Faribole sur un appel au meurtre

Capture d'écran de la page de Dar al-Islam appelant au meurtre de Rachid Abou Houdeyfa

Capture d’écran de la page de Dar al-Islam appelant au meurtre de Rachid Abou Houdeyfa

Le 20 août 2016 a paru le numéro 10 de Dar al-Islam, publication en ligne officielle, en langue française, de l’Etat islamique – alias EI ou Daesh. En page 47 de cette édition figure l’appel à tuer l’imam brestois Rachid Abou Houdeyfa. Le 22 au matin, nous écrivons ces lignes sans qu’aucun personnage officiel de la République ni aucun média de premier plan ne se soit, à notre connaissance, manifesté à ce sujet (1).

L’appel au meurtre publié par Dar al-Islam est assorti d’une photo de Rachid Abou Houdeyfa, de l’adresse de sa mosquée, d’une vue satellite Google Maps et de la mention « imam de l’apostasie vendant sa mécréance avec éloquence ». Il est reproché à l’imam « son appel à voter aux élections françaises et à participer au système démocratique », « son invocation en faveur du taghut (2) du Maroc » pour avoir écrit sur sa page Facebook « le roi du Maroc (que Dieu le protège) », et le fait qu’il se réfère à la loi française, qu’il appelle à respecter. Suit une mention visant à motiver l’appel au meurtre, titrée « jugement légal », où sont cités le prophète Mohammed ainsi que les théologiens Ibn Qudamah al-Maqdisi et Ibn Taymiyya, à propos de l’apostasie et du fait d’être apostat « en terre de mécréance ». L’idéologie jihadiste considère tout autre fondement légal que la charia – démocratie, constitution, législation – comme de l’idolâtrie. Elle voit en tout musulman y adhérant un apostat.

Il n’est pas question ici d’entrer dans le débat sur la doctrine que professe l’imam Abou Houdeyfa. Il est évident que la critique de son discours relève du droit de chacun d’avoir une opinion et de l’exprimer. Il est tout à fait clair qu’il n’incarne pas la vision la plus communément admise par le gros de l’opinion publique en France de la religion – musulmane ou autre. En somme, libre à qui veut de rejeter son discours, sa doctrine, et même, s’il le souhaite, de le combattre sur le terrain argumentaire. Reste qu’un citoyen français fait l’objet d’un appel au meurtre par une organisation terroriste contre laquelle nous nous trouvons en guerre – un état de guerre incontestable car revendiqué par les deux parties. En guerre, au-delà des niaiseries manichéennes, il convient de faire le nécessaire pour… gagner, par exemple.

En gardant un silence confus, en ne condamnant pas cet appel au meurtre, en le mettant sous l’éteignoir, la France, son exécutif, sa classe politique et ses médias commettraient une erreur stratégique fondamentale. Daesh a explicitement condamné à mort un imam français parce qu’il a appelé à participer au système démocratique et à respecter la loi. S’il n’est pas soutenu par la voix et la force publiques au même titre que n’importe quel autre citoyen menacé de la sorte, nous adresserons un message à tout un auditoire musulman, et pas seulement parmi ceux qu’attirent les interprétations rigoristes de l’islam : qu’importe que vous appeliez à une pratique respectueuse des lois et des institutions de la République, la France ne vous soutiendra pas face aux terroristes car elle ne vous aime pas. Au-delà même de la dimension morale de la question, cela revient à livrer à l’ennemi une sérieuse base argumentaire illustrée par l’exemple. L’exemple d’une République dont les voix officielles martèlent qu’il faut combattre les jihadistes aux côtés des musulmans, mais dont les actes projetteraient une réalité quelque peu différente.

Il est urgent de cesser d’attendre, car il n’a pas encore été donné corps à l’appel au meurtre. Celui qui visait Charb a été publié par Al Qaeda en mars 2013. On n’avait d’ailleurs guère attendu pour en informer le public (3). Et s’il a fallu près de deux ans, à l’époque, pour que l’assassinat ait lieu, il y a fort à craindre que les délais de réaction des candidats à l’acte terroriste sur le sol national aient considérablement rétréci depuis. Il faudrait alors gérer à la fois le drame et ses conséquences. Ces dernières seraient lourdes. Gouverner, c’est faire des choix.  Celui de l’unité devrait aller de soi, surtout « en temps de guerre ».

Jean-Marc LAFON

  1. A l’heure où nous publions, BFMTV vient de se manifester sur le sujet : Daesh appelle au meurtre de Rachid Abou Houdeyfa, imam de Brest – Paul Aveline pour BFMTV : http://www.bfmtv.com/international/daesh-appelle-au-meurtre-de-rachid-abou-houdeyfa-imam-de-brest-1028447.html
  2. Taghût : le terme désigne, sur le plan politique, toutes les lois autres que celles d’Allah (la charia), par nature illégitimes, ainsi que ceux qui gouvernent selon ces lois.
  3. Charb dans le viseur d’Al-Qaida – Guillaume Novello pour Métro News : http://www.metronews.fr/info/al-qaida-cible-le-caricaturiste-charb-charlie-hebdo/mmcc!x06QXaAzDg5s/



Al Qaeda a-t-il perdu sa branche syrienne?

Première photo officielle d'Abu Muhammad al-Joulani, émir de Jabhat al-Nusra, publiée le 28 juillet 2016, en amont de son allocution fondant Jabhat Fath al-Sham

Première photo officielle d’Abu Muhammad al-Joulani, émir de Jabhat al-Nusra, publiée le 28 juillet 2016, en amont de son allocution fondant Jabhat Fath al-Sham

Lors d’une allocution prononcée le 28 juillet 2016 et amplement diffusée le jour même, Abu Muhammad al-Joulani, émir de Jabhat al-Nusra, franchise syrienne d’al-Qaeda, a annoncé la fin de toute activité de son organisation sous ce nom, et la création d’une autre entité nommée Jabhat Fath al-Sham, « affiliée à aucune entité extérieure ». Certains commentateurs ont bien voulu y voir une «rupture de liens», une concession faite à la «modération », et même un coup dur voire le début de la fin pour al Qaeda (1). Plus d’un a considéré que le but de la manœuvre était d’éviter d’éventuels bombardements conduits par un partenariat américano-russe. Il est toutefois fort à craindre que cette interprétation ne résiste pas à un examen circonstancié des faits. L’évènement pourrait même entraîner dans son sillage des conséquences tout à fait indésirables, du point de vue occidental et au-delà.

Nous ne retracerons pas ici l’historique de Jabhat al-Nusra, déjà traité sur Kurultay.fr en janvier 2015 (2), et qu’il sera utile d’avoir en mémoire pour appréhender le sujet du présent article. Rappelons tout de même que Jabhat al-Nusra a tiré un parti considérable de l’attaque que menèrent les forces de Bachar al-Assad, le 21 août 2013, contre Ghouta – un faubourg de Damas aux mains de la rébellion – avec un gaz fortement soupçonné d’être du sarin. De nombreux groupes syriens d’opposition appelèrent à une intervention militaire US, mais la Maison Blanche adhéra à une proposition de règlement émanant de Moscou, prévoyant que Damas remette ses armes chimiques aux Occidentaux pour destruction. Cette gestion en demi-teinte fut accueillie par une grande part de l’opinion en Syrie comme une impunité accordée à Bachar al-Assad. Jabhat al-Nusra acquit alors un crédit de sympathie conséquent parmi la population en exerçant « le talion » à travers des actions spectaculaires – enlèvements, exécutions médiatisées de personnalités, vagues d’attentats – visant le régime et les communautés réputées proches de lui. Déjà connue comme une composante redoutable et difficilement contournable de l’opposition armée à Bachar al-Assad, l’organisation s’affichait ainsi en punisseuse des crimes du régime tandis que les Occidentaux étaient présentés comme complices d’Assad. Ce fut là un excellent accélérateur pour la démarche, d’ores et déjà initiée dans les campagnes, d’instauration d’une gouvernance fondée sur les tribunaux islamiques et l’implémentation de la charia – progressive, car contrairement à l’EI, Jabhat al-Nusra n’administre pas seul, préférant s’imbriquer dans des organisations multi-groupes qui lui permettent d’influencer les autres entités tout en rendant plus difficiles des frappes occidentales sélectives. Il en résulte qu’aujourd’hui, Jabhat al-Nusra ne tient aucun territoire seul mais est présent un peu partout dans les secteurs de Syrie sous influence rebelle, bien au-delà de la province d’Idlib où il constitue la clef de voûte d’une administration islamique conforme à ses vues.

Logo de la coalition Jaysh al Fath qui a conquis, administre et opère militairement dans la province d’Idlib. Les groupes fondateurs sont Jabhat al-Nusra, Ahrar al Sham, Jund al Aqsa, Liwa al Haqq, Jaysh al Sunna, Ajnad al Sham et Faylaq al Sham.

« Jabhat al-Nusra light » : une idée neuve?

Pour entamer cette étude sur la mutation de Jabhat al-Nusra en Jabhat Fath al-Sham, rappelons que l’idée d’un « Jabhat al-Nusra light » non inféodé à al Qaeda n’est pas à proprement parler une nouveauté. Ainsi, en mars 2015, Mariam Karouny, du bureau libanais de l’agence Reuters, signalait les échos de tractations conduites sous l’égide du Qatar, visant à la fondation d’un nouveau mouvement sur la base de Jabhat al-Nusra, sous un autre nom et sans inféodation à al Qaeda (3). Citant des sources internes au mouvement, Mariam Karouny annonçait le processus comme irréversible et d’ores et déjà amorcé par Abu Muhammad al-Joulani. S’appuyant sur une «source proche» du ministère qatarien des Affaires étrangères, la journaliste soulignait que Doha chercherait à exploiter les capacités opérationnelles de Jabhat al-Nusra au profit de ses propres objectifs dans la région, tout en s’affranchissant d’un obstacle juridique de taille: son inscription par l’ONU sur sa liste des organisations terroristes. Rappelons par ailleurs que les Etats du Conseil de Coopération du Golfe ­– dont le Qatar fait partie – ont cosigné le communiqué de Djeddah, une initiative de la diplomatie US engageant les signataires à s’interdire de soutenir les groupes terroristes. Et quoique le tout récent Country Reports on Terrorism(4) du département d’Etat US souligne que des organisations et particuliers qatariens continuent de financer les éléments du réseau al Qaeda, ce soutien ne saurait égaler en efficacité un appui logistique et financier qui serait opéré directement et au grand jour par l’Etat. D’où la quête d’une telle possibilité sur le plan juridique.

Fakk al-irtibat

Toujours est-il que par la suite, épisodiquement, des rumeurs furent propagées par certains relais, non officiels mais habituels et réputés fiables, de Jabhat al-Nusra sur les réseaux sociaux. Elles laissaient envisager une possible « rupture de liens » – en arabe, fakk al-irtibat. La notion consiste en la rupture du serment d’allégeance, la baya, qui en l’occurrence liait Abu Muhammad al-Joulani à Ayman al-Zawahiri, émir d’al Qaeda. Quand l’EI instaura le califat et fut en cela désavoué par al-Zawahiri, al-Joulani dénonça la baya le liant au calife de l’EI, Abu Bakr al-Baghdadi, en arguant du fait qu’il avait prêté ce serment après la baya d’al-Baghdadi à al-Zawahiri. Al-Joulani, émir de Jabhat al-Nusra, se trouvait par conséquent lié par baya  à al-Zawahiri. Jusque dans les heures qui ont précédé l’allocution d’Abu Muhammad al-Joulani le 28 juillet 2016, les réseaux sociaux ont résonné de ce fakk al-irtibat qui, selon la rumeur, alimentait de rudes débat au sein de Jabhat al-Nusra. Le verbe « résonner » est ici employé à dessein car cela résonne encore à travers les titres de certains des principaux articles dédiés à la question dans la presse internationale. «Jabhat al-Nusra Breaking ties with Al Qaeda ». «Breaking ties» : littéralement, la rupture du lien, c’est Fakk al-irtibat…

Le discours d’Ayman al-Zawahiri diffusé le 8 mai 2016

Ayman al-Zawahiri, discours publié sous forme audio le 8 mai 2016: « Hâtons-nous en direction du Sham »

En mai 2016, Ayman al-Zawahiri, émir d’al Qaeda, successeur d’Oussama Ben Laden à la tête de l’organisation, a publié un message audio dédié à la question du jihad au Levant, «Hâtons-nous en direction du Sham » (5). Il y louait « la seule révolution populaire du ‘printemps arabe’ qui ait pris la bonne voie : celle de la Dawa (6) et du Jihad pour établir la Charia, gouverner par elle et s’efforcer d’établir le Califat selon la méthodologie prophétique, pas le Califat d’Ibrahim Badri » (7). Il y mettait en garde les moudjahidines du Sham : « L’unité est pour vous une question de vie ou de mort. Soit vous vous unirez et vivrez dans l’honneur tels des Musulmans, soit vous serez mangés un par un ». Le message s’adresse à la fois à la branche syrienne d’al-Qaeda et aux groupes idéologiquement compatibles mais qui n’ont pas rejoint formellement le réseau. Au centre du discours, ce propos tout sauf anodin: « Nous n’avons eu de cesse de répéter que si les Musulmans du Sham – et en leur sein les braves Moudjahidines – fondent leur Etat Musulman et choisissent leur Imam, alors ce choix n’incombera qu’à eux.  Nous, par la grâce d’Allah, ne luttons pas pour l’autorité, nous combattons pour le règne de la Charia. Nous n’ambitionnons pas de diriger les Musulmans mais voulons être dirigés comme des Musulmans, par l’Islam. Nous avons appelé, et continuons de le faire, à l’unification des Moudjahidines du Sham pour établir une gouvernance Islamique. Celle-là même qui répand la justice, la Choura (8), restaure les droits du peuple, aide les opprimés et ravive le jihad, ouvrant ainsi les territoires, et lutte pour libérer al-Aqsa (9) et restaurer le Califat selon la méthodologie prophétique. Par la volonté d’Allah, l’association à une organisation (à savoir al Qaeda) ne sera jamais un obstacle face à ces grands espoirs ». La graine était semée. L’idéologie motrice, salafiyya jihadiyya, considère politique et religion comme un seul et même sujet. Selon son paradigme, la finalité politique prime sur tout le reste parce qu’elle est conforme à la légalité religieuse et aux devoirs suprêmes de la communauté des croyants – l’Oumma. Cette allocution d’Ayman al-Zawahiri constituait une intéressante illustration du principe. La mettre en perspective avec la suite des événements renforcera ce constat. Elle fixait pour finalité la gouvernance islamique sous l’égide de la charia et sous l’autorité des tribunaux islamiques dédiés à son application, ladite finalité dominant de toute sa hauteur l’ambition de pouvoir des individus et des organisations. D’une pierre deux coups : al-Zawahiri donnait une leçon de vertu et jetait un pavé dans la mare de l’Etat Islamique (alias Daesh) – d’ailleurs, un peu plus loin dans son allocution, il ironisait sur le « calife surprise ».  Et d’enfoncer le clou : « En vérité, nous, al Qaeda, n’acceptons pas de serment d’allégeance qui ne soit formulé volontairement, nous ne forçons personne à nous prêter allégeance sous peine de décapitation, pas plus que nous n’excommunions ceux qui nous combattent, contrairement aux Khawarij d’aujourd’hui ». Mais il pondère:«  Les grands criminels internationaux se satisferont-ils pleinement de ce que [les gens de] Jabhat al-Nusra rompent leurs liens – il s’agit bien là de la notion de fakk al-irtibat, ndlr –  avec al-Qaeda ? Ils les forceraient ensuite à s’asseoir à la même table que les assassins, puis à entrer dans le jeu malsain de la démocratie. Enfin, ils les jetteraient en prison comme ils l’ont fait avec le Front Islamique du Salut en Algérie et les Frères Musulmans en Egypte. »

Des mots lourds de sens et de portée politique. Dans un premier temps, le rappel du but ultime qu’est l’instauration du califat, et l’énonciation des principes : l’intérêt de l’Oumma avant l’intérêt des groupes; le besoin d’unifier pour ne pas se faire dévorer; le caractère facultatif des allégeances. Mais dans un deuxième temps, la pondération des principes par une mise en perspective avec l’expérience acquise : la rupture de lien – fakk al-irtibat – conduirait à la catastrophe. Comment pourrait-on analyser la « mutation » de Jabhat al-Nusra en Jabhat Fath al Sham sans se référer à ce discours d’Ayman al-Zawahiri ?

Qu’est-ce que le Sham?

Accordons-nous un bref intermède sémantique pour noter que l’emploi récurrent du mot « Sham » dans le présent article n’est pas le fait d’une fantaisie langagière de votre serviteur. Le terme, qui n’est qu’imparfaitement traduit par notre « Levant », désigne un périmètre d’une importance historique et symbolique fondamentale pour l’islam, depuis les premiers siècles de l’Hégire. Il embrasse la Palestine (Israël), le Liban, la Syrie, la Jordanie et les provinces de Gaziantep, Diyarbakir et Hatay dans l’actuelle Turquie. Nous attirons vivement l’attention du lecteur sur le fait que les frontières actuelles – héritées, après maintes péripéties, des accords Sykes & Picot – ne sont pas reconnues par les tenants de l’idéologie jihadiste. Dans aucun des discours évoqués ici ne figure le mot Suria (Syrie). Et Sham n’en est pas synonyme. Pas plus que son emploi ne relève du tic de langage chez les intéressés. Mais poursuivons…

Le discours d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr al-Masri le 28 juillet 2016

Le visuel associé par al-Manara al-Bayda, branche médiatique de Jabhat al-Nusra, à l’allocution (audio) d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr, Naïb d’Ayman al-Zawahiri, le 28 juillet 2016

Le 28 juillet dernier, al-Manara al-Bayda, la branche médiatique de Jabhat al-Nusra, publiait une allocution de l’Egyptien Ahmad Hassan Abu al-Khayr al-Masri, présenté pour la première fois comme le Naïb (l’adjoint) d’Ayman al-Zawahiri. Naïb dont des sources crédibles et concordantes signalent qu’il vit actuellement en Syrie. Ce discours soutient le besoin impérieux d’user de « tous les moyens possibles pour préserver le jihad au Sham » et d’ « écarter toute excuse inspirée par l’ennemi visant à diviser les Moudjahidines de leur environnement sunnite qui les soutient  ». Cette formule vise tout particulièrement les groupes armés qui rechignent à avancer trop loin leur partenariat avec Jabhat al-Nusra car celui-ci, considéré comme organisation terroriste par la communauté internationale, est non seulement une cible juridiquement légitime pour elle, mais il est en outre exclu, tout comme l’EI, de tout cessez-le-feu conclu sous l’égide des Nations Unies. Le terme «excuse» implique que les intéressés fuient un devoir. Cette « excuse » effacée, ils n’en auraient plus et seraient donc à considérer comme des hommes fuyant leur devoir s’ils ne consentaient toujours pas à serrer les rangs avec Jabhat al-Nusra.  Puis, la pièce maîtresse du propos vient assurer la liaison entre le discours de mai d’Ayman al-Zawahiri et la suite des évènements : «Nos frères Moudjahidines du Sham sont devenus une force qui ne peut être sous-estimée, gouvernant avec excellence les territoires libérés à l’aide de tribunaux légitimes qui appliquent la Loi d’Allah, et mettent en œuvre des institutions qui protègent le peuple et en prennent soin. […] Le stade qu’a atteint l’Oumma en matière de diffusion du jihad ne doit pas être étouffé par les logiques de groupe ou d’organisation ». La bénédiction d’al-Qaida est dès lors constituée pour la poursuite de la lutte de Jabhat al-Nusra hors de sa tutelle formelle. Il ne faut toutefois jamais perdre de vue le fait que dans de telles communications, chaque mot  est savamment pesé afin de revêtir toute la force nécessaire sans pour autant fermer des voies qui pourraient s’avérer utiles par la suite… La conclusion d’Ahmad Hassan Abu Al-Khayr constitua en l’occurrence une sorte de merveille du genre : « Serrez les rangs pour protéger notre peuple et défendre notre terre, émerveillez nos yeux de votre unité dans une gouvernance islamique vertueuse qui restitue leurs droits aux Musulmans et établit la justice entre eux. » Notez bien, cher lecteur « notre peuple » et « notre terre ».  Qui est « nous » ? Ahmad Hassan Abu al-Khayr est un jihadiste égyptien de 58 ans. « Notre peuple » et « notre terre » sont, de sa bouche, deux notions qui n’ont pas le moindre rapport avec un quelconque nationalisme syrien, pas plus qu’avec la reconnaissance des frontières actuelles. « Notre peuple » est l’Oumma et « notre terre » la terre de l’Oumma. A noter: dans cette allocution, de fakk al-irtibat, point l’ombre…

Le discours d’Abu Muhammad al-Joulani le 28 juillet 2016

Le logo de Jabhat fath al-Sham, dont la parenté symbolique et graphique avec celui de Jaysh al-Fath est incontestable

L’allocution (11) d’Abu Muhammad al-Joulani, émir de Jabhat al-Nusra, a été diffusée une poignée de dizaines de minutes après celle d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr, notamment via al-Jazeera et Orient News (12). Nous allons l’étudier sous deux aspects : le texte et l’image, car le choix d’un média audiovisuel ne doit rien au hasard, la mise en scène et les détails s’étant mis au service du discours après avoir fait l’objet d’un soin tout particulier.

Le texte

Le discours d’Abu Muhammad al-Joulani est plutôt concis, commençant par de chaleureux remerciements aux « dirigeants d’Al Qaeda en général, au Dr Sheikh Ayman al-Zawahiri et à son Naïb le Sheikh Ahmad Hassan Abu al-Khayr en particulier ». Remerciements « pour leur position, par laquelle ils donnent la priorité au peuple du Sham, à son Jihad, à sa révolution, ainsi que pour leur juste estimation des bienfaits du Jihad. Cette noble position restera dans les annales de l’histoire ». Le jihad et la révolution dans la même phrase sont de toute évidence la reprise de l’argument d’Ayman al-Zawahiri sur « la seule révolution populaire du ‘printemps arabe’ qui ait pris la bonne voie : celle de la Dawa et du Jihad ». Le jihad étant présent dans les discours de l’émir d’al-Qaeda et de son Naïb, la reprise du concept par Abu Muhammad al-Joulani l’inscrit dans une continuité incontestable. Les trois hommes emploient le même langage pour évoquer les mêmes concepts. Abu Muhammad al-Joulani salue au passage la philosophie des dirigeants d’al Qaeda consistant à faire primer l’intérêt de la communauté sur celui des groupes spécifiques, assortissant son propos d’une citation d’Oussama Ben Laden – référence dont le choix ne doit assurément rien au hasard. Là encore, on note une linéarité exemplaire, depuis le discours de mai d’Ayman al-Zawahiri jusqu’à celui d’Abu Muhammad al-Joulani le 28 juillet, en passant par celui d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr quelques instants plus tôt. Suit un argumentaire fondé sur le devoir incombant à Jabhat al-Nusra d’ « alléger le fardeau du peuple sans compromettre nos solides convictions ni nous relâcher face à la nécessaire continuité du Jihad du Sham ». Il insiste sur la lutte pour « combler les décalages entre les groupes de Moudjahidines et nous-mêmes », dans l’espoir de « former une organisation unifiée fondée sur la Choura ». Encore et toujours la continuité conceptuelle et sémantique entre les trois discours. Vient enfin un argument d’une importance politique cruciale : « répondre aux demandes du peuple du Sham d’exposer au grand jour les supercheries de la communauté internationale, dirigée par les Etats-Unis et la Russie, dans ses implacables bombardements et déplacements des masses musulmanes du Sham, sous le prétexte de viser Jabhat al-Nusra, une filiale d’al Qaeda » (13). Ce propos descend en droite ligne de celui d’Ayman al-Zawahiri quand il évoquait les conséquences d’une éventuelle rupture de liens. Puis Abu Muhammad al-Joulani en vient à l’annonce de la décision tant attendue : «pour les raisons précitées, nous déclarons l’annulation de toutes opérations sous le nom de Jabhat al-Nusra et la formation d’un nouveau groupe opérant sous le nom de « Jabhat Fath al-Sham », cette nouvelle organisation n’étant affiliée à aucune entité extérieure»(14). Notez que le « lien rompu », fakk al-irtibat, ne fait nullement partie de la formulation. Enfin Abu Muhammad al-Joulani conclut-il en énumérant les cinq buts fondamentaux de cette nouvelle organisation :

«1- Travailler à l’établissement de la religion d’Allah (swt) (15), en ayant sa Charia pour législation, établissant la justice parmi tous. »  L’attribution du n°1 à cette proposition est d’une évidence implacable pour un mouvement à finalité théocratique. Notez que la poursuite de ce but n’est circonscrite à aucun périmètre exprimé.

« 2- Tendre vers l’unité avec tous les groupes, afin d’unifier les rangs des Moudjahidines et de libérer la terre du Sham du hukm al-tawaghit et de ses alliés.»  Dans le sous-titre en anglais de la vidéo du discours d’al-Joulani tel qu’apparu sur la chaîne Orient News, et dans les communiqués en anglais de Jabhat Fath al-Sham, hukm al-tawaghit est traduit the rule of the tyrant [Bashar].  « Le règne du tyran (Bachar) ». Mais à ce stade, votre serviteur tique vigoureusement. Dans le champ lexical des partisans de la salafiyya jihadiyya, le terme hukm al-tawaghit désigne la loi de la fausseté, l’adoration des fausses divinités, c’est-à-dire tout ce qui prétend régir la vie des peuples hors de la loi d’Allah, la Charia. Il y avait d’autres manières d’exprimer le fait de renverser Bachar al-Assad. Par ailleurs, tawaghit est un pluriel. Celui de taghout. S’il s’agissait de renverser « le tyran Bachar al-Assad » comme le laisse entendre la traduction en anglais, pourquoi tawaghit, au pluriel alors que Taghout Bachar al-Assad aurait fort bien fait l’affaire? Hukm al-tawaghit peut signifier « l’empire des tyrans » – et non pas « du tyran ». Mais alors, «tyran» est à considérer selon une acception théocratique : « celui qui a usurpé la puissance souveraine dans un Etat » , en l’occurrence au détriment d’Allah et de la Charia.  Dans le lexique jihadiste, hukm al-tawaghit convient aussi pour décrire la vision politique du mouvement rebelle musulman mais nationaliste Hazm, contraint de se dissoudre le 1er mars 2015 après avoir été étrillé par Jabhat al-Nusra. Celle du Front Révolutionnaire Syrien, que Jabhat al-Nusra a durement frappé en quelques occasions. Celle de la Division 13 de l’Armée Syrienne Libre, dont Jabhat al-Nusra a pris d’assaut le QG à Maraat al-Nu’man en mars 2016, emportant tout l’armement, et quarante otages en prime. Et de bien d’autres mouvements, en l’occurrence tous ceux qui veulent doter la Syrie d’une constitution (16) alors que l’agenda de Jabhat al-Nusra est en la matière celui d’al-Qaeda : il n’est pas question d’une constitution portée par un parlement mais de la charia portée par les tribunaux islamiques dans une théocratie administrée via la choura.

« 3- Protéger le Jihad du Sham et assurer sa continuité, en employant pour ce faire tous moyens légitimes d’un point de vue islamique. » L’évocation de la continuité du jihad du Sham constitue une répétition délibérée, le propos figurant déjà dans le texte précédant l’énumération des buts. Notons que la notion de « continuité » n’est assujettie à aucune limite périmétrique. La continuité du jihad du Sham peut tout à fait être assurée, par la suite, hors du Sham, comme celle du jihad d’Afghanistan fut assurée, par exemple, en Irak et au Sham, y compris par bon nombre de vétérans de Jabhat al-Nusra. Insistons sur la cohérence sémantique et conceptuelle des trois discours…

« 4- S’efforcer de servir les Musulmans, de s’occuper de leurs besoin quotidiens et de soulager leur fardeau par tous les moyens possibles. »

« 5-Assurer la sécurité, la stabilité et une vie honorable pour la population en général. » On notera simplement que les musulmans et la population en général sont deux notions bien distinctes, ce qui est tout à fait cohérent avec la vision à laquelle adhèrent les jihadistes de la cohabitation des croyances.

Que dire pour conclure sur le propos d’Abu Muhammad al-Joulani si ce n’est que, dans la continuité des deux allocutions évoquées ci-avant, la rupture du lien, fakk al-irtibat, avec al Qaeda n’y a pas été abordée ? L’allégeance d’Abu Muhammad al-Joulani à Ayman al-Zawahiri ne figure tout simplement pas parmi les sujets traités. Et au terme de ce discours, il est tout à fait clair, sans aucune équivoque, que cette baya demeure. Ceux qui ont intitulé leurs analyses breaking ties ou «rupture des liens» ont lu la formule au hasard des réseaux sociaux, et ne l’ont en aucun cas tirée des propos des officiels, où elle n’est même pas implicitement présente, sauf dans le discours d’Ayman al-Zawahiri qui n’en a parlé que pour en évoquer les lourds dangers.

Mise en scène et décor

Abu Muhammad al-Joulani (au centre) prononçant le discours fondateur de Jabhat Fath al-Sham le 28 juillet 2016, entouré du jihadiste égyptien Abu Faraj al-Masri (en blanc) et du juge de la charia originaire de Syrie Abu Abdullah al-Shami.

La pièce est habillée d’un blanc cassé délicat qui supporte le logo de Jabhat Fath al-Sham, rondement calligraphié de noir sur fond blanc. Oubliés les étendards noirs inquiétants. Assis derrière un bureau de bois massif, trois hommes. Au centre se tient Abu Muhammad al-Joulani. A cette occasion parait sa première photo officielle – mais son visage n’est pas inconnu de l’observateur assidu. Lequel observateur assidu a du mal à réfréner une impression de déjà-vu. Le turban blanc dont un pan tombe par-dessus l’épaule droite jusque sur le buste, le visage serein, le sourire bienveillant et la veste camouflée évoquent avec tant de force une photo célèbre d’Oussama Ben Laden que votre serviteur a dû faire un gros effort pour ne pas sourire. Rappelez-vous : Abu Muhammad al-Joulani a cité Ben Laden dans son discours.

A gauche, Oussama Ben Laden. A droite, Abu Muhammad al Joulani le 28 juillet 2016. Qui croit au hasard?

Penchons-nous maintenant sur le cas des deux hommes assis de part et d’autre d’Abu Muhammad al-Joulani.

A gauche de l’émir – à droite de l’image donc – se tient Abdel Rahim Atoun, alias Abu Abdullah al-Shami. C’est un jihadiste syrien, qui se trouve être un éminent juge de la charia au sein de Jabhat al-Nusra. A ce titre, il incarne dans cette mise en scène un sujet transversal des trois allocutions évoquées ici : la gouvernance islamique par la charia et ses tribunaux. Etant, comme al-Joulani, natif de Syrie, il contribue à étoffer à l’écran la représentation des autochtones, en quantité comme en prestige.

Abu Abdullah al-Shami, l’homme assis à la gauche d’Abu Muhammad al-Joulani

A droite de l’émir – à gauche de l’image, pour les distraits – est assis l’Egyptien Ahmed Salama Mabrouk, alias Abu Faraj al-Masri. Vieux compagnon de route d’Ayman al-Zawahiri, on trouve sa trace dès le complot qui conduisit à l’assassinat du président Anouar al-Sadate en 1981, ce qui lui valut sept ans de prison au terme desquels il se rendit en Afghanistan. Sa biographie fut traitée par Thomas Joscelyn dans un article dédié en mars 2016 (17). Il représente ici  la vieille école – il a soixante ans–, dont il apporte symboliquement la caution, tout en incarnant la continuité. Mais est aussi l’icône du jihad mondial – Jabhat al-Nusra, et Jabhat Fath al-Sham dans sa continuité, compte un nombre conséquent d’étrangers dans ses rangs, ainsi que parmi ses alliés les plus fidèles, à l’image des Ouïghours du Parti Islamique du Turkestan. Sans oublier le lien avec al-Qaeda – sa biographie ne trahit guère de penchants pour la modération ni le nationalisme, et on le voit mal en symbole du fakk al-irtibat avec al-Qaeda. L’auteur de ces lignes avoue bien humblement avoir perdu un peu de son habituel sérieux en constatant que non seulement Abu Faraj al-Masri avait teinté sa barbe pour l’occasion, mais qu’il l’avait aussi… taillée.

Abu Faraj al-Masri, l’homme assis à la droite d’Abu Muhammad al-Joulani, saisi ici avant que sa barbe ne subisse un surprenant traitement.

Si Abu Muhammad al-Joulani a choisi de prononcer son discours face aux caméras plutôt que de se contenter de micros, cela visait un but. Nous n’avons pas là des gens qui organisent les moments importants de leur combat avec frivolité. Si l’image a été utilisée, c’est au service du but politique. Il fallait afficher certains symboles immuables tout en brouillant les cartes pour assurer la continuité de l’écho de la « rupture de liens ». Pour ce faire, on a campé un décor simple mais tout en rondeur, rassurant. Et on y a installé Abu Muhammad al-Joulani déguisé en Ben Laden à sa période afghane, un juge de la charia vêtu de tons de kaki des pieds à la tête et un vieux baroudeur du jihad mondial proche depuis toujours de l’émir d’al-Qaeda, tout de blanc vêtu et… à la barbe taillée. Tout cela est fort bien, mais en déduire le supposé message fakk al-irtibat, qui n’a pas non plus été formulé verbalement, n’est pas possible.

Synthèse

Le Front pour le Secours du Peuple du Sham – Jabhat al-Nuṣrah li-Ahli ash-Sham – est donc devenu le Front pour la Conquête du Sham – Jabhat Fath al-Sham. Ce processus a été jalonné par trois prises de parole successives, fondamentales, que nous avons commentées ci-avant. Ces trois discours sont les pièces maîtresses d’un même édifice. Ils se suivent chronologiquement et politiquement selon une pente descendante hiérarchiquement : l’émir d’al-Qaeda, puis son Naïb, et enfin l’émir de Jabhat al-Nusra. Tous trois conformes à une même charte philosophique et sémantique, ces discours fixent les mêmes buts fondamentaux, à la fois religieux et politiques, les deux notions n’étant pas séparables selon les prémisses de l’agenda jihadiste : l’unité des moudjahidines pour le succès du jihad en vue de l’établissement d’une gouvernance fondée sur la charia. Ils s’inscrivent dans la même finalité : l’instauration du califat selon la méthodologie prophétique. Cet épisode de l’histoire du jihad moderne ne peut être étudié qu’à la lecture des trois discours, pas uniquement du dernier. A aucun moment il n’est question de la rupture de liens dont tant de titres de presse se sont faits l’écho, reflétant en cela plutôt l’activité des réseaux sociaux que les propos habilement ciselés des leaders d’al-Qaeda et de Jabhat al-Nusra. L’allégeance d’Abu Muhammad al-Joulani à Ayman al-Zawahiri est toujours en vigueur. Le « jihad du peuple du Sham » est toujours en marche, et rien de concret n’autorise à penser que le sens du mot «jihad », concept qui ignore les frontières politiques actuelles, a changé pour Abu Muhammad al-Joulani, lui qui en son temps était parti le faire en Irak, ni pour aucun de ses deux compères assis autour de lui à la table d’où il a prononcé son allocution. Rien ne permet d’imaginer que les leaders de Jabhat Fath al-Sham vont promouvoir un agenda « focalisé localement » tout en bénéficiant, par exemple, de l’appui militaire des Chinois – Ouïghours en l’occurrence – du PIT venus de leurs sanctuaires d’Afghanistan et du Pakistan mourir pour leur jihad au Sham, parce que c’est un devoir de « porter le jihad contre tous les ennemis de l’Islam », comme le dit l’émir du PIT Abdul Haq al Turkistani (18). Rien ne permet d’imaginer que Jabhat Fath al-Sham va renvoyer à leurs foyers ses combattants étrangers venus des quatre coins du monde – d’Egypte, par exemple, en blanc à la table du discours – car tout cela, voyez-vous, n’est qu’une affaire de « focus local ». Au contraire, un peu d’histoire très contemporaine nous enseigne qu’en 2006, al-Qaeda en Irak est devenu Dawlat al-Iraq al’Islamiyah, « Etat Islamique d’Irak », en s’unissant avec les cinq autres mouvements du Conseil  de la Choura des Moudjahidines d’Irak. Et si la nouvelle entité essuya un sévère revers militaire lié à l’accroissement de l’effort de guerre US s’appuyant sur les acteurs sunnites locaux, elle portait en germe l’EI d’aujourd’hui dont est né Jabhat al-Nusra. Les mouvements jihadistes sont incroyablement aptes à muter pour s’adapter aux circonstances. En voici une nouvelle démonstration. Jabhat Fath al-Sham va se focaliser sur le combat en Syrie parce que c’est celui qui est actuellement en cours. Le « jihad du Sham » est sa priorité, certes, mais sa priorité du moment car c’est le sujet du moment. Mais le « jihad du Sham » n’est pas une finalité. Quand il sera terminé et s’il s’achève sur l’accomplissement des buts politiques de Jabhat Fath al-Sham, l’entité mutera encore et poursuivra sur la voie du jihad, car dans son idéologie, le jihad n’est pas la libération de la Syrie mais la libération des terres d’islam  en vue de la finalité ultime : l’établissement du califat tel qu’il fut au temps de sa gloire.

Le califat omeyyade au temps de sa plus vaste étendue territoriale, en 750 de notre ère.

Al-Qaeda, que certains observateurs voient déjà mourant d’avoir perdu sa branche syrienne, remporte là un vrai succès. Un succès d’estime dans un premier temps : il a fait passer l’intérêt de l’Oumma avant celui de l’organisation, refusant les basses luttes de pouvoir qui relèvent de logiques impies. Sur ce plan, la concurrence morale avec l’EI est évidente. Quant à Jabhat Fath al-Sham, trois jours après sa fondation, il s’est lancé dans l’opération de rupture du siège d’Alep-Est par le sud-ouest, structurant l’action des éléments rebelles et prenant part aux combats les plus violents. A l’heure où ces lignes sont écrites, deux kamikazes de Jabhat Fath al-Sham ont, à la connaissance de l’auteur, contribué aux succès de cette opération : Abu Al-Baraa al-Shami et Abu Yaqub Al-Shami. Les kamikazes sont parmi les spécificités qui ont rendu Jabhat al-Nusra si incontournable pour qui, dans l’opposition syrienne armée, veut remporter des succès militaires dans des opérations de forte envergure. Depuis toujours, Jabhat al-Nusra apparait comme l’organisation que l’on soutient, qu’on l’aime ou non, car elle aide les Syriens alors que les Occidentaux les ont laissés tomber. Jabhat Fath al-Sham constitue un accélérateur dans cette démarche. Si les Occidentaux maintiennent une ligne frileuse vis-à-vis de la gouvernance de Bachar al-Assad en ménageant la Russie et l’Iran, ce qui changera, c’est que l’étiquetage al Qaeda n’étant plus là, l’on pourra fusionner avec Jabhat Fath al-Sham sans être accusé de collusion avec le terrorisme, en pouvant invoquer la bonne raison que l’on n’aura personne d’autre sur qui s’appuyer. Si les Occidentaux bombardent Jabhat Fath al-Sham en partenariat avec la Russie, Jabhat Fath al-Sham pourra alors démontrer la validité de son argumentaire initial, découlant du discours d’Ayman al-Zawahiri : « la communauté internationale vous leurre. L’étiquette Al Qaeda est pour elle un faux prétexte et elle nous bombarde en fait car elle combat l’islam authentique auquel elle préfère hukm al-tawaghit, le règne de la fausseté, qu’elle corrompt à l’envi ». Dans ce cas, la communauté sunnite locale sera, à un terme assez court, perdue pour l’Occident, et acquise en grande partie aux mouvements jihadistes, quitte à ce que ce ne soit que par dépit. Il n’y aura plus aucune raison de cacher les liens jamais rompus avec al Qaeda. Et cerise sur le gâteau, Jabhat Fath al-Sham, ou peu importe le nom qu’il aura pris alors, deviendra non seulement un pôle d’attraction de jihadistes étrangers – y compris occidentaux – encore plus puissant qu’aujourd’hui, mais aussi un solide vecteur pour l’argument « les pays occidentaux sont les ennemis de l’Islam ». Nous verrions alors combien son « focus est local », car, exploitant jusque sur notre sol son audience auprès des partisans de l’idéologie jihadiste, il nous frapperait alors par tous les moyens possibles en brandissant l’argument du talion, qui lui a jusqu’ici plutôt bien réussi… localement, depuis ses débuts dans l’insurrection syrienne. Aveuglé par l’EI, l’Occident semble amorphe face à la manœuvre en cours. Que le Département d’Etat US y voie un simple « ré-étiquetage » prépare l’inscription de Jabhat Fath al-Sham dans la liste des organisations terroristes sanctionnées par l’ONU. Mais on n’a guère vu d’analyse plus fine émaner des organismes étatiques occidentaux, et c’est fort inquiétant.

(1) It’s not you, it’s me: al-Qaeda lost Jabhat al-Nusra. And now, what? Clint WATTS  pour War On The Rocks le 29 juillet 2016 http://warontherocks.com/2016/07/its-not-you-its-me-al-qaeda-lost-jabhat-al-nusra-now-what/

(2) Jabhat al-Nusra: l’autre menace syrienne. Jean-Marc LAFON pour Kurultay.fr http://kurultay.fr/blog/?p=68

(3) Syria’s Nusra Front may leave Qaeda to form new entity Mariam KAROUNY pour Reuters, le 4 mars 2015 http://www.reuters.com/article/us-mideast-crisis-nusra-insight-idUSKBN0M00GE20150304

(4) Country Reports on Terrorism 2015, US Department of State, 2 juin 2016 http://www.state.gov/j/ct/rls/crt/2015/index.htm

(5) Traduction en anglais (et lien vers la transcription en VO) du discours Hâtons-nous en direction du Sham d’Ayman al-Zawahiri, Pieter VAN OSTAEYEN https://pietervanostaeyen.wordpress.com/2016/05/08/new-audio-message-by-ayman-az-zawahiri-hasten-to-as-sham?iframe=true&preview=true/?ak_action=reject_mobile

(6) Dawa: l’appel à l’islam, prosélytisme islamique.

(7) Ibrahim Awad Ibrahim Ali al-Badri est l’état civil d’Abu Bakr al-Baghgdadi, calife de l’EI (alias Daesh).

(8) Choura: système de consultation. Ainsi, un comité consultatif (conseil de la Choura) a vocation à administrer l’Etat.

(9) La grande mosquée al-Aqsa de Jérusalem.

(10) Traduction en anglais du discours d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr, Pieter Van Ostaeyen, 28 juillet 2016 https://pietervanostaeyen.com/2016/07/28/janhat-an-nusra-audio-message-by-shaykh-ahmad-hassan-abu-al-khayr/

(11) Vidéo de l’allocution du 28 juillet 2016 d’Abu Muhammad al-Joulani annonçant la fondation de Jabhat Fath al-Sham, VO sous-titrée en anglais, sur la chaîne Youtube d’Orient News. https://www.youtube.com/watch?v=oossAtDYbrs

(12) Orient News est une chaîne de télévision fondée par l’homme d’affaires et journaliste syrien Ghassan Abboud, opposant à Bachar al-Assad. Elle émet depuis Dubaï, aux Emirats Arabes Unis.

(13) On ne peut appréhender pleinement ce propos sans le mettre en perspective avec l’histoire de Jabhat al-Nusra, et notamment son rôle de vengeur et de protecteur de la communauté sunnite de Syrie depuis l’attaque au sarin de Ghouta sur fond d’inaction internationale.

(14) C’est à ce stade que les termes « notre peuple » et « notre terre » d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr, Naïb d’Al-Zawahiri, prennent toute leur saveur.

(15) SWT étant l’abréviation de Sobhanahou Wa Taala : »Glorifié et exalté soit Il ».

(16) Pour un panorama des groupes armés les plus significatifs de l’oppostion syrienne outre Jabhat al-Nusra et l’Etat Islamique, voir : Syrian Armed Opposition Powerbrokers, Jennifer CAFARELLA & Genevieve CASAGRANDE  pour l’Institute for the Study of War http://www.understandingwar.org/report/syrian-armed-opposition-powerbrokers

(17) Veteran Egyptian jihadist now an al Qaeda leader in Syria, Thomas JOSCELYN pour The Long War Journal, 21 mars 2016 http://www.longwarjournal.org/archives/2016/03/veteran-egyptian-jihadist-now-an-al-qaeda-leader-in-syria.php

(18) Turkistan Islamic Party leader criticizes the Islamic State’s ‘illegitimate’ caliphate, Bill Roggio & Thomas JOSCELYN pour The Long War Journal, 11 juin 2016 http://www.longwarjournal.org/archives/2016/06/turkistan-islamic-party-leader-remains-loyal-to-al-qaeda-criticizes-islamic-states-illegitimate-caliphate.php




Irak : mais où est donc passée la 7e Compagnie ?

Véhicules militaires abandonnés par les forces irakiennes à Ramâdi

La prise de Ramâdi, chef-lieu de la province d’al-Anbâr, par l’Etat Islamique en Irak et au Levant (EI, EIIL, DAESH) (1) a fait l’objet du précédent billet de ce blog (2). On y évoquait les vieux démons de ce malheureux pays et leur influence sur le cours de la guerre. Aujourd’hui, des informations commencent à filtrer du terrain et à jeter une lumière crue sur un échec militaire, politique et administratif dont les répliques à terme n’ont sans doute pas fini de se faire sentir.

Ramâdi était la ville de garnison de la 7e non pas compagnie mais Division d’Infanterie irakienne – peu ou prou 10 000 militaires, intendance comprise, dont certains peut-être déployés plus au nord. De nombreux policiers membres d’unités paramilitaires régies par le ministère de l’Intérieur s’y trouvaient affectés de manière permanente. Des éléments des forces spéciales étaient présents, et une vidéo amplement diffusée sur Internet illustre leur fuite précipitée de Ramâdi (cf ci-dessous).

https://www.youtube.com/watch?v=QhDSeuUhJZo&feature=youtu.be

La question reste de savoir comment, alors qu’al-Anbâr n’a jamais cessé de faire l’objet d’attaques plus ou moins virulentes, le gouvernement de Bagdad a pu se faire surprendre au point d’en perdre le chef-lieu…

Des fantômes dans la tempête (de sable)

Très vite, on a trouvé une explication plausible à l’absence de soutien aérien : une tempête de sable. En effet, ce jour-là, le vent était de la partie et la densité de sable en suspension à certaines altitudes rendait, parait-il, la perception du terrain trop imparfaite pour procéder à de l’appui aérien rapproché, rendu a fortiori plus délicat encore en zone urbaine qu’ailleurs (3). Reste que l’aviation ne fait pas tout, que les jihadistes n’avaient pas non plus d’appui aérien, que le vent des sables soufflait tout autant pour eux que pour les forces de sécurité irakiennes, qu’en son temps Clausewitz rappelait avec raison les avantages multiples du défenseur sur l’assaillant, et qu’enfin les vicissitudes météorologiques n’ont pas entravé de manière rédhibitoire la fuite des combattants gouvernementaux.

Après la bataille, les réseaux sociaux se sont trouvés inondés  de messages triomphaux des supporters de l’Etat Islamique, clamant que 150 moudjahidines ont mis 25 000 soldats irakiens en déroute.  Sans vouloir vexer personne, l’affirmation sonne tellement faux qu’avec la meilleure volonté du monde, elle écorche trop le sens critique pour être admise par l’exégète amateur (4). D’une part, Daesh n’est pas assez stupide pour communiquer l’effectif réel engagé dans une opération. D’autre part, le passé a prouvé sans aucune ambiguïté que lorsqu’il s’agit de compter les combattants gouvernementaux irakiens, maîtriser l’arithmétique ne fait pas tout, et la consultation des tableaux d’effectifs des unités non plus. La vérité est ailleurs… Ce qui est crédible, c’est que les jihadistes n’avaient pas l’avantage du nombre. Ce qui éveille la curiosité, c’est la question de savoir à quel point et pour quelles raisons.

Le précédent billet de Kurultay.fr, dédié à l’affaire de Ramâdi, faisait allusion à la malheureuse affaire, soulevée fin 2014, des 50 000 soldats fantômes de l’armée irakienne, qui ne mettaient pas un pied à la caserne – et encore moins au combat, ça va de soi – moyennant le versement d’une part de leur solde à leurs officiers corrompus. Or, le Washington Post vient de publier un article (5) tendant à indiquer que lesdits fantômes auraient fait des petits, et qu’il ne s’agirait là que d’un défaut parmi tant d’autres à la cuirasse de l’Etat irakien.

L’EI parade à Mossoul le 25 juin 2014. Déjà en cette occasion, l’effectif combattant irakien différait nettement de l’effectif théorique.

Le Washington Post cite un analyste politique irakien, Ahmed al-Sharifi, qui estime l’effectif engagé à Ramadi par le gouvernement irakien à 25 000, répartis comme suit: 2000 combattants et 23 000 soldats fantômes. On lui laisse la responsabilité des comptes, que votre serviteur n’est pas en mesure de contrôler. Reste que si l’on a relevé, en novembre 2014, qu’un militaire sur six était un fantôme, on se demande bien comment la faillite morale qui a conduit là pourrait avoir été soldée en mai 2015. Mossoul à l’été 2014 et Ramâdi au printemps 2015, même combat ? A moins de croire l’Irak capable de se réformer de fond en comble en onze mois, comment pourrait-on répondre à cette question par un « non » catégorique ? Est-il farfelu d’envisager alors qu’en zone de fort danger, l’absentéisme payé puisse se révéler très supérieur à ce qu’il est pour des affectations plus « tranquilles »? A chacun d’en juger.

Policiers non payés et armés au marché noir

Cette plongée dans un océan de corruption que nous propose le Washington Post recèle toutefois d’autres attraits. Après l’armée, la police (6)… Ainsi le colonel Eissa al-Alwani, officier haut placé dans la hiérarchie policière de Ramâdi, signale que la police locale, manquant de tout, s’est trouvée réduite à quémander auprès de la population et d’hommes d’affaires des fonds destinés à acheter des armes et des munitions… au marché noir (7) ! Omar al-Alwani, lui, est un chef tribal sunnite. Il affirme que 3 000 hommes des tribus locales ont combattu ces derniers mois aux côtés des policiers, et témoigne que ces derniers accusaient un retard de six mois dans la perception de leur salaire, tandis que l’Etat Islamique perpétrait des attentats contre eux et leurs familles. Il précise que beaucoup ont pris la fuite. On le croit sans peine.

Réfugiés sunnites sur les routes de Ramâdi à Baghdad.

En somme, nous avons là : un Etat irakien corrompu jusqu’à la moelle; des combattants théoriques qui ne combattront jamais, bien qu’on leur verse une solde; des forces paramilitaires dont on ne paie pas les salaires et dont on n’assure même pas l’intendance; des tribus sunnites qui seraient disposées à combattre l’EI comme elles ont combattu AQI en son temps (8) mais que l’Etat irakien rechigne à armer, de peur qu’elles ne se retournent contre lui voire qu’elles rejoignent l’EI – une telle défiance est-elle de nature à fidéliser ces tribus ? –; des milices chiites largement soutenues et coordonnées par l’Iran (9), qu’apparemment on arme, paie et nourrit à peu près correctement et qui, entre deux batailles, se filment en train de pratiquer les pires exactions contre les populations sunnites et publient sur Internet des vidéos aussi abominables que celles de Daesh…

Le projet français en Irak

Triste spectacle que tout cela, mais il ne faudrait pas éluder un aspect du problème: nous sommes impliqués, nous, occidentaux en général et Français en particulier. Nos armées agissent là-bas, effectuant des raids aériens, des missions de reconnaissance, des opérations spéciales, et dispensant des formations aux forces gouvernementales. Ces dernières bénéficient d’un afflux massif d’armement étranger. Quel contrat – au minimum moral – nous lie à l’Etat irakien ? Les Etats-Unis et l’Iran se livrent, dans la région, une concurrence d’influence bien visible tandis que l’Irak, comme pour en tirer profit, se montre fort chatouilleux sur la question de sa souveraineté (10). Voici l’orgueil retrouvé depuis l’été dernier, mais pour quels résultats ? En somme, l’on aide un Etat incompétent et corrompu au sein et en marge duquel évolue une mafia notoire. Cet Etat, bien qu’incapable de remettre dans l’ordre le puzzle sociétal irakien, ne manque pas une occasion d’attiser les concurrences régionales pour étayer des caprices d’enfant gâté. Et voilà que pour solde de tout compte, il cristallise sur le champ de bataille le catalogue de ses turpitudes sous la forme d’un nouveau désastre militaire venu nous rappeler qu’en un an, dans le fond, il n’a pas changé. N’oublions pas qu’il s’agit bien là de l’administration irakienne née de la guerre américaine de 2003, où Jacques Chirac avait  refusé d’impliquer la France.

L’OTAN, dont la France a rejoint le commandement intégré en 2009 après quarante-trois ans passés en dehors, est officiellement sortie du conflit afghan. Cela aurait pu être l’occasion de livrer au débat public l’établissement d’un bilan. Celui d’une manière de faire la guerre et celui d’un certain atlantisme. Après tout, et même si on connaissait déjà un peu le sujet, on y a acquis une expérience de première bourre en termes d’assistance mal ficelée et horriblement coûteuse – tant en vies humaines qu’en argent – à un Etat tout entier livré à une corruption galopante. On aimerait que sur la scène politique, quelqu’un lance le débat, pose les questions structurantes. Par exemple, lutter CONTRE le terrorisme certes, mais surtout lutter POUR quoi ? Aider un Etat tiers certes, mais sur la base de quel contrat gagnant / gagnant ? S’allier avec d’autres nations occidentales, pourquoi pas, mais pour l’intérêt de qui, au détriment de qui, pour faire quoi et à quel prix ? Faire la guerre, why not, mais avec quels buts, pour réaliser quoi ? On en a déjà parlé sur Kurultay.fr : pour gagner une guerre, il est indispensable de savoir à quoi ressemblerait la victoire. On nous dit vouloir « éradiquer la menace jihadiste ». Certes. On y croit… Quel est le projet ? Que veut-on construire ? En passant aux yeux du monde pour les wagons d’un jeune pays d’outre-Atlantique trop puissant pour sa propre maturité, votre serviteur craint que notre vieil hexagone n’aille nulle part. Jean-Yves le Drian a affirmé plusieurs fois que la France est leader au Sahel tandis que les Etats-Unis le sont en Irak. Admettons. Pourquoi, alors, ne pas se concentrer sur le Sahel? Les USA seraient donc incapables de s’en sortir en Irak sans les douze chasseurs, l’unique AWACS et le non moins unique Atlantique 2 de l’opération Chammal (11) ? Certes pas. Il faut croire, alors, que la France a un projet irakien. L’exégète amateur est impatient d’enfin savoir le quel. Il cède donc volontiers la parole aux inspirateurs professionnels des saintes écritures de la République.

Jean-Marc LAFON

(1) L’emploi de l’acronyme « Daesh » (équivalent en arabe d’EIIL) a été reproché à l’auteur comme « péjoratif ». Le but ici n’étant pas de faire plaisir à quiconque, j’utiliserai à la fois EI (ça ennuiera ses ennemis) et Daesh (ça ennuiera ses partisans), pour être certain d’irriter le plus grand nombre. 🙂

(2) A Ramâdi, l’Irak retrouve ses vieux démons, Jean-Marc LAFON : http://kurultay.fr/blog/?p=255

(3) ISIS Fighters Seize Advantage in Iraq Attack by Striking During Sandstorm par Eric SCHMITT & Helene COOPERMAY, New York Times http://www.nytimes.com/2015/05/19/world/middleeast/isis-fighters-seized-advantage-in-iraq-attack-by-striking-during-sandstorm.html

(4) Définition selon Jean-Jacques URVOAS de quelqu’un qui se permet d’argumenter publiquement un avis opposé au sien: Urvoas défend son projet contre les « amateurs » Christine TREGUIER, Politis.fr http://www.politis.fr/Urvoas-defend-son-projet-contre,30769.html

(5) Fall of Ramadi reflects failure of Iraq’s strategy against Islamic State, analysts say, Hugh NAYLOR, Washington Post: http://www.washingtonpost.com/world/middle_east/fall-of-ramadi-reflects-failure-of-iraqs-strategy-against-islamic-state-analysts-say/2015/05/19/1dc45a5a-fda3-11e4-8c77-bf274685e1df_story.html

(6) Outre les services chargés des missions classiques de police, cette administration rassemble, sous l’égide du ministère irakien de l’Intérieur, d’importantes forces paramilitaires dont il est en particulier question ici.

(7) Est-il farfelu d’imagier que L’EI puisse figurer parmi ceux qui tirent quelque argent de ce marché noir?

(8) Al Qaïda en Irak, l’ancienne « raison sociale » de ce qui est devenu l’Etat Islamique en Irak et au Levant.

(9) Au point qu’à force de se faire photographier à leurs côtés, le jusque là discret général iranien Qasem Soleimani, du Corps des Gardiens de la Révolution Islamique, est devenu une célébrité des réseaux sociaux…

(10) Ainsi le fait que l’Irak n’ait pas demandé l’aide de la coalition dirigée par les Etats-Unis lors des combats pour Tikrit n’avais pas manqué de soulever des interrogations…

(11) Source Etat-major des armées, Chammal: point de situation au 13 mai 2015 http://www.defense.gouv.fr/var/dicod/storage/images/base-de-medias/images/operations/cartes-des-theatres-d-operation/carte-opex/4301039-12-fre-FR/carte-opex.jpg




A Ramâdi, Bagdad retrouve ses vieux démons

Un combattant de Daesh auprès de véhicules Humvee abandonnés par les forces irakiennes à Ramâdi, le 18 mai 2015

L’objectif affiché ces derniers mois était, pour le gouvernement irakien, la reprise de Mossoul (1). Dans la nuit du 17 au 18 mai 2015, les autorités de Bagdad admettaient que Ramâdi, 200 000 habitants, adossée à l’Euphrate, chef-lieu de la province d’al-Anbâr, se trouvait désormais aux mains des combattants de l’Etat Islamique en Irak et au Levant (EI, alias Daesh). Par leur incapacité à tenir cette ville clef un an après leur déroute au nord, les forces gouvernementales enregistrent leur plus humiliant échec depuis l’été 2014. Comment en est-on arrivé là et où va-t-on ?

La province irakienne d’al-Anbâr, dont Ramâdi est le chef-lieu

Dans un précédent billet sur ce même blog, on passait en revue la doctrine du Management de la Sauvagerie (2). Il n’aura pas échappé au lecteur attentif que pour être éligible au rang de théâtre d’opérations pour le jihad, un territoire doit offrir de la profondeur géographique. Traduisez: être si vaste que les forces gouvernementales doivent dégarnir des pans entiers de territoire pour espérer être efficaces dans d’autres. C’est évidemment le cas en Irak… Une des dures réalités de la guerre est que si on concentre ses forces, on devient localement puissant mais on déshabille militairement des territoires. En contrepartie, si on cherche à être présent partout, on disperse ses forces et on est alors faible partout. Or, les forces favorables au gouvernement irakien (3) ont concentré une grande partie de leurs moyens militaires sur le chemin de Mossoul (axe nord-sud), encouragées en cela par les difficultés rencontrées de Tikrit à Baiji, où presque chacun de leur succès est fragilisé voire annulé par de vives réactions de Daesh. Les zones vives de la province d’al-Anbâr (axe est-ouest) s’en sont trouvées dégarnies en termes de troupes opérationnellement valables. C’est, pour ainsi dire, mécanique. Mais d’autres facteurs que nous allons aborder, éminemment politiques, ont favorisé cette vulnérabilité. Daesh a su en profiter, fort de ses caractéristiques fondatrices : une vision du monde où politique et religion ne sont qu’un seul et même sujet; un pragmatisme et une expérience qui l’empêchent d’oublier que guerre et politique ne sont, là encore, qu’un seul et même sujet. A titre de synthèse, on appelle cela le jihadisme…

Combats en Irak : qui affronte qui ?

Le spectateur lointain de l’actualité irakienne tend à croire que le conflit oppose « simplement » Daesh à l’armée de Bagdad. Or, dans la région, rien n’est aussi simple. L’Irak est une mosaïque, d’un point de vue religieux mais également tribal et politique, les trois aspects étant subtilement liés. L’Islam y est massivement majoritaire, mais divisé. Une part de la population – et une part seulement –, notamment urbaine, affiche un penchant laïc prononcé. Le profond clivage chiites / sunnites y est bien présent, aggravé par les plaies non-cicatrisées héritées de l’ère Saddam Hussein puis de l’occupation US. La communauté chiite, numériquement plus imposante, est plus particulièrement présente au sud. Elle est l’objet de toutes les attentions de la part de Téhéran, et permet à l’Iran, outre la fluidification des échanges économiques, de se créer en Irak une sorte de zone tampon sécurisant une part du millier de kilomètres de frontière commune (4). Au nord, on trouve notamment les tribus sunnites, mais aussi les Kurdes – avec une forte composante laïque et nationaliste. Loin d’être exhaustive, cette énumération ne vise qu’à attirer l’attention du lecteur sur les subtilités du tissu social local. Elle est synthétique à l’extrême et le sujet s’accommode mal des résumés (5).

L’armée irakienne ne manque pas d’équipements, fournis notamment par les Etats-Unis et leurs alliés d’une part, et par l’Iran d’autre part. Elle bénéficie également de cursus de formation de qualité dispensés par ses puissants alliés. Mais elle ne s’est jamais relevée des guerres de 1991 et 2003, suivies de sa dissolution sous l’égide de Paul Bremmer, l’administrateur civil américain en Irak. (6) Pour qu’une armée combatte et vainque, il faut qu’elle soit soudée par un ciment fort, constitué de valeurs communes en général, et en particulier de toutes les bonnes raisons qu’ont ses soldats de consentir, si nécessaire, le sacrifice suprême. Quand l’unicité de la nation est tout sauf évidente, quand la population est fragmentée en termes de valeurs, de culture, d’idéaux et d’intérêts, l’armée peut attirer des citoyens soucieux de s’assurer un revenu fixe et garanti, voire une perspective de carrière. Mais elle porte en elle toutes les fractures de la société. Ainsi, fin 2014, avec le scandale des 50 000 soldats fantômes (7), l’armée irakienne s’illustra-t-elle comme la chambre d’écho de la corruption décomplexée qui fait rage dans la région. Quand 50 000 hommes sur les 300 000 théoriques sont absents « excusés » et que les officiers s’arrosent de pots de vin en remontant la chaîne hiérarchique, c’est que la structure étatique – au-delà même des forces de sécurité – est sclérosée. A l’heure de l’épreuve du feu, il ne faut alors pas imaginer que les hommes présents à leur poste se bousculeront massivement pour l’honneur de tomber en martyrs, quand bien même seraient-ils supérieurement formés et équipés. Après avoir vu les vidéos de ses camarades décapités, la débâcle cataclysmique provoquée par un ou deux blindés-suicides bourrés de quelques tonnes d’explosifs, et le drapeau du Tawhid hissé un peu plus loin par les jihadistes pour montrer qu’ils sont déjà là, le « bidasse » moyen plante là matériel de pointe, armes, tenue camouflée et bonnes manières pour aller se mettre à l’abri. Cela s’est produit à l’été 2014 lors de la grande offensive de Daesh. Cela s’est reproduit à Ramâdi au printemps 2015. Synthèse: l’armée irakienne n’est pas une force de combat fiable. C’est un fait, et les faits sont têtus.

Mossoul, été 2014 : Daesh parade (déjà) sur des Humvee américains abandonnés par l’armée irakienne, avant d’en faire une de ses montures emblématiques

Les milices chiites

Un des héritages laissés par l’ancien premier-ministre irakien Nouri al-Maliki répond au nom de Hashd al-Sha’abi: les « comités de mobilisation du peuple ». Sous cet artifice de langage aux accents socialistes se cache un conglomérat de milices chiites soutenues, armées, formées et souvent coordonnées par Téhéran (8). La réponse de Bagdad à l’inefficacité notoire de son armée. La communauté chiite d’Irak n’est pas un bloc monolithique, et son unité n’allait pas de soi. Cette division a d’ailleurs bien aidé Saddam Hussein pour, en son temps, neutraliser l’hypothétique menace intérieure chiite. Mais la progression spectaculaire de Daesh, peu amène envers les chiites, a dopé le processus. Les noyaux durs armés préexistants sont devenus autant de pôles d’attraction,  et Hashd al-Sha’abi a évolué comme un ensemble opérationnel cohérent, uni par un sectarisme commun. Lequel sectarisme vise naturellement Daesh, mais aussi, pour beaucoup de ces milices, tout ce qui est plus ou moins sunnite ou soupçonné de l’être. Certains y voient un pendant des Pasdaran, les gardiens de la révolution iranienne, évoluant en marge de l’armée régulière. L’emploi sur le terrain, contre Daesh, de Hashd al-Sha’abi a certes révélé des qualités opérationnelles intéressantes, mais le sectarisme s’embarrassant rarement de détails, on ne compte plus les exactions perpétrées par ses combattants, y compris sur les populations civiles sunnites : pillages, assassinats, exécutions sommaires, tortures, mutilations, le tout étant assumé et souvent filmé puis diffusé sur Internet pour avertir les récalcitrants potentiels (9). Le résultat en est souvent contreproductif, puisque pour de nombreux sunnites pas forcément inconditionnels de Daesh, entre le sectarisme violent des milices chiites et celui de Daesh, ils préfèrent celui de Daesh qui, au moins, ne leur est pas a priori hostile puisque sunnite comme eux… Répétons-le, les faits sont têtus. Notamment deux d’entre eux : 1) les guerres hybrides ne se gagnent pas uniquement via les affrontements armés, le soutien des populations étant essentiel; 2) le soutien de gens dont on a massacré les proches et pillé les biens n’est ni durable, ni sincère. Sans pour autant mériter une effusion de louanges pour ses qualités militaires, Hashd al-Sha’abi s’est avéré  plus efficace au combat que bien des unités de l’armée irakienne. Mais en termes de soft-power – l’art de s’attacher l’adhésion des populations –, le compte n’y est clairement pas. Voilà sans doute les raisons du non-déploiement des milices chiites dans la province d’al-Anbâr : 1) Bagdad essaie de tenir les milices chiites loin des agglomérations sunnites et 2) leurs raisonnables aptitudes au combat sont nécessaires sur le chemin de Mossoul.

Et maintenant ?

Ce que Daesh fera de Ramâdi n’est pas encore prévisible. A-t-il les moyens de s’y établir pour durer ou se repliera-t-il progressivement au fil des jours et semaines à venir, attendant l’opportunité d’adresser à ses ennemis un nouvel uppercut sous l’effet de la surprise ? Toujours est-il que ce succès offensif apportera des bénéfices à Daesh, et aucun à Bagdad. Les autorités irakiennes cherchaient à promouvoir l’image d’un Daesh acculé, affaibli par les raids aériens des aviations les plus modernes du monde, prêt à recevoir le coup de grâce. Et soudain, on voit tomber un nouveau chef-lieu de province tandis que s’expose à nouveau sur Internet et toutes les TV du monde le spectacle consternant d’une armée irakienne en débâcle, abandonnant armes et bagages. Nul doute que la propagande de Daesh saura exploiter durablement cet épisode.

Véhicules militaires irakiens abandonnés immortalisés à Ramâdi par les photographes de Daesh le 18 mai 2015. Comme un air de déjà vu…

La surprise exploitée par Daesh pose question quant aux choix faits par le pouvoir irakien et aux compétences de ses forces de sécurité. La province d’al-Anbâr est propice aux infiltrations, et les rives de l’Euphrate ne manquent pas d’objectifs intéressants pour Daesh. Alors que certaines tribus sunnites y sont enclines à lutter contre Daesh ou à observer une neutralité bienveillante envers le gouvernement, Bagdad rechigne à les armer sérieusement, les rendant du même coup vulnérables aux représailles des jihadistes. Cela ne manque pas d’affecter leur fidélité. L’examen de la situation tactique de ces dernières semaines rend la surprise de Ramâdi… surprenante. Le problème des infiltrations au nez et à la barbe de l’aviation de la coalition est bien connu et documenté (10) mais il faut croire qu’il n’a pas été pris suffisamment au sérieux. D’autre part, le pouvoir multiplie les maladresses de nature à perdre chaque jour un peu plus de crédit auprès des populations sunnites que Daesh n’a pas encore converties à sa cause. Au point qu’à défaut d’adhérer à l’idéologie de Daesh, nombre d’autochtones finissent par le considérer comme un moindre mal comparé aux milices de Hashd al-Sha’abi et à un pouvoir central perçu comme de plus en plus inféodé à Téhéran. La méthode la plus prometteuse pour Bagdad serait sans doute celle des petits pas : exploiter les milices chiites en rase-campagne, loin des populations sunnites, et prendre son temps pour gagner méticuleusement la confiance de celles-ci. C’est apparemment l’option qui a été retenue après la bataille de Tikrit et les exactions qu’y ont commises des miliciens chiites : Hashd al-Sha’abi a été affecté aux secteurs les moins peuplés, l’armée et la police se chargeant plus particulièrement des zones à forte densité de population – principalement à dominante sunnite. Il semble que Daesh ait interrompu cet ambitieux programme…

Rester sans réaction reviendrait, pour le gouvernement irakien, à émettre un message désastreux. Ce serait un aveu d’impuissance de nature à l’affaiblir encore plus : le signe que depuis la débâcle de l’été 2014, rien n’a vraiment changé. Mais réagir condamnerait Bagdad à faire le jeu de Daesh. En effet, l’armée n’ayant pas la capacité de se confronter avec succès aux jihadistes, la reconquête de Ramâdi impliquerait le déploiement sur zone des milices chiites de Hashd al-Sha’abi, au grand désarroi d’une large part des populations sunnites qui subiront leur pesante présence. Daesh a ainsi mis le gouvernement irakien dans une situation où tous les choix sont mauvais et où il va falloir opter pour le moins délétère. Il est assurément des situations plus enviables. Dans ce sanglant jeu de dupes, aucun pays de la coalition dirigée par les Etats-Unis n’a encore affiché clairement ses buts de guerre. A se demander si l’on en a vraiment… A moins que l’instabilité de la région ne recèle suffisamment d’avantages pour que bon an, mal an, on s’en contente ?

Jean-Marc LAFON

(1) Mossoul est le chef-lieu de la province de Ninive. Elle est tombée aux mains de Daesh en juin 2014.

(2) Le Management de la Sauvagerie, Jean-Marc LAFON : http://kurultay.fr/blog/?p=187

(3) Nous parlons là des forces terrestres : forces de sécurité irakiennes, milices chiites, quelques milices sunnites. Les Peshmergas rechignent à opérer hors du Kurdistan.

(4) Iraq is Iran’s ‘strategic depth : Army commander, agence iranienne IRNA: http://www.irna.ir/en/News/81533347/

(5) Les ressorts sociaux sont évoqués dans cet intéressant article d’avant la guerre actuelle: 10 ans après, que devient l’Irak ? 2013, le Monde Diplomatique, Peter Harling http://www.monde-diplomatique.fr/2013/03/HARLING/48806

(6) Feu l’armée de Saddam Hussein. Article pour Libération de Marc SEMO, alors envoyé spécial en Irak http://www.liberation.fr/monde/2003/05/24/feu-l-armee-de-saddam-hussein_434712

(7) L’Irak veut combattre la corruption après la découverte de 50 000 soldats fictifs http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2014/11/30/l-irak-veut-combattre-la-corruption-apres-la-decouverte-de-50-000-soldats-fictifs_4531763_3218.html

(8) Hashd al-Shaabi / Hashd Shaabi Popular Mobilization Units / People’s Mobilization Forces, GlobalSecurity.org http://www.globalsecurity.org/military/world/para/hashd-al-shaabi.htm

(9) Des miliciens chiites rivalisent de barbarie avec l’EI, France 24 http://observers.france24.com/fr/content/20140910-miliciens-chiites-surenchere-barbare-etat-islamique-irak-video-decapitation

(10) Sujet évoqué ici même dans le billet Aviation contre Etat Islamique, Jean-Marc LAFON : http://kurultay.fr/blog/?p=125




Aviation contre Etat Islamique

Chasseur Rafale de l’opération Chammal, emportant 4 bombes à guidage laser, une nacelle de désignation DAMOCLES et 3 réservoirs supplémentaires de carburant (état-major des armées/ministère de la Défense)

L’info délivrée par les instances officielles: un besoin de décryptage

Chaque jour ou presque, l’US Central Command publie une liste des frappes aériennes menées en Irak et en Syrie contre l’Etat Islamique (EI) dans le cadre de l’operation Inherent Resolve. Il s’agit de l’énumération des actions lors desquelles un ou plusieurs appareils de la coalition ont délivré (1) un ou plusieurs armements sur une ou plusieurs cibles, dans des périmètres géographiques donnés. Voici à titre d’exemple une copie du communiqué du 29 janvier 2015.

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Difficile pour le public, en partant d’un tel document, de se figurer les effets réels de ces opérations sur l’Etat Islamique, ses infrastructures, ses capacités économiques et militaires, son assise politique. Pour s’en faire une idée et tâcher de modestement déterminer quelques liens de cause à effet, votre serviteur a travaillé selon plusieurs axes qu’il a ensuite fallu faire converger. Tout d’abord, des sources militaires ont bien voulu faire preuve de pédagogie à son endroit, tout en restant dans les limites de leur devoir de réserve et de confidentialité. Ensuite, le suivi quotidien de l’actualité « du terrain » fut — et demeure — un morceau de bravoure car les sources pullulent, mais la plupart sont partisanes. Il s’agit donc plus souvent de propagande que d’information objective. Une fois l’information recueillie, vient le temps de son traitement. Il faut alors opérer de fastidieux recoupements pour séparer le bon grain de l’ivraie, éliminer ce qui est faux, dépouiller ce qui est enjolivé. Qu’il soit entendu que les sources occidentales ou pro-occidentales, officielles ou non, ne sont pas nécessairement d’une fiabilité plus considérable que les autres.

Les buts et contraintes des belligérants

L’Etat Islamique administre un territoire, exploite ses ressources, commerce avec le monde extérieur. Et comme il s’est donné une vocation expansionniste, il doit pouvoir conduire des opérations militaires offensives pour conquérir de nouveaux territoires, et défensives pour les conserver.

Il a besoin de voies de communication praticables afin de pouvoir importer les denrées qu’il lui faut, exporter les produits de contrebande qui lui assurent des revenus, permettre les activités normales des populations (2) — agriculture, industrie, services, consommation — et enfin faire manœuvrer ses forces et les approvisionner en renforts, relèves et denrées nécessaires à la conduite des opérations. Il a besoin d’énergie — carburant, électricité. Il a besoin des infrastructures permettant l’extraction du pétrole brut. Il a besoin d’ateliers dédiés à la maintenance de son matériel militaire. Il a besoin de chefs politiques, et de cadres chargés de convertir les directives de ces derniers en actions. Il a besoin que tous les échelons — du politique à l’opérationnel sur le terrain — puissent s’échanger ordres et informations, si possible en temps réel. La liste n’est pas exhaustive mais embrasse l’essentiel du spectre.

La coalition, elle, doit perturber autant que possible le fonctionnement de la machine EI. Empêcher l’extraction du pétrole pour asphyxier économiquement l’EI. Eliminer les chefs et les cadres pour perturber la continuité politique. Priver les combattants de leur liberté de manœuvrer et de communiquer pour épuiser le potentiel offensif de l’EI. Enrayer le train de bataille qui achemine vivres, munitions, pièces, carburant, matériels et combattants là où ils sont nécessaires pour éroder l’efficacité tactique de l’EI sur le terrain. Nuire à la transmission des ordres et informations pour interdire la coordination d’opérations de grande envergure. Appuyer les acteurs au sol de la proxy-war (3) dans leurs opérations offensives ou défensives face à l’EI pour reprendre le contrôle des territoires tenus par ce dernier. Mais cela ne va pas sans contraintes.

Image du passé: des blindés de l’EI circulant ouvertement, impunément, groupés, par grand beau temps. C’était avant la menace aérienne.

Pour les adversaires des  jihadistes, un enjeu considérable est d’éviter que les populations sunnites finissent par se reconnaitre massivement dans les revendications et méthodes de mouvements tels que l’EI ou Al Qaeda (4). Cela implique que l’on empêche autant que possible les frappes de tuer ou blesser des civils. Mais cela nécessite aussi d’éviter qu’elles portent atteinte à leurs conditions de vie en endommageant des infrastructures et des biens indispensables aux populations. Pour satisfaire à ces exigences, les forces répondent à des règles opérationnelles d’engagement (ROE) indexées au plan d’opération. Elles se présentent sous la forme d’un catalogue indiquant les conditions à réunir pour pouvoir « traiter » (5) une cible. Elles sont naturellement confidentielles, mais l’ennemi apprend à les connaitre à la lumière de l’expérience que vous lui avez donnée de vous-même en le frappant… ou non, justement. L’observateur lointain fait de même avec, il faut l’assumer, un certain degré d’imprécision qui doit incliner à l’humilité.

Sur quoi tirer? Sur quoi ne pas tirer?

Les détails des ROE de la coalition sont confidentiels, mais les grandes lignes en sont connues. Les militaires qui ont bien voulu m’en toucher trois mots ont cité les opérations aériennes israéliennes dévastatrices à Gaza lors de l’été 2014 comme l’exemple de ce que l’on veut éviter.  S’agissant des personnels, véhicules, marchandises et équipements, n’est une cible que ce qui est formellement identifié, visuellement, comme ennemi et qui ne soit pas directement environné par des dommages collatéraux en puissance. S’agissant d’infrastructures et de bâtiments stratégiques, il n’est pas interdit de supposer qu’on préfère frapper de nuit, afin de limiter la probabilité de toucher des civils évoluant à proximité. Un moyen courant de procéder est le recours à un dispositif de désignation de cible, qui associe une caméra thermique à haute résolution et un émetteur de rayon laser permettant de guider l’armement. Ces équipements sont embarqués sous forme de nacelle par les avions de combat, et de « boule optronique » par les drones. Le document ci-dessous vise à vulgariser le concept pour les non-initiés.

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Le théâtre des opérations en Syrie et Irak présente des difficultés particulières pour les aviations occidentales si on le compare, par exemple, à ce qu’elles connurent en Libye en 2011. En Libye, certains secteurs, notamment au début du conflit, permettaient l’application de ROE très souples dans la mesure où l’adversaire désigné y possédait le monopole de certains moyens aisés à identifier — blindés, artillerie lourde, etc. Les combattants jihadistes, eux, font par exemple largement usage de véhicules fort courants dans ces contrées. Ainsi l’inconscient collectif associe volontiers les pickups Toyota aux jihadistes. Or, ces véhicules sont omniprésents dans presque tous les endroits du globe où le terrain est difficile, y compris et surtout aux mains de personnes pacifiques qui les emploient comme bêtes de somme dans le cadre d’activités professionnelles ou privées. De même, un camion ou un autocar civil non armé mais chargé de combattants, vu depuis 6.000 m d’altitude, même avec une belle résolution d’image, ressemble au même véhicule chargé d’ouvriers. Des ROE conservatrices conduiront à ne pas ouvrir le feu contre un tel but. Cela répond en grande partie à la question de savoir comment l’EI a pu continuer à assurer des relèves et à envoyer des renforts et du matériel à Kobané alors qu’avions de combat et drones veillaient au grain. Gageons aussi, et c’est là un exemple qui donne toute sa pertinence à la comparaison avec les ROE israéliennes à Gaza lors de l’été 2014, qu’une position d’artillerie établie à proximité immédiate d’une zone peuplée — cernant de plus en plus précisément les ROE de l’ennemi, l’EI s’y adapte — ne sera a priori pas traitée par l’aviation. Il serait toutefois naïf de croire que ces opérations aériennes ne font pas de dommages collatéraux. Les ONG comme l’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme et Raqqa is Dying Silently sont formelles: les bombardements de la coalition font des victimes non belligérantes. On ne sait pas l’éviter et c’est un problème. Il importe également de noter que la couverture nuageuse prive l’aviation de son acuité visuelle, et l’on remarque un très net ralentissement du rythme des frappes quand la météo est défavorable. C’est logique quand les ROE exigent qu’une cible soit formellement confirmée hostile. Et quand il fait beau, il est désormais courant de voir les combattants de l’EI allumer des feux d’hydrocarbures et/ou de pneus pour générer une épaisse fumée qui handicape l’aviation.

Toyota-Hilux-Gulf-September-2012

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Enfin, l’un des exercices les plus exigeants dans le domaine de l’attaque au sol depuis les airs est l’appui tactique au profit des troupes au sol. Il exige rigueur, méthode et précision tant des aviateurs que des combattants au sol eux-mêmes. Or, le théâtre mésopotamien cumule certains facteurs lourdement limitants dans ce domaine crucial. Le premier tient au niveau de compétence en la matière des acteurs de la proxy-war : tant parmi les forces irakiennes de sécurité qu’au sein des diverses milices opposées à l’EI, nul ne présente une maîtrise du contrôle aérien avancé comparable à celle des opérateurs occidentaux spécialisés qui ont amplement maturé cette discipline en Afghanistan — sans pour autant que ça les ait rendus infaillibles dans l’exercice de cet art difficile.

Le deuxième facteur limitant, et non des moindres, est une certaine similitude de matériels entre l’EI et ses opposants, notamment en Irak. Humvee, MRAP et autres véhicules occidentaux équipent massivement l’armée irakienne, mais aussi l’EI qui a fait main basse dessus lors de ses conquêtes fulgurantes de l’été 2014, et certaines milices qui se sont également servies au passage. Quand, en pleine bataille à Baiji, deux bombes alliées coup sur coup tombent sur les forces de sécurité irakiennes, les effets cumulés d’un guidage déficient et d’une identification visuelle compliquée ne sont sans doute pas loin (cf vidéo ci-dessous, vers 2 min 00).

Qu’est-ce qui a changé depuis le début des frappes?

La tendance nette qui se dégage depuis que les opérations aériennes suivent leur rythme de croisière, c’est que l’EI ne parvient plus guère à avancer de manière substantielle, comme il a pu le faire jusqu’à l’été 2014. La coordination d’imposantes offensives terrestres nécessite un trafic radio intense qui attire l’attention des moyens de surveillance électronique, et que les armées modernes savent localiser. La mise en mouvement de nombreux jihadistes accompagnés de véhicules de combat et d’un train de bataille abondant offrirait en outre une cible trop aisée aux aviateurs. Le suivi des opérations semble montrer que les manœuvres de grande ampleur sont désormais limitées en temps et en distance, et se tiennent dans le cadre de contre-attaques parfois extrêmement violentes et efficaces mais sans commune mesure avec les offensives éclair qui ont vu la débâcle des forces de sécurité irakiennes à l’été 2014. C’est une évidence: quand on n’était pas soumis à la menace aérienne et qu’on le devient, on s’adapte et on change de modes opératoires car le contraire serait stupide. Or, les coordinateurs militaires de l’EI ne sont pas stupides.

Si l’EI ne conquiert plus guère, ce qui est stratégiquement fort ennuyeux pour une organisation qui s’est donné une vocation expansionniste, il reste toutefois redoutable dans d’autres domaines. Ses coups de main limités mais violents contre des postes frontière jordaniens et saoudiens (6), impliquant de longues distances parcourues sur route à travers le désert sans être inquiété par l’aviation, démontrent que les aéronefs de la coalition ne peuvent être partout, que l’EI sait déplacer de petites forces de raid correctement camouflées — passant sans doute pour du trafic civil — et que la sécurisation des frontières saoudienne et jordanienne ne sera possible qu’après avoir dégagé les bords de l’Euphrate, où les jihadistes sont désormais solidement implantés et d’où il essaiment pour inquiéter les Etats voisins.

Autre domaine d’excellence de l’EI, son aptitude à défendre ses possessions peut poser de sérieux problèmes. Si l’aviation a pu contribuer à évincer les jihadistes de Kobané, d’autres secteurs urbains comme par exemple Baiji, en Irak, sont le théâtre de contre-attaques furieuses et souvent couronnées de succès chaque fois qu’une parcelle de territoire a pu être récupérée par les forces irakiennes de sécurité. A voir Kobané après la bataille, et étant entendu que tarir les flux logistiques de l’EI semble impossible via les ROE actuelles, il semble que pour chasser l’EI d’une grosse agglomération, il faille infliger à celle-ci des destructions monstrueuses. Sinistre perspective. A noter également qu’en recherchant le combat d’extrême proximité avec l’ennemi en milieu urbain, l’EI empêche l’action de l’aviation en soutien direct. La probabilité de tir fratricide est alors trop élevée, et la décision de délivrer l’armement ne peut être prise.

Février 1943: le drapeau soviétique flotte sur Stalingrad libérée mais… en ruines. Les combats acharnés de Kobané et l’état dans lequel ils ont laissé la ville ont incliné certains à faire le parallèle avec Stalingrad. Dans quel état seront les autres grandes villes tenues par l’EI après leur « libération »? Et dans quelles dispositions seront les populations?

La victoire est-elle possible?

Le général français Pierre de Villiers, chef d’état-major des armées, a plusieurs fois affirmé que la victoire contre l’EI ne faisait pas de doute, dans la mesure où sa liberté de manœuvrer et de communiquer se trouve sévèrement mise à mal par les forces de la coalition et leurs alliés au sol. Mais lui-même et tous les responsables crédibles qui se sont exprimés sur la question ont également dit et répété que ce serait long (7). A voir le califat de Raqqa désormais contraint à une posture globalement défensive — hormis les quelques raids dont nous parlions ci-dessus  — alors que sa vocation affirmée est l’expansion, il est permis de croire qu’à force de patience et d’obstination, il sera possible de le vaincre, tout au moins en Syrie et en Irak. Mais pour quelle victoire, acquise à quel prix?

Les opérations sont financièrement onéreuses, et à voir la situation depuis le Yémen jusqu’au Mali, il faut se poser la question de la capacité occidentale d’ubiquité à long terme pour faire face à une multiplication des foyers jihadistes: cette capacité décroit d’année en année pour des raisons principalement économiques. De plus, la proxy-war met en scène des acteurs nombreux et différents, dont chacun poursuit des buts souvent en contradiction avec ceux des autres et avec les nôtres. Certains de ces partenaires horripilent les populations sunnites avec lesquelles, doux euphémisme, ils ne sont pas tendres. Il faudra de la patience et le sens du long terme pour venir à bout de l’EI. Mais si tout ce temps passé à souffrir pousse les populations sunnites dans les bras d’autres mouvances jihadistes, ce sera une victoire à la Pyrrhus. D’autant que gérer les mouvances chiites, kurdes, alaouites et autres qui auront « gagné » pour nous la guerre au sol risque de causer des migraines carabinées dans les chancelleries occidentales. Ce ne sont d’ailleurs pas des acteurs désormais décomplexés comme la Turquie, l’Egypte, l’Iran et les monarchies de la région qui rendront le syndrome moins douloureux.

Jean-Marc LAFON

(1) « Délivrer » un armement: terme militaire exprimant le fait d’envoyer, larguer, tirer un armement (bombe, missile…) sur une cible.

(2) Totalitaire ou pas, l’EI a besoin de la population de ses territoires. Il y trouve de la main d’œuvre, mais aussi l’assise territoriale de sa légitimité politique. 

(3) Proxy war: guerre par procuration, définie par Oxford Dictionaries comme une guerre initiée par une grande puissance sans qu’elle s’y implique directement. En l’occurrence, ce sont les combats au sol contre l’EI qui sont parfois ainsi désignés, puisque les puissances de la coalition n’y participent pas.

(4) La déclinaison locale d’al Qaeda en Syrie est le front al Nusra, qui a récemment fait l’objet d’un billet dans le présent blog : http://kurultay.fr/blog/?p=68 Al Qaeda Irak est devenu Etat Islamique en Irak, puis l’Etat Islamique en Irak et en Syrie que nous connaissons aujourd’hui et qui s’est détourné d’al Qaeda.

(5) Traiter [une cible] : en langage militaire, mettre en œuvre les mesures directes nécessaires à la destruction d’une cible. Il s’agit le plus souvent d’appliquer des feux, de délivrer de l’armement. Cf (2).

(6) Le général saoudien Oudah al-Belawi a ainsi été tué lors d’une de ces attaques, début janvier 2015 à Suweif, poste frontière au nord de la ville saoudienne d’Arar: www.telegraph.co.uk

(7) Cité dans un Article de Michel Cabirol pour la Tribune, latribune.frilsarticle du 21/11/2014 : « La lutte sera longue et il faudra gérer au mieux la pression du temps court, dans nos sociétés actuelles qui exigeront des résultats rapides »




Guerre en Syrie et Irak: physionomie du terrain

syrie-viergeLe web et la presse fourmillent de cartes illustrant les zones « contrôlées », « possédées », « tenues » par telle ou telle faction. Un exemple criant est le foisonnement de cartes montrant, telle une gangrène rongeant une jambe, la  « progression » de l’Etat Islamique sur de vastes périmètres de territoire syrien et irakien. Si vous le voulez bien, nous allons aujourd’hui nous projeter un peu sur le terrain pour mieux appréhender cette notion de « contrôle » de zone.

Un périmètre que l’on « tient », qu’est-ce que ça signifie ? Disons qu’à minima, en situation de conflit, il s’agit, pour un belligérant, de se trouver établi quelque part — d’y être présent physiquement donc — et d’y maintenir certaines conditions :

  • que la probabilité d’atteinte à ses personnels et matériels par un ennemi y soit minime ;
  • que ses flux logistiques y soient sécurisés envers les initiatives adverses ;
  • que ses forces y bénéficient d’une large liberté de manœuvre et d’initiative ;
  • qu’il y rende la liberté de manœuvre d’un ennemi nulle ou très risquée.

Passons maintenant à l’observation de la carte. Voyons, par exemple, les périmètres du territoire syrien supposés être sous le contrôle de l’Etat Islamique en novembre 2014 selon la page Wikipédia dédiée à cette organisation : http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89tat_islamique_(organisation) . Pour éviter d’alourdir le présent billet, nous nous focaliserons sur la Syrie, étant entendu que le problème est le même en Irak. Superposons la carte présentée par Wikipédia — conforme à des dizaines d’autres mondialement diffusées — et une vue satellite de la Syrie (Google Earth).

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Maintenant, passons à la vue satellite dépouillée.

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Comme vous pouvez le constater, il y a du jaune, du vert, et du vert pâle. Le décryptage est aisé : les zones vertes sont fertiles et humides, et ce n’est pas un hasard si elles sont principalement situées le long des cours et étendues d’eau. Les zones jaunes, c’est le désert syrien, une vaste étendue aride parsemée de pierres tranchantes et grosses mangeuses de pneus. Le vert pâle, ce sont les périmètres intermédiaires, souvent menacés par la désertification. Vous voyez donc que la Syrie est une vaste étendue aride agrémentée de quelques maigres zones fertiles et hospitalières.

J’ai placé ci-dessus un repère rouge vers Deir Ezzor, sur les rives du fleuve Euphrate. Zoomons donc sur ce repère, via la vue ci-dessous.

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On voit là l’Euphrate, les zones cultivées, l’agglomération de Deir Ezzor et le réseau routier qui la dessert. Puis, à l’Est, sec, aride, le désert. Une image valant mieux qu’un discours, voici à quoi il ressemble.

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Austère, n’est-ce pas? Et tout à fait idéal pour se faire repérer par les aéronefs de la coalition, de jour comme de nuit, avec ou sans camouflage puisqu’ils disposent de senseurs thermiques et de radars air-sol. Rappelons que cet environnement est redoutable pour les véhicules et leurs pneumatiques, et qu’on y roule à un train de sénateur.

Continuons les investigations en étudiant une de ces grosses taches menaçantes sur la carte, réputées « zones EI ». Ci-dessous, le sud-ouest de Deir Ezzor, avec, toujours en rouge, le périmètre réputé aux mains de l’EI. Et 200 km de désert conforme à la photo ci-dessus…

En jaune, l’unique route du secteur, reliant Deir Ezzor à Palmyre

Interprétation de la carte: l’EI tiendrait le secteur sur une profondeur de 200 km en partant de l’Euphrate. Il tiendrait tout sauf la route et Palmyre. Mais dans le mot « tout », à part des cailloux et du sable, qu’y a-t-il? Des pipelines que la coalition s’est empressée de rendre inaptes à leur fonction quand ils profitaient à l’EI, et deux petits champs d’extraction au sort incertain, mais que le régime a probablement cessé d’exploiter faute de pouvoir les sécuriser. Voici à titre indicatif une carte sommaire des ressources fossiles, pipelines et gazoducs.

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Les seules choses intéressantes qu’il reste à contrôler dans le secteur sont donc la route et Palmyre, que l’EI ne tient pas puisqu’elles sont aux mains du régime. Vous pouvez conclure sans risque d’erreur que l’EI ne tient rien dans cette grosse tache rouge en plein désert… Le régime de Bachar al Assad non plus, ni aucune faction rebelle. De telles zones inhospitalières sont le plus souvent délaissées car inexploitables à quelque fin que ce soit. En novembre 2014, j’envisageais plutôt la carte de l’EI en Syrie comme suit:

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D’autres, plus portés sur un travail de cartographie de longue haleine, auront matière à critiquer sur tel ou tel détail et je les écouterai respectueusement. Mais la situation de novembre dernier n’est pas le problème de fond. Le propos est ici de rappeler que la carte doit traduire les contraintes du terrain. L’EI, comme tout belligérant compétent, cherche à contrôler aussi rigoureusement que possible les routes, les cours d’eau et les ressources. La zone grise décrite ci-dessus est a priori moins vertigineuse, en termes de surface « couverte » par l’EI, que l’énorme tache rouge dont Wikipédia et de nombreux médias ont repeint le désert syrien. Mais qu’on ne s’y trompe pas. L’EI contrôle le cours de l’Euphrate jusqu’aux environs directs de Bagdad, celui du Tigre jusqu’à Mossul, des ressources fossiles encore conséquentes, et on ne devrait pas avoir besoin de renverser un pot de peinture sur une carte pour expliquer ça à ses lecteurs. A propos, voici un lien vers un travail du New York Times, dont la documentation cartographique me semble tout à fait crédible à défaut d’être spectaculaire: http://www.nytimes.com/interactive/2014/06/12/world/middleeast/the-iraq-isis-conflict-in-maps-photos-and-video.html?_r=0

Ce billet n’a pas l’ambition de vous livrer sur le ton du scoop l’ensemble des positions de combats de l’EI. Son but est juste d’inviter le lecteur à valider les cartes qui lui sont proposées en allant jeter un œil curieux sur des outils tels Google Maps et Google Earth. Si vous vous piquez au jeu, vous apprendrez à aimer aussi Wikimapia, très utile quand l’actualité traite de zones urbaines comme c’est le cas à Kobané ou Mossul par exemple.

Jean-Marc LAFON

PS: ne le dites à personne mais ça marche aussi avec l’Ukraine… 😉




« Les Français jihadistes » de David Thomson

123Le phénomène des Français partis faire le jihad a suscité un choc quand, fin 2014, l’opinion publique hexagonale a découvert qu’un Normand converti avait non seulement rejoint les rangs de l’Etat Islamique, mais qu’en plus il avait participé, en tant que bourreau, à une vidéo mettant en scène la décapitation d’un groupe de prisonniers syriens.

L’intéressé n’était pas issu de l’immigration, ne vivait pas dans une banlieue sordide, n’a pas été délaissé par des parents démissionnaires, n’était pas analphabète, ni délinquant, ni chômeur de longue durée… Les idées reçues étaient mises à mal. Et l’on découvrit qu’il n’était pas unique en son genre quand un combattant syrien de l’EI participant à la même vidéo fut confondu avec un autre Français, lui aussi combattant du califat de Raqqa. David Thomson, auteur du livre dont il est question ici, fut alors, si ma mémoire est bonne, le premier à remarquer qu’on se trompait de bonhomme. Le jihadiste de la vidéo avait les yeux bruns. Le Français pour qui on le prenait les avait clairs. Quand tout le monde vibrionnait, David Thomson a tout simplement regardé, puis dit ce qu’il avait vu.

C’est cette approche qui fait tout l’intérêt du livre. Hors du tumulte de l’actualité brûlante et des ses émotions désordonnées, l’auteur ne se pose ni en avocat, ni en procureur. Avec recul, il a observé, consigné puis raconté, sans manières mais avec pudeur, le parcours de ces Français, le plus souvent très jeunes, partis donner leur vie à Allah avec une ambition au-dessus de tout: le martyre. Des gens à peu près comme tout le monde. Leur petite histoire, pas spécialement exceptionnelle. Le concours de circonstances, le virage qui les a conduits dans cette voie. Tout simplement. Sans chercher à condamner ni à promouvoir leur démarche. Ce livre est un constat. Il est factuel.

« Les Français jihadistes » est un ouvrage très accessible, qui se lit d’une traite. Oserai-je dire « presque comme un roman »… Quand on referme ce livre, on n’a pas réponse à tout, et c’est aussi cela qui le rend crédible. Mais on a découvert beaucoup de choses, jeté aux orties pas mal d’idées reçues, et on se pose enfin les bonnes questions sur ce qu’il reste à apprendre.

Quelques exemplaires n’ont pas encore été vendus. Et une réédition est dans les tuyaux. Ca tombe bien car il serait dommage de s’en passer.

Jean-Marc LAFON