Guerre en Syrie et Irak: physionomie du terrain

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syrie-viergeLe web et la presse fourmillent de cartes illustrant les zones « contrôlées », « possédées », « tenues » par telle ou telle faction. Un exemple criant est le foisonnement de cartes montrant, telle une gangrène rongeant une jambe, la  « progression » de l’Etat Islamique sur de vastes périmètres de territoire syrien et irakien. Si vous le voulez bien, nous allons aujourd’hui nous projeter un peu sur le terrain pour mieux appréhender cette notion de « contrôle » de zone.

Un périmètre que l’on « tient », qu’est-ce que ça signifie ? Disons qu’à minima, en situation de conflit, il s’agit, pour un belligérant, de se trouver établi quelque part — d’y être présent physiquement donc — et d’y maintenir certaines conditions :

  • que la probabilité d’atteinte à ses personnels et matériels par un ennemi y soit minime ;
  • que ses flux logistiques y soient sécurisés envers les initiatives adverses ;
  • que ses forces y bénéficient d’une large liberté de manœuvre et d’initiative ;
  • qu’il y rende la liberté de manœuvre d’un ennemi nulle ou très risquée.

Passons maintenant à l’observation de la carte. Voyons, par exemple, les périmètres du territoire syrien supposés être sous le contrôle de l’Etat Islamique en novembre 2014 selon la page Wikipédia dédiée à cette organisation : http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89tat_islamique_(organisation) . Pour éviter d’alourdir le présent billet, nous nous focaliserons sur la Syrie, étant entendu que le problème est le même en Irak. Superposons la carte présentée par Wikipédia — conforme à des dizaines d’autres mondialement diffusées — et une vue satellite de la Syrie (Google Earth).

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Maintenant, passons à la vue satellite dépouillée.

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Comme vous pouvez le constater, il y a du jaune, du vert, et du vert pâle. Le décryptage est aisé : les zones vertes sont fertiles et humides, et ce n’est pas un hasard si elles sont principalement situées le long des cours et étendues d’eau. Les zones jaunes, c’est le désert syrien, une vaste étendue aride parsemée de pierres tranchantes et grosses mangeuses de pneus. Le vert pâle, ce sont les périmètres intermédiaires, souvent menacés par la désertification. Vous voyez donc que la Syrie est une vaste étendue aride agrémentée de quelques maigres zones fertiles et hospitalières.

J’ai placé ci-dessus un repère rouge vers Deir Ezzor, sur les rives du fleuve Euphrate. Zoomons donc sur ce repère, via la vue ci-dessous.

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On voit là l’Euphrate, les zones cultivées, l’agglomération de Deir Ezzor et le réseau routier qui la dessert. Puis, à l’Est, sec, aride, le désert. Une image valant mieux qu’un discours, voici à quoi il ressemble.

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Austère, n’est-ce pas? Et tout à fait idéal pour se faire repérer par les aéronefs de la coalition, de jour comme de nuit, avec ou sans camouflage puisqu’ils disposent de senseurs thermiques et de radars air-sol. Rappelons que cet environnement est redoutable pour les véhicules et leurs pneumatiques, et qu’on y roule à un train de sénateur.

Continuons les investigations en étudiant une de ces grosses taches menaçantes sur la carte, réputées « zones EI ». Ci-dessous, le sud-ouest de Deir Ezzor, avec, toujours en rouge, le périmètre réputé aux mains de l’EI. Et 200 km de désert conforme à la photo ci-dessus…

En jaune, l’unique route du secteur, reliant Deir Ezzor à Palmyre

Interprétation de la carte: l’EI tiendrait le secteur sur une profondeur de 200 km en partant de l’Euphrate. Il tiendrait tout sauf la route et Palmyre. Mais dans le mot « tout », à part des cailloux et du sable, qu’y a-t-il? Des pipelines que la coalition s’est empressée de rendre inaptes à leur fonction quand ils profitaient à l’EI, et deux petits champs d’extraction au sort incertain, mais que le régime a probablement cessé d’exploiter faute de pouvoir les sécuriser. Voici à titre indicatif une carte sommaire des ressources fossiles, pipelines et gazoducs.

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Les seules choses intéressantes qu’il reste à contrôler dans le secteur sont donc la route et Palmyre, que l’EI ne tient pas puisqu’elles sont aux mains du régime. Vous pouvez conclure sans risque d’erreur que l’EI ne tient rien dans cette grosse tache rouge en plein désert… Le régime de Bachar al Assad non plus, ni aucune faction rebelle. De telles zones inhospitalières sont le plus souvent délaissées car inexploitables à quelque fin que ce soit. En novembre 2014, j’envisageais plutôt la carte de l’EI en Syrie comme suit:

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D’autres, plus portés sur un travail de cartographie de longue haleine, auront matière à critiquer sur tel ou tel détail et je les écouterai respectueusement. Mais la situation de novembre dernier n’est pas le problème de fond. Le propos est ici de rappeler que la carte doit traduire les contraintes du terrain. L’EI, comme tout belligérant compétent, cherche à contrôler aussi rigoureusement que possible les routes, les cours d’eau et les ressources. La zone grise décrite ci-dessus est a priori moins vertigineuse, en termes de surface « couverte » par l’EI, que l’énorme tache rouge dont Wikipédia et de nombreux médias ont repeint le désert syrien. Mais qu’on ne s’y trompe pas. L’EI contrôle le cours de l’Euphrate jusqu’aux environs directs de Bagdad, celui du Tigre jusqu’à Mossul, des ressources fossiles encore conséquentes, et on ne devrait pas avoir besoin de renverser un pot de peinture sur une carte pour expliquer ça à ses lecteurs. A propos, voici un lien vers un travail du New York Times, dont la documentation cartographique me semble tout à fait crédible à défaut d’être spectaculaire: http://www.nytimes.com/interactive/2014/06/12/world/middleeast/the-iraq-isis-conflict-in-maps-photos-and-video.html?_r=0

Ce billet n’a pas l’ambition de vous livrer sur le ton du scoop l’ensemble des positions de combats de l’EI. Son but est juste d’inviter le lecteur à valider les cartes qui lui sont proposées en allant jeter un œil curieux sur des outils tels Google Maps et Google Earth. Si vous vous piquez au jeu, vous apprendrez à aimer aussi Wikimapia, très utile quand l’actualité traite de zones urbaines comme c’est le cas à Kobané ou Mossul par exemple.

Jean-Marc LAFON

PS: ne le dites à personne mais ça marche aussi avec l’Ukraine… 😉

A propos Jean-Marc Lafon

Cofondateur du think-tank Action Résilience. Fondateur et webmaster de Kurultay.fr. Observateur des mouvements jihadistes, du terrorisme et des conflits au Proche-Orient, au Moyen-Orient et en Afrique. Veille et analyse. Audit et consulting en prévention des tensions politiques, religieuses et de la radicalisation. Spectateur engagé (clin d’œil à Raymond Aron) du cours des planètes en général, et de la nôtre en particulier. Twitter: @JM_Lafon
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6 réponses à Guerre en Syrie et Irak: physionomie du terrain

  1. Pascal Ickx dit :

    Vraiment bien.
    Merci

    Pascal Ickx à Metz

  2. maryse dit :

    merci, ca m’a aidé à comprendre que la syrie continue de vivre (commémoration du dictateur nord coreen récemment) et la question que je me pose, c’est pourquoi les gens ne se refugient-ils pas en syrie, car meme si les villes sont touchées par EI, il reste quand meme pas mal de place pour les accueillir en dehors du desert, j’ai bien compris qui est invivable. et je me pose ainsi beaucoup de question sur les refugiés et sur la manipulation culpabilisatrice dont est victime UE et ses concitoyens!!! je ne nie pas la souffrance de ces gens, mais je me demande quand meme si on ne nous prend pas pour des cons!

  3. maryse dit :

    ca marche comment pour l’Ukraine?

  4. Frédéric dit :

    Avec la prise de Palmyre, la situation à t’elle à ce point évoluer à un point que cela à necessiter l’intervention russe ?

    • Palmyre n’est qu’un des soubresauts. Probablement moins grave que la perte d’Idlib face à Jaish al-Fath (coalition de Jabhat al-Nusra, Ahrar al-Sham et d’autres groupes). Le pouvoir d’Assad s’use, et ses forces ont un problème croissant de ressources humaines. Son territoire se réduit, sa population s’enfuit, et les zones hors de son contrôles seront de moins en moins contrôlables au fil de leur administration par d’autres. Or, la Russie a parié sur Assad dès 2011.

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