Requiem pour 2015

Place de la République, le 11 janvier 2015 Crédit photo: lapresse.ca

L’année 2015 se termine. Quelles leçons notre pays a-t-il tirées des drames de janvier? S’il est vrai que l’on ne doit juger vraiment que sur la base des résultats observables, alors la réponse est peut-être bien: aucune. En France, avant même que l’on ait enterré les 130 morts du 13 novembre, le locataire de l’Elysée annonçait une réforme constitutionnelle. Outre le fait qu’une telle annonce à un tel moment constitue à peu près le contraire de la résilience, le contenu de ladite réforme crée aujourd’hui un mélodrame politique où l’on voit les composantes de la gauche s’entredéchirer tandis que le Front National, pragmatique, commence à capitaliser ce qu’il considère comme le succès de son influence. Cela survient alors même que l’on peine à comprendre en quoi une mesure comme la déchéance de nationalité pour les terroristes binationaux, même nés en France, aurait pu, si elle avait existé en amont, sauver les vies perdues en janvier et novembre. En revanche, cette mesure sans effet opérationnel positif prévisible sera sans nul doute exploitée comme outil de recrutement par les mouvements jihadistes, qui expliqueront à leurs prospects concernés que l’égalité gravée au fronton des mairies n’est qu’hypocrisie, puisqu’ils peuvent être exclus de la communauté nationale et moi pas…

Sur la scène internationale, notre pays s’illustre dans des farces où l’on négocie la paix en l’absence et en dépit de ceux qui, sur le terrain, en détiennent seuls les clefs. Ceux-là qui, contrairement à nous, font la guerre à la poursuite de buts politiques bien précis, et n’entendent donc pas faire la paix tant qu’ils ne les auront pas atteints! Nos opérations militaires au Moyen-Orient se poursuivent dans la stricte continuité de ce qu’elles sont depuis le 20 septembre 2014, soit une goutte d’eau dans l’océan que constituent les contributions US à la coalition. Au Sahel, nos maigres forces servent de douane volante – et même parachutiste – de luxe sur des étendues monumentales tandis qu’au Mali, notre ministre de la Défense qualifie de soubresauts la multiplication des attaques liées à al-Qaeda et leur expansion dans le sud alors que, l’an dernier, elles restaient encore cantonnées au nord du pays. De l’art de tordre les faits pour leur faire épouser les contours de la geste officielle artificiellement rassurante. Je mets par ailleurs quiconque au défi de décrypter, dans le discours de nos dirigeants, l’état final recherché qui préside à chacun de ces engagements militaires: de quoi la victoire aurait-elle l’air? Silence de mort. La Russie, dans la même année, sera passée du rang de menace existentielle que l’on sanctionne à celui de partenaire incontournable contre le terrorisme – dont elle n’a clairement pas la même définition que la France, mais qu’importe… Nous ne nous appesantirons pas ici sur les variations cyclotomiques du discours de notre ministre des Affaires étrangères à propos de Bachar al-Assad, promu de la condition de boucher qui « ne mériterait pas d’être sur la terre » à celle de chef d’Etat dont on « ne veut pas dire (qu’il) doit partir avant même la transition ». Passons sur nos fantasmes démocratiques chantés haut et fort en Ukraine mais bien vite douchés et rasés de frais à l’heure d’étreindre le dictateur Sissi en Egypte. Mes aïeux, que de contradictions, que de biais… Quel fouillis!

Aux yeux du citoyen attentif, la construction et l’expression de la volonté politique en France – et ailleurs, mais commençons par chez soi… – n’ont que rarement revêtu un aspect aussi malaisément compréhensible. Osons le mot: aussi opaque. Cette opacité est le carburant des pires soupçons pesant sur une classe politique et un appareil d’Etat perçus comme l’expression d’une caste hermétique et prosaïquement centrée sur les carrières de ses membres. Cette opacité est le ciment des pires théories complotistes qui, au terme d’approches scientifiquement inqualifiables, trouvent un certain crédit auprès d’une opinion blasée que de moins en moins de sottises font sursauter. Or, un peuple conscient et éclairé constitue la base de toute démocratie. Le peuple choisit, le peuple sanctionne, mais si le peuple ignore les clefs de lecture de ce sur quoi il doit faire porter son jugement, il devient alors l’instrument inconsciemment servile des stratégies de communication. J’attire d’ailleurs l’attention du lecteur sur la maigreur quantitative et qualitative de la communication étatique dans le domaine de la lutte contre la propagande jihadiste. Et je l’invite à s’en souvenir quand il aura l’occasion de la comparer à la machine communicante qui va se mettre en route en amont des élections présidentielles de 2017.

L’environnement médiatique est devenu extrêmement complexe. Aux grands titres, pas toujours très objectifs, de la presse écrite et audiovisuelle, d’autres vecteurs d’information sont venus s’ajouter. Notamment les réseaux sociaux, les sites de diffusion de vidéos, les forums et les blogs. L’information est plus massive que jamais, largement accessible au plus grand nombre. Tout cela relève de la liberté de s’exprimer et de s’informer, dans un contexte où les moyens de se faire entendre sont plus nombreux et plus puissants que jamais. Mais où sont les filtres permettant au lecteur et à l’auditeur de distinguer aisément, parmi ces contenus abondants et disponibles, ce qui relève, d’une part, de l’approche centrée sur des réalités objectivement validées et, d’autre part, la foutaise rendue confortable par le charisme de celui qui la chante? Il n’y a pas de réponse toute faite à cette question. Il n’existe pas, et il ne doit pas exister d’autorité habilitée à coller des macarons « sérieux » ou « nul à scier » sur les publications des médias, qu’ils soient « mainstream » ou d’émanation « populaire ». Mais on trouve dans la devise de la République un mot qui, si l’on veut bien lui donner corps à travers des actes, pourrait aider à bâtir une réponse vivante et capable de s’adapter aux évolutions de notre monde.

Statue de la Fraternité, place de la République à Paris

Fraternité… En 2015, à travers mon activité de blogueur et mes modestes travaux sur certaines sales guerres qui font l’actualité, j’ai eu la grande chance de pouvoir interagir avec des personnes remarquables. Nos échanges ont pu être agréables, drôles, touchants, mais aussi, parfois, houleux. Quand on a du caractère, on l’a mauvais, disait Clemenceau. Qu’importe puisque dans le fond, nous nous respectons et partageons un socle de valeurs communes. Il y a là des journalistes, des universitaires, des militaires, des analystes, des hommes et des femmes politiques – de droite et de gauche.  Mais aussi des gens qui ne sont rien de tout cela. Des citoyens animés par l’envie de savoir, de connaitre, de comprendre et de partager. Des gens qui croient, en toute humilité, que lorsqu’une réalité lourde de conséquences leur a sauté aux yeux parce qu’ils ont posé les bonnes questions à qui savait, ils doivent la partager, tout simplement pour que la pensée circule, fasse son chemin, plutôt que de stagner en eux, vaine et stérile. L’être humain, être social dans toute sa splendeur. Vous que je décris dans ces lignes, vous vous reconnaitrez. De nos prises de bec, de nos rigolades, des connaissances et des émotions que nous avons partagées, j’ai acquis une conviction. En opposant, parmi nous, ceux qui ont la « légitimité académique » à ceux « qui ne l’ont pas », ceux qui « sont sur le terrain » à ceux « qui n’y sont pas », ceux « qui ont un CV » à ceux « qui n’en ont pas », on oppose la chaîne au pédalier, le cadre au guidon et les roues aux freins. Mais en activant les échanges vivants et concrets entre ceux qui conduisent une démarche scientifique, ceux qui informent au jour le jour et ceux qui sont censés mettre tout cela à profit pour choisir ou sanctionner leurs dirigeants, on produira des effets positifs. En refusant l’esprit de caste tout en respectant la spécificité de chacun et la complémentarité de tous, on tiendra une chance de corriger de manière citoyenne et pacifique les conséquences des errements politiques aujourd’hui patents. Car ces derniers sont, à n’en pas douter, causés par cette même forme d’hermétisme dont, je crois, nous devons nous garder.

Pour votre serviteur, cette année 2015, constellée de drames humains considérables, aura apporté au moins une satisfaction. Kurultay.fr n’est plus l’espace d’expression d’un seul homme mais d’une équipe aux profils variés. Une équipe restreinte. Juste trois. Mais des valeurs communes et surtout pas de pensée unique. Ceci dit, nous ne nous interdirons pas d’accueillir de temps en temps un invité si l’occasion s’en présente. Parce que ce n’est pas faire n’importe quoi que d’ouvrir portes et fenêtres, de partager le gîte et le couvert, mais surtout de faire circuler la pensée pour alimenter le fragile ruisseau du sens critique.

Bien à vous,

Jean-Marc LAFON




ANALYSE DU PROJET DE REVISION CONSTITUTIONNELLE (2) : LA DECHEANCE DE NATIONALITE

Après avoir abordé dans un premier billet la constitutionnalisation de l’état d’urgence, nous analysons maintenant la seconde mesure prévue dans ce projet de révision constitutionnelle : la déchéance de nationalité.

Le cadre juridique de la déchéance de nationalité :

Rappelons que dans la Constitution, l’acquisition comme la perte de la nationalité relèvent de la Loi. C’est l’article 34 qui définit les domaines de compétence de la Loi, à savoir un certain nombre de matières dont « la nationalité, l’état et la capacité des personnes, les régimes matrimoniaux, les successions et libéralités ; ».

La nationalité n’est donc qu’un des attributs du droit civil classique, qu’il appartient à la Loi de régler. Dans ces matières, le législateur ne doit pas simplement fixer les grands principes mais définir toutes les règles (dans d’autres matières, la Constitution lui demande juste de fixer le cadre, à charge pour des décrets de définir les règles).

Donc, en matière de droit civil, dont la nationalité, seul le législateur est compétent, et ni le pouvoir exécutif, ni le Juge ne peuvent définir les règles de droit applicables (1).

Et c’est donc dans le Code civil que l’on va trouver les règles applicables à l’acquisition et à la perte de la nationalité. En effet, il existe déjà aujourd’hui des hypothèses où un citoyen français peut être déchu de sa nationalité (contrairement aux affirmations délirantes de certains, la nationalité française peut donc se perdre – et cela sans que notre pays ne se couvre instantanément de miradors et de policiers politiques en lunettes et impers noirs).

Et la preuve se trouve dans les articles 25 et 25-1 qui prévoient la déchéance de la nationalité, décidée par décret pris après avis conforme du Conseil d’Etat, pour des personnes qui ont été condamnées pour certains crimes et délits à savoir (2) :

1) les crimes et délits « constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou pour un crime ou un délit constituant un acte de terrorisme » (et oui déjà et ce depuis 1998)

2) les crimes et délits prévus et réprimés « par le chapitre II du titre III du livre IV du code pénal » (il s’agit des atteintes à l’administration publique commises par des personnes exerçant une fonction publique – articles 432-1 à 432-17 du code pénal)

3) la soustraction « aux obligations résultant pour lui du code du service national » (largement tombé en désuétude à ce jour)

A ces trois situations qui peuvent amener le pouvoir exécutif à prononcer pour la personne condamnée la déchéance de sa nationalité française, il faut ajouter une 4ème situation qui ne suppose aucune condamnation, c’est la déchéance du français qui s’est «livré au profit d’un Etat étranger à des actes incompatibles avec la qualité de Français et préjudiciables aux intérêts de la France ».

Dans tous les cas, le code civil prévoit trois contraintes :

– le déchéance doit être prononcée par un décret, qui ne peut être pris que sur avis conforme du Conseil d’Etat (c’est une garantie aujourd’hui évidente pour qui pratique la plus haute juridiction administrative, même si nous verrons que la présence de magistrats dans les instances statuant en matière de nationalité n’a pas dans le passé offert une quelconque garantie).

– il faut pour 3 des 4 hypothèses une condamnation pénale devenue définitive.

– et en aucun cas, cette déchéance ne doit aboutir à créer un apatride (c’est à dire que la personne déchue doit disposer d’une autre nationalité).

Et pour couronner le tout, cette déchéance ne peut intervenir que dans deux délais de prescription qui se cumulent :

– au plus tard dans les 10 ans de la condamnation ou de la survenance des faits (pour la 4ème hypothèse)

– et au plus tard dans les 10 ans de l’acquisition de la nationalité. Il convient de noter qu’en application d’une Loi du 23 janvier 2006, ce dernier délai sera porté au 1er janvier 2016 (oui dans quelques jours) à 15 ans pour les déchéances prononcées dans le 1er cas, qui concerne – Ô surprise ! – les condamnations pour terrorisme.

Le contexte historique de la déchéance de la nationalité :

Le problème du gouvernement est que cette déchéance n’est donc possible que pour des personnes qui n’étaient pas françaises au départ, qui ont acquis la nationalité française. Toute personne née française ne peut donc être déchue de sa nationalité, en droit positif (aujourd’hui et pour quelques mois encore).

En réalité, cette exclusion n’est pas un oubli puisqu’il y a eu de nombreuses lois sur la nationalité et la déchéance (dont les Lois du 7 avril 1915, du 10 août 1927 ou le décret-loi du 12 novembre 1938), et aucune, AUCUNE n’a jamais prévu qu’un français de naissance puisse être déchu de sa nationalité.

Le fait est que le droit du sol n’est pas un vain mot dans notre droit civil, et que le législateur s’y est conformé pendant deux siècles, malgré les tensions, crises et vicissitudes qui ont marqué l’histoire de notre beau pays.

Il n’y a eu en réalité qu’un seul cas dans notre histoire où une loi a prévu la déchéance de nationalité pour des personnes nées françaises : c’est la « fameuse » loi du 22 juillet 1940, votée sous le régime de Vichy (votée donc par le même Parlement que celui élu en 1936 avec le Front Populaire – petit rappel historique innocent).

Cette loi symbolise à elle seule tout le corpus juridique qui accompagne la violente réaction de l’extrême-droite française arrivée au pouvoir dans les fourgons de la Wehrmacht, réaction appelée « Révolution nationale »

Cette Loi a donc fait couler beaucoup d’encre et susciter de nombreux délires, malgré les excellentes étude juridiques et sociologiques sur son application (3).

En réalité, il n’y a pas eu UNE lois mais TROIS lois successives (4), ce qui montre à quel point cette question est ancrée dans le logiciel idéologique de l’extrême droite française :

  • une Loi du 16 juillet 1940 (qui modifie l’article 10 de la Loi du 10 août 1927 relatif à la déchéance de la nationalité pour les personnes étrangères ayant acquis la nationalité française),
  • une Loi du 22 juillet qui prévoit de « réviser rétroactivement » les naturalisations intervenues entre 1927 et 1940
  • et enfin une Loi du 23 juillet 1940 qui prévoit la déchéance de la nationalité pour les français ayant quitté le pays sans ordre de mission (en fait les Français Libres, et c’est sur son fondement que le Général de Gaulle sera déchu de sa nationalité par décret du 8 décembre 1940).

décret de déchéance de la nationalité française du Général De Gaulle

Pour parfaire le tableau de sinistre mémoire pour tout juriste, précisons que ces Lois ont été rédigées pour modifier de manière rétroactive la situation des personnes, qui pouvaient devenir apatrides d’un simple trait de plume, et que les pertes de nationalité décidées pouvaient être étendues aux épouses et enfants de la personne déchue. On le voit, quand l’extrême-droite a « carte blanche », elle ne mégote jamais sur le sordide.

Une fois ces mesures votées les déchéances commencent. Elles font l’objet d’une procédure complexe mise en œuvre jusqu’en 1944. C’est la Commission de révision des naturalisations qui statue sur chaque cas. Elle est formée de 10 membres nommés par le gouvernement et présidée par un Conseiller d’Etat (5).

Pendant 4 ans, cette commission va exclure de la communauté des Français des personnes, dont les noms sont publiés au Journal Officiel chaque semaine. Contrairement à ce qui est annoncé dans la Loi du 22 juillet 1940, la « révision » ne se limite pas aux naturalisations et va s’étendre à tous les modes d’acquisition de la nationalité. En théorie, plus de 900.000 personnes sont concernées entre 1927 et 1940, et le faible nombre de personnes qui vont se voir retirer la nationalité – 15154 personnes au total (6) – ne doit masquer que près de 45 % sont juifs et seront livrés (avec femmes et enfants) à la déportation du seul fait de la perte de leur qualité de français.

Logiquement, le gouvernement provisoire de la République abroge ces dispositions, assez rapidement pour les déchéances qui frappent les Français libres (Ordonnance du 18 avril 1943 à Alger donc), puis celles relatives aux révisions des naturalisations (Ordonnance du 24 mai 1944).

Les dispositions de la Loi du 16 juillet 1940 relatives à la procédure de déchéance de la nationalité pour les Français naturalisés récemment, resteront en vigueur jusqu’à l’adoption du code de la nationalité (ordonnance du 19 octobre 1945).

Mais le choc lié à ces pratiques criminelles et totalement contraires aux principes fondateurs de la République est tel, qu’en 1945, le nouveau législateur choisira un autre dispositif pour sanctionner les « mauvais français » (les collaborateurs) qui par leur action se sont rendus indignes de faire partie de la communauté nationale : ce sera l’indignité nationale, sanction lourde privative de tous les droits civiques et personnels, qui sera appliquée par des juridictions d’exception (7).

Il s’agit d’un régime particulier instauré par une ordonnance du 26 août 1944 (juste après la Libération de Paris) qui va poser de nombreux problèmes pratiques, mais sera fondée sur un principe : écarter les personnes jugées indignes de participer à la reconstruction nationale de la France, sans pour autant les exclure de la communauté nationale.

Ce régime de l’indignité nationale, limité dans le temps et destiné à répondre à un contexte particulier a été rapidement abandonné, compte tenu de ses difficultés pratiques.

Le projet du gouvernement Valls :

C’est donc dans un contexte symbolique et historique particulièrement lourd, et absolument pas maîtrisé, que le gouvernement entend aujourd’hui insérer dans la Constitution la possibilité de déchoir de la nationalité française des personnes nées françaises.

L’article 2 du projet constitutionnel veut modifier l’article 34 de la manière suivante :

  • En insérant après le mot « nationalité » les termes suivants : «  y compris les conditions dans lesquelles une personne née française qui détient une autre nationalité peut être déchue de la nationalité française lorsqu’elle est condamnée pour un crime constituant une atteinte grave à la vie de la Nation ; »
  • Et en créant un autre tiret séparé « l’état et la capacité des personnes, les régimes matrimoniaux, les successions et libéralités ».

Le motif invoqué est que la jurisprudence actuelle du Conseil constitutionnel ne permet pas de retirer par une loi la nationalité à une personne qui n’entre pas dans les conditions de l’article 25 du code civil, et notamment une personne née française.

Et l’adoption d’une simple loi réformant les articles 25 et 25-1 du code civil serait jugée inconstitutionnelle pour deux raisons :

1) d’abord le gouvernement considère qu’il existe un « principe fondamental reconnu par les lois de la République relatif à l’absence de possibilité de déchéance de nationalité pour une personne née française même si elle possède une autre nationalité » (il n’a pas encore été énoncé par le Conseil constitutionnel mais il est vrai que tout est réuni pour qu’à la première occasion, il devienne réalité),

2) et ensuite parce que dans une décision récente (n° 2015-439 QPC du 23 janvier 2015), le Conseil constitutionnel a exigé qu’une Loi qui touche à la nationalité ne porte pas « atteinte à une situation légalement acquise ».

Pour le gouvernement, la déchéance de la nationalité d’origine «  constitue une atteinte à une situation légalement acquise ». Il ajoute que la « nationalité française attribuée dès la naissance confère en effet à son titulaire des droits fondamentaux dont la privation par le législateur ordinaire pourrait être regardée comme une atteinte excédant ce qu’autorise la Constitution », ce qui nécessite donc de modifier la Constitution pour permettre de forcer le Conseil constitutionnel à modifier sa jurisprudence.

Et pourquoi forcer une éventuelle résistance du Conseil constitutionnel (qui ne s’est pourtant pas montré très résistant jusque-là) ?

Parce que la déchéance de la nationalité permet pour le gouvernement de «  renforcer la protection de la société française, en permettant notamment de procéder à l’éloignement durable du territoire de la République, par la voie de l’expulsion, des personnes dont le caractère dangereux est avéré par la condamnation définitive dont elles ont fait l’objet et à interdire leur retour sur le territoire ».

Voilà la réalité de tout le projet : permettre la résurgence juridique « modernisée » de l’exil des personnes politiquement indésirables (étant entendu qu’elles ont purgé les peines sanctionnant leurs crimes).

Nous n’épiloguerons pas sur les promesses du gouvernement selon lesquelles seuls les « seules les infractions criminelles les plus graves peuvent justifier une sanction telle que la déchéance de nationalité prononcée à l’encontre de Français de naissance » puisqu’il appartiendra à la Loi de les fixer, et que rien n’interdit à ce que d’éventuelles réformes législatives n’en élargissent l’application.

Précisons que c’est d’ores et déjà le projet du Front national qui trépigne d’impatience d’élargir le champ des déchéances de nationalité, dès qu’il arrivera au pouvoir, en profitant du nouveau cadre juridique obligeamment instauré par le gouvernement actuel, comme le montre la déclaration de ce matin ci-dessous (8).

texte2

Les critiques juridiques de cette mesure :

Ce projet souffre de plusieurs critiques qui suffiraient à en démontrer l’inutilité et l’inanité, sans besoin de faire appel aux mânes et héros de la République outragée.

D’abord, l’argument sur la constitutionnalisation de la déchéance est assez faible puisqu’il appartient au législateur de fixer les règles relatives à la nationalité. Et si ces règles doivent s’insérer dans le cadre des principes fondamentaux reconnus par les Lois de la République, qui ont une valeur constitutionnelle, c’est justement parce qu’il n’est normalement pas nécessaire de les inscrire dans la Constitution.

De plus, et comme pour la constitutionnalisation de l’état d’urgence (voir le billet précédent), le projet de loi constitutionnelle est fait de telle manière qu’il est impossible au gouvernement qui l’a conçu et entend le défendre de plaider la bonne foi.

Car la réforme n’élargit pas simplement la possibilité de déchéance de nationalité aux personnes nées françaises, elle sort la nationalité du droit civil pour en faire un domaine législatif autonome et même mis en valeur.

Très concrètement, la nationalité n’est plus une des matières qui relèvent de la Loi, mais un domaine autonome de compétence législative, bénéficiant donc d’un tiret particulier. Et ce changement n’est pas que symbolique puisqu’il revient sur la réforme de 1993 qui avait abrogé le code de la nationalité pour justement le réintroduire dans le code civil.

La nationalité n’est qu’un des attributs de la personne, et il n’y a aucune raison d’en faire un domaine autonome du reste du droit civil.

En procédant ainsi, en mettant à ce point en valeur la nationalité dans la Constitution, le gouvernement constitutionnalise le logiciel idéologique de l’extrême-droite, qui fait des questions de nationalité (et de « bons » ou « mauvais » français) le cœur de son action politique !

Ce changement de tiret, inutile techniquement (l’ajout pouvait se faire sans modifier le nombre des tirets, par une insertion entre virgules), est donc une formidable victoire idéologique, politique et juridique de l’extrême-droite qui voit consacrée dans la Constitution sa fixation délirante sur la nationalité, définie comme l’alpha et l’oméga de la personne (alors qu’un minimum d’honnêteté intellectuelle suffit pour constater que, même de nos jours, la majorité des Français n’a pas choisi d’être français).

Les critiques techniques de la déchéance de nationalité

Cette déchéance de nationalité, conçue pour augmenter la sécurité de la Nation, souffre aussi de critiques techniques quant à son efficacité.

De fait, il n’échappera à personne – à part Messieurs Hollande et Valls manifestement – que cette mesure est inutile contre des personnes coupables d’actes terroristes jihadistes. Les terroristes rejettent déjà toute appartenance à la France, « pays de mécréance (kufr)». Donc la menace d’une déchéance d’une nationalité « kafir » ne sera d’aucun effet dissuasif pour des personnes endoctrinées dans l’idéologie jihadiste (en revanche elle les fait beaucoup rire, au point que l’on se prend à douter que notre Premier ministre tente à leur encontre la stratégie dite « de la dent de requin » – les amateurs de Kaamelott comprendront).

Et la possibilité de les expulser du territoire n’est pas non plus un argument sérieux, dès lors que les jihadistes circulent sous de faux papiers et que les moyens de détection et de contrôle sont notoirement insuffisants (mais c’est tellement plus drôle de dépenser l’argent public pour modifier la Constitution).

Combien de jihadistes fichés et repérés, voire expulsés, circulent-ils librement en Europe et en France ?

Il suffit de se pencher sur les parcours des auteurs des attentats du 13 novembre pour réaliser à quel point l’expulsion d’un jihadiste condamné et déchu de sa nationalité française ne renforcera rien du tout.

Mais cette mesure pose aussi des problèmes techniques : il n’est pas possible de faire d’un jihadiste déchu de sa nationalité française un apatride. Cela suppose donc qu’il conserve une autre nationalité (et qu’il soit ni-national). Que va-t-il se passer s’il est aussi déchu de son autre nationalité ?

Va-t-il pouvoir faire annuler sa déchéance ? Dans quels délais ? Et avec quelles conséquences juridiques pour ses droits patrimoniaux ?

Et quid de sa famille restée en France ? Aura-t-il un droit de visite ?

Le plus grotesque de la mesure est que grâce à sa déchéance, le terroriste dangereux qui n’est plus français échappera à nos juridictions : il ne pourra plus se voir interdire de rejoindre les zones jihadistes, ni se voir soumettre à tout contrôle et toute mesure de coercition (comme par exemple l’interdiction de sortie du territoire).

Et s’il est à l’étranger il ne sera plus possible de solliciter son extradition vers la France s’il est arrêté à l’étranger et qu’il intéresse à nouveau nos Services.

C’est ainsi que la Justice et la Police devront apprendre à se passer de tout terroriste dangereux, anciennement français mais déchu. Or, les cycles de vie et d’action des réseaux jihadistes montrent que la lutte antiterroriste doit s’inscrire sur un temps long, voire très long, et que les mêmes personnages clés se retrouvent régulièrement au cours des enquêtes. On comprend mieux l’émoi des Juges antiterroristes, qui sont complètement opposées à cette mesure.

Enfin, il reste le cas éventuel d’un terroriste jihadiste né français, condamné par contumace et déchu de sa nationalité, qui échappera ainsi définitivement à sa peine, son extradition vers la France n’étant plus automatique comme elle l’aurait été s’il était « resté » français…

Bien que ce cas reste théorique (nul ne peut savoir si la future loi qui sera adoptée après la réforme de la Constitution prévoira une telle déchéance pour des condamnations par contumace), il illustre le ridicule d’une mesure techniquement inefficace.

Eloigner une menace ne renforce pas la sécurité

C’est ainsi que l’éloignement du territoire d’éléments dangereux ayant purgé leur peine, ne renforce pas « la sécurité de la Nation », malgré les affirmations du gouvernement, qui montre là une (nouvelle) preuve de sa grave méconnaissance de la manière dont fonctionne le contre-terrorisme.

Réformer le suivi des condamnés en fin de peine, lorsque leur dangerosité est avérée, ou simplement allouer les moyens humains et financiers nécessaires au suivi de ces condamnés dans le cadre des dispositifs déjà existants (qu’il s’agisse de réinsertion, de déradicalisation ou de surveillance), voilà ce qui renforcerait réellement la sécurité nationale.

Au lieu de cela, le gouvernement ne propose rien de moins que d’expulser des individus dangereux, soit vers des pays où ils seront torturés et manipulés par les services de sécurité de dictatures (ce qui ne fera qu’affaiblir encore notre position face à la propagande jihadiste qui dénonce nos « doubles discours » sur la démocratie et les droits de l’homme), soit vers des pays « sanctuaires » où ils pourront organiser en toute impunité, et loin des capacités d’actions et de surveillances de nos services, de nouveaux attentats.

Plus un individu qui purgé sa peine est dangereux et plus vous avez intérêt à le garder sous une surveillance étroite au plus près de vos moyens de renseignement. Voilà une règle de base du contre-terrorisme qui est allègrement bafouée par cette réforme constitutionnelle qui n’a en réalité aucune justification technique rationnelle.

En pratique, et selon la loi votée après la réforme de notre Constitution, soit la déchéance de nationalité sera appliquée sur une grande échelle, et ses effets positifs attendus seront annulés par les effets négatifs pour la sécurité de la Nation, soit elle sera réduite à un ou deux cas annuels, ce qui n’aura donc aucun effet.

Or dans l’intervalle, cette mesure aura scellé un désastre symbolique et politique majeur pour la lutte contre le terrorisme que nous menons.

Un désastre symbolique et politique majeur

L’ampleur des réactions négatives que ce projet (loin d’être toujours bien argumentées) génère montre qu’il est désastreux sur le plan symbolique.

La déchéance de nationalité renie les valeurs fondamentales qui font la spécificité de la France.

Le plus étonnant est que le gouvernement ne craint pas de proclamer dans la motivation de son projet que « La démocratie ne combat pas ceux qui nient ses valeurs en y renonçant ». Or il fait ensuite l’inverse en reniant toute prudence dans les attentes aux droits, les principes fondamentaux des lois de la République et sa propre parole publique (puisque ce projet avait été envisagé en 2010 (9), et avait été alors fortement critiqué par les mêmes qui le défendent aujourd’hui).

En souhaitant retirer leur nationalité à des Français de naissance, le gouvernement se place bien évidemment dans la continuité des Lois adoptées sous Vichy en 1940. Bien évidemment, les conditions et les garanties de la mesure envisagée en 2015 sont différentes de celles de 1940 (notamment l’interdiction de créer des apatrides).

Mais ce constat est une réalité historique incontestable : Il n’y a eu qu’un seul moment dans l’histoire de France, où un législateur a remis en cause une nationalité acquise par la naissance, et le droit du sol qui la fonde, et c’est en 1940…

Le symbole est donc désastreux, et il est particulièrement surprenant que le gouvernement, pourtant doté d’une pléthore de conseillers en communication, en marketing ou en image, n’ait pas réalisé à quel point la dimension symbolique de ce projet allait être néfaste à tout le pays.

La non maîtrise des symboles par nos dirigeants choque, surtout quand on la compare avec la maîtrise de la symbolique des actions des dirigeants jihadistes (date, cible, moyens, discours… tout est maîtrisé chez eux).

Mais la critique politique de cette mesure ne peut se limiter à une espèce de « point Godwin » disqualifiant, et il faut aller au-delà de la seule référence à Vichy.

En réalité, la déchéance de la nationalité est un désastreux aveu de faiblesse politique, et un renoncement à lutter contre la propagande et l’idéologie jihadistes.

Ce renoncement est d’abord celui de la politisation de la sanction.

Le terrorisme jihadiste met en danger nos Sociétés, seulement parce que nous l’acceptons. Les attentats terroristes, aussi terribles soient-ils, ne sont ni irrésistibles, ni d’une ampleur telle que nos Sociétés soient mortellement menacées sur le terrain.

Certes les pertes et les drames humains causés par chaque attentat sont terribles, mais à aucun moment nos sociétés développées ne devraient être déstabilisées par les coups portés par les terroristes.

En fait, c’est la réponse apportée par nos dirigeants depuis plus de 10 ans au terrorisme jihadiste, qui décuple la puissance de chaque attaque. En politisant la réponse pénale à ces crimes terroristes, nos gouvernements augmentent leurs effets et leurs confèrent importance largement supérieure à la réalité des dommages causés.

Pour s’n rendre compte, il suffit de comparer la réponse actuelle au terrorisme jihadiste avec celle opposée par la classe politique de la IIIème République (10).

Prenons du recul quelques instants : pour répondre à une attaque sanglante et dramatique (mais évitable), de 9 terroristes fanatisés, notre gouvernement n’a rien de mieux à proposer que de changer notre Constitution !

On comprend l’énorme jubilation des commanditaires de ces attaques, qui n’en sont que plus motivés à continuer à préparer contre nous de nouvelles opérations criminelles.

Mais pire encore que la disproportion et l’absence de résilience que montre ce projet conçu en réaction à un attentat, il y a l’aveu de faiblesse et de défaite que recèle cette déchéance de nationalité.

Incapable de pouvoir lutter face à l’idéologie et l’endoctrinement jihadistes, notre Société ne saurait donc qu’exclure et expulser les auteurs et complices d’attentats.

Sommes-nous donc dépourvus de moyens de contrer une radicalisation qui n’est ni une maladie incurable, ni un processus irréversible ? (11)

Nos valeurs, nos modes de vie, les perspectives d’avenir que nous offrons à la jeunesse, sont-ils si détestables que nous ne puissions espérer concurrencer ceux offerts par la propagande grossière d’un Etat islamique totalitaire et invivable ?

En réalité, exclure de la Nation, ses membres devenus jihadistes est le signe d’un refus de répondre au défi que le jihadisme pose à notre pays, et c’est laisser le champ libre à la propagande d’une idéologie totalitaire et extrémiste dont l’absence d’avenir est masqué par l’ultra-violente et le caractère suicidaire.

La déchéance de la nationalité prévue dans le projet de loi constitutionnelle ne renforcera donc pas la sécurité du pays et constitue un désastre symbolique et politique qui comble au-delà de leurs espérances les auteurs des attentats du 13 novembre.

Conclusion

La déchéance de nationalité est donc la mesure qui attire le plus l’attention alors que nous l’avons vu, la constitutionnalisation de l’état d’urgence recèle des dangers encore plus importants.

Si l’on devait se fonder sur une analyse rationnelle des risques des deux articles, ce devrait être l’article 1er qui devrait le plus mobiliser.

En effet, si la déchéance de nationalité montre un aveuglement à toute dimension symbolique de l’action politique, et un renoncement à affronter un idéologie monstrueuse, elle ne recèle aucun des dangers directs sur le caractère démocratique de notre régime, ni sur nos libertés et droits fondamentaux, que fait peser l’état d’urgence, en instaurant un arbitraire des services de police et de sécurité dont l’ampleur et la durée sont imprévisibles et sans garde-fous.

Mais présenter comme une mesure de « cohérence technique », et camouflée par le tollé généré par l’article 2, la constitutionnalisation de l’état d’urgence prévue dans l’article 1 risque de ne pas soulever de grands débats lors de l’examen par les deux Chambres.

Et c’est peut-être la seule explication rationnelle de cet article 2, avancé par le Président de la République dans l’émotion et la panique qui ont saisi les plus hautes autorités du pays après les attentats du 13 novembre, puis retiré pour être à nouveau intégré dans le projet de révision constitutionnelle.

Mobiliser les esprits loin du vrai enjeu d’une réforme ouvertement liberticide, résulterait donc d’un calcul politique à plusieurs niveaux, qu’il s’agisse aussi de positionner le gouvernement pour la prochaine échéance électorale de 2017.

C’est donc tout le projet de Loi constitutionnelle, tel qu’il a été présenté le 23 décembre 2015, et non seulement la déchéance de nationalité, qui doit être combattu et refusé par les citoyens soucieux de préserver ce qui a fait la France, mais aussi par tous ceux qui refusent de renoncer et de s’avouer vaincu face au défi que le terrorisme jihadiste nous pose et qu’il nous appartient de relever et de vaincre.

Une correction (édit du 29/12 à 11h20) :

Les Lois des 16, 17, 22 et 23 juillet 1940 n’ont pas été votées comme c’est écrit mais promulguées en vertu des pleins pouvoirs conférés au Maréchal Pétain par la Loi de révision constitutionnelle du 10 juillet 1940, qui elle a bien été votée à la majorité absolue par le Parlement du Front populaire (certes diminué des absences – affaire du Massalia et députés communistes notamment – et dilué avec les sénateurs).

Merci à Benoît Carré pour l’observation.

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(1) pour faire court (que les puristes me pardonnent les raccourcis simplificateurs), c’est comme cela depuis la Révolution en réaction avec l’arbitraire royale et l’insécurité des jurisprudences des Parlements.

(2) http://www.legifrance.gouv.fr/affichCode.do;jsessionid=AABE826A0C817EB19E34CCE24A6587EF.tpdila22v_1?idSectionTA=LEGISCTA000006150513&cidTexte=LEGITEXT000006070721&dateTexte=19960722 ;

(3) Il faudrait même y ajouter une Loi du 17 juillet 1940 sur l’exclusion de la fonction publique de tous ceux qui ne possèdent pas la nationalité française « à titre originaire, comme étant nés de père français ».

(4) voir par exemple l’excellent travail historique de Bernard Laguerre, les dénaturalisés de Vichy, 1940-1944, in Vingtième siècle, revue d’histoire, n°20, octobre-décembre 1988

http://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1988_num_20_1_2792 ;

(5) assisté d’un magistrat de la Cour de cassation, de 4 magistrats de Cours d’appel, d’un représentant du ministère des Affaires étrangères, du ministère de l’Intérieur, du ministère de la Défense et du secrétaire d’Etat à la jeunesse et à la famille (arrêté du 31 juillet 1940) la commission sera complétée par un Conseiller d’Etat ou maître des Requêtes (arrêté du 22 août 1940) puis d’un représentant du secrétariat d’état aux Colonies (arrêté du 1er juin 1942).

(6) En théorie ce chiffre est bien plus élevé puisqu’au 31 juillet 1943, pas moins de 17964 dossiers de retraits de nationalité ont été validés par la Commission, mais la parution des listes de noms dans le J.O. a pris de plus en plus de retard et explique qu’en 1944, environ 25 à 30 % vont échapper à la mesure faute de publicité ;

(7) avec les mêmes magistrats que précèdemment, rappelons que le procureur général André Mornet qui requiert la peine de mort contre Pierre Laval et le maréchal Pétain a siégé au sein de la Commission de révision des dénaturalisations.

(8) https://twitter.com/FN_officiel/status/681377372977926144?lang=fr

(9) http://www.lemonde.fr/politique/article/2010/07/30/nicolas-sarkozy-met-la-decheance-de-nationalite-au-coeur-de-sa-politique-securitaire_1393949_823448.html

(10) il ne s’agit pas d’idéaliser les lois scélérates organisant la répression pénale du terrorisme anarchiste, mais de constater que malgré les attentats, les députés refusèrent de créer un crime politique, et traitèrent les terroristes anarchistes comme des criminels de droit commun, refusant d’en faire des martyrs politiques – voir sur le sujet plus large de la réponse législative au terrorisme l’excellent rapport du 25 mars 2015, sur l’indignité nationale de M. Jean-Jacques URVOAS : http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i2677.asp#P312_109325

(11) poser cette question c’est déjà s’interroger sur l’efficacité des officines et des méthodes de déradicalisation actuelles, dont l’efficacité est si faible que l’on en vient à douter de l’existence même en dehors des plateaux de TV.




L’ANALYSE DU PROJET DE REVISION CONSTITUTIONNELLE : L’ETAT D’URGENCE (1)

Que de débats depuis quelques jours sur ce projet présenté en Conseil des Ministres le 23 décembre 2015 !

L’extrême-droite applaudit et envisage de le voter (1), tandis qu’il est vilipendé par tout ce que la France compte d’intellectuels, et défendu ce matin par Manuel Valls lui-même dans une tribune dans le JDD (2).

De quoi parle-t-on vraiment ? Qui est allé voir le texte de ce projet de révision constitutionnelle disponible pourtant sur les sites officiels ? (3)

C’est ce texte que nous allons analyser maintenant…

Le projet de Loi constitutionnelle « de protection de la Nation » a été déposé à l’Assemblée nationale le 23 décembre 2015 sous le numéro 3381.

Présenté en Conseil des Ministres juste avant, il émane donc de la volonté du gouvernement dans son ensemble, et aucun ministre ne peut prétendre ne pas être au courant (suivez mon regard). Et au cas où ce ne serait pas clair, c’est le Premier Ministre qui a été chargé de le pésenter à l’Assemblée nationale, «  d’en exposer les motifs et d’en soutenir la discussion, et en tant que de besoin, par la garde des sceaux, ministre de la justice. »

Il ne comporte que deux articles :

  • le premier article : insère un article 36-1 dans la Constitution relatif à l’état d’urgence.
  • Le second article : modifie l’article 34 relatif aux domaines de la Loi, en y insérant la possibilité de déchéance de nationalité.

Alors que le débat est à son paroxysme d’hystérie et d’énonciation d’âneries, il n’est pas inutile d’analyser en profondeur le contenu de ce projet, qui cache autant de choses qu’il n’en révèle, comme souvent. Nous commencerons par le premier article sur l’état d’urgence.

Il s’agit de donner une valeur supra-légale à l’état d’urgence, et aux mesures d’exception qu’il autorise.

Rappel du cadre constitutionnel des 3 dispositifs d’urgence

La Constitution prévoit déjà deux dispositifs d’exception :

  • les pouvoirs exceptionnels du Président de la République (article 16)
  • l’état de siège (article 36)

Les pouvoirs exceptionnels de l’article 16 sont destinés à permettre au Président de la République de prendre toute mesure dans des circonstances d’une exceptionnelle gravité à savoir : « Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu ». Ces mesures doivent tendre vers le retour à la normalité (alinéa 3 de l’article). La décision appartient au seul Président de la République, après consultation du Premier Ministre, des Présidents des deux Assemblées et du Conseil constitutionnel.

Cet article n’a été mis en oeuvre qu’une seule fois, en réponse au putsch des généraux d’Alger (du 23 avril au 29 septembre 1961). Rappelons que les mesures prises par le Président seul, sont soumises à la consultation du Conseil constitutionnel, mais échappent à tout contrôle juridictionnel, même a posteriori (Conseil d’Etat, Sect., 2 mars 1962, arrêt Rubin de Servens, Rec. Lebon, p. 143).

Ces pouvoirs exceptionnels sont régulièrement dénoncés comme une « anomalie » dans un Etat de droit, principalement car ils ne relèvent de la décision que d’un seul homme, et que la Constitution ne fixe aucune limite temporelle à leur exercice (il y a seulement une obligation de saisine du Conseil constitutionnel pour vérifier que les conditions énoncées pour l’instauration de ces pouvoirs exceptionnels sont encore réunies, au bout de 30 jours, puis 60 jours, puis à tout moment au-delà – à noter que cette saisine demeure limitée aux Présidents ou à 60 parlementaires de chacune des Chambres).

L’article 36 pose le principe d’un état de siège. Il doit être décidé par un décret pris en Conseil des Ministres, et ne peut être prorogé au-delà de 12 jours sans vote du Parlement.

L’état de siège est un dispositif juridique exceptionnel classique, qui est aussi appelé « loi martiale » (adopté dès une loi du 21 octobre 1789). Lorsqu’il y a péril imminent du fait d’une insurrection armée ou d’une guerre, les pouvoirs des autorités civiles sont temporairement transférés aux autorités militaires. L’état de siège est régi par le code de la défense et concerne des zones définies ou l’ensemble du territoire (ce n’est donc pas automatiquement l’ensemble du territoire comme pour les pouvoirs exceptionnels de l’article 16).

L’état d’urgence est de troisième dispositif juridique dit « de crise » où le fonctionnement normal des pouvoirs et institutions est temporairement suspendu pour faire face à une situation extraordinaire et nécessitant des décisions urgentes. Les hypothèses d’application sont définies comme « soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ».

Ce dispositif n’est pas dans la Constitution, mais résulte d’une Loi n°55-385 du 3 avril 1955. L’état d’urgence est un cadre autorisant des restrictions exceptionnelles aux libertés. Il peut être établi sur tout ou partie du territoire et autorise les autorités civiles à exercer des pouvoirs de police exceptionnels (restrictions aux libertés de circulation et de séjour des personnes, aux libertés de réunion et d’associations, à l’ouverture des lieux au public et enfin, à la détention d’armes). Le Juge est alors privé de son pouvoir de contrôle, mais contrairement à l’état de siège, l’état d’urgence n’implique pas les forces armées et l’autorité militaire.

Le projet du gouvernement : insérer dans la constitution l’état d’urgence

La constitutionnalisation de cet état d’urgence, disposition législative prise pour faire face aux évènements d’Algérie, était demandée depuis longtemps par les juristes. Il s’agit d’abord d’un souci de cohérence, par rapport aux deux autres dispositifs existants (4).

Cette cohérence n’a aujourd’hui pas de lien avec la sécurité juridique de l’état d’urgence. En effet, la jurisprudence du Conseil d’Etat comme celle du Conseil constitutionnel ou de la Cour européenne des droits de l’Homme ont parfaitement validé les mesures de l’état d’urgence, telles que prévues dans la Loi de 1955 (rappelons que l’état d’urgence a été instauré à plusieurs reprises, et notamment suite aux émeutes de 2005).

La volonté de placer dans la Constitution le dispositif de l’état d’urgence est donc juridiquement questionnable, puisque rien ne l’exige en l’état du droit.

Le gouvernement argumente à deux niveaux :

  • d’abord en se présentant comme le défenseurs des droits, par l’inscription dans la Constitution des cas dans lesquels l’état d’urgence pourrait être instauré ;
  • et ensuite en argumentant sur la nécessaire adaptation des mesures d’exception à prendre, cette « adaptation » se heurtant à des risques juridiques certains pour un régime qui ne découle que d’une loi, qui plus est datée.

De fait, si l’état d’urgence ne souffre pas d’insécurité juridique en lui-même, les nombreuses mesures d’exception restrictives des libertés que le gouvernement souhaite instaurer (et qui ne sont pas prévues dans la Loi de 1955) elles, risquent d’être contestées si elles ne sont pas fondées sur une règle de valeur constitutionnelle.

Et le premier tour de passe-passe est là : ce n’est pas simplement l’état d’urgence, et ses hypothèses d’application, qui sont constitutionnalisés, mais également le principe de ce qui s’est passé avec la Loi du 20 novembre 2015 : en même temps que le législateur proroge cet état d’urgence au-delà des 12 jours, il peut fixer de nouvelles atteintes aux libertés attachées à l’état d’urgence, « pour moderniser ce régime dans des conditions telles que les forces de police et de gendarmerie puissent mettre en œuvre, sous le contrôle du juge, les moyens propres à lutter contre les menaces de radicalisation violente et de terrorisme » (5).

Une constitutionnalisation dangereuse pour la démocratie

Désormais, non seulement le Parlement « est seul compétent pour proroger l’état d’urgence » – ce qui est déjà le cas sans modification de la Constitution – mais « En outre, il lui revient de voter la loi comprenant les outils renouvelés qui peuvent être mis en œuvre durant l’application de l’état d’urgence ».

C’est ainsi que loin de constituer une garantie pour les droits et libertés fondamentaux, le projet de révision constitutionnelle constitue une régression en ce qu’il grave dans le marbre de la Constitution, la possibilité pour le législateur de « renouveler » les « outils » que les « forces de sécurité » pourront mettre en action en violation des droits et libertés.

Le gouvernement est d’une totale transparence (ce qui est louable) sur ses intentions (qui le sont moins) mais il est de mauvaise foi lorsqu’il explique les mesures de l’état d’urgence « sont limitées par l’absence de fondement constitutionnel de l’état d’urgence », alors qu’il vient dans le même paragraphe d’exposer que les mesures actuelles de l’état d’urgence ont été validées aussi bien par le Conseil constitutionnel que par la Cour européenne des droits de l’homme.

En réalité, ce qui souffre d’une limitation de sécurité juridique liée à l’absence de fondement constitutionnel ce ne sont pas les mesures d’état d’urgence existantes, mais toutes les autres mesures « modernisées », les nouveaux « outils » qu’il souhaite instaurer pour « compléter les moyens d’action des forces de sécurité sous le contrôle du juge ».

Et le gouvernement développe même des exemples de « mesures administratives susceptibles d’accroître l’efficacité du dispositif mis en place pour faire face au péril et aux évènements ayant conduit à l’état d’urgence », alors qu’il ne s’agit pas du domaine d’une loi constitutionnelle.

Le catalogue est varié et laisse songeur (6) :

– contrôle d’identité sans nécessité de justifier de circonstances particulières établissant le risque d’atteinte à l’ordre public et visite des véhicules, avec ouverture des coffres ;

– retenue administrative, sans autorisation préalable, de la personne présente dans le domicile ou le lieu faisant l’objet d’une perquisition administrative ;

– saisie administrative d’objets et d’ordinateurs durant les perquisitions administratives, alors que la loi actuelle ne prévoit, outre la saisie d’armes, que l’accès aux systèmes informatiques et leur copie.

– et d’autres mesures restrictives de liberté (escorte jusqu’au lieu d’assignation à résidence, retenue au début de la perquisition…).

La légèreté dangereuse du gouvernement avec les droits et libertés

Si le gouvernement avait seulement été mu par la volonté de rendre cohérent les trois régimes d’urgence en leur donnant la même valeur constitutionnelle, il lui aurait été loisible de reprendre la proposition du Comité Balladur de 2007, en insérant l’état d’urgence dans l’article 36.

Or ce n’est pas ce qu’il fait ce qui démontre que ses véritables motifs sont autres.

En créant cet article 36-1, il créé un régime dangereux et alors qu’il prétend augmenter les garanties fondamentales face à l’état d’urgence, il instaure en réalité un régime d’exception particulièrement dangereux puisque :

  • ses cas de recours sont très larges (une simple catastrophe naturelle, ce qui avec la dégradation de notre milieu naturel risque de venir de moins en moins extraordinaire)
  • et la loi qui le proroge peut modifier et augmenter les mesures de police portant atteintes aux libertés.

Or, l’une des plus grandes garanties qu’un Etat de droit peut offrir à des citoyens, c’est que les règles, qui s’imposent à tous y compris à ceux chargés d’en assurer l’application, ne changent pas en fonction des situations. Elles sont prédéterminées, surtout en matière pénale.

C’est l’arbitraire de pouvoir législatif qui est ainsi constitutionnalisé, et qui plus est dans des mesures attentatoires aux libertés.

Cet arbitraire, qui est voisin de la notion juridique de forfaiture, s’ajoute à l’arbitraire légalement autorisé par la mise en œuvre des mesures d’exception autorisées par l’état d’urgence, puisque les services de sécurité sont seuils maîtres de la mise en oeuvre de leurs pouvoirs exceptionnels, sous un contrôle judiciaire a posteriori, habilement fractionné entre juge judiciaire et administratif.

Désormais, un gouvernement disposant d’une majorité à l’Assemblée nationale pourra ainsi instaurer une suspension d’une partie des libertés publiques, dont il fixera la durée et l’ampleur en même temps qu’il le décidera.

Le plus grand danger de ce projet de réforme : aucune garantie sur la fin de l’état d’urgence

Mais cette réforme comporte un plus grand danger encore puisqu’alors qu’il en avait l’occasion, le gouvernement ne fixe dans son projet aucune limite de durée à l’état d’urgence.

Dans la Loi de 1955, l’état d’urgence est déclaré par un décret en Conseil des ministres pour 12 jours. Au-delà, il ne peut être prorogé que par une Loi qui en fixe sa durée définitive.

Rien ne précise cette durée, qui peut donc être de un mois, 3 mois, 6 mois, 3 ans, 99 ans….

Un gouvernement soucieux de poser des limites à ce disposition d’exception aurait pu fixer une durée maximale de prorogation.

Pire encore, la Loi de 1955 a prévu un garde-fou dans son article 4 rédigé comme suit : « La loi portant prorogation de l’état d’urgence est caduque à l’issue d’un délai de quinze jours francs suivant la date de démission du Gouvernement ou de dissolution de l’Assemblée nationale ».

C’est à dire que quoi qu’il arrive, en cas de démission du gouvernement ou de dissolution de l’Assemblée nationale, la Loi prorogeant l’état d’urgence devient caduque de plein droit, même si la durée de l’état d’urgence n’est pas atteinte.

On constate qu’il s’agit là d’une garantie absolue contre toute tentation d’instaurer un « état d’urgence permanent », puisque la caducité est automatique, dès lors que survient un événement (rappelons que la démission du gouvernement est un événement très fréquent).

Il s’agit de ne pas ajouter à l’état d’exception de l’état d’urgence, une situation de vacance des instances politiques qui serait la porte ouverte, en toute légalité, à diverses sortes de dérives antidémocratiques.

Or, cette garantie du caractère démocratique de notre régime, qui serait pleinement à sa place dans la Constitution, n’a pas été reprise dans l’article 1er de cette Loi constitutionnelle !

Bien entendu, la disposition demeure dans la Loi de 1955, qui reste applicable, mais ce n’est qu’une loi, et il suffira que la loi prorogeant l’état d’urgence abroge l’article 4 pour que l’état d’urgence n’ait plus d’autre limite que celle que le législateur voudra bien lui accorder, à condition que l’Assemblée nationale n’ait pas été dissoute avant.

Le projet de loi constitutionnelle constitue donc sur ce point une faute majeure.

Espérons que les parlementaires qui auront à débattre sur ce projet juridiquement condamnable, insère dans le projet la reprise du texte de l’article 4, qui relève de la Constitution et constituerait pour le coup, une garantie réelle contre le caractère potentiellement illimité de l’arbitraire instauré par l’état d’urgence.

CM, le 27 décembre 2015

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NOTES

(1) http://www.bfmtv.com/politique/decheance-de-nationalite-dans-ces-conditions-le-fn-pourrait-voter-la-revision-constitutionnelle-939091.html

(2) http://www.lejdd.fr/Politique/Valls-au-JDD-Une-partie-de-la-gauche-s-egare-au-nom-de-grandes-valeurs-765743

(3) http://www.assemblee-nationale.fr/14/projets/pl3381.asp

(4) voir par exemple la proposition 10 du Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions dit « Comité Balladur » de 2007 sur la modernisation et le rééquilibrage qui proposait la modification de l’article 36 suivante pour y intégrer l’état de siège : « L’état de siège et l’état d’urgence sont décrétés en conseil des ministres. Leur prorogation au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par la loi. Une loi organique définit ces régimes et précise leurs conditions d’application. »

(5) Mes amitiés à tous les militants écologistes ou anarchistes ciblés par des mesures attentatoires à leurs libertés votées pour protéger la France contre les attentats jihadistes.

(6) Le gouvernement reste taisant sur les justifications de ces mesures : sont-elles indispensables à la protection de la Nation ? Vont-elles permettre de réduire le risque d’attentats ? Vont-elles faciliter les enquêtes et le travail de la police ? Aucune explication, aucune statistique sur l’efficacité de mesures qui présentent d’abord des risques de renforcer l’effet de la propagande des Jihadistes critiquant nos démocraties « à double standard ». Nous y reviendrons dans la seconde partie.




25 décembre : L’aviation russe tue Zahran Alloush le chef militaire de Jaish al-Islam

Le 25 décembre 2015, l’aviation russe a frappé un regroupement de chefs rebelles et a tué Zahran Alloush, chef militaire du RCC (Revolutionary Comand Council), et surtout leader militaire de la zone rebelle de la Ghouta-est à proximité de Damas.

La biographie de ce chef rebelle jihadiste traverse toute la complexité de la guerre civile syrienne depuis 2011 à aujourd’hui.

Zahran Alloush est né en 1971. Il est le fils d’un Sheikh sunnite syrien connu, Abdullah Mohammed Alloush, qui a été exilé en Arabie Saoudite pour son opposition au régime d’Assad. Très tôt impliqué dans un activisme religieux, Zahran Alloush est arrêté à plusieurs reprises par les services de sécurité syriens.

Zahran Alloush, tué dans un raid aérien le 25 décembre 2015

Zahran Alloush, tué dans un raid aérien le 25 décembre 2015

La succession arrestation et de libération qui jalonne la vie de Zahran Alloush avant 2011 est un exemple de la politique ambiguë du régime d’Assad à l’égard des jihadistes.

Il est à nouveau arrêté en 2010 et détenu dans le quartier des islamistes de la prison de Sednaya, célèbre camp de détention du régime d’Assad. Il est relâché lors de l’amnistie décidée unilatéralement en mars 2011 par Bachar el-Assad, face à la contestation de sa dictature qui s’étend depuis février 2011 dans tout le pays.

Il sort en juin 2011, et immédiatement retrouve ses amis à Douma, dans la Ghouta-est, et fonde la brigade de l’Islam (Katiba al-islam), un groupe rebelle armé qui se montre très actif et efficace contre les forces de sécurité d’Assad lors des combats dans et autour de Damas.

A la fin de l’année 2012, le régime d’Assad a réussi à refouler les rebelles de Damas et de sa banlieue, par l’engagement de ses unités d’élite (la 4ème division mécanisée). Une fois la zone pacifiée, ces unités sont envoyées dans le nord, et les groupes rebelles en profitent pour lancer une offensive le 6 février 2013 (l’opération Armageddon). Bien que blessé en janvier 2013, Zahran Alloush commande alors la Katiba al-Islam, l’un des groupes le plus importants des rebelles qui conquièrent une zone importante dans le secteur de la Ghouta orientale, avec de nombreux centres urbains, dont celui de Douma.

Carte de l'offensive sur la Ghouta orientale

Carte de l’offensive sur la Ghouta orientale

Sa milice bénéficie, grâce à son père, du soutien des réseaux privés salafistes des pétromonarchies et étend son influence. Il bénéfice d’un armement lourd (des tanks T-54, T-62 et T-72 ainsi que des blindés BMP), et même de quelques missiles sol-air 9K33 Osa (SA-8 Geko) qui lui permettent d’abattre des aéronefs du régime qui bombardent quotidiennement l’enclave de la Goutha-est.

Parade à Douma du Jaish al-Islam sous le regard de Zahran Alloush

Parade à Douma du Jaish al-Islam sous le regard de Zahran Alloush

Après avoir échoué à progresser vers Damas, les rebelles doivent résister aux contre-attaques des forces loyalistes, puis s’installent dans une vaste enclave, qui est encerclée. Elle est administrée par un Conseil des Mujahidin de Douma (DMC) instauré en mars 2013 entre les différentes milices rebelles jihadistes présentes sur place, dont la Katiba al-Islam (devenue Liwa al-islam).

Cette milice est alors une affaire de famille pour les Alloush, puisque tandis que Zahran en est le chef militaire, Mohammed Alloush est le chef politique et Islam Alloush est le porte-parole.

Le voisinage de Damas et l’efficacité militaire des rebelles de Douma en font une cible privilégiée du régime qui multiplie les bombardements et les attaques. Les rebelles, dont Alloush, accumulent donc des succès défensifs jusqu’à la nuit du 21 août 2013, où les forces d’Assad bombardent au gaz les populations de Douma, dans la Ghouta-est, en soutien d’une nouvelle offensive au sol. Ce bombardement cause plusieurs centaines de victimes, mais l’attaque lancée au sol dans la foulée échoue à nouveau (voir https://blogs.mediapart.fr/cedric-mas/blog/210815/21-aout-2013-attaque-dassad-au-gaz-contre-la-ghouta-les-preuves).

Les USA avaient fixé comme « ligne rouge » l’utilisation des gaz de combat contre les populations civiles, et pourtant, en août 2013, Barak Obama renonce à agir.

L’effet immédiat est désastreux pour les rebelles de l’ASL (improprement appelés « modérés » alors qu’ils sont non-jihadistes), et renforce le discours des rebelles jihadistes, présentés comme les plus durs, dont le Liwa al-Islam, qui multiplie les démonstrations de force militaire et bénéfice toujours du soutien matériel et financier de l’Arabie Saoudite.

L’automne 2013 est une période importante pour la structuration des milices rebelles jihadistes, qui profitent de la relative perte de puissance de l’ASL, pour se rassembler en différents grands mouvements. Le 29 septembre 2013, Liwa al-Islam annonce au cours d’une grande cérémonie la création du Jaysh al-Islam, un mouvement regroupant officiellement une cinquantaine de groupes rebelles jihadistes, mais dont le cœur est formé par la milice de Zahran Alloush, qui devient donc le chef militaire de Jaysh al-Islam, dont la présence est à Douma, mais aussi à Idlib et Alep. Cet avènement engendre la fin du DMC, et la situation au sein de la zone Ghouta-est devient compliquée, avec une réelle lutte d’influence entre Zahran Alloush et les autres milices rebelles. (voir : http://carnegieendowment.org/syriaincrisis/?fa=53432)

Une fois les groupes rebelles jihadistes regroupés en grands ensembles, la phase suivante est celle d’un rassemblement plus grand encore : c’est la création du Front Islamique, qui associe différentes fédérations de groupes : Suqor al-Sham, Liwa al-Thawid, Ahrar al-Sham et bien sûr Jaish al-Islam.

On peut juger de la réputation militaire de Zahran Alloush au fait qu’il devient le chef militaire du Front Islamique.

Cette force militaire porte un projet politique jihadiste, visant l’instauration d’un état islamique en Syrie, une fois le régime d’Assad vaincu (ce qui n’est pas le cas des rebelles de l’ASL, non-jihadistes et portant un projet démocratique et pluraliste). D’ailleurs, en décembre Zahran Alloush annonce qu’il se retire du SMC, structure censée coordonner l’ensemble des opérations militaires des rebelles syriennes, toute orientation politique confondue.

Les discours de Alloush sont à l’époque sectaires contre les chiites, les kurdes et les alaouites, appelant à une « purification » confessionnelle de la Syrie autour de l’Islam wahhabite (voir : http://www.joshualandis.com/blog/zahran-alloush/)

Dans sa base de Douma, Zahran Alloush profite de l’ascendant qu’il prend pour instaurer un régime islamisé, avec application de la Shari’a. Les opposants, notamment activistes des droits de l’homme, sont arrêtés et pourchassés (voir : http://www.vdc-sy.info/index.php/en/reports/1390232185#.Vn7ayhH2mQt).

Mais ses discours extrémistes passent mal auprès des Occidentaux et ses puissances tutélaires réduisent leur soutien, voire soutiennent d’autres groupes concurrents.

2014 est une année difficile pour Zahran Alloush qui doit lutter au sein même de la zone de Douma pour conserver son ascendant. D’abord, il doit régulièrement anéantir avec une violence brutale toutes les tentatives de l’Etat islamique de prendre pied dans la zone de Douma. Puis il doit lutter avec d’autres groupes, plus modérés, créés parfois récemment pour réduire son influence. La confrontation avec un autre milice, Jaysh al-Ummah, créé seulement en septembre 2014 (autour d’une célébrité de la rebellion, Abu Ali Khabiya un héros de la guerre en 2011-12), dure longtemps. Les tensions augmentent à la fin de l’année 2014 pour exploser en janvier 2015, lors que Zahran Alloush après des affrontements sporadiques les 3 et 4 janvier, une opération appelée « nettoyage du pays de la saleté de la corruption » le 5 janvier 2015.

En 6 heures, le groupe Jaysh al-Ummah est anéanti, ses chefs tués et ses hommes ralliés. Ses derniers membres se rendront aux forces gouvernementales en mars.

L’année 2015 se présente sous de meilleurs auspices pour Zahran Alloush.

Il bénéficie à nouveau du soutien financier et matériel des pétromonarchies. Il a pour cela beaucoup « adouci » son langage, même si ses méthodes restent brutales (comme le montrent des exécutions régulières de membres de l’Etat Islamique). Son cousin, Mohammed Alloush est devenu le responsable politique du RCC (instance de coordination des fronts rebelles).

Le double discours qu’il tient, selon qu’il s’adresse à ses miliciens, ou à des médias occidentaux le rend d’autant plus présentable qu’il montre toujours des capacités militaires reconnues (voir pour un exemple de double discours l’interview donnée à un média occidental où un gouvernement de religieux devient un gouvernement « technocratique » : http://www.thedailybeast.com/articles/2015/12/15/the-rebel-commander-of-damascus.html )

En mai 2015, il quitte de Douma vers la Jordanie, puis se rend en Turquie pour y rencontrer les leaders des instances islamiques syriennes à Ankara, ainsi qu’un leader d’Ahrar al-Sham, l’autre puissant groupe de la rebellion jihadiste. Sous supervision turque, il s’agit d’éviter une rivalité néfaste entre Ahrar al-Sham et Jaysh al-Islam, deux des composantes majeures du front islamique (voir : https://now.mmedia.me/lb/en/NewsReports/565149-top-damascus-rebel-in-turkey-amid-regional-moves) 

Après ces rencontres, Zahran Alloush retourne à Amman puis rentre en Syrie où il supervise l’offensive du front sud rebelle. Il assiste, avec un rôle de conseiller militaire « technique » (à la manière de l’iranien Qasseim Soleimani pour le camps d’Assad) les groupes de ce front, majoritairement de l’ASL, dans leur attaque des positions loyalistes dans le secteur de Deraa le 9 juin 2015. Après un succès initial (la prise de la base de la 52ème brigade en 6 heures) et une avance prometteuse, menaçant la base aérienne de al-Thaala, l’opération échoue devant l’assistance apportée par les Druzes aux forces d’Assad.

En effet, au même moment plus au nord, à Qalb Loze, près d’Idlib, des miliciens du front al-Nosra massacrent une vingtaine de Druzes qui protestaient contre leur expropriation.

L’incident est habilement exploité par la propagande d’Assad, et la panique se répand dans toute la communauté druze, malgré les interventions du leader druze libanais Walid Joumblatt. A l’appel du Sheikh druze Abu Khaled Shaaban, les milices druzes s’engagent aux côtés des groupes de la NDF d’Assad. Les assauts contre al-Thalaa sont un échec et l’offensive s’arrête le 13 juin.

Puis Zahran Alloush revient à Douma et lance en août sa propre offensive au nord de l’enclave. Les forces de Jaish al-Islam capturent une zone importante et coupent l’autoroute Damas-Homs (M5).

L’intervention de la Russie au secours du régime de Damas bloque tous les projets d’offensive de la rébellion, tandis que les initiatives internationales se multiplient pour trouver une solution au conflit.

Au moment de sa mort, Zahran Alloush est un leader aux compétences militaires reconnues, mais dont les projets politiques extrémistes et les méthodes violentes étaient très contestées, même s’il les avaient adoucies sous la pression internationale en tenant un double discours qui ne doit pas tromper sur ses intentions réelles. Ses méthodes brutales au sein de la zone de Douma, qu’il considère comme sa possession, en font un dictateur potentiel dénoncé aussi bien par les pro-Assad que par certains rebelles attachés à l’instauration d’une démocratie en Syrie.

Il était aussi le chef d’une des forces jihadistes les plus importantes, l’une des plus puissantes militairement, et qui était la seule parmi les groupes jihadistes à avoir signé le texte final de la conférence de Riyad dès lors que Ahrar al-Sham s’en est retiré (voir ici : http://carnegieendowment.org/syriaincrisis/?fa=62263).

Sa mort est donc un coup fort de la Russie, à priori aidée par des renseignements obtenus par les forces syriennes loyalistes. D’abord dirigé contre les rebelles jihadistes, il frappe aussi par ricochet les initiatives de l’Arabie Saoudite qui peine à imposer sa volonté de transition aux groupes jihadistes qu’elle a armé.

Et surtout, elle affaiblit la rébellion syrienne dans la zone de la Douma, au moment où les forces d’Assad progressent dans le sud de l’enclave (secteur des bases d’hélicoptères de Marj as-Sultan). Pire, l’évacuation de proches de la rébellion au sud de Damas va libérer des forces de Damas et de ses alliés pour relancer les attaques contre Douma (qui ne bénéficient pas du repli des défenseurs de ces poches, exfiltrés vers le Nord par un accord local sous supervision de l’ONU).

Il est donc fort probable que les opérations des forces loyalistes, soutenues par l’aviation russe, reprennent et s’étendent dans la zone de la Ghouta-est, enclave urbanisée et martyrisée depuis plus de 3 ans.

Mais paradoxalement, la mort d’un des grands leaders militaires jihadistes peut aussi renforcer les rebelles de l’ASL. Les unités de la rébellion non-jihadiste, que l’on croyait moribondes, ont, en effet, démontré leur puissance lors des victoires défensives d’octobre 2015 au nord de Homs, au nord de Hama et dans le secteur de Salma face aux offensives des forces pro-Assad soutenues par l’aviation russe.

Seul l’avenir nous dira à qui profitera durablement la frappe qui a tué le chef militaire du Front islamique ce 25 décembre 2015.

CM le 26/12/2015