Faribole sur un appel au meurtre

Capture d'écran de la page de Dar al-Islam appelant au meurtre de Rachid Abou Houdeyfa

Capture d’écran de la page de Dar al-Islam appelant au meurtre de Rachid Abou Houdeyfa

Le 20 août 2016 a paru le numéro 10 de Dar al-Islam, publication en ligne officielle, en langue française, de l’Etat islamique – alias EI ou Daesh. En page 47 de cette édition figure l’appel à tuer l’imam brestois Rachid Abou Houdeyfa. Le 22 au matin, nous écrivons ces lignes sans qu’aucun personnage officiel de la République ni aucun média de premier plan ne se soit, à notre connaissance, manifesté à ce sujet (1).

L’appel au meurtre publié par Dar al-Islam est assorti d’une photo de Rachid Abou Houdeyfa, de l’adresse de sa mosquée, d’une vue satellite Google Maps et de la mention « imam de l’apostasie vendant sa mécréance avec éloquence ». Il est reproché à l’imam « son appel à voter aux élections françaises et à participer au système démocratique », « son invocation en faveur du taghut (2) du Maroc » pour avoir écrit sur sa page Facebook « le roi du Maroc (que Dieu le protège) », et le fait qu’il se réfère à la loi française, qu’il appelle à respecter. Suit une mention visant à motiver l’appel au meurtre, titrée « jugement légal », où sont cités le prophète Mohammed ainsi que les théologiens Ibn Qudamah al-Maqdisi et Ibn Taymiyya, à propos de l’apostasie et du fait d’être apostat « en terre de mécréance ». L’idéologie jihadiste considère tout autre fondement légal que la charia – démocratie, constitution, législation – comme de l’idolâtrie. Elle voit en tout musulman y adhérant un apostat.

Il n’est pas question ici d’entrer dans le débat sur la doctrine que professe l’imam Abou Houdeyfa. Il est évident que la critique de son discours relève du droit de chacun d’avoir une opinion et de l’exprimer. Il est tout à fait clair qu’il n’incarne pas la vision la plus communément admise par le gros de l’opinion publique en France de la religion – musulmane ou autre. En somme, libre à qui veut de rejeter son discours, sa doctrine, et même, s’il le souhaite, de le combattre sur le terrain argumentaire. Reste qu’un citoyen français fait l’objet d’un appel au meurtre par une organisation terroriste contre laquelle nous nous trouvons en guerre – un état de guerre incontestable car revendiqué par les deux parties. En guerre, au-delà des niaiseries manichéennes, il convient de faire le nécessaire pour… gagner, par exemple.

En gardant un silence confus, en ne condamnant pas cet appel au meurtre, en le mettant sous l’éteignoir, la France, son exécutif, sa classe politique et ses médias commettraient une erreur stratégique fondamentale. Daesh a explicitement condamné à mort un imam français parce qu’il a appelé à participer au système démocratique et à respecter la loi. S’il n’est pas soutenu par la voix et la force publiques au même titre que n’importe quel autre citoyen menacé de la sorte, nous adresserons un message à tout un auditoire musulman, et pas seulement parmi ceux qu’attirent les interprétations rigoristes de l’islam : qu’importe que vous appeliez à une pratique respectueuse des lois et des institutions de la République, la France ne vous soutiendra pas face aux terroristes car elle ne vous aime pas. Au-delà même de la dimension morale de la question, cela revient à livrer à l’ennemi une sérieuse base argumentaire illustrée par l’exemple. L’exemple d’une République dont les voix officielles martèlent qu’il faut combattre les jihadistes aux côtés des musulmans, mais dont les actes projetteraient une réalité quelque peu différente.

Il est urgent de cesser d’attendre, car il n’a pas encore été donné corps à l’appel au meurtre. Celui qui visait Charb a été publié par Al Qaeda en mars 2013. On n’avait d’ailleurs guère attendu pour en informer le public (3). Et s’il a fallu près de deux ans, à l’époque, pour que l’assassinat ait lieu, il y a fort à craindre que les délais de réaction des candidats à l’acte terroriste sur le sol national aient considérablement rétréci depuis. Il faudrait alors gérer à la fois le drame et ses conséquences. Ces dernières seraient lourdes. Gouverner, c’est faire des choix.  Celui de l’unité devrait aller de soi, surtout « en temps de guerre ».

Jean-Marc LAFON

  1. A l’heure où nous publions, BFMTV vient de se manifester sur le sujet : Daesh appelle au meurtre de Rachid Abou Houdeyfa, imam de Brest – Paul Aveline pour BFMTV : http://www.bfmtv.com/international/daesh-appelle-au-meurtre-de-rachid-abou-houdeyfa-imam-de-brest-1028447.html
  2. Taghût : le terme désigne, sur le plan politique, toutes les lois autres que celles d’Allah (la charia), par nature illégitimes, ainsi que ceux qui gouvernent selon ces lois.
  3. Charb dans le viseur d’Al-Qaida – Guillaume Novello pour Métro News : http://www.metronews.fr/info/al-qaida-cible-le-caricaturiste-charb-charlie-hebdo/mmcc!x06QXaAzDg5s/



L’ANALYSE DU PROJET DE REVISION CONSTITUTIONNELLE : L’ETAT D’URGENCE (1)

Que de débats depuis quelques jours sur ce projet présenté en Conseil des Ministres le 23 décembre 2015 !

L’extrême-droite applaudit et envisage de le voter (1), tandis qu’il est vilipendé par tout ce que la France compte d’intellectuels, et défendu ce matin par Manuel Valls lui-même dans une tribune dans le JDD (2).

De quoi parle-t-on vraiment ? Qui est allé voir le texte de ce projet de révision constitutionnelle disponible pourtant sur les sites officiels ? (3)

C’est ce texte que nous allons analyser maintenant…

Le projet de Loi constitutionnelle « de protection de la Nation » a été déposé à l’Assemblée nationale le 23 décembre 2015 sous le numéro 3381.

Présenté en Conseil des Ministres juste avant, il émane donc de la volonté du gouvernement dans son ensemble, et aucun ministre ne peut prétendre ne pas être au courant (suivez mon regard). Et au cas où ce ne serait pas clair, c’est le Premier Ministre qui a été chargé de le pésenter à l’Assemblée nationale, «  d’en exposer les motifs et d’en soutenir la discussion, et en tant que de besoin, par la garde des sceaux, ministre de la justice. »

Il ne comporte que deux articles :

  • le premier article : insère un article 36-1 dans la Constitution relatif à l’état d’urgence.
  • Le second article : modifie l’article 34 relatif aux domaines de la Loi, en y insérant la possibilité de déchéance de nationalité.

Alors que le débat est à son paroxysme d’hystérie et d’énonciation d’âneries, il n’est pas inutile d’analyser en profondeur le contenu de ce projet, qui cache autant de choses qu’il n’en révèle, comme souvent. Nous commencerons par le premier article sur l’état d’urgence.

Il s’agit de donner une valeur supra-légale à l’état d’urgence, et aux mesures d’exception qu’il autorise.

Rappel du cadre constitutionnel des 3 dispositifs d’urgence

La Constitution prévoit déjà deux dispositifs d’exception :

  • les pouvoirs exceptionnels du Président de la République (article 16)
  • l’état de siège (article 36)

Les pouvoirs exceptionnels de l’article 16 sont destinés à permettre au Président de la République de prendre toute mesure dans des circonstances d’une exceptionnelle gravité à savoir : « Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu ». Ces mesures doivent tendre vers le retour à la normalité (alinéa 3 de l’article). La décision appartient au seul Président de la République, après consultation du Premier Ministre, des Présidents des deux Assemblées et du Conseil constitutionnel.

Cet article n’a été mis en oeuvre qu’une seule fois, en réponse au putsch des généraux d’Alger (du 23 avril au 29 septembre 1961). Rappelons que les mesures prises par le Président seul, sont soumises à la consultation du Conseil constitutionnel, mais échappent à tout contrôle juridictionnel, même a posteriori (Conseil d’Etat, Sect., 2 mars 1962, arrêt Rubin de Servens, Rec. Lebon, p. 143).

Ces pouvoirs exceptionnels sont régulièrement dénoncés comme une « anomalie » dans un Etat de droit, principalement car ils ne relèvent de la décision que d’un seul homme, et que la Constitution ne fixe aucune limite temporelle à leur exercice (il y a seulement une obligation de saisine du Conseil constitutionnel pour vérifier que les conditions énoncées pour l’instauration de ces pouvoirs exceptionnels sont encore réunies, au bout de 30 jours, puis 60 jours, puis à tout moment au-delà – à noter que cette saisine demeure limitée aux Présidents ou à 60 parlementaires de chacune des Chambres).

L’article 36 pose le principe d’un état de siège. Il doit être décidé par un décret pris en Conseil des Ministres, et ne peut être prorogé au-delà de 12 jours sans vote du Parlement.

L’état de siège est un dispositif juridique exceptionnel classique, qui est aussi appelé « loi martiale » (adopté dès une loi du 21 octobre 1789). Lorsqu’il y a péril imminent du fait d’une insurrection armée ou d’une guerre, les pouvoirs des autorités civiles sont temporairement transférés aux autorités militaires. L’état de siège est régi par le code de la défense et concerne des zones définies ou l’ensemble du territoire (ce n’est donc pas automatiquement l’ensemble du territoire comme pour les pouvoirs exceptionnels de l’article 16).

L’état d’urgence est de troisième dispositif juridique dit « de crise » où le fonctionnement normal des pouvoirs et institutions est temporairement suspendu pour faire face à une situation extraordinaire et nécessitant des décisions urgentes. Les hypothèses d’application sont définies comme « soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ».

Ce dispositif n’est pas dans la Constitution, mais résulte d’une Loi n°55-385 du 3 avril 1955. L’état d’urgence est un cadre autorisant des restrictions exceptionnelles aux libertés. Il peut être établi sur tout ou partie du territoire et autorise les autorités civiles à exercer des pouvoirs de police exceptionnels (restrictions aux libertés de circulation et de séjour des personnes, aux libertés de réunion et d’associations, à l’ouverture des lieux au public et enfin, à la détention d’armes). Le Juge est alors privé de son pouvoir de contrôle, mais contrairement à l’état de siège, l’état d’urgence n’implique pas les forces armées et l’autorité militaire.

Le projet du gouvernement : insérer dans la constitution l’état d’urgence

La constitutionnalisation de cet état d’urgence, disposition législative prise pour faire face aux évènements d’Algérie, était demandée depuis longtemps par les juristes. Il s’agit d’abord d’un souci de cohérence, par rapport aux deux autres dispositifs existants (4).

Cette cohérence n’a aujourd’hui pas de lien avec la sécurité juridique de l’état d’urgence. En effet, la jurisprudence du Conseil d’Etat comme celle du Conseil constitutionnel ou de la Cour européenne des droits de l’Homme ont parfaitement validé les mesures de l’état d’urgence, telles que prévues dans la Loi de 1955 (rappelons que l’état d’urgence a été instauré à plusieurs reprises, et notamment suite aux émeutes de 2005).

La volonté de placer dans la Constitution le dispositif de l’état d’urgence est donc juridiquement questionnable, puisque rien ne l’exige en l’état du droit.

Le gouvernement argumente à deux niveaux :

  • d’abord en se présentant comme le défenseurs des droits, par l’inscription dans la Constitution des cas dans lesquels l’état d’urgence pourrait être instauré ;
  • et ensuite en argumentant sur la nécessaire adaptation des mesures d’exception à prendre, cette « adaptation » se heurtant à des risques juridiques certains pour un régime qui ne découle que d’une loi, qui plus est datée.

De fait, si l’état d’urgence ne souffre pas d’insécurité juridique en lui-même, les nombreuses mesures d’exception restrictives des libertés que le gouvernement souhaite instaurer (et qui ne sont pas prévues dans la Loi de 1955) elles, risquent d’être contestées si elles ne sont pas fondées sur une règle de valeur constitutionnelle.

Et le premier tour de passe-passe est là : ce n’est pas simplement l’état d’urgence, et ses hypothèses d’application, qui sont constitutionnalisés, mais également le principe de ce qui s’est passé avec la Loi du 20 novembre 2015 : en même temps que le législateur proroge cet état d’urgence au-delà des 12 jours, il peut fixer de nouvelles atteintes aux libertés attachées à l’état d’urgence, « pour moderniser ce régime dans des conditions telles que les forces de police et de gendarmerie puissent mettre en œuvre, sous le contrôle du juge, les moyens propres à lutter contre les menaces de radicalisation violente et de terrorisme » (5).

Une constitutionnalisation dangereuse pour la démocratie

Désormais, non seulement le Parlement « est seul compétent pour proroger l’état d’urgence » – ce qui est déjà le cas sans modification de la Constitution – mais « En outre, il lui revient de voter la loi comprenant les outils renouvelés qui peuvent être mis en œuvre durant l’application de l’état d’urgence ».

C’est ainsi que loin de constituer une garantie pour les droits et libertés fondamentaux, le projet de révision constitutionnelle constitue une régression en ce qu’il grave dans le marbre de la Constitution, la possibilité pour le législateur de « renouveler » les « outils » que les « forces de sécurité » pourront mettre en action en violation des droits et libertés.

Le gouvernement est d’une totale transparence (ce qui est louable) sur ses intentions (qui le sont moins) mais il est de mauvaise foi lorsqu’il explique les mesures de l’état d’urgence « sont limitées par l’absence de fondement constitutionnel de l’état d’urgence », alors qu’il vient dans le même paragraphe d’exposer que les mesures actuelles de l’état d’urgence ont été validées aussi bien par le Conseil constitutionnel que par la Cour européenne des droits de l’homme.

En réalité, ce qui souffre d’une limitation de sécurité juridique liée à l’absence de fondement constitutionnel ce ne sont pas les mesures d’état d’urgence existantes, mais toutes les autres mesures « modernisées », les nouveaux « outils » qu’il souhaite instaurer pour « compléter les moyens d’action des forces de sécurité sous le contrôle du juge ».

Et le gouvernement développe même des exemples de « mesures administratives susceptibles d’accroître l’efficacité du dispositif mis en place pour faire face au péril et aux évènements ayant conduit à l’état d’urgence », alors qu’il ne s’agit pas du domaine d’une loi constitutionnelle.

Le catalogue est varié et laisse songeur (6) :

– contrôle d’identité sans nécessité de justifier de circonstances particulières établissant le risque d’atteinte à l’ordre public et visite des véhicules, avec ouverture des coffres ;

– retenue administrative, sans autorisation préalable, de la personne présente dans le domicile ou le lieu faisant l’objet d’une perquisition administrative ;

– saisie administrative d’objets et d’ordinateurs durant les perquisitions administratives, alors que la loi actuelle ne prévoit, outre la saisie d’armes, que l’accès aux systèmes informatiques et leur copie.

– et d’autres mesures restrictives de liberté (escorte jusqu’au lieu d’assignation à résidence, retenue au début de la perquisition…).

La légèreté dangereuse du gouvernement avec les droits et libertés

Si le gouvernement avait seulement été mu par la volonté de rendre cohérent les trois régimes d’urgence en leur donnant la même valeur constitutionnelle, il lui aurait été loisible de reprendre la proposition du Comité Balladur de 2007, en insérant l’état d’urgence dans l’article 36.

Or ce n’est pas ce qu’il fait ce qui démontre que ses véritables motifs sont autres.

En créant cet article 36-1, il créé un régime dangereux et alors qu’il prétend augmenter les garanties fondamentales face à l’état d’urgence, il instaure en réalité un régime d’exception particulièrement dangereux puisque :

  • ses cas de recours sont très larges (une simple catastrophe naturelle, ce qui avec la dégradation de notre milieu naturel risque de venir de moins en moins extraordinaire)
  • et la loi qui le proroge peut modifier et augmenter les mesures de police portant atteintes aux libertés.

Or, l’une des plus grandes garanties qu’un Etat de droit peut offrir à des citoyens, c’est que les règles, qui s’imposent à tous y compris à ceux chargés d’en assurer l’application, ne changent pas en fonction des situations. Elles sont prédéterminées, surtout en matière pénale.

C’est l’arbitraire de pouvoir législatif qui est ainsi constitutionnalisé, et qui plus est dans des mesures attentatoires aux libertés.

Cet arbitraire, qui est voisin de la notion juridique de forfaiture, s’ajoute à l’arbitraire légalement autorisé par la mise en œuvre des mesures d’exception autorisées par l’état d’urgence, puisque les services de sécurité sont seuils maîtres de la mise en oeuvre de leurs pouvoirs exceptionnels, sous un contrôle judiciaire a posteriori, habilement fractionné entre juge judiciaire et administratif.

Désormais, un gouvernement disposant d’une majorité à l’Assemblée nationale pourra ainsi instaurer une suspension d’une partie des libertés publiques, dont il fixera la durée et l’ampleur en même temps qu’il le décidera.

Le plus grand danger de ce projet de réforme : aucune garantie sur la fin de l’état d’urgence

Mais cette réforme comporte un plus grand danger encore puisqu’alors qu’il en avait l’occasion, le gouvernement ne fixe dans son projet aucune limite de durée à l’état d’urgence.

Dans la Loi de 1955, l’état d’urgence est déclaré par un décret en Conseil des ministres pour 12 jours. Au-delà, il ne peut être prorogé que par une Loi qui en fixe sa durée définitive.

Rien ne précise cette durée, qui peut donc être de un mois, 3 mois, 6 mois, 3 ans, 99 ans….

Un gouvernement soucieux de poser des limites à ce disposition d’exception aurait pu fixer une durée maximale de prorogation.

Pire encore, la Loi de 1955 a prévu un garde-fou dans son article 4 rédigé comme suit : « La loi portant prorogation de l’état d’urgence est caduque à l’issue d’un délai de quinze jours francs suivant la date de démission du Gouvernement ou de dissolution de l’Assemblée nationale ».

C’est à dire que quoi qu’il arrive, en cas de démission du gouvernement ou de dissolution de l’Assemblée nationale, la Loi prorogeant l’état d’urgence devient caduque de plein droit, même si la durée de l’état d’urgence n’est pas atteinte.

On constate qu’il s’agit là d’une garantie absolue contre toute tentation d’instaurer un « état d’urgence permanent », puisque la caducité est automatique, dès lors que survient un événement (rappelons que la démission du gouvernement est un événement très fréquent).

Il s’agit de ne pas ajouter à l’état d’exception de l’état d’urgence, une situation de vacance des instances politiques qui serait la porte ouverte, en toute légalité, à diverses sortes de dérives antidémocratiques.

Or, cette garantie du caractère démocratique de notre régime, qui serait pleinement à sa place dans la Constitution, n’a pas été reprise dans l’article 1er de cette Loi constitutionnelle !

Bien entendu, la disposition demeure dans la Loi de 1955, qui reste applicable, mais ce n’est qu’une loi, et il suffira que la loi prorogeant l’état d’urgence abroge l’article 4 pour que l’état d’urgence n’ait plus d’autre limite que celle que le législateur voudra bien lui accorder, à condition que l’Assemblée nationale n’ait pas été dissoute avant.

Le projet de loi constitutionnelle constitue donc sur ce point une faute majeure.

Espérons que les parlementaires qui auront à débattre sur ce projet juridiquement condamnable, insère dans le projet la reprise du texte de l’article 4, qui relève de la Constitution et constituerait pour le coup, une garantie réelle contre le caractère potentiellement illimité de l’arbitraire instauré par l’état d’urgence.

CM, le 27 décembre 2015

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NOTES

(1) http://www.bfmtv.com/politique/decheance-de-nationalite-dans-ces-conditions-le-fn-pourrait-voter-la-revision-constitutionnelle-939091.html

(2) http://www.lejdd.fr/Politique/Valls-au-JDD-Une-partie-de-la-gauche-s-egare-au-nom-de-grandes-valeurs-765743

(3) http://www.assemblee-nationale.fr/14/projets/pl3381.asp

(4) voir par exemple la proposition 10 du Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions dit « Comité Balladur » de 2007 sur la modernisation et le rééquilibrage qui proposait la modification de l’article 36 suivante pour y intégrer l’état de siège : « L’état de siège et l’état d’urgence sont décrétés en conseil des ministres. Leur prorogation au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par la loi. Une loi organique définit ces régimes et précise leurs conditions d’application. »

(5) Mes amitiés à tous les militants écologistes ou anarchistes ciblés par des mesures attentatoires à leurs libertés votées pour protéger la France contre les attentats jihadistes.

(6) Le gouvernement reste taisant sur les justifications de ces mesures : sont-elles indispensables à la protection de la Nation ? Vont-elles permettre de réduire le risque d’attentats ? Vont-elles faciliter les enquêtes et le travail de la police ? Aucune explication, aucune statistique sur l’efficacité de mesures qui présentent d’abord des risques de renforcer l’effet de la propagande des Jihadistes critiquant nos démocraties « à double standard ». Nous y reviendrons dans la seconde partie.




Irak : mais où est donc passée la 7e Compagnie ?

Véhicules militaires abandonnés par les forces irakiennes à Ramâdi

La prise de Ramâdi, chef-lieu de la province d’al-Anbâr, par l’Etat Islamique en Irak et au Levant (EI, EIIL, DAESH) (1) a fait l’objet du précédent billet de ce blog (2). On y évoquait les vieux démons de ce malheureux pays et leur influence sur le cours de la guerre. Aujourd’hui, des informations commencent à filtrer du terrain et à jeter une lumière crue sur un échec militaire, politique et administratif dont les répliques à terme n’ont sans doute pas fini de se faire sentir.

Ramâdi était la ville de garnison de la 7e non pas compagnie mais Division d’Infanterie irakienne – peu ou prou 10 000 militaires, intendance comprise, dont certains peut-être déployés plus au nord. De nombreux policiers membres d’unités paramilitaires régies par le ministère de l’Intérieur s’y trouvaient affectés de manière permanente. Des éléments des forces spéciales étaient présents, et une vidéo amplement diffusée sur Internet illustre leur fuite précipitée de Ramâdi (cf ci-dessous).

https://www.youtube.com/watch?v=QhDSeuUhJZo&feature=youtu.be

La question reste de savoir comment, alors qu’al-Anbâr n’a jamais cessé de faire l’objet d’attaques plus ou moins virulentes, le gouvernement de Bagdad a pu se faire surprendre au point d’en perdre le chef-lieu…

Des fantômes dans la tempête (de sable)

Très vite, on a trouvé une explication plausible à l’absence de soutien aérien : une tempête de sable. En effet, ce jour-là, le vent était de la partie et la densité de sable en suspension à certaines altitudes rendait, parait-il, la perception du terrain trop imparfaite pour procéder à de l’appui aérien rapproché, rendu a fortiori plus délicat encore en zone urbaine qu’ailleurs (3). Reste que l’aviation ne fait pas tout, que les jihadistes n’avaient pas non plus d’appui aérien, que le vent des sables soufflait tout autant pour eux que pour les forces de sécurité irakiennes, qu’en son temps Clausewitz rappelait avec raison les avantages multiples du défenseur sur l’assaillant, et qu’enfin les vicissitudes météorologiques n’ont pas entravé de manière rédhibitoire la fuite des combattants gouvernementaux.

Après la bataille, les réseaux sociaux se sont trouvés inondés  de messages triomphaux des supporters de l’Etat Islamique, clamant que 150 moudjahidines ont mis 25 000 soldats irakiens en déroute.  Sans vouloir vexer personne, l’affirmation sonne tellement faux qu’avec la meilleure volonté du monde, elle écorche trop le sens critique pour être admise par l’exégète amateur (4). D’une part, Daesh n’est pas assez stupide pour communiquer l’effectif réel engagé dans une opération. D’autre part, le passé a prouvé sans aucune ambiguïté que lorsqu’il s’agit de compter les combattants gouvernementaux irakiens, maîtriser l’arithmétique ne fait pas tout, et la consultation des tableaux d’effectifs des unités non plus. La vérité est ailleurs… Ce qui est crédible, c’est que les jihadistes n’avaient pas l’avantage du nombre. Ce qui éveille la curiosité, c’est la question de savoir à quel point et pour quelles raisons.

Le précédent billet de Kurultay.fr, dédié à l’affaire de Ramâdi, faisait allusion à la malheureuse affaire, soulevée fin 2014, des 50 000 soldats fantômes de l’armée irakienne, qui ne mettaient pas un pied à la caserne – et encore moins au combat, ça va de soi – moyennant le versement d’une part de leur solde à leurs officiers corrompus. Or, le Washington Post vient de publier un article (5) tendant à indiquer que lesdits fantômes auraient fait des petits, et qu’il ne s’agirait là que d’un défaut parmi tant d’autres à la cuirasse de l’Etat irakien.

L’EI parade à Mossoul le 25 juin 2014. Déjà en cette occasion, l’effectif combattant irakien différait nettement de l’effectif théorique.

Le Washington Post cite un analyste politique irakien, Ahmed al-Sharifi, qui estime l’effectif engagé à Ramadi par le gouvernement irakien à 25 000, répartis comme suit: 2000 combattants et 23 000 soldats fantômes. On lui laisse la responsabilité des comptes, que votre serviteur n’est pas en mesure de contrôler. Reste que si l’on a relevé, en novembre 2014, qu’un militaire sur six était un fantôme, on se demande bien comment la faillite morale qui a conduit là pourrait avoir été soldée en mai 2015. Mossoul à l’été 2014 et Ramâdi au printemps 2015, même combat ? A moins de croire l’Irak capable de se réformer de fond en comble en onze mois, comment pourrait-on répondre à cette question par un « non » catégorique ? Est-il farfelu d’envisager alors qu’en zone de fort danger, l’absentéisme payé puisse se révéler très supérieur à ce qu’il est pour des affectations plus « tranquilles »? A chacun d’en juger.

Policiers non payés et armés au marché noir

Cette plongée dans un océan de corruption que nous propose le Washington Post recèle toutefois d’autres attraits. Après l’armée, la police (6)… Ainsi le colonel Eissa al-Alwani, officier haut placé dans la hiérarchie policière de Ramâdi, signale que la police locale, manquant de tout, s’est trouvée réduite à quémander auprès de la population et d’hommes d’affaires des fonds destinés à acheter des armes et des munitions… au marché noir (7) ! Omar al-Alwani, lui, est un chef tribal sunnite. Il affirme que 3 000 hommes des tribus locales ont combattu ces derniers mois aux côtés des policiers, et témoigne que ces derniers accusaient un retard de six mois dans la perception de leur salaire, tandis que l’Etat Islamique perpétrait des attentats contre eux et leurs familles. Il précise que beaucoup ont pris la fuite. On le croit sans peine.

Réfugiés sunnites sur les routes de Ramâdi à Baghdad.

En somme, nous avons là : un Etat irakien corrompu jusqu’à la moelle; des combattants théoriques qui ne combattront jamais, bien qu’on leur verse une solde; des forces paramilitaires dont on ne paie pas les salaires et dont on n’assure même pas l’intendance; des tribus sunnites qui seraient disposées à combattre l’EI comme elles ont combattu AQI en son temps (8) mais que l’Etat irakien rechigne à armer, de peur qu’elles ne se retournent contre lui voire qu’elles rejoignent l’EI – une telle défiance est-elle de nature à fidéliser ces tribus ? –; des milices chiites largement soutenues et coordonnées par l’Iran (9), qu’apparemment on arme, paie et nourrit à peu près correctement et qui, entre deux batailles, se filment en train de pratiquer les pires exactions contre les populations sunnites et publient sur Internet des vidéos aussi abominables que celles de Daesh…

Le projet français en Irak

Triste spectacle que tout cela, mais il ne faudrait pas éluder un aspect du problème: nous sommes impliqués, nous, occidentaux en général et Français en particulier. Nos armées agissent là-bas, effectuant des raids aériens, des missions de reconnaissance, des opérations spéciales, et dispensant des formations aux forces gouvernementales. Ces dernières bénéficient d’un afflux massif d’armement étranger. Quel contrat – au minimum moral – nous lie à l’Etat irakien ? Les Etats-Unis et l’Iran se livrent, dans la région, une concurrence d’influence bien visible tandis que l’Irak, comme pour en tirer profit, se montre fort chatouilleux sur la question de sa souveraineté (10). Voici l’orgueil retrouvé depuis l’été dernier, mais pour quels résultats ? En somme, l’on aide un Etat incompétent et corrompu au sein et en marge duquel évolue une mafia notoire. Cet Etat, bien qu’incapable de remettre dans l’ordre le puzzle sociétal irakien, ne manque pas une occasion d’attiser les concurrences régionales pour étayer des caprices d’enfant gâté. Et voilà que pour solde de tout compte, il cristallise sur le champ de bataille le catalogue de ses turpitudes sous la forme d’un nouveau désastre militaire venu nous rappeler qu’en un an, dans le fond, il n’a pas changé. N’oublions pas qu’il s’agit bien là de l’administration irakienne née de la guerre américaine de 2003, où Jacques Chirac avait  refusé d’impliquer la France.

L’OTAN, dont la France a rejoint le commandement intégré en 2009 après quarante-trois ans passés en dehors, est officiellement sortie du conflit afghan. Cela aurait pu être l’occasion de livrer au débat public l’établissement d’un bilan. Celui d’une manière de faire la guerre et celui d’un certain atlantisme. Après tout, et même si on connaissait déjà un peu le sujet, on y a acquis une expérience de première bourre en termes d’assistance mal ficelée et horriblement coûteuse – tant en vies humaines qu’en argent – à un Etat tout entier livré à une corruption galopante. On aimerait que sur la scène politique, quelqu’un lance le débat, pose les questions structurantes. Par exemple, lutter CONTRE le terrorisme certes, mais surtout lutter POUR quoi ? Aider un Etat tiers certes, mais sur la base de quel contrat gagnant / gagnant ? S’allier avec d’autres nations occidentales, pourquoi pas, mais pour l’intérêt de qui, au détriment de qui, pour faire quoi et à quel prix ? Faire la guerre, why not, mais avec quels buts, pour réaliser quoi ? On en a déjà parlé sur Kurultay.fr : pour gagner une guerre, il est indispensable de savoir à quoi ressemblerait la victoire. On nous dit vouloir « éradiquer la menace jihadiste ». Certes. On y croit… Quel est le projet ? Que veut-on construire ? En passant aux yeux du monde pour les wagons d’un jeune pays d’outre-Atlantique trop puissant pour sa propre maturité, votre serviteur craint que notre vieil hexagone n’aille nulle part. Jean-Yves le Drian a affirmé plusieurs fois que la France est leader au Sahel tandis que les Etats-Unis le sont en Irak. Admettons. Pourquoi, alors, ne pas se concentrer sur le Sahel? Les USA seraient donc incapables de s’en sortir en Irak sans les douze chasseurs, l’unique AWACS et le non moins unique Atlantique 2 de l’opération Chammal (11) ? Certes pas. Il faut croire, alors, que la France a un projet irakien. L’exégète amateur est impatient d’enfin savoir le quel. Il cède donc volontiers la parole aux inspirateurs professionnels des saintes écritures de la République.

Jean-Marc LAFON

(1) L’emploi de l’acronyme « Daesh » (équivalent en arabe d’EIIL) a été reproché à l’auteur comme « péjoratif ». Le but ici n’étant pas de faire plaisir à quiconque, j’utiliserai à la fois EI (ça ennuiera ses ennemis) et Daesh (ça ennuiera ses partisans), pour être certain d’irriter le plus grand nombre. 🙂

(2) A Ramâdi, l’Irak retrouve ses vieux démons, Jean-Marc LAFON : http://kurultay.fr/blog/?p=255

(3) ISIS Fighters Seize Advantage in Iraq Attack by Striking During Sandstorm par Eric SCHMITT & Helene COOPERMAY, New York Times http://www.nytimes.com/2015/05/19/world/middleeast/isis-fighters-seized-advantage-in-iraq-attack-by-striking-during-sandstorm.html

(4) Définition selon Jean-Jacques URVOAS de quelqu’un qui se permet d’argumenter publiquement un avis opposé au sien: Urvoas défend son projet contre les « amateurs » Christine TREGUIER, Politis.fr http://www.politis.fr/Urvoas-defend-son-projet-contre,30769.html

(5) Fall of Ramadi reflects failure of Iraq’s strategy against Islamic State, analysts say, Hugh NAYLOR, Washington Post: http://www.washingtonpost.com/world/middle_east/fall-of-ramadi-reflects-failure-of-iraqs-strategy-against-islamic-state-analysts-say/2015/05/19/1dc45a5a-fda3-11e4-8c77-bf274685e1df_story.html

(6) Outre les services chargés des missions classiques de police, cette administration rassemble, sous l’égide du ministère irakien de l’Intérieur, d’importantes forces paramilitaires dont il est en particulier question ici.

(7) Est-il farfelu d’imagier que L’EI puisse figurer parmi ceux qui tirent quelque argent de ce marché noir?

(8) Al Qaïda en Irak, l’ancienne « raison sociale » de ce qui est devenu l’Etat Islamique en Irak et au Levant.

(9) Au point qu’à force de se faire photographier à leurs côtés, le jusque là discret général iranien Qasem Soleimani, du Corps des Gardiens de la Révolution Islamique, est devenu une célébrité des réseaux sociaux…

(10) Ainsi le fait que l’Irak n’ait pas demandé l’aide de la coalition dirigée par les Etats-Unis lors des combats pour Tikrit n’avais pas manqué de soulever des interrogations…

(11) Source Etat-major des armées, Chammal: point de situation au 13 mai 2015 http://www.defense.gouv.fr/var/dicod/storage/images/base-de-medias/images/operations/cartes-des-theatres-d-operation/carte-opex/4301039-12-fre-FR/carte-opex.jpg