’établissement d’une gouvernance fondée sur la charia. Ils s’inscrivent dans la même finalité : l’instauration du califat selon la méthodologie prophétique. Cet épisode de l’histoire du jihad moderne ne peut être étudié qu’à la lecture des trois discours, pas uniquement du dernier. A aucun moment il n’est question de la rupture de liens dont tant de titres de presse se sont faits l’écho, reflétant en cela plutôt l’activité des réseaux sociaux que les propos habilement ciselés des leaders d’al-Qaeda et de Jabhat al-Nusra. L’allégeance d’Abu Muhammad al-Joulani à Ayman al-Zawahiri est toujours en vigueur. Le « jihad du peuple du Sham » est toujours en marche, et rien de concret n’autorise à penser que le sens du mot «jihad », concept qui ignore les frontières politiques actuelles, a changé pour Abu Muhammad al-Joulani, lui qui en son temps était parti le faire en Irak, ni pour aucun de ses deux compères assis autour de lui à la table d’où il a prononcé son allocution. Rien ne permet d’imaginer que les leaders de Jabhat Fath al-Sham vont promouvoir un agenda « focalisé localement » tout en bénéficiant, par exemple, de l’appui militaire des Chinois – Ouïghours en l’occurrence – du PIT venus de leurs sanctuaires d’Afghanistan et du Pakistan mourir pour leur jihad au Sham, parce que c’est un devoir de « porter le jihad contre tous les ennemis de l’Islam », comme le dit l’émir du PIT Abdul Haq al Turkistani (18). Rien ne permet d’imaginer que Jabhat Fath al-Sham va renvoyer à leurs foyers ses combattants étrangers venus des quatre coins du monde – d’Egypte, par exemple, en blanc à la table du discours – car tout cela, voyez-vous, n’est qu’une affaire de « focus local ». Au contraire, un peu d’histoire très contemporaine nous enseigne qu’en 2006, al-Qaeda en Irak est devenu Dawlat al-Iraq al’Islamiyah, « Etat Islamique d’Irak », en s’unissant avec les cinq autres mouvements du Conseil  de la Choura des Moudjahidines d’Irak. Et si la nouvelle entité essuya un sévère revers militaire lié à l’accroissement de l’effort de guerre US s’appuyant sur les acteurs sunnites locaux, elle portait en germe l’EI d’aujourd’hui dont est né Jabhat al-Nusra. Les mouvements jihadistes sont incroyablement aptes à muter pour s’adapter aux circonstances. En voici une nouvelle démonstration. Jabhat Fath al-Sham va se focaliser sur le combat en Syrie parce que c’est celui qui est actuellement en cours. Le « jihad du Sham » est sa priorité, certes, mais sa priorité du moment car c’est le sujet du moment. Mais le « jihad du Sham » n’est pas une finalité. Quand il sera terminé et s’il s’achève sur l’accomplissement des buts politiques de Jabhat Fath al-Sham, l’entité mutera encore et poursuivra sur la voie du jihad, car dans son idéologie, le jihad n’est pas la libération de la Syrie mais la libération des terres d’islam  en vue de la finalité ultime : l’établissement du califat tel qu’il fut au temps de sa gloire.

Le califat omeyyade au temps de sa plus vaste étendue territoriale, en 750 de notre ère.

Al-Qaeda, que certains observateurs voient déjà mourant d’avoir perdu sa branche syrienne, remporte là un vrai succès. Un succès d’estime dans un premier temps : il a fait passer l’intérêt de l’Oumma avant celui de l’organisation, refusant les basses luttes de pouvoir qui relèvent de logiques impies. Sur ce plan, la concurrence morale avec l’EI est évidente. Quant à Jabhat Fath al-Sham, trois jours après sa fondation, il s’est lancé dans l’opération de rupture du siège d’Alep-Est par le sud-ouest, structurant l’action des éléments rebelles et prenant part aux combats les plus violents. A l’heure où ces lignes sont écrites, deux kamikazes de Jabhat Fath al-Sham ont, à la connaissance de l’auteur, contribué aux succès de cette opération : Abu Al-Baraa al-Shami et Abu Yaqub Al-Shami. Les kamikazes sont parmi les spécificités qui ont rendu Jabhat al-Nusra si incontournable pour qui, dans l’opposition syrienne armée, veut remporter des succès militaires dans des opérations de forte envergure. Depuis toujours, Jabhat al-Nusra apparait comme l’organisation que l’on soutient, qu’on l’aime ou non, car elle aide les Syriens alors que les Occidentaux les ont laissés tomber. Jabhat Fath al-Sham constitue un accélérateur dans cette démarche. Si les Occidentaux maintiennent une ligne frileuse vis-à-vis de la gouvernance de Bachar al-Assad en ménageant la Russie et l’Iran, ce qui changera, c’est que l’étiquetage al Qaeda n’étant plus là, l’on pourra fusionner avec Jabhat Fath al-Sham sans être accusé de collusion avec le terrorisme, en pouvant invoquer la bonne raison que l’on n’aura personne d’autre sur qui s’appuyer. Si les Occidentaux bombardent Jabhat Fath al-Sham en partenariat avec la Russie, Jabhat Fath al-Sham pourra alors démontrer la validité de son argumentaire initial, découlant du discours d’Ayman al-Zawahiri : « la communauté internationale vous leurre. L’étiquette Al Qaeda est pour elle un faux prétexte et elle nous bombarde en fait car elle combat l’islam authentique auquel elle préfère hukm al-tawaghit, le règne de la fausseté, qu’elle corrompt à l’envi ». Dans ce cas, la communauté sunnite locale sera, à un terme assez court, perdue pour l’Occident, et acquise en grande partie aux mouvements jihadistes, quitte à ce que ce ne soit que par dépit. Il n’y aura plus aucune raison de cacher les liens jamais rompus avec al Qaeda. Et cerise sur le gâteau, Jabhat Fath al-Sham, ou peu importe le nom qu’il aura pris alors, deviendra non seulement un pôle d’attraction de jihadistes étrangers – y compris occidentaux – encore plus puissant qu’aujourd’hui, mais aussi un solide vecteur pour l’argument « les pays occidentaux sont les ennemis de l’Islam ». Nous verrions alors combien son « focus est local », car, exploitant jusque sur notre sol son audience auprès des partisans de l’idéologie jihadiste, il nous frapperait alors par tous les moyens possibles en brandissant l’argument du talion, qui lui a jusqu’ici plutôt bien réussi… localement, depuis ses débuts dans l’insurrection syrienne. Aveuglé par l’EI, l’Occident semble amorphe face à la manœuvre en cours. Que le Département d’Etat US y voie un simple « ré-étiquetage » prépare l’inscription de Jabhat Fath al-Sham dans la liste des organisations terroristes sanctionnées par l’ONU. Mais on n’a guère vu d’analyse plus fine émaner des organismes étatiques occidentaux, et c’est fort inquiétant.

(1) It’s not you, it’s me: al-Qaeda lost Jabhat al-Nusra. And now, what? Clint WATTS  pour War On The Rocks le 29 juillet 2016 http://warontherocks.com/2016/07/its-not-you-its-me-al-qaeda-lost-jabhat-al-nusra-now-what/

(2) Jabhat al-Nusra: l’autre menace syrienne. Jean-Marc LAFON pour Kurultay.fr http://kurultay.fr/blog/?p=68

(3) Syria’s Nusra Front may leave Qaeda to form new entity Mariam KAROUNY pour Reuters, le 4 mars 2015 http://www.reuters.com/article/us-mideast-crisis-nusra-insight-idUSKBN0M00GE20150304

(4) Country Reports on Terrorism 2015, US Department of State, 2 juin 2016 http://www.state.gov/j/ct/rls/crt/2015/index.htm

(5) Traduction en anglais (et lien vers la transcription en VO) du discours Hâtons-nous en direction du Sham d’Ayman al-Zawahiri, Pieter VAN OSTAEYEN https://pietervanostaeyen.wordpress.com/2016/05/08/new-audio-message-by-ayman-az-zawahiri-hasten-to-as-sham?iframe=true&preview=true/?ak_action=reject_mobile

(6) Dawa: l’appel à l’islam, prosélytisme islamique.

(7) Ibrahim Awad Ibrahim Ali al-Badri est l’état civil d’Abu Bakr al-Baghgdadi, calife de l’EI (alias Daesh).

(8) Choura: système de consultation. Ainsi, un comité consultatif (conseil de la Choura) a vocation à administrer l’Etat.

(9) La grande mosquée al-Aqsa de Jérusalem.

(10) Traduction en anglais du discours d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr, Pieter Van Ostaeyen, 28 juillet 2016 https://pietervanostaeyen.com/2016/07/28/janhat-an-nusra-audio-message-by-shaykh-ahmad-hassan-abu-al-khayr/

(11) Vidéo de l’allocution du 28 juillet 2016 d’Abu Muhammad al-Joulani annonçant la fondation de Jabhat Fath al-Sham, VO sous-titrée en anglais, sur la chaîne Youtube d’Orient News. https://www.youtube.com/watch?v=oossAtDYbrs

(12) Orient News est une chaîne de télévision fondée par l’homme d’affaires et journaliste syrien Ghassan Abboud, opposant à Bachar al-Assad. Elle émet depuis Dubaï, aux Emirats Arabes Unis.

(13) On ne peut appréhender pleinement ce propos sans le mettre en perspective avec l’histoire de Jabhat al-Nusra, et notamment son rôle de vengeur et de protecteur de la communauté sunnite de Syrie depuis l’attaque au sarin de Ghouta sur fond d’inaction internationale.

(14) C’est à ce stade que les termes « notre peuple » et « notre terre » d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr, Naïb d’Al-Zawahiri, prennent toute leur saveur.

(15) SWT étant l’abréviation de Sobhanahou Wa Taala : »Glorifié et exalté soit Il ».

(16) Pour un panorama des groupes armés les plus significatifs de l’oppostion syrienne outre Jabhat al-Nusra et l’Etat Islamique, voir : Syrian Armed Opposition Powerbrokers, Jennifer CAFARELLA & Genevieve CASAGRANDE  pour l’Institute for the Study of War http://www.understandingwar.org/report/syrian-armed-opposition-powerbrokers

(17) Veteran Egyptian jihadist now an al Qaeda leader in Syria, Thomas JOSCELYN pour The Long War Journal, 21 mars 2016 http://www.longwarjournal.org/archives/2016/03/veteran-egyptian-jihadist-now-an-al-qaeda-leader-in-syria.php

(18) Turkistan Islamic Party leader criticizes the Islamic State’s ‘illegitimate’ caliphate, Bill Roggio & Thomas JOSCELYN pour The Long War Journal, 11 juin 2016 http://www.longwarjournal.org/archives/2016/06/turkistan-islamic-party-leader-remains-loyal-to-al-qaeda-criticizes-islamic-states-illegitimate-caliphate.php




Terrorisme : Petit guide pour déjouer les pièges des mots

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Les attentats terroristes du 22 mars 2016 à Bruxelles ont heurté une opinion publique d’ores et déjà traumatisée par les attentats de Paris en janvier et novembre 2015. En cette époque médiatique et connectée, les faits suscitent une avalanche de photos comme de vidéos qui contribue à l’information, mais exclusivement par la diffusion d’une charge émotionnelle qui n’aide pas le sens critique à jouer pleinement son rôle. Mais ce flux massif en masque un autre, tout aussi abondant et trompeur: celui des mots « pièges » qui simplifient à l’excès.

Ce phénomène est particulièrement flagrant pour les actes terroristes. Les actes terroristes inquiètent. Ils créent une demande d’information : le public veut savoir et si possible être rassuré, en tout cas il veut qu’on lui parle. C’est son besoin, sa demande.

Face à cette demande, l’offre s’organise. Les composantes du monde politique  y voient une occasion favorable pour activer leur machine à communiquer, plaçant leurs discours pré-construits et déconnectés de l’événement dans la plus grande cacophonie. Selon leurs agendas, certains veulent rassurer, soit en niant, soit en grossissant les faits – affectant une maîtrise qu’ils n’ont pas –, d’autres soufflent sur les braises. Les médias, outre leur vocation d’information, ont également une marmite à faire bouillir, et l’occasion s’y prête à merveille puisque le public est en demande. Il faut que le public sente que ça bouge, que c’est vivant. La figure paternaliste de l’expert – c’est le plus souvent un homme… – vient éclairer de ses certitudes l’obscurité de nos ignorances.

Or la contradiction est totale : même l’expert le plus affuté ne peut répondre à une demande du public sur un sujet dominé par l’instantanéité, l’urgence et l’émotion. Invité à gloser sans recul sur des évènements aussi graves que des attaques terroristes, il se retrouve dans un contexte peu propice à l’expression de ses compétences, si étendues soient-elles. L’emploi de mots choisis pour marquer les esprits va ainsi devenir une « planche de salut » pour ces experts, leur permettant de répondre à la demande des médias – eux-mêmes assujettis à celle du public – et d’habiller une incapacité intrinsèque à apporter quoi que ce soit de pertinent.

Ces « mots qui marquent » sont puisés dans un vocabulaire préexistant, et détournés de leur sens propre pour s’intégrer dans des formules de circonstance. Ils deviennent des « mots valises », auberges espagnoles où chacun trouve ce qu’il a apporté. « Guerre » et « terrorisme » figurent en bonne place au hit-parade des mots auxquels on a fini par faire parler le langage des fleurs. « Jihad » ramène le public à des concepts confus où des barbus sommaires conquièrent des territoires pour y couper des mains entre deux lapidations. Et pour faire bonne mesure, on a ressuscité pour le meilleur – et surtout pour le pire – la terminologie organisationnelle des réseaux clandestins communistes pour la décalquer sur Daesh en suivant les pointillés.

Du terrorisme

Tout d’abord, voyons le mot “terrorisme”, désormais omniprésent dans les médias. Le terme nous vient de la période sanglante de la Révolution française nommée “la Terreur”. Le dictionnaire Littré, consultable en ligne, définit le mot “terrorisme” comme suit : système de la terreur, pendant la Révolution française. Le terme “terroriste”, lui, est donc, par conséquent, ainsi défini : partisan, agent du système de la terreur. Le terrorisme puise donc ses sources dans cet épisode de l’histoire qui fut une rencontre systémique, à grande échelle et hors champ de bataille, de la politique et de la violence. Beaucoup plus près de nous, la politologue Louise Richardson voit dans le terrorisme une violence dirigée contre des non-combattants ou des cibles symboliques, afin de communiquer un message à une plus large audience. La caractéristique clé du terrorisme est le fait de viser délibérément des innocents pour transmettre un message à une tierce partie (1).

Selon Tamar Meisels, également politologue contemporaine, le terrorisme est l’assassinat au hasard de non-combattants sans défense dans l’intention d’inspirer la peur du danger de mort parmi une population civile, en tant que stratégie visant à faire progresser des fins politiques (2). En somme, l’on converge sur l’idée qu’il s’agit de frapper, en dehors de tout champ de bataille, des personnes dont le caractère de « non-combattants » est objectif même s’il est un enjeu de propagande. L’action vise à générer de l’effet politique en employant comme bras de levier la terreur découlant de la violence. Par exception à l’usage, le suffixe « isme » ne traduit plus ici une dimension idéologique. Il est hérité de la définition originelle du mot, qui a cessé d’être d’actualité en même temps que Maximilien Robespierre, Louis Saint-Just et Georges Couthon, le 10 thermidor an II. Le terrorisme contemporain n’est pas une finalité mais un moyen, un outil que, parmi d’autres modes d’action, l’on oriente vers un but de nature politique. A la lumière de ces enseignements, on conclura sans appel que le très gouvernemental message délivré via l’illustration ci-dessus relève d’un non-sens complet – synonyme consensuel de l’absurdité. Et l’ensemble des discours conçus autour de la même trame conceptuelle constituent, quand ils retentissent à l’antenne, autant d’opportunités d’éteindre son appareil multimédia pour s’adonner à des activités équilibrantes et préserver son esprit critique.

De la guerre

Concept général

Le mot « guerre » est, lui aussi, massivement employé par les personnalités politiques lorsqu’il est question d’attentats terroristes. Son sens, sa portée et ses déclinaisons doivent être clairement assimilés si l’on se prétend citoyen d’une démocratie. Le Littré, encore lui, nous propose la définition suivante du mot “guerre”: la voie des armes employée de peuple à peuple, de prince à prince, pour vider un différend. Quelle est la nature des différends opposant les peuples et/ou leurs dirigeants? Politique, sans nul doute. Qu’il s’agisse du tracé d’une frontière, de la captation d’une ressource, de la promotion d’une idéologie et/ou d’un système de gouvernement… c’est quand le différend politique bute sur l’intransigeance – contrainte ou délibérée – d’une des parties que la confrontation des volontés change de registre et devient violente. Ainsi Carl Von Clausewitz prêtait-il, dans son célèbre “De la Guerre”, deux principes fondamentaux au concept:

  • “La guerre n’est rien d’autre qu’un combat singulier à grande échelle”.
  • La guerre est “un acte de violence dont l’objet est de contraindre l’adversaire à se plier à notre volonté”.

Synthèse: la guerre implique qu’au moins deux groupes sociaux recourent à la violence d’une manière consciente et organisée afin de plier la partie adverse aux exigences qu’elle rejette. C’est la confrontation violente de volontés politiques.

Déclinaisons

Nous tenons donc une définition générale du terme, mais le mot est aujourd’hui assorti de certains adjectifs qu’il s’avère indispensable d’éclairer, chacun exprimant une déclinaison spécifique de la guerre.

La guerre dite « asymétrique » : ce terme fut rendu célèbre par un article d’Andrew J.R. Mack en 1975 (3). C’est ce que l’on appelait auparavant la « petite guerre », guerilla en espagnol, en référence à la guerre d’Espagne (1808-1814). Par opposition à une guerre symétrique où s’affronteraient des belligérants capables d’infliger le même niveau de violence, selon les mêmes moyens et méthodes, il désigne les conflits où les parties opposées mettent en œuvre des moyens et des méthodes différents, présentant un rapport de forces déséquilibré, que ce déséquilibre soit apparent ou réel. C’est typiquement le cas de la lutte entre les armées régulières et les mouvements insurrectionnels, que ceux-ci recourent ou non à des actions terroristes. Les armées régulières  disposent normalement des moyens de concentrer leurs forces pour maximiser leur puissance de feu, et c’est là un élément majeur de leur efficacité. Mais pour se concentrer en un lieu donné, ces forces doivent en délaisser d’autres. Ce qui profitera à des éléments irréguliers, moins pourvus en puissance de feu et en capacités de regroupement, mais exerçant un peu partout leur pouvoir de nuisance, notamment dans les secteurs délaissés par des forces régulières incapables de concilier puissance et ubiquité. Dans ce rapport du faible au fort,  le faible voudra contraindre le fort à disperser ses éléments réguliers pour protéger ses arrières et ses lignes de communication, se privant ainsi de son principal atout : la concentration. C’est ainsi que dans les premiers temps de la guerre civile, les insurgés syriens firent main basse sur certaines zones rurales, profitant de ce que l’armée s’était concentrée sur la répression des protestations dans les centres urbains.

Relevons à ce stade que si la guerre asymétrique n’est pas indissociable d’actions terroristes, celles-ci constituent un mode opératoire à la fois facile et très fréquent au sein des mouvements insurrectionnels ou guérillas.

La guerre dite « hybride » : c’est une formule récente (4) qui fait débat parmi les penseurs de la chose militaire (5). Certains lui reprochent notamment de ne désigner qu’un aspect très classique de la guerre depuis l’Antiquité : sa propension à changer d’aspect selon les circonstances. Nous nous tiendrons à l’écart de ce débat, mais comme le terme est « à la mode », nous l’aborderons ici pour armer le lecteur non averti qui viendrait à le rencontrer dans les méandres d’un discours d’expert. La guerre hybride a pour principale caractéristique de concilier les modes symétrique et asymétrique. Dans ses manifestations récentes, on notera le Mali, où la France est intervenue pour interrompre une offensive jihadiste en direction du sud et de la capitale Bamako. Les mouvements jihadistes, qui avaient concentré leurs forces et affronté symétriquement celles du gouvernement malien, se sont trouvés contraints de les disperser suite à l’intervention française, revenant à des méthodes asymétriques reposant sur le harcèlement et l’attentat, dans un périmètre géographique qui va grandissant puisqu’il a atteint cette année la côte atlantique (6).

On pourrait également citer l’action russe en Ukraine, fondée sur une articulation redoutable de cohérence et d’efficacité entre des composantes asymétriques et les forces conventionnelles que la Russie maintient à portée. Et l’on soulignera bien évidemment la guerre que livre l’Etat islamique sur l’ensemble des théâtres où il est parvenu à s’établir : Irak, Syrie, Sinaï, Yémen, Libye…. Cette organisation couvre en effet une large part du spectre hybride. Elle s’est avérée capable de regrouper ses forces, y compris des chars, de l’artillerie et du génie, de les coordonner, de manœuvrer et de vaincre un ennemi régulier, en attaquant comme en défendant. Elle est également connue pour ses attentats, ses opérations de harcèlement et ses assassinats ciblés, conduits par le biais de groupes clandestins.

La guerre hybride est une notion, sinon classique, au moins simple d’appréhension, mais d’une grande complexité en ce qui concerne sa prise en compte sur le terrain et sa mise en œuvre. Derrière ce terme se cache le défi posé à toute armée structurée, à la manière occidentale, autour d’un noyau de moyens lourds : pouvoir répondre avec la plus grande flexibilité à ces dilatations/rétractations brutales, sans perdre pour autant ses qualités intrinsèques, qu’il s’agisse de la vitesse ou de la puissance de feu.

Du jihad

« Le summum de cette religion est le jihad » (interview d’Oussama Ben Laden à CNN diffusée le 10/05/1997)

Généralement, de façon un peu simpliste – mais efficace –, on décline le terme jihad en une double définition. Le « grand jihad » possède une dimension morale et spirituelle, personnelle et intime ; grossièrement, il s’agit d’une lutte intérieure pour suivre au mieux sa foi et ne pas sombrer dans le péché. Le « petit jihad », apparenté à la guerre sainte, est étroitement lié aux tout premiers temps de l’islam, la période de l’hégire, durant laquelle Mahomet, chassé de La Mecque avec ses compagnons, devait trouver de quoi subsister, puis aux débuts de la conquête, entamée sous le premier calife, Abu Bakr. Au fil des siècles, avec l’achèvement de cette conquête, qui a vu la « terre d’islam » (dar al-islam) s’étendre des confins de la Chine à l’Afrique du Nord en passant par l’Espagne, sous l’effet des différents schismes qu’a connu l’islam et de faits historiques majeurs (croisades, colonisation), et de sa théorisation par certains des plus grands philosophes musulmans, sa définition, son interprétation se sont enrichies, transformées.

La bataille du Guadalete, imaginée par le peintre Mariano Barbasan (1882) : victoire décisive des Omeyyades, menés par Tariq Ibn Ziyad, sur les Wisigoths, en 711, près de Cadix, en Andalousie. La katibat du célèbre et redouté émir jihadiste affilié à Aqmi, Abou Zeid, tué lors de l’opération Serval dans l’Adrar des Ifoghas, porte le nom de Tariq Ibn Ziyad.

C’est évidemment cette seconde acception – la lutte contre un ennemi extérieur – qui retient notre attention ici et qui agite les commentateurs, journalistes, analystes de tout poil… On ne parle d’ailleurs pas seulement de jihad, mais de jihadistes et de jihadisme, le suffixe « -isme » soulignant le penchant idéologique. Qu’est-ce alors que le jihad au XXIème siècle et à quoi les jihadistes aspirent-ils profondément ? Pourquoi jihad et terreur semblent faire si bon ménage ? Déjà il convient de mettre le bât où il blesse et de rappeler que la dimension religieuse du jihad ne se départ pas de sa dimension politique, territoriale, et inversement. Aucun jihadiste n’utilise le biais du terrorisme sans motif politique en arrière-plan et la référence à la (re)conquête de territoires est notable à toutes les échelles. Ainsi, par exemple, le magazine francophone de l’EI s’appelle Dar Al-Islam et Al-Qaïda au Maghreb Islamique (Aqmi) ne manque aucune occasion de faire une allusion rageuse à la perte du Nord-Mali suite à l’opération Serval de début 2013…

Selon la légende, en 1492, le dernier souverain de Grenade, Boabdil, partant en exil, se retourna pour jeter un ultime regard à sa magnifique Alhambra, ainsi qu’à sa terre perdue, et sanglota. La scène se passa sur un col de la Sierra Nevada qui s’appelle aujourd’hui « Le soupir du Maure ». Auteur inconnu. Merci à @halabinasser1 pour l’illustration.

Ensuite, pour comprendre la formation de l’idéologie jihadiste et sa dimension radicale, il faut remonter le cours des siècles au moins jusqu’au théologien Ibn Taymiyyah (7) (1263-1328), une des principales références du salafisme (8), qui prônait une interprétation littérale des textes sacrés, un retour à la foi telle que les grands anciens (Mahomet et ses compagnons) la pratiquaient. Puis il faut mentionner Mohammed Ibn Abd al-Wahhab (1703-1792), à l’origine du wahhabisme, la doctrine ultra-rigoriste, inégalitaire, puritaine, qui régit aujourd’hui le royaume d’Arabie Saoudite, ainsi qu’Hassan Al-Banna (1906-1949), un instituteur égyptien qui, dans les années 1920, en grande partie en réaction à la colonisation, fonda le mouvement des Frères Musulmans. Si la doctrine de ces derniers est basée une nouvelle fois sur un retour à la religion, elle est également éminemment politique, comme le montre cette formulation d’Al-Banna (9): « Dieu est notre but, le messager de Dieu est notre guide, le Coran est notre constitution, le jihad est notre chemin, la mort sur le sentier de Dieu est notre souhait ultime ». C’est dans les rangs des Frères Musulmans, que l’on trouve, dans les années 50, un penseur égyptien de premier ordre, Sayyed Qutb, qui donne à l’islamisme sa dimension combattante, avant qu’un autre Frère, Abdallah Azzam, universitaire palestinien qui a tenu le « Bureau des Services » à Peshawar avec Oussama Ben Laden, organisant le recrutement de volontaires étrangers désireux de participer au jihad afghan, ne théorise l’obligation à vie pour chaque musulman de prendre part à la guerre sainte et de défendre les terres où l’islam a un jour régné (10).

Guerrier. Auteur inconnu. Merci à @halabinasser1 pour l’illustration.

Voici en somme l’état de l’idéologie jihadiste, qui puise ses revendications et sa radicalité autant dans l’histoire que dans la théologie : retour à une pureté dans la pratique religieuse, à la fois au niveau individuel et sociétal, rejet des mœurs occidentales et des dirigeants perçus comme des oppresseurs à la botte des pays colonisateurs occidentaux, abolition des frontières issues de la colonisation, défense et reconquête des terres musulmanes… Il s’agit bel et bien d’un projet global, politique, territorial, identitaire, religieux, à la fois élaboré, structuré, ambitieux et prompt à séduire, dans un monde qui aurait soi-disant connu la « fin de l’histoire », au moment de la chute du mur de Berlin, pour ne laisser place qu’au consumérisme capitaliste triomphant. Les moyens mis en œuvre pour parvenir à la réalisation de ce projet jihadiste embrassent tout le spectre de la guerre hybride car les organisations – Al-Qaïda et l’Etat islamique, pour citer les deux principales, avec leurs affidés respectifs – ont une grande capacité d’adaptation et profitent des faiblesses, voire des situations tragiques, des territoires où elles souhaitent mener leur combat et s’imposer, de même qu’elles ont observé et savent parfaitement profiter des failles des démocraties.

Nébuleuse, galaxie ou réseau?

Au-delà des biais journalistique, la manière de désigner les organisations mises en place par les jihadistes pour frapper en Europe pose de nombreux problèmes, par les biais qu’elle induit et les erreurs de perception qu’elle implique.

Rappelons qu’une nébuleuse est selon la définition du Larousse :

  • (astronomie) Nuage de gaz et de poussières interstellaires.
  • Figuré. Ensemble de choses dont les relations sont imprécises et confuses.

Déjà pouvait-on déplorer l’emploi de ce terme pour désigner l’ensemble des groupements se réclamant d’Al Qaida, parfois dans des zones très éloignées les unes des autres (11).

Le mot « nébuleux » implique plusieurs conséquences : une méconnaissance générale des relations entre les éléments de l’ensemble, mais aussi une notion d’astronomie qui renvoie à une immensité sur-représentant l’ampleur et la puissance du phénomène. Confusion générale sur les détails et dimensions sans limites sont deux caractéristiques trompeuses pour examiner les groupes réduits et clairement reliés à certains quartiers et réseaux amicaux ou familiaux, qui ont par exemple cherché à frapper avec régularité la France et la Belgique. L’emploi de ce terme est impropre car il renvoie à une image anxiogène et trompeuse du fonctionnement de ces groupes aussi bien que de leur taille : de volume réduit, ils ont la particularité d’être reliés toujours aux mêmes personnes.
Plus récemment, la multiplication des schémas diffusés autour des mêmes noms a pu amener certains à emprunter à l’astronomie le terme de galaxie (12).

Rappelons qu’une galaxie est, toujours selon le Larousse en ligne :

  • (astronomie) Vaste ensemble d’étoiles et de matière interstellaire dont la cohésion est assurée par la gravitation. (La Galaxie à laquelle appartient le système solaire est désignée par une majuscule.)
  • Figuré. Ensemble formé par tout ce qui, de près ou de loin, participe d’une même activité.

Là encore, ce terme renvoie une image d’immensité, induisant une survalorisation quantitative de la menace, qui aliment la peur générale et les réactions extrémistes et contreproductives.

Pire, considérer que l’EI a mis en place une « galaxie » lui permettant de frapper revient à amalgamer des phénomènes très différents, et pas forcément reliés : auteurs d’attaques terroristes (souvent suicidaires), amis ou famille fournissant le soutien logistique, groupes de soutien ou de financement, personnalités chargées du recrutement, sympathisants se limitant à la propagande et à l’apologie, etc.

De même, une galaxie suppose une fixité que ces groupes n’ont pas, puisque certains évoluent d’une position de sympathisant, puis de soutien logistique avant de finir par accepter de mener une action suicide (dans un  enchaînement qui n’est ni irréversible, ni inéluctable, ni prévisible).

Le registre des termes astronomiques (auquel il ne manque que le « trou noir ») suppose de se placer dans une dimension largement supérieure en termes quantitatifs (rappelons que quelques centaines de personnes sont susceptibles de réellement passer à l’acte terroriste dans des pays de dizaine de millions d’habitants). Ce registre sémantique est aussi trompeur dans les présupposés qu’il induit, à commencer par le fait que quels que soient les facteurs et les cheminements, aucun passage à l’acte terroriste n’est irrésistible (ce que l’on constate également dans d’autres phénomènes, comme la délinquance ou la récidive).

Ce serait faire une erreur grave que de prêter aux groupes de jihadistes projetés ou guidés à partir des sanctuaires de l’EI ou d’Al Qaida, de telles caractéristiques. Si le lexique astronomique flatte l’imagination, il induit dans la foulée des sous-entendus erronés.

Le mot le mieux adapté est donc « réseau », terme large qui recouvre de nombreuses réalités autour de la notion d’ensemble d’éléments qui communiquent ou s’entrecroisent, et qui peuvent se trouver, ou non, reliés à un centre. C’est typiquement le terme qui désigne les groupes d’action clandestins « ouverts » dont les membres travaillent en liaison les uns avec les autres dans un but commun (espionnage, terrorisme, délinquance…).

Ce terme est techniquement tout à fait adéquat avec des groupes d’action violente clandestins tels que ceux des attentats de Paris et de Bruxelles. Il n’induit aucune organisation particulière, ni aucune idée de surpuissance ou d’inconnu difficile à appréhender.

Contrairement à un groupe, un réseau est ouvert et recrute en permanence de nouveaux membres, même en l’absence de pertes.

Des cellules jihadistes ?

Enfin, le terme de « cellule » est employé, y compris dans les rangs des jihadistes, pour désigner le regroupement de quelques membres en vue d’une action au sein d’un réseau terroriste.

Le terme de « cellule » renvoie directement à la sémantique communiste, qui désignait ainsi l’unité de base d’action du parti (au départ 3-4 membres) : cellule de propagande ou d’action politique, ou encore cellule d’opérations clandestines.

Un article récent n’hésite pas à parler de « super-cellule », s’agissant d’un réseau franco-belge d’une cinquantaine de membres.

La particularité de l’organisation cellulaire d’un réseau est une résistance accrue à la répression.  Le propre de chaque cellule est d’être autonome, et strictement compartimentée. La capture d’un de ses membres ne met pas en danger tout le réseau mais seulement la cellule concernée.

Abondamment documenté dans la bibliographie des guérillas communistes (13) comme dans les manuels militaires pour le contre-terrorisme ou la guerre asymétrique, il s’agit d’un mode d’organisation garantissant efficacité et résistance.

Schéma tiré d’une publication de l’armée de Terre (14)

Les groupes jihadistes qui frappent l’Europe sont-ils organisés en cellules ?

Rien n’est moins sûr : le compartimentage en petits groupes autonomes « imperméables » qui ne se connaissent pas ne correspond à ce que les faits nous donnent à constater.

Il s’agit de réseaux larges, ouverts, constitués autour de fratries réelles (frères Clain, Kouachi, Abdeslam, el-Bakraoui…), ou symboliques (camarades du même quartier, de la même école, ayant vécu la délinquance ou la prison ensemble…) qui amalgament tous ceux qui sympathisent avec le projet idéologique jihadiste, souvent réduit au seul rejet de l’occident et de ses valeurs.

schéma provisoire – janvier 2016 – source @evil_SDOC

En réalité, il existe un groupe large de connaissances partageant les idées et soutenant les actions jihadistes. S’en détachent des éléments qui vont s’amalgamer autour d’un noyau dur, souvent constitué de jihadistes confirmés (revenus de Syrie), et qui vont s’auto-organiser en vue de mener à terme un projet d’attentat.

Il est ainsi possible de distinguer une typologie de 3 catégories d’acteurs d’un projet d’attentat :

•    Type Alpha : le noyau dur : formé d’experts disposant des compétences techniques clés (fabrication d’explosifs, techniques de combat, manipulation et préparation des armes, communication avec le centre de décision), ils sont formés en Syrie (ou dans d’autres sanctuaires jihadistes) avant d’être projetés vers la zone cible ; ils sont surtout capables de monter plusieurs opérations successives avant de se livrer eux-mêmes à une attaque suicide (Abaaoud, Laachraoui, Réda Kriket…)
•    Type Béta : Les opérationnels : souvent recrutés en Europe, ils ne sont pas allés dans une zone jihadiste, ils préparent et exécutent l’attaque, et peuvent avoir acquis certaines compétences grâce à la documentation dédiée disponible sur le net (Coulibaly, Kouachi, Abdeslam, Bakraoui…)
•    Type Gamma : les soutiens logistiques : ils sont sympathisants sans être eux-mêmes volontaires ou prêts pour une opération terroriste. Ils fournissent l’aide matérielle pour la réalisation des attaques, à des niveaux plus ou moins importants, et sans toujours avoir pleinement conscience de la gravité de leur complicité (cela va de la cousine d’Abaaoud à Jawad Bendaoud, en passant par Zerkani).

Voici par exemple le schéma des personnes impliquées (fin mars 2016) dans les attaques de Paris et de Bruxelles, avec les auteurs (Alpha et Béta mêlés) et les logistiques (type gamma) :

En cas de succès (et d’échec des mesures de surveillance et d’arrestation), le groupe va se reformer différemment pour un autre projet, le noyau étant souvent commun, mais les autres éléments agrégés en fonction des besoins, des disponibilités, et de la motivation.

Il existe des cas où l’implication évolue, souvent vers un passage à l’acte terroriste, comme pour les frères Bakraoui, soutenant d’abord logistiquement l’attaque de Paris avant de passer eux-même à l’attaque suicide.

Il s’agit donc moins d’une organisation en « cellules » rigides, spécialisées et bien séparées que de groupe d’action, formés en fonction d’un ou plusieurs projets. La direction d’ensemble reste en général fortement reliée au cœur de décision de l’organisation, mais l’organisation est modulaire, et très flexible.

Là encore, l’exemple des Groupes tactiques des armées modernes (calqués sur les Kampfgruppe de la Wehrmacht), est une analogie bien plus pertinente et moins trompeuse que celle de cellules.

Des éléments clés vont ainsi recruter autour d’eux, pour former un groupe en vue de commettre un attentat, sans qu’il n’existe ni de structure préétablie rigide, ni de compartimentage (tous se connaissent et se rencontrent). Ce recrutement se fait en fonction des besoins, des compétences et des disponibilités. Pour mener une telle opération, l’on privilégie un équilibre entre fiabilité – loyauté au groupe –, et absence de risques de surveillance policière spécifiques  – une personne déjà connue des services antiterroristes constitue un danger pour le projet –, étant entendu que les compétences techniques sont en général maîtrisées par le noyau de 1 à 3 éléments.

C’est ce qui explique qu’à un même noyau de jihadistes projetés en Europe, on puisse lier une série de projets d’attaques, selon le schéma suivant :

NB : ce schéma est provisoire et incomplet mais il permet de visualiser l’effet « d’opérations successives » menées par le même noyau – merci à @evil_SDOC

On le voit une telle organisation, modulaire et par projet, présente des avantages mais aussi des fragilités, mais n’a rien à voir avec une organisation « cellulaire », bien plus solide, mais aussi plus rigide et nécessitant en réalité un plus grand nombre d’activistes.

Une organisation cellulaire est un modèle vers lequel l’EI cherche à tendre, mais l’analyse des réseaux démantelés récemment montre qu’il en est loin.

Il est donc important de rappeler que, par exemple, et contrairement à ce que certains ont affirmé, les attaques de mars 2016 à Bruxelles ne sont pas l’œuvre d’une « cellule » ayant agi lorsqu’une autre « cellule », celle d’Abdeslam, a été démantelée avec la perquisition de Forest.  Cette lecture erronée sous-entend en effet un degré de préparation, et d’anticipation survalorisant les capacités effectives de l’EI en Belgique. En réalité, il s’agit d’un réseau plus large et plus souple, menacé par les arrestations et perquisitions, et qui a simplement précipité une opération menée par des personnes directement menacées d’arrestation, et qui ont préféré agir une dernière fois pour leur cause plutôt que d’être pris.

Conclusion temporaire

A l’instar de Nicolas Boileau, nous croyons, à kurultay.fr, que Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, Et les mots pour le dire arrivent aisément. L’emploi massif, en période de stress public, de termes détournés de leur sens – de manière intentionnelle ou non –, nous a décidés à unir les efforts des trois membres de la rédaction du blog pour offrir à qui voudra bien le lire ce modeste balisage sémantique et conceptuel. C’est notre manière de contribuer à ce que chacun dispose de clefs de lecture saines vis-à-vis d’une actualité à la fois complexe et traumatisante. Nous espérons donc avoir fourni au lecteur le petit marteau qui lui permettra de tapoter sur les discours, articles et autres communiqués afin de s’assurer qu’ils ne sonnent pas creux.

Emilie Freyssinet, Cédric Mas, Jean-Marc LAFON

  1. Louise Richardson, Terrorists as Transnational Actors, Terrorism and Political Violence
  2. Tamar Meisels, The trouble with terror: the apologetics of terrorism – a refutation
  3. Andrew J.R. Mack, Why big nations lose small wars: the politics of asymmetric conflict World Politics n°27, janvier 1975 http://web.stanford.edu/class/polisci211z/2.2/Mack%20WP%201975%20Asymm%20Conf.pdf
  4. James N. Mattis & Frank Hoffman, Future warfare: the rise of hybrid wars, Proceedings, novembre 2005
  5. Elie Tenenbaum, Le piège de la guerre hybride, IFRI, Focus stratégique n°63, octobre 2015 http://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/fs63tenenbaum.pdf
  6. Alexis Adelé, La cité balnéaire ivoirienne de Grand-Bassam découvre l’horreur terroriste, Le Monde.fr http://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/03/13/cote-d-ivoire-la-cite-balneaire-grand-bassam-plongee-dans-l-horreur-terroriste_4882100_3212.html
  7. « La mort en martyr pour l’unification de tous les hommes dans la cause de Dieu et sa parole constitue la mort la plus heureuse, la plus facile, la plus vertueuse et la meilleure » Ibn Taymiyyah souvent cité par Oussama Ben Laden, d’après Bergen (P.) Guerre sainte, multinationale, Gallimard, Paris, 2002, p. 51.
  8. En arabe, le terme salaf signifie ancêtre. Sur l’idéologie salafiste et la façon dont jihadistes et quiétistes l’intègrent, voir la clarification publiée le 26/11/2015 par Romain Caillet sur le site du Figaro « Salafistes et djihadistes : quelles différences, quels points communs ? »
  9. Dans son Epître aux jeunes.
  10. « Ce devoir ne cessera pas avec la victoire en Afghanistan, et le jihad restera obligation individuelle jusqu’à ce que nous revienne toute autre terre qui était musulmane afin que l’islam y règne à nouveau : devant nous, il y a la Palestine, Boukhara, le Liban, le Tchad, l’Erythrée, la Somalie, les Philippines, la Birmanie, le Yémen du Sud et autres, Tachkent, l’Andalousie… » Abdallah Azzam, citation tirée de Kepel (G.) Jihad, expansion et déclin de l’islamisme, Gallimard, Paris, 2000, p. 220.
  11. Voir par exemple ici : http://www.europe1.fr/international/que-va-devenir-la-nebuleuse-al-qaida-523127
  12. Voir ici par exemple : http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20141114.OBS5043/carte-la-galaxie-de-l-etat-islamique.html
    • Les « groupe de feu » (cellules)

    Les guérilleros urbains seront organisés en petits groupes. Chaque groupe, appelé « groupe de feu » (cellule), ne peut dépasser le nombre de 4 ou 5 personnes. Un minimum de 2 groupes (cellules), rigoureusement compartimentés et coordonnés par 1 ou 2 personnes, s’appelle une « équipe de feu » (réseau).«  Source : http://www.terrorisme.net/doc/gauche/003_marighella.htm

  13. Schéma tiré de LES FORCES TERRESTRES EN OPÉRATION : QUELS MODES D’ACTIONS ADOPTER FACE À DES ADVERSAIRES ASYMÉTRIQUES ? Cahier de la recherche doctrinale, CDEF, DREX édition 2004.



Processus de paix pour la Syrie: chronique d’un échec annoncé

Alep sous le feu.

La crise qui a vu l’Arabie Saoudite rompre ses relations diplomatiques avec l’Iran le 3 janvier 2016 ne devait pas, selon Riyad, « compromettre les efforts de paix » pour la Syrie, censés s’exprimer à travers le « processus de Vienne » à l’occasion, notamment, d’un sommet devant se tenir à Genève début 2016. On le croit sans peine aujourd’hui encore, car les chances d’une issue favorable à ce processus semblaient d’ores et déjà pratiquement nulles avant même le dernier coup de sang diplomatique en date entre les deux principales puissances rivales de la région. D’ailleurs, les diverses pressions de dernière minute, dont certains craignent qu’elles fassent capoter le processus, ne crèveront sans doute guère qu’un pneu d’ores et déjà bien à plat. Voyons quels maux affectent les « processus de paix » qui, jusqu’à aujourd’hui, ont, sans exception, failli à leur vocation de mettre un terme à la sanglante guerre civile syrienne.

Qu’est-ce que « l’opposition syrienne » ?

« L’opposition syrienne » – soit l’ensemble des groupes, armés ou non, petits et grands, opposés au régime de Bachar al-Assad – est en cela remarquable qu’elle intègre, peu ou prou, tout et son contraire. Il n’est pas question ici d’en livrer une étude par le menu: la tâche serait immense… Donc nous synthétiserons. On y trouve des groupes animés par une interprétation des plus rigoristes de l’islam sunnite, parmi lesquels des mouvements jihadistes, aussi bien que des formations laïques et nationalistes, et toutes les nuances imaginables entre ces deux extrêmes. Le seul point commun qui les unisse tous est la volonté d’en finir avec l’actuelle gouvernance. Mais en termes de finalités poursuivies, et même de moyens, tout diffère, voire… s’oppose. Les uns veulent un Etat de nature islamique – la démocratie est pour eux annulative de l’islam car elle confère au peuple un pouvoir qui n’appartient qu’à Allah – et un système judiciaire fondé sur la charia et les tribunaux islamiques, tandis que les autres souhaitent des élections libres ainsi qu’une gouvernance et un système judiciaire laïcs. Certains sont les « proxys » plus ou moins fidèles de puissances régionales ou mondiales. Il y a également, au sein de « l’opposition », des éléments massivement actifs sur le théâtre des opérations, et d’autres dépourvus de toute composante militaire. L’interprétation clausewitzienne de la guerre nous enseigne que l’essence de celle-ci est la poursuite de finalités politiques par l’opposition violente des volontés. On comprendra donc que ceux qui produisent – et subissent – des effets sur le terrain, qui y vivent, tuent et meurent les armes à la main, n’accordent pas une légitimité débordante aux groupes qui n’ont aucune activité militaire, a fortiori s’ils sont en sécurité hors de Syrie, sans aucun pouvoir de cesser le feu puisqu’ils ne l’ont pas ouvert. On imagine par ailleurs les frictions qui s’opposent à la constitution d’un socle politique d’opposition, unissant durablement autour d’un projet commun des groupes aussi différents, qui visent souvent des finalités antinomiques. Dure réalité mais réalité tout de même: aujourd’hui, aucune de ces entités ne peut se prétendre la représentante unique, synthétique et légitime de l’opposition. La cacophonie a donc de beaux jours devant elle. Par ailleurs, des groupes particulièrement puissants militairement ont la capacité de réduire à néant, sur le terrain, tout accord de paix éventuel. Certains de ceux-là, comme Jabhat al-Nusra et l’Etat islamique, condamnent purement et simplement les « processus de paix » successifs, dont ils considèrent qu’ils font le jeu de leurs ennemis.

L’indéracinable « communiqué de Genève »

Le 30 juin 2012, le Groupe d’Action pour la Syrie, composé de puissances mondiales et régionales, des Nations Unies, de l’Union Européenne et de la Ligue des Etats arabes, a produit un communiqué final de sa réunion à Genève (1). Ce document se donnait pour vocation de poser les bases d’un arrêt des combats afin de mettre en œuvre une transition politique fondée sur un processus démocratique. Il visait à l’application du « plan en six points » proposé par Kofi Annan à Bachar al-Assad le 10 mars 2012, et validé par le président syrien le 27 (2). La guerre durait depuis quinze mois et n’avait fait « que » 16 000 morts environ. Ce que l’on connait aujourd’hui sous le nom d’Etat islamique (EI), alias Daesh, n’était alors « que » l’Etat islamique d’Irak. Il n’avait pas encore rompu avec al Qaïda. Jabhat al-Nusra était à l’époque son antenne syrienne, et n’était considéré comme organisation terroriste que par Damas et Téhéran. L’attaque sur Ghouta au gaz sarin, imputée au régime de Damas, n’avait pas encore eu lieu. Les puissances occidentales, Etats-Unis et France en tête, n’avaient pas encore laissé entendre qu’elles interviendraient militairement contre Bachar al-Assad, pour faire volteface au dernier moment. Si quelqu’un avait alors prédit la situation actuelle au Moyen-Orient et l’intervention directe de la Russie en Syrie, il aurait été mis au pilori sans ménagement et soupçonné de toxicomanie suraigüe. Il n’est pas exagéré, en janvier 2016, de considérer que nous parlons là d’une autre époque, bel et bien révolue. Trois ans et demi de guerre supplémentaires et plus de 200 000 morts ont aggravé le bilan syrien, sans parler des famines, des millions de personnes jetées sur les routes du monde, ni du niveau insensé de dévastation qui affecte le pays, et sans oublier les conséquences sécuritaires mondiales qu’engendre l’instabilité du Moyen-Orient.

Kofi Annan, artisan du « plan en six points » promu par le communiqué de Genève jusqu’à aujourd’hui

C’est pourtant bien le communiqué final de la réunion à Genève le 30 juin 2012 du Groupe d’Action pour la Syrie qui constitue la trame de négociation du processus de Vienne aujourd’hui en cours, entre factions d’opposition et régime de Bachar al-Assad. Or, ce document ne garantit pas le départ de Bachar al-Assad préalablement à la formation d’un gouvernement de transition. Et ceci se trouve être aujourd’hui une revendication fondamentale de la plupart des groupes armés d’opposition, qui considèrent que si cette condition n’est pas garantie, il n’y a pas de négociation possible. Revenons à la guerre vue selon le prisme clausewitzien: ces factions armées font la guerre pour chasser le régime de Bachar al-Assad et lui substituer une autre forme de gouvernance. Or, elles n’ont pas été vaincues sur le terrain après ces longues années d’un conflit meurtrier, et ne voient par conséquent aucune raison valable de tempérer leurs exigences. Donc elles n’entendent cesser le feu, a minima, qu’une fois Assad et son régime renversés, et il n’est pas question pour elles d’envisager qu’Assad participe à l’avenir de la Syrie, ne serait-ce qu’à travers la mise en place d’un gouvernement de transition. D’autant que la probabilité serait forte de voir Assad mettre à profit sa participation à la phase transitoire pour créer les conditions de sa propre pérennité: « Genève 2012 » prévoit que le gouvernement de transition organise des élections libres. Celles-ci nécessiteraient évidemment un cessez-le feu effectif sur l’ensemble du territoire, d’autant que le maintien de la Syrie dans ses frontières fait partie du paradigme. Le processus électoral serait rendu impossible par la persistance des groupes les plus belliqueux, ne seraient-ce que les puissants Etat islamique et Jabhat al-Nusra. Du coup, Assad resterait au pouvoir sous un prétexte conforme à un accord diplomatique de grande échelle, et sans avoir au préalable remporté la victoire sur le terrain… C’est sur cette base qu’échoua la conférence « Genève II », entre le 22 janvier et le 15 février 2014.

Le communiqué de Genève a été formellement endossé par le Conseil de sécurité de l’ONU le 27 septembre 2013 à travers la résolution 2118 (3). Initié par la diplomatie onusienne, approuvé par pratiquement tous les participants à la réunion du Groupe d’Action – y compris la Russie –, et confirmé par le Conseil de sécurité, le texte est, selon les modes de fonctionnement propres à l’ONU, pour ainsi dire gravé dans le marbre. Au point de constituer aujourd’hui la trame du processus de Vienne actuellement en cours, au titre de la résolution 2254 adoptée par le Conseil de sécurité de l’ONU le 18 décembre 2015 (4), selon un scenario bien rodé à défaut d’avoir fait ses preuves en termes de résolution de conflits. Malgré tous les artifices oratoires déployés à l’occasion des prises de parole officielles s’y rapportant, le processus de Vienne campe donc sur le texte fondateur qui fut à l’origine des échecs passés (5). Pour détendre l’atmosphère, disons qu’à ce stade du présent billet, le lecteur devrait commencer à subodorer la présence inopportune d’un énorme clou de charpente solidement planté dans chaque pneumatique de la bicyclette diplomatique…

La conférence de Riyad

Les puissances régionales qui, depuis le début des hostilités, verraient d’un bon œil la chute de l’actuel régime de Damas, sont parfaitement au fait des dissensions propres à « l’opposition syrienne ». Aussi, dans le contexte actuel qui voit la Russie s’impliquer  directement aux côtés d’Assad, et les discours occidentaux se détendre tant envers Moscou que Damas (6), leur a-t-il semblé urgent de contribuer à unifier un socle politique d’opposition cohérent. C’est dans ce but que l’Arabie Saoudite a organisé, à Riyad, entre les 8 et 10 décembre 2015, une conférence rassemblant une grosse centaine de représentants de « l’opposition syrienne ». Dix groupes armés ont participé à cette conférence. C’est peu. Parmi eux, trois (7) constituent, chacun, une force significative sur le terrain. Parmi ces trois-là, un – Ahrar al-Sham – a quitté la conférence pour cause d’incompatibilité politique fondamentale avec les autres, et de sur-représentation de groupes d’opposition qu’Ahrar al-Sham soupçonne de négocier trop volontiers en sous-main avec Damas. Pour se faire une idée des revendications politiques qu’il s’agissait de concilier et de leur positionnement vis-à-vis de la trame internationale de négociation, je renvoie le lecteur au tableau réalisé par Genevieve Casagrande sous l’égide du think-tank américain Institute for the Study of War, indiquant les principaux axes politiques développés par Genève 2012, Vienne 2015,  la Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution, le Front Sud de l’Armée Syrienne Libre et Ahrar al-Sham (8). On notera la concession que fait Ahrar al-Sham à la démocratie: des élections libres pour choisir ceux qui seront chargés d’implémenter la charia, le principe de celle-ci ne pouvant, par nature, être soumis au vote…

Les participants à la conférence de Riyad, le 9 décembre 2015

La conférence de Riyad s’est conclue par un texte commun (9) – sans Ahrar al-Sham, donc. A sa lecture, on note des trésors de précautions pris pour maintenir le communiqué final de Genève dans son rôle structurant pour la trame de négociations. A un détail près: l’exigence du départ de Bachar al-Assad et de ses proches collaborateurs dès le début de la période transitoire… Par ailleurs, le texte fonde un « haut comité de négociation » constitué de 30 représentants chargés de désigner le pool qui négociera avec les autorités de Damas sous l’égide du processus de Vienne. C’est Riad Hijab, sunnite originaire de Deir ez-Zor, premier-ministre de Bachar al-Assad pendant un mois et demi avant de faire défection le 6 août 2011, qui a été désigné pour diriger ce haut-comité. La première charge est venue du secrétaire d’Etat américain John Kerry, qui s’est indigné de la non-conformité du communiqué de Riyad à celui de Genève. Riad Hijab a rétorqué que la non-participation d’Assad à la phase transitoire n’était pas négociable. La Russie s’est indignée de la participation de Jaish al-Islam, qu’elle tient pour une organisation terroriste, au haut-comité. D’ailleurs, le leader de Jaish al-Islam, Zahran Alloush, a été tué par un bombardement dont il était sans nul doute la cible prioritaire, le 25 décembre 2015 (10). Moscou cherche également à ce que le PYD kurde syrien et son aile militaire (YPG/YPJ), tenus pour terroristes par la Turquie, participent au haut-comité ou constituent, avec d’autres groupes, une deuxième délégation de négociation. Le haut-comité de Riad Hijab manifestant son exaspération et menaçant de boycotter purement et simplement la conférence de Genève, les Etats-Unis ont entamé un jeu de pression à son encontre qui pourrait bien, en fin de compte, sonner le glas de la conférence. (11).

Conférence ou pas, accord ou pas: est-ce important?

La moindre des choses, quand on participe à des pourparlers visant sincèrement à mettre un terme à une guerre, et a fortiori quand on les organise, est de veiller à ce que le résultat des négociations puisse être implémenté sur le terrain. Or, même si l’on fait abstraction des divisions profondes qui affectent les factions d’opposition, même si l’on jette un voile pudique sur le caractère inconciliable des revendications des uns et des autres, même si l’on part du principe ridiculement optimiste que Bachar al-Assad est prêt à cesser le feu et à se retirer humblement moyennant quelques aménagements de forme, bref même si l’on renonce à tout réalisme politique de base, il restera un hic. La mise en œuvre d’un cessez-le-feu est rendue impossible par la persistance, sur le terrain, de belligérants puissants, invaincus, toujours déterminés à remporter militairement cette guerre et considérant que le but des combats n’est pas la paix mais la victoire. Jabhat al-Nusra, franchise locale d’al-Qaïda, est imbriqué avec nombre d’autres groupes armés sur le terrain, jouant avec eux de coopération militaro-administrative tout autant que de pressions parfois considérables. Il est devenu, auprès d’eux, un vecteur de succès militaires, une source d’ingénierie, une aide à la gouvernance et… un suzerain – de fait – implacable. Or, Jabhat al-Nusra considère qu’il n’est pas temps de parler de paix mais de chasser Assad, ainsi que le rappelait son émir dans une interview télévisée en décembre 2015. Quant à l’Etat islamique alias Daesh, l’état actuel de son implantation syrienne et la nature de son projet politique n’en font pas le partenaire rêvé à l’heure d’envisager une transition pacifique au profit d’une Syrie pluraliste et séculière. Ces deux mouvements ne tiendraient aucun compte d’un accord de cessez-le feu, qu’ils verraient comme une trahison, et feraient tout pour qu’il capote sur le terrain. Ahrar al-Sham n’est sans doute guère mieux disposé qu’eux, et malgré toute la modération que veulent bien lui prêter les habitués des dîners mondains, malgré même sa participation au haut-comité issu de Riyad, Jaish al-Islam non plus. Que dire, d’ailleurs, des monarchies du Golfe, à qui la situation en Syrie (et en Irak) a paru suffisamment peu urgente pour qu’elles se consacrent à une guerre au Yémen? Quant à la souffrance des populations civiles, comme elle est de nature à ancrer les radicalités de part et d’autre, on voit mal en quoi le cynisme de belligérants endurcis par les longues années de violence extrême y trouverait une raison de s’adoucir.

La paix en Syrie n’est donc pas sur le point de survenir. La rigidité des organisations internationales, alimentée par le cynisme et / ou les défaillances politico-stratégiques des Etats qui les animent, donne même à redouter que le pire reste à venir. Si: pire, c’est toujours possible. Notamment en y mettant du sien. Et comme on a pu s’en rendre compte à Paris le 13 novembre 2015, ça a un prix. Celui du sang, ici comme là-bas. Mondialisation oblige… Et à propos de mondialisation, la question se pose avec acuité de savoir si le problème syrien n’est pas qu’une déclinaison d’un profond malaise global.

Jean-Marc LAFON

 (1) Version française du Communiqué final de la Réunion du Groupe d’Action pour la Syrie, à Genève le 30 juin 2012 : http://discours.vie-publique.fr/notices/122001263.html
(2) Text of Annan’s six-point peace plan for Syria, Reuters: http://www.reuters.com/article/us-syria-ceasefire-idUSBRE8330HJ20120404
(3) Résolution 2118 (2013) adoptée par le Conseil de sécurité à sa 7038e séance, le 27 septembre 2013, au format pdf, depuis le site Internet de l’ONU: http://www.un.org/fr/documents/view_doc.asp?symbol=S/RES/2118%282013%29
(4) Résolution 2254 (2015) adoptée par le Conseil de sécurité à sa 7558e séance, le 18 décembre 2015, au format pdf, depuis le site Internet de l’ONU: http://www.un.org/fr/documents/view_doc.asp?symbol=S/RES/2254%282015%29
(5) Communiqué conjoint agréé par les ministres lors de la réunion internationale de Vienne sur la Syrie (30 octobre 2015) (en anglais): http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/syrie/la-france-et-la-syrie/actualites-2015/article/communique-conjoint-agree-par-les-ministres-lors-de-la-reunion-internationale?xtor=RSS-4
(6) Contexte notamment affecté par les conséquences des attentats perpétrés à Paris par l’EI le 13 novembre 2015.
(7) Armée Syrienne Libre, Jaish al-Islam et Ahrar al-Sham. Les puissants groupes jihadistes Etat islamique et Jabhat al-Nusra étaient naturellement absents, condamnant énergiquement le principe même de la conférence.
(8) Syrian Opposition Negotiating Positions Compared to International Frameworks (pdf), Genevieve Casagrande, Institute for the Study of War: http://www.understandingwar.org/sites/default/files/Negotiating%20positions%20for%20political%20transition%20in%20Syria_3.pdf
(9) Final Statement of the Conference of Syrian Revolution and Opposition Forces Riyadh (December 10, 2015): http://www.diplomatie.gouv.fr/en/country-files/syria/events/article/final-statement-of-the-conference-of-syrian-revolution-and-opposition-forces
(10) (Re)lire à ce sujet le billet de Cédric Mas dans les colonnes de Kurultay.fr: 25 décembre : L’aviation russe tue Zahran Alloush le chef militaire de Jaish al-Islam http://kurultay.fr/blog/?p=515
(11) US piles pressure on Syria opposition to attend talks, Jacquelyn Martin, afp.com: http://www.afp.com/en/news/us-piles-pressure-syria-opposition-attend-talks