Fallait-il tuer Abu Faraj al-Masri?

Ahmed Salama Mabrouk, alias Abu Faraj al-Masri, membre du conseil de la Shura de Jabhat Fath al-Sham, tué par un drone américain le 3 octobre 2016

Ahmed Salama Mabrouk, alias Abu Faraj al-Masri, membre du conseil de la Shura de Jabhat Fath al-Sham, tué par un drone américain le 3 octobre 2016

Un vétéran du jihad mondial

Ahmed Salama Mabrouk, alias Abu Faraj al-Masri, était membre du conseil de la Shura de Jabhat Fath al-Sham, anciennement Jabhat al-Nusra. Cet Egyptien de 59 ans était un vieux briscard du jihad mondial. Proche d’un autre jihadiste égyptien illustre, le successeur d’Oussama Ben Laden Ayman al-Zawahiri, il fut, comme lui, inquiété suite à l’assassinat du président égyptien Sadate en 1979, ce qui lui valut une peine de sept ans de prison. Le 28 juillet 2016, quand l’émir de Jabhat al-Nusra, Abu Muhammad al-Joulani, annonça la mutation de l’organisation en Jabhat Fath al-Sham, rompant ainsi, soi-disant, ses liens avec Al-Qaeda, Abu Faraj al-Masri se tenait, face à la caméra, à la droite de son leader. Cet évènement avait été traité dans les colonnes de Kurultay.fr dans un précédent billet, publié en août 2016. Le 3 octobre 2016 en tout début de matinée, la voiture qui transportait le vétéran égyptien était atteinte par un missile tiré depuis un drone dans le secteur de Jisr al-Shughur, à l’ouest d’Idlib, chef-lieu du gouvernorat éponyme. Abu Faraj est décédé peu après. Dans la journée, le département d’Etat US confirmait à Reuters que la frappe avait bien été menée par les Etats-Unis. Abu Faraj al-Masri n’est pas le premier cadre historique d’Al-Qaeda tué par une « frappe ciblée » américaine. Il n’est pas non plus le premier membre du réseau ainsi visé en Syrie. Mais sa mort survient à un moment charnière. Et il est peut-être opportun de s’interroger sur les conséquences possibles, voire indésirables, de l’opération qui l’a tué.

Le 28 juillet 2016, Abu Muhammad al-Jolani, au centre, annonce la fondation de Jabhat Fath al-Sham, soi-disant hors du giron d'Al-Qaeda. Il est flanqué d'Abu Faraj al-Masri, ici cerclé de rouge, et d'Abu Abdullah al-Shami, juge de la charia.

Le 28 juillet 2016, Abu Muhammad al-Joulani, au centre, annonce la fondation de Jabhat Fath al-Sham, soi-disant hors du giron d’Al-Qaeda. Il est flanqué d’Abu Faraj al-Masri, ici cerclé de rouge, et d’Abu Abdullah al-Shami, juge de la charia.

Le contexte: Alep – entre autres – martyrisée

Ces derniers jours, la bataille d’Alep a vu s’intensifier les attaques aériennes massives conduites par la Russie et les forces syriennes fidèles à Bachar al-Assad sur la partie orientale de la ville, tenue par les rebelles et assiégée par la partie adverse. Cette campagne de bombardements, menée à grands renforts d’armes incendiaires, de barils d’explosifs et de bombes perforantes, vise délibérément les infrastructures civiles les plus importantes, comme les hôpitaux, et touche très durement la population, à laquelle elle inflige des pertes considérables et des conditions de vie au-delà de ce qui est descriptible. Outre les habitants d’Alep, ceux d’autres régions de Syrie, souvent soumis à des restrictions sévères, voire à des bombardements du même ordre, assistent à la destruction progressive des quartiers alépins qui tenaient encore debout. Ils observent en direct la souffrance de leurs compatriotes, la destruction de leur pays et la passivité de la communauté internationale. Inutile de préciser que parmi ceux-là, peu sont acquis à la cause de Bachar al-Assad, et que Vladimir Poutine ne compte pas parmi eux ses plus fervents soutiens. C’est de ces populations que sont issus les combattants des groupes armés de l’opposition syrienne.

«Gagner les cœurs et les esprits»

Jabhat Fath al-Sham, n’ayant pas les effectifs nécessaires pour y prétendre, ne cherche pas à prendre, à proprement parler, le contrôle de la Syrie ni de son insurrection. Il cherche à les modeler, de sorte que la population et les groupes armés se trouvent, tôt ou tard, naturellement enclins à souhaiter le mode de gouvernance que promeut l’organisation: un émirat islamique auquel la charia tiendrait lieu de constitution. Et ce dans le cadre de la salafiya jihadiya, dont Jabhat Fath al-Sham n’a pas plus divorcé que d’Al-Qaeda. Dans le cas contraire, d’ailleurs, le vétéran égyptien du jihad mondial Abu Faraj al-Masri, aurait sans nul doute trouvé d’autres combats pour lesquels mourir qu’un projet nationaliste syrien. Or, il comptait parmi les cadres les plus en vue de l’organisation. L’expérience nous enseigne avec assiduité que la guerre et le chaos sont un terreau fertile pour le développement de l’idéologie jihadiste. Une simple rétrospective de 1979 – début de la guerre soviétique en Afghanistan – à nos jours suffit à s’en assurer. La démarche est à la fois révolutionnaire et spirituelle. Aux turpitudes des régimes moyen-orientaux corrompus répond une approche puritaine de préceptes religieux transcendant la vertu. Au désespoir de la vie terrestre répond l’espoir d’une vie meilleure post-mortem. A l’acharnement de l’ennemi répond l’idéal du martyre. L’adhésion des populations n’est pratiquement jamais spontanée ni massive. Mais l’absence durable d’alternative sur fond d’horreurs de la guerre finit par rendre l’offre attrayante, voire évidente. Surtout quand les jihadistes parviennent à être perçus comme indispensables dans les domaines clefs que sont le combat et l’administration. Ce qui est le cas de Jabhat Fath al-Sham, qui se démène à cette fin depuis ses origines.

Discréditer les offres alternatives et leurs soutiens

L’objectif de Jabhat Fath al-Sham est d’unifier l’opposition armée syrienne autour d’un projet commun. Pour y parvenir, il lui faut apparaitre comme crédible aux yeux des populations et des groupes armés qui en sont issus. Et surtout, il faut que toute offre alternative soit décrédibilisée aussi largement que possible. Un enjeu majeur est que les groupes armés promoteurs d’un Etat pourvu d’une constitution et d’un parlement se ravisent et adhèrent au projet commun. Or, les principaux soutiens de tels groupes sont les pays occidentaux. Lors de son message du 28 juillet annonçant la fin des opérations de Jabhat al-Nusra et la fondation de Jabhat Fath al-Sham, Abu Muhammad al-Joulani disait vouloir par là répondre aux demandes du peuple du Sham d’exposer au grand jour les supercheries de la communauté internationale, dirigée par les Etats-Unis et la Russie, dans ses implacables bombardements et déplacements des masses musulmanes du Sham, sous le prétexte de viser Jabhat al-Nusra, une filiale d’al Qaeda. Traduction triviale: «Al-Qaeda est un prétexte. Même si nous nous en séparons, ils nous bombarderont car, Américains comme Russes, ils soutiennent Assad contre le peuple syrien». Or, le 3 octobre, la Russie bombardait des objectifs civils à Alep, où Jabhat Fath al-Sham coordonne la lutte armée. Incapable de faire infléchir son attitude à un interlocuteur sensible à la notion de rapport de force, Washington rompait le dialogue avec Moscou sur la question syrienne et le faisait savoir. Mais pratiquement au même moment, un drone américain tuait l’homme qui se tenait à droite d’al-Joulani quand celui-ci évoquait les «supercheries» américano-russes. L’idéologue jordanien du jihad Abu Qatada al-Filistini n’a pas tardé à réagir sur la plateforme Twitter, dont il est un utilisateur assidu.

Selon lui lui, les Etats-Unis démontrent qu’ils ne sont là que pour tuer les chefs du jihad en Syrie. Qui coopère avec eux est un porc infidèle – message affectueux à l’attention des groupes d’opposition tentés par la coopération avec Washington. Dans la foulée, le compère et voisin d’Abu Qatada, Abu Muhammad al-Maqdisi, relayait ses propos sur la même plateforme. Pour l’observateur attentif des péripéties syrienne d’Al-Qaeda et de ses affidés plus ou moins avoués, sur un terrain purement politique et argumentaire, la boucle est désormais bouclée. Et il ne fait aucun doute qu’une population durement matraquée percevra la frappe contre un cadre de Jabhat Fath al-Sham comme un complot russo-occidental visant à juguler «la révolution du peuple syrien contre son oppresseur».

Faire la guerre sans faire de politique, et se perdre

Les mouvements jihadistes, tout autant qu’ils sont religieux, sont également révolutionnaires. Or, avant de liquider des dirigeants révolutionnaires, il est toujours préférable de les marginaliser. Faute de quoi leur aura se trouve renforcée par la mort que leur a infligée l’ennemi. Ils deviennent des martyrs, des héros, des éléments motivateurs, des emblèmes fédérateurs. Et ce d’autant plus que la trame de la légende ainsi écrite est un tissu religieux déployé dans le cadre d’une guerre manichéenne. Car, et c’est un principe fondamental, à la guerre, on fait de la politique. Et il est tout à fait possible qu’une action militairement parfaite soit, sur le plan politique, une catastrophe. C’est alors l’aspect politique qui prévaut. Il est, à ce titre, fort probable que la frappe ciblée contre Abu Faraj al-Masri soit contreproductive. En donnant corps aux propos d’Abu Muhammad al-Jolani sur «les supercheries» de la communauté internationale sur fond d’amplification majeure de l’effort de guerre russe, elle leur confère l’aura d’une prophétie. Elle installe l’émir de Jabhat Fath al-Sham dans le rôle, toujours envié, de celui «qui l’avait bien dit». Elle place, au pire moment, les Etats-Unis dans le rôle de «l’ennemi du peuple syrien et de son jihad», dos à dos avec la Russie. Et ce non seulement aux yeux d’une part conséquente de la population, mais aussi de groupes armés puissants. Or, sans ceux-là, il n’y aura pas de paix possible car ce sont, au final, eux qui décideront s’ils cessent le feu ou non. Sans crédit auprès d’eux, les arguments occidentaux ne prévaudront pas car lorsqu’on fait de la politique en temps de guerre, c’est généralement celui qui tient l’arme qui a raison. Même si la rébellion venait à essuyer des revers militaires sérieux, cela ne résoudrait aucun problème car le camp dit «gouvernemental» n’est plus qu’une mosaïque de potentats locaux devenue bien incapable de gouverner le pays. A l’heure où l’antenne locale d’Al-Qaeda a tendu un piège grossier aux occidentaux à travers sa prétendue rupture de liens avec la maison-mère, il eût été de bon goût de ne pas y tomber, et de se remettre enfin à faire de la politique. Au lieu de cela, il a été choisi de liquider, au pire moment, un individu dont la dimension stratégique est hautement discutable, mais dont la mort, en discréditant les occidentaux, risque d’ancrer la Syrie dans un processus de «somalisation» de plus en plus inéluctable. Ceux qui auraient voulu voir se tarir le flux des réfugiés et les vocations terroristes n’ont qu’à bien se tenir. La question la plus obsédante étant peut-être bien de savoir si de telles erreurs sont le fait de choix délibérés que leurs auteurs croient judicieux, ou d’une coordination catastrophiques entre des services aux agendas contradictoires.

Jean-Marc LAFON




Faribole sur un appel au meurtre

Capture d'écran de la page de Dar al-Islam appelant au meurtre de Rachid Abou Houdeyfa

Capture d’écran de la page de Dar al-Islam appelant au meurtre de Rachid Abou Houdeyfa

Le 20 août 2016 a paru le numéro 10 de Dar al-Islam, publication en ligne officielle, en langue française, de l’Etat islamique – alias EI ou Daesh. En page 47 de cette édition figure l’appel à tuer l’imam brestois Rachid Abou Houdeyfa. Le 22 au matin, nous écrivons ces lignes sans qu’aucun personnage officiel de la République ni aucun média de premier plan ne se soit, à notre connaissance, manifesté à ce sujet (1).

L’appel au meurtre publié par Dar al-Islam est assorti d’une photo de Rachid Abou Houdeyfa, de l’adresse de sa mosquée, d’une vue satellite Google Maps et de la mention « imam de l’apostasie vendant sa mécréance avec éloquence ». Il est reproché à l’imam « son appel à voter aux élections françaises et à participer au système démocratique », « son invocation en faveur du taghut (2) du Maroc » pour avoir écrit sur sa page Facebook « le roi du Maroc (que Dieu le protège) », et le fait qu’il se réfère à la loi française, qu’il appelle à respecter. Suit une mention visant à motiver l’appel au meurtre, titrée « jugement légal », où sont cités le prophète Mohammed ainsi que les théologiens Ibn Qudamah al-Maqdisi et Ibn Taymiyya, à propos de l’apostasie et du fait d’être apostat « en terre de mécréance ». L’idéologie jihadiste considère tout autre fondement légal que la charia – démocratie, constitution, législation – comme de l’idolâtrie. Elle voit en tout musulman y adhérant un apostat.

Il n’est pas question ici d’entrer dans le débat sur la doctrine que professe l’imam Abou Houdeyfa. Il est évident que la critique de son discours relève du droit de chacun d’avoir une opinion et de l’exprimer. Il est tout à fait clair qu’il n’incarne pas la vision la plus communément admise par le gros de l’opinion publique en France de la religion – musulmane ou autre. En somme, libre à qui veut de rejeter son discours, sa doctrine, et même, s’il le souhaite, de le combattre sur le terrain argumentaire. Reste qu’un citoyen français fait l’objet d’un appel au meurtre par une organisation terroriste contre laquelle nous nous trouvons en guerre – un état de guerre incontestable car revendiqué par les deux parties. En guerre, au-delà des niaiseries manichéennes, il convient de faire le nécessaire pour… gagner, par exemple.

En gardant un silence confus, en ne condamnant pas cet appel au meurtre, en le mettant sous l’éteignoir, la France, son exécutif, sa classe politique et ses médias commettraient une erreur stratégique fondamentale. Daesh a explicitement condamné à mort un imam français parce qu’il a appelé à participer au système démocratique et à respecter la loi. S’il n’est pas soutenu par la voix et la force publiques au même titre que n’importe quel autre citoyen menacé de la sorte, nous adresserons un message à tout un auditoire musulman, et pas seulement parmi ceux qu’attirent les interprétations rigoristes de l’islam : qu’importe que vous appeliez à une pratique respectueuse des lois et des institutions de la République, la France ne vous soutiendra pas face aux terroristes car elle ne vous aime pas. Au-delà même de la dimension morale de la question, cela revient à livrer à l’ennemi une sérieuse base argumentaire illustrée par l’exemple. L’exemple d’une République dont les voix officielles martèlent qu’il faut combattre les jihadistes aux côtés des musulmans, mais dont les actes projetteraient une réalité quelque peu différente.

Il est urgent de cesser d’attendre, car il n’a pas encore été donné corps à l’appel au meurtre. Celui qui visait Charb a été publié par Al Qaeda en mars 2013. On n’avait d’ailleurs guère attendu pour en informer le public (3). Et s’il a fallu près de deux ans, à l’époque, pour que l’assassinat ait lieu, il y a fort à craindre que les délais de réaction des candidats à l’acte terroriste sur le sol national aient considérablement rétréci depuis. Il faudrait alors gérer à la fois le drame et ses conséquences. Ces dernières seraient lourdes. Gouverner, c’est faire des choix.  Celui de l’unité devrait aller de soi, surtout « en temps de guerre ».

Jean-Marc LAFON

  1. A l’heure où nous publions, BFMTV vient de se manifester sur le sujet : Daesh appelle au meurtre de Rachid Abou Houdeyfa, imam de Brest – Paul Aveline pour BFMTV : http://www.bfmtv.com/international/daesh-appelle-au-meurtre-de-rachid-abou-houdeyfa-imam-de-brest-1028447.html
  2. Taghût : le terme désigne, sur le plan politique, toutes les lois autres que celles d’Allah (la charia), par nature illégitimes, ainsi que ceux qui gouvernent selon ces lois.
  3. Charb dans le viseur d’Al-Qaida – Guillaume Novello pour Métro News : http://www.metronews.fr/info/al-qaida-cible-le-caricaturiste-charb-charlie-hebdo/mmcc!x06QXaAzDg5s/



Al Qaeda a-t-il perdu sa branche syrienne?

Première photo officielle d'Abu Muhammad al-Joulani, émir de Jabhat al-Nusra, publiée le 28 juillet 2016, en amont de son allocution fondant Jabhat Fath al-Sham

Première photo officielle d’Abu Muhammad al-Joulani, émir de Jabhat al-Nusra, publiée le 28 juillet 2016, en amont de son allocution fondant Jabhat Fath al-Sham

Lors d’une allocution prononcée le 28 juillet 2016 et amplement diffusée le jour même, Abu Muhammad al-Joulani, émir de Jabhat al-Nusra, franchise syrienne d’al-Qaeda, a annoncé la fin de toute activité de son organisation sous ce nom, et la création d’une autre entité nommée Jabhat Fath al-Sham, « affiliée à aucune entité extérieure ». Certains commentateurs ont bien voulu y voir une «rupture de liens», une concession faite à la «modération », et même un coup dur voire le début de la fin pour al Qaeda (1). Plus d’un a considéré que le but de la manœuvre était d’éviter d’éventuels bombardements conduits par un partenariat américano-russe. Il est toutefois fort à craindre que cette interprétation ne résiste pas à un examen circonstancié des faits. L’évènement pourrait même entraîner dans son sillage des conséquences tout à fait indésirables, du point de vue occidental et au-delà.

Nous ne retracerons pas ici l’historique de Jabhat al-Nusra, déjà traité sur Kurultay.fr en janvier 2015 (2), et qu’il sera utile d’avoir en mémoire pour appréhender le sujet du présent article. Rappelons tout de même que Jabhat al-Nusra a tiré un parti considérable de l’attaque que menèrent les forces de Bachar al-Assad, le 21 août 2013, contre Ghouta – un faubourg de Damas aux mains de la rébellion – avec un gaz fortement soupçonné d’être du sarin. De nombreux groupes syriens d’opposition appelèrent à une intervention militaire US, mais la Maison Blanche adhéra à une proposition de règlement émanant de Moscou, prévoyant que Damas remette ses armes chimiques aux Occidentaux pour destruction. Cette gestion en demi-teinte fut accueillie par une grande part de l’opinion en Syrie comme une impunité accordée à Bachar al-Assad. Jabhat al-Nusra acquit alors un crédit de sympathie conséquent parmi la population en exerçant « le talion » à travers des actions spectaculaires – enlèvements, exécutions médiatisées de personnalités, vagues d’attentats – visant le régime et les communautés réputées proches de lui. Déjà connue comme une composante redoutable et difficilement contournable de l’opposition armée à Bachar al-Assad, l’organisation s’affichait ainsi en punisseuse des crimes du régime tandis que les Occidentaux étaient présentés comme complices d’Assad. Ce fut là un excellent accélérateur pour la démarche, d’ores et déjà initiée dans les campagnes, d’instauration d’une gouvernance fondée sur les tribunaux islamiques et l’implémentation de la charia – progressive, car contrairement à l’EI, Jabhat al-Nusra n’administre pas seul, préférant s’imbriquer dans des organisations multi-groupes qui lui permettent d’influencer les autres entités tout en rendant plus difficiles des frappes occidentales sélectives. Il en résulte qu’aujourd’hui, Jabhat al-Nusra ne tient aucun territoire seul mais est présent un peu partout dans les secteurs de Syrie sous influence rebelle, bien au-delà de la province d’Idlib où il constitue la clef de voûte d’une administration islamique conforme à ses vues.

Logo de la coalition Jaysh al Fath qui a conquis, administre et opère militairement dans la province d’Idlib. Les groupes fondateurs sont Jabhat al-Nusra, Ahrar al Sham, Jund al Aqsa, Liwa al Haqq, Jaysh al Sunna, Ajnad al Sham et Faylaq al Sham.

« Jabhat al-Nusra light » : une idée neuve?

Pour entamer cette étude sur la mutation de Jabhat al-Nusra en Jabhat Fath al-Sham, rappelons que l’idée d’un « Jabhat al-Nusra light » non inféodé à al Qaeda n’est pas à proprement parler une nouveauté. Ainsi, en mars 2015, Mariam Karouny, du bureau libanais de l’agence Reuters, signalait les échos de tractations conduites sous l’égide du Qatar, visant à la fondation d’un nouveau mouvement sur la base de Jabhat al-Nusra, sous un autre nom et sans inféodation à al Qaeda (3). Citant des sources internes au mouvement, Mariam Karouny annonçait le processus comme irréversible et d’ores et déjà amorcé par Abu Muhammad al-Joulani. S’appuyant sur une «source proche» du ministère qatarien des Affaires étrangères, la journaliste soulignait que Doha chercherait à exploiter les capacités opérationnelles de Jabhat al-Nusra au profit de ses propres objectifs dans la région, tout en s’affranchissant d’un obstacle juridique de taille: son inscription par l’ONU sur sa liste des organisations terroristes. Rappelons par ailleurs que les Etats du Conseil de Coopération du Golfe ­– dont le Qatar fait partie – ont cosigné le communiqué de Djeddah, une initiative de la diplomatie US engageant les signataires à s’interdire de soutenir les groupes terroristes. Et quoique le tout récent Country Reports on Terrorism(4) du département d’Etat US souligne que des organisations et particuliers qatariens continuent de financer les éléments du réseau al Qaeda, ce soutien ne saurait égaler en efficacité un appui logistique et financier qui serait opéré directement et au grand jour par l’Etat. D’où la quête d’une telle possibilité sur le plan juridique.

Fakk al-irtibat

Toujours est-il que par la suite, épisodiquement, des rumeurs furent propagées par certains relais, non officiels mais habituels et réputés fiables, de Jabhat al-Nusra sur les réseaux sociaux. Elles laissaient envisager une possible « rupture de liens » – en arabe, fakk al-irtibat. La notion consiste en la rupture du serment d’allégeance, la baya, qui en l’occurrence liait Abu Muhammad al-Joulani à Ayman al-Zawahiri, émir d’al Qaeda. Quand l’EI instaura le califat et fut en cela désavoué par al-Zawahiri, al-Joulani dénonça la baya le liant au calife de l’EI, Abu Bakr al-Baghdadi, en arguant du fait qu’il avait prêté ce serment après la baya d’al-Baghdadi à al-Zawahiri. Al-Joulani, émir de Jabhat al-Nusra, se trouvait par conséquent lié par baya  à al-Zawahiri. Jusque dans les heures qui ont précédé l’allocution d’Abu Muhammad al-Joulani le 28 juillet 2016, les réseaux sociaux ont résonné de ce fakk al-irtibat qui, selon la rumeur, alimentait de rudes débat au sein de Jabhat al-Nusra. Le verbe « résonner » est ici employé à dessein car cela résonne encore à travers les titres de certains des principaux articles dédiés à la question dans la presse internationale. «Jabhat al-Nusra Breaking ties with Al Qaeda ». «Breaking ties» : littéralement, la rupture du lien, c’est Fakk al-irtibat…

Le discours d’Ayman al-Zawahiri diffusé le 8 mai 2016

Ayman al-Zawahiri, discours publié sous forme audio le 8 mai 2016: « Hâtons-nous en direction du Sham »

En mai 2016, Ayman al-Zawahiri, émir d’al Qaeda, successeur d’Oussama Ben Laden à la tête de l’organisation, a publié un message audio dédié à la question du jihad au Levant, «Hâtons-nous en direction du Sham » (5). Il y louait « la seule révolution populaire du ‘printemps arabe’ qui ait pris la bonne voie : celle de la Dawa (6) et du Jihad pour établir la Charia, gouverner par elle et s’efforcer d’établir le Califat selon la méthodologie prophétique, pas le Califat d’Ibrahim Badri » (7). Il y mettait en garde les moudjahidines du Sham : « L’unité est pour vous une question de vie ou de mort. Soit vous vous unirez et vivrez dans l’honneur tels des Musulmans, soit vous serez mangés un par un ». Le message s’adresse à la fois à la branche syrienne d’al-Qaeda et aux groupes idéologiquement compatibles mais qui n’ont pas rejoint formellement le réseau. Au centre du discours, ce propos tout sauf anodin: « Nous n’avons eu de cesse de répéter que si les Musulmans du Sham – et en leur sein les braves Moudjahidines – fondent leur Etat Musulman et choisissent leur Imam, alors ce choix n’incombera qu’à eux.  Nous, par la grâce d’Allah, ne luttons pas pour l’autorité, nous combattons pour le règne de la Charia. Nous n’ambitionnons pas de diriger les Musulmans mais voulons être dirigés comme des Musulmans, par l’Islam. Nous avons appelé, et continuons de le faire, à l’unification des Moudjahidines du Sham pour établir une gouvernance Islamique. Celle-là même qui répand la justice, la Choura (8), restaure les droits du peuple, aide les opprimés et ravive le jihad, ouvrant ainsi les territoires, et lutte pour libérer al-Aqsa (9) et restaurer le Califat selon la méthodologie prophétique. Par la volonté d’Allah, l’association à une organisation (à savoir al Qaeda) ne sera jamais un obstacle face à ces grands espoirs ». La graine était semée. L’idéologie motrice, salafiyya jihadiyya, considère politique et religion comme un seul et même sujet. Selon son paradigme, la finalité politique prime sur tout le reste parce qu’elle est conforme à la légalité religieuse et aux devoirs suprêmes de la communauté des croyants – l’Oumma. Cette allocution d’Ayman al-Zawahiri constituait une intéressante illustration du principe. La mettre en perspective avec la suite des événements renforcera ce constat. Elle fixait pour finalité la gouvernance islamique sous l’égide de la charia et sous l’autorité des tribunaux islamiques dédiés à son application, ladite finalité dominant de toute sa hauteur l’ambition de pouvoir des individus et des organisations. D’une pierre deux coups : al-Zawahiri donnait une leçon de vertu et jetait un pavé dans la mare de l’Etat Islamique (alias Daesh) – d’ailleurs, un peu plus loin dans son allocution, il ironisait sur le « calife surprise ».  Et d’enfoncer le clou : « En vérité, nous, al Qaeda, n’acceptons pas de serment d’allégeance qui ne soit formulé volontairement, nous ne forçons personne à nous prêter allégeance sous peine de décapitation, pas plus que nous n’excommunions ceux qui nous combattent, contrairement aux Khawarij d’aujourd’hui ». Mais il pondère:«  Les grands criminels internationaux se satisferont-ils pleinement de ce que [les gens de] Jabhat al-Nusra rompent leurs liens – il s’agit bien là de la notion de fakk al-irtibat, ndlr –  avec al-Qaeda ? Ils les forceraient ensuite à s’asseoir à la même table que les assassins, puis à entrer dans le jeu malsain de la démocratie. Enfin, ils les jetteraient en prison comme ils l’ont fait avec le Front Islamique du Salut en Algérie et les Frères Musulmans en Egypte. »

Des mots lourds de sens et de portée politique. Dans un premier temps, le rappel du but ultime qu’est l’instauration du califat, et l’énonciation des principes : l’intérêt de l’Oumma avant l’intérêt des groupes; le besoin d’unifier pour ne pas se faire dévorer; le caractère facultatif des allégeances. Mais dans un deuxième temps, la pondération des principes par une mise en perspective avec l’expérience acquise : la rupture de lien – fakk al-irtibat – conduirait à la catastrophe. Comment pourrait-on analyser la « mutation » de Jabhat al-Nusra en Jabhat Fath al Sham sans se référer à ce discours d’Ayman al-Zawahiri ?

Qu’est-ce que le Sham?

Accordons-nous un bref intermède sémantique pour noter que l’emploi récurrent du mot « Sham » dans le présent article n’est pas le fait d’une fantaisie langagière de votre serviteur. Le terme, qui n’est qu’imparfaitement traduit par notre « Levant », désigne un périmètre d’une importance historique et symbolique fondamentale pour l’islam, depuis les premiers siècles de l’Hégire. Il embrasse la Palestine (Israël), le Liban, la Syrie, la Jordanie et les provinces de Gaziantep, Diyarbakir et Hatay dans l’actuelle Turquie. Nous attirons vivement l’attention du lecteur sur le fait que les frontières actuelles – héritées, après maintes péripéties, des accords Sykes & Picot – ne sont pas reconnues par les tenants de l’idéologie jihadiste. Dans aucun des discours évoqués ici ne figure le mot Suria (Syrie). Et Sham n’en est pas synonyme. Pas plus que son emploi ne relève du tic de langage chez les intéressés. Mais poursuivons…

Le discours d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr al-Masri le 28 juillet 2016

Le visuel associé par al-Manara al-Bayda, branche médiatique de Jabhat al-Nusra, à l’allocution (audio) d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr, Naïb d’Ayman al-Zawahiri, le 28 juillet 2016

Le 28 juillet dernier, al-Manara al-Bayda, la branche médiatique de Jabhat al-Nusra, publiait une allocution de l’Egyptien Ahmad Hassan Abu al-Khayr al-Masri, présenté pour la première fois comme le Naïb (l’adjoint) d’Ayman al-Zawahiri. Naïb dont des sources crédibles et concordantes signalent qu’il vit actuellement en Syrie. Ce discours soutient le besoin impérieux d’user de « tous les moyens possibles pour préserver le jihad au Sham » et d’ « écarter toute excuse inspirée par l’ennemi visant à diviser les Moudjahidines de leur environnement sunnite qui les soutient  ». Cette formule vise tout particulièrement les groupes armés qui rechignent à avancer trop loin leur partenariat avec Jabhat al-Nusra car celui-ci, considéré comme organisation terroriste par la communauté internationale, est non seulement une cible juridiquement légitime pour elle, mais il est en outre exclu, tout comme l’EI, de tout cessez-le-feu conclu sous l’égide des Nations Unies. Le terme «excuse» implique que les intéressés fuient un devoir. Cette « excuse » effacée, ils n’en auraient plus et seraient donc à considérer comme des hommes fuyant leur devoir s’ils ne consentaient toujours pas à serrer les rangs avec Jabhat al-Nusra.  Puis, la pièce maîtresse du propos vient assurer la liaison entre le discours de mai d’Ayman al-Zawahiri et la suite des évènements : «Nos frères Moudjahidines du Sham sont devenus une force qui ne peut être sous-estimée, gouvernant avec excellence les territoires libérés à l’aide de tribunaux légitimes qui appliquent la Loi d’Allah, et mettent en œuvre des institutions qui protègent le peuple et en prennent soin. […] Le stade qu’a atteint l’Oumma en matière de diffusion du jihad ne doit pas être étouffé par les logiques de groupe ou d’organisation ». La bénédiction d’al-Qaida est dès lors constituée pour la poursuite de la lutte de Jabhat al-Nusra hors de sa tutelle formelle. Il ne faut toutefois jamais perdre de vue le fait que dans de telles communications, chaque mot  est savamment pesé afin de revêtir toute la force nécessaire sans pour autant fermer des voies qui pourraient s’avérer utiles par la suite… La conclusion d’Ahmad Hassan Abu Al-Khayr constitua en l’occurrence une sorte de merveille du genre : « Serrez les rangs pour protéger notre peuple et défendre notre terre, émerveillez nos yeux de votre unité dans une gouvernance islamique vertueuse qui restitue leurs droits aux Musulmans et établit la justice entre eux. » Notez bien, cher lecteur « notre peuple » et « notre terre ».  Qui est « nous » ? Ahmad Hassan Abu al-Khayr est un jihadiste égyptien de 58 ans. « Notre peuple » et « notre terre » sont, de sa bouche, deux notions qui n’ont pas le moindre rapport avec un quelconque nationalisme syrien, pas plus qu’avec la reconnaissance des frontières actuelles. « Notre peuple » est l’Oumma et « notre terre » la terre de l’Oumma. A noter: dans cette allocution, de fakk al-irtibat, point l’ombre…

Le discours d’Abu Muhammad al-Joulani le 28 juillet 2016

Le logo de Jabhat fath al-Sham, dont la parenté symbolique et graphique avec celui de Jaysh al-Fath est incontestable

L’allocution (11) d’Abu Muhammad al-Joulani, émir de Jabhat al-Nusra, a été diffusée une poignée de dizaines de minutes après celle d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr, notamment via al-Jazeera et Orient News (12). Nous allons l’étudier sous deux aspects : le texte et l’image, car le choix d’un média audiovisuel ne doit rien au hasard, la mise en scène et les détails s’étant mis au service du discours après avoir fait l’objet d’un soin tout particulier.

Le texte

Le discours d’Abu Muhammad al-Joulani est plutôt concis, commençant par de chaleureux remerciements aux « dirigeants d’Al Qaeda en général, au Dr Sheikh Ayman al-Zawahiri et à son Naïb le Sheikh Ahmad Hassan Abu al-Khayr en particulier ». Remerciements « pour leur position, par laquelle ils donnent la priorité au peuple du Sham, à son Jihad, à sa révolution, ainsi que pour leur juste estimation des bienfaits du Jihad. Cette noble position restera dans les annales de l’histoire ». Le jihad et la révolution dans la même phrase sont de toute évidence la reprise de l’argument d’Ayman al-Zawahiri sur « la seule révolution populaire du ‘printemps arabe’ qui ait pris la bonne voie : celle de la Dawa et du Jihad ». Le jihad étant présent dans les discours de l’émir d’al-Qaeda et de son Naïb, la reprise du concept par Abu Muhammad al-Joulani l’inscrit dans une continuité incontestable. Les trois hommes emploient le même langage pour évoquer les mêmes concepts. Abu Muhammad al-Joulani salue au passage la philosophie des dirigeants d’al Qaeda consistant à faire primer l’intérêt de la communauté sur celui des groupes spécifiques, assortissant son propos d’une citation d’Oussama Ben Laden – référence dont le choix ne doit assurément rien au hasard. Là encore, on note une linéarité exemplaire, depuis le discours de mai d’Ayman al-Zawahiri jusqu’à celui d’Abu Muhammad al-Joulani le 28 juillet, en passant par celui d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr quelques instants plus tôt. Suit un argumentaire fondé sur le devoir incombant à Jabhat al-Nusra d’ « alléger le fardeau du peuple sans compromettre nos solides convictions ni nous relâcher face à la nécessaire continuité du Jihad du Sham ». Il insiste sur la lutte pour « combler les décalages entre les groupes de Moudjahidines et nous-mêmes », dans l’espoir de « former une organisation unifiée fondée sur la Choura ». Encore et toujours la continuité conceptuelle et sémantique entre les trois discours. Vient enfin un argument d’une importance politique cruciale : « répondre aux demandes du peuple du Sham d’exposer au grand jour les supercheries de la communauté internationale, dirigée par les Etats-Unis et la Russie, dans ses implacables bombardements et déplacements des masses musulmanes du Sham, sous le prétexte de viser Jabhat al-Nusra, une filiale d’al Qaeda » (13). Ce propos descend en droite ligne de celui d’Ayman al-Zawahiri quand il évoquait les conséquences d’une éventuelle rupture de liens. Puis Abu Muhammad al-Joulani en vient à l’annonce de la décision tant attendue : «pour les raisons précitées, nous déclarons l’annulation de toutes opérations sous le nom de Jabhat al-Nusra et la formation d’un nouveau groupe opérant sous le nom de « Jabhat Fath al-Sham », cette nouvelle organisation n’étant affiliée à aucune entité extérieure»(14). Notez que le « lien rompu », fakk al-irtibat, ne fait nullement partie de la formulation. Enfin Abu Muhammad al-Joulani conclut-il en énumérant les cinq buts fondamentaux de cette nouvelle organisation :

«1- Travailler à l’établissement de la religion d’Allah (swt) (15), en ayant sa Charia pour législation, établissant la justice parmi tous. »  L’attribution du n°1 à cette proposition est d’une évidence implacable pour un mouvement à finalité théocratique. Notez que la poursuite de ce but n’est circonscrite à aucun périmètre exprimé.

« 2- Tendre vers l’unité avec tous les groupes, afin d’unifier les rangs des Moudjahidines et de libérer la terre du Sham du hukm al-tawaghit et de ses alliés.»  Dans le sous-titre en anglais de la vidéo du discours d’al-Joulani tel qu’apparu sur la chaîne Orient News, et dans les communiqués en anglais de Jabhat Fath al-Sham, hukm al-tawaghit est traduit the rule of the tyrant [Bashar].  « Le règne du tyran (Bachar) ». Mais à ce stade, votre serviteur tique vigoureusement. Dans le champ lexical des partisans de la salafiyya jihadiyya, le terme hukm al-tawaghit désigne la loi de la fausseté, l’adoration des fausses divinités, c’est-à-dire tout ce qui prétend régir la vie des peuples hors de la loi d’Allah, la Charia. Il y avait d’autres manières d’exprimer le fait de renverser Bachar al-Assad. Par ailleurs, tawaghit est un pluriel. Celui de taghout. S’il s’agissait de renverser « le tyran Bachar al-Assad » comme le laisse entendre la traduction en anglais, pourquoi tawaghit, au pluriel alors que Taghout Bachar al-Assad aurait fort bien fait l’affaire? Hukm al-tawaghit peut signifier « l’empire des tyrans » – et non pas « du tyran ». Mais alors, «tyran» est à considérer selon une acception théocratique : « celui qui a usurpé la puissance souveraine dans un Etat » , en l’occurrence au détriment d’Allah et de la Charia.  Dans le lexique jihadiste, hukm al-tawaghit convient aussi pour décrire la vision politique du mouvement rebelle musulman mais nationaliste Hazm, contraint de se dissoudre le 1er mars 2015 après avoir été étrillé par Jabhat al-Nusra. Celle du Front Révolutionnaire Syrien, que Jabhat al-Nusra a durement frappé en quelques occasions. Celle de la Division 13 de l’Armée Syrienne Libre, dont Jabhat al-Nusra a pris d’assaut le QG à Maraat al-Nu’man en mars 2016, emportant tout l’armement, et quarante otages en prime. Et de bien d’autres mouvements, en l’occurrence tous ceux qui veulent doter la Syrie d’une constitution (16) alors que l’agenda de Jabhat al-Nusra est en la matière celui d’al-Qaeda : il n’est pas question d’une constitution portée par un parlement mais de la charia portée par les tribunaux islamiques dans une théocratie administrée via la choura.

« 3- Protéger le Jihad du Sham et assurer sa continuité, en employant pour ce faire tous moyens légitimes d’un point de vue islamique. » L’évocation de la continuité du jihad du Sham constitue une répétition délibérée, le propos figurant déjà dans le texte précédant l’énumération des buts. Notons que la notion de « continuité » n’est assujettie à aucune limite périmétrique. La continuité du jihad du Sham peut tout à fait être assurée, par la suite, hors du Sham, comme celle du jihad d’Afghanistan fut assurée, par exemple, en Irak et au Sham, y compris par bon nombre de vétérans de Jabhat al-Nusra. Insistons sur la cohérence sémantique et conceptuelle des trois discours…

« 4- S’efforcer de servir les Musulmans, de s’occuper de leurs besoin quotidiens et de soulager leur fardeau par tous les moyens possibles. »

« 5-Assurer la sécurité, la stabilité et une vie honorable pour la population en général. » On notera simplement que les musulmans et la population en général sont deux notions bien distinctes, ce qui est tout à fait cohérent avec la vision à laquelle adhèrent les jihadistes de la cohabitation des croyances.

Que dire pour conclure sur le propos d’Abu Muhammad al-Joulani si ce n’est que, dans la continuité des deux allocutions évoquées ci-avant, la rupture du lien, fakk al-irtibat, avec al Qaeda n’y a pas été abordée ? L’allégeance d’Abu Muhammad al-Joulani à Ayman al-Zawahiri ne figure tout simplement pas parmi les sujets traités. Et au terme de ce discours, il est tout à fait clair, sans aucune équivoque, que cette baya demeure. Ceux qui ont intitulé leurs analyses breaking ties ou «rupture des liens» ont lu la formule au hasard des réseaux sociaux, et ne l’ont en aucun cas tirée des propos des officiels, où elle n’est même pas implicitement présente, sauf dans le discours d’Ayman al-Zawahiri qui n’en a parlé que pour en évoquer les lourds dangers.

Mise en scène et décor

Abu Muhammad al-Joulani (au centre) prononçant le discours fondateur de Jabhat Fath al-Sham le 28 juillet 2016, entouré du jihadiste égyptien Abu Faraj al-Masri (en blanc) et du juge de la charia originaire de Syrie Abu Abdullah al-Shami.

La pièce est habillée d’un blanc cassé délicat qui supporte le logo de Jabhat Fath al-Sham, rondement calligraphié de noir sur fond blanc. Oubliés les étendards noirs inquiétants. Assis derrière un bureau de bois massif, trois hommes. Au centre se tient Abu Muhammad al-Joulani. A cette occasion parait sa première photo officielle – mais son visage n’est pas inconnu de l’observateur assidu. Lequel observateur assidu a du mal à réfréner une impression de déjà-vu. Le turban blanc dont un pan tombe par-dessus l’épaule droite jusque sur le buste, le visage serein, le sourire bienveillant et la veste camouflée évoquent avec tant de force une photo célèbre d’Oussama Ben Laden que votre serviteur a dû faire un gros effort pour ne pas sourire. Rappelez-vous : Abu Muhammad al-Joulani a cité Ben Laden dans son discours.

A gauche, Oussama Ben Laden. A droite, Abu Muhammad al Joulani le 28 juillet 2016. Qui croit au hasard?

Penchons-nous maintenant sur le cas des deux hommes assis de part et d’autre d’Abu Muhammad al-Joulani.

A gauche de l’émir – à droite de l’image donc – se tient Abdel Rahim Atoun, alias Abu Abdullah al-Shami. C’est un jihadiste syrien, qui se trouve être un éminent juge de la charia au sein de Jabhat al-Nusra. A ce titre, il incarne dans cette mise en scène un sujet transversal des trois allocutions évoquées ici : la gouvernance islamique par la charia et ses tribunaux. Etant, comme al-Joulani, natif de Syrie, il contribue à étoffer à l’écran la représentation des autochtones, en quantité comme en prestige.

Abu Abdullah al-Shami, l’homme assis à la gauche d’Abu Muhammad al-Joulani

A droite de l’émir – à gauche de l’image, pour les distraits – est assis l’Egyptien Ahmed Salama Mabrouk, alias Abu Faraj al-Masri. Vieux compagnon de route d’Ayman al-Zawahiri, on trouve sa trace dès le complot qui conduisit à l’assassinat du président Anouar al-Sadate en 1981, ce qui lui valut sept ans de prison au terme desquels il se rendit en Afghanistan. Sa biographie fut traitée par Thomas Joscelyn dans un article dédié en mars 2016 (17). Il représente ici  la vieille école – il a soixante ans–, dont il apporte symboliquement la caution, tout en incarnant la continuité. Mais est aussi l’icône du jihad mondial – Jabhat al-Nusra, et Jabhat Fath al-Sham dans sa continuité, compte un nombre conséquent d’étrangers dans ses rangs, ainsi que parmi ses alliés les plus fidèles, à l’image des Ouïghours du Parti Islamique du Turkestan. Sans oublier le lien avec al-Qaeda – sa biographie ne trahit guère de penchants pour la modération ni le nationalisme, et on le voit mal en symbole du fakk al-irtibat avec al-Qaeda. L’auteur de ces lignes avoue bien humblement avoir perdu un peu de son habituel sérieux en constatant que non seulement Abu Faraj al-Masri avait teinté sa barbe pour l’occasion, mais qu’il l’avait aussi… taillée.

Abu Faraj al-Masri, l’homme assis à la droite d’Abu Muhammad al-Joulani, saisi ici avant que sa barbe ne subisse un surprenant traitement.

Si Abu Muhammad al-Joulani a choisi de prononcer son discours face aux caméras plutôt que de se contenter de micros, cela visait un but. Nous n’avons pas là des gens qui organisent les moments importants de leur combat avec frivolité. Si l’image a été utilisée, c’est au service du but politique. Il fallait afficher certains symboles immuables tout en brouillant les cartes pour assurer la continuité de l’écho de la « rupture de liens ». Pour ce faire, on a campé un décor simple mais tout en rondeur, rassurant. Et on y a installé Abu Muhammad al-Joulani déguisé en Ben Laden à sa période afghane, un juge de la charia vêtu de tons de kaki des pieds à la tête et un vieux baroudeur du jihad mondial proche depuis toujours de l’émir d’al-Qaeda, tout de blanc vêtu et… à la barbe taillée. Tout cela est fort bien, mais en déduire le supposé message fakk al-irtibat, qui n’a pas non plus été formulé verbalement, n’est pas possible.

Synthèse

Le Front pour le Secours du Peuple du Sham – Jabhat al-Nuṣrah li-Ahli ash-Sham – est donc devenu le Front pour la Conquête du Sham – Jabhat Fath al-Sham. Ce processus a été jalonné par trois prises de parole successives, fondamentales, que nous avons commentées ci-avant. Ces trois discours sont les pièces maîtresses d’un même édifice. Ils se suivent chronologiquement et politiquement selon une pente descendante hiérarchiquement : l’émir d’al-Qaeda, puis son Naïb, et enfin l’émir de Jabhat al-Nusra. Tous trois conformes à une même charte philosophique et sémantique, ces discours fixent les mêmes buts fondamentaux, à la fois religieux et politiques, les deux notions n’étant pas séparables selon les prémisses de l’agenda jihadiste : l’unité des moudjahidines pour le succès du jihad en vue de l’établissement d’une gouvernance fondée sur la charia. Ils s’inscrivent dans la même finalité : l’instauration du califat selon la méthodologie prophétique. Cet épisode de l’histoire du jihad moderne ne peut être étudié qu’à la lecture des trois discours, pas uniquement du dernier. A aucun moment il n’est question de la rupture de liens dont tant de titres de presse se sont faits l’écho, reflétant en cela plutôt l’activité des réseaux sociaux que les propos habilement ciselés des leaders d’al-Qaeda et de Jabhat al-Nusra. L’allégeance d’Abu Muhammad al-Joulani à Ayman al-Zawahiri est toujours en vigueur. Le « jihad du peuple du Sham » est toujours en marche, et rien de concret n’autorise à penser que le sens du mot «jihad », concept qui ignore les frontières politiques actuelles, a changé pour Abu Muhammad al-Joulani, lui qui en son temps était parti le faire en Irak, ni pour aucun de ses deux compères assis autour de lui à la table d’où il a prononcé son allocution. Rien ne permet d’imaginer que les leaders de Jabhat Fath al-Sham vont promouvoir un agenda « focalisé localement » tout en bénéficiant, par exemple, de l’appui militaire des Chinois – Ouïghours en l’occurrence – du PIT venus de leurs sanctuaires d’Afghanistan et du Pakistan mourir pour leur jihad au Sham, parce que c’est un devoir de « porter le jihad contre tous les ennemis de l’Islam », comme le dit l’émir du PIT Abdul Haq al Turkistani (18). Rien ne permet d’imaginer que Jabhat Fath al-Sham va renvoyer à leurs foyers ses combattants étrangers venus des quatre coins du monde – d’Egypte, par exemple, en blanc à la table du discours – car tout cela, voyez-vous, n’est qu’une affaire de « focus local ». Au contraire, un peu d’histoire très contemporaine nous enseigne qu’en 2006, al-Qaeda en Irak est devenu Dawlat al-Iraq al’Islamiyah, « Etat Islamique d’Irak », en s’unissant avec les cinq autres mouvements du Conseil  de la Choura des Moudjahidines d’Irak. Et si la nouvelle entité essuya un sévère revers militaire lié à l’accroissement de l’effort de guerre US s’appuyant sur les acteurs sunnites locaux, elle portait en germe l’EI d’aujourd’hui dont est né Jabhat al-Nusra. Les mouvements jihadistes sont incroyablement aptes à muter pour s’adapter aux circonstances. En voici une nouvelle démonstration. Jabhat Fath al-Sham va se focaliser sur le combat en Syrie parce que c’est celui qui est actuellement en cours. Le « jihad du Sham » est sa priorité, certes, mais sa priorité du moment car c’est le sujet du moment. Mais le « jihad du Sham » n’est pas une finalité. Quand il sera terminé et s’il s’achève sur l’accomplissement des buts politiques de Jabhat Fath al-Sham, l’entité mutera encore et poursuivra sur la voie du jihad, car dans son idéologie, le jihad n’est pas la libération de la Syrie mais la libération des terres d’islam  en vue de la finalité ultime : l’établissement du califat tel qu’il fut au temps de sa gloire.

Le califat omeyyade au temps de sa plus vaste étendue territoriale, en 750 de notre ère.

Al-Qaeda, que certains observateurs voient déjà mourant d’avoir perdu sa branche syrienne, remporte là un vrai succès. Un succès d’estime dans un premier temps : il a fait passer l’intérêt de l’Oumma avant celui de l’organisation, refusant les basses luttes de pouvoir qui relèvent de logiques impies. Sur ce plan, la concurrence morale avec l’EI est évidente. Quant à Jabhat Fath al-Sham, trois jours après sa fondation, il s’est lancé dans l’opération de rupture du siège d’Alep-Est par le sud-ouest, structurant l’action des éléments rebelles et prenant part aux combats les plus violents. A l’heure où ces lignes sont écrites, deux kamikazes de Jabhat Fath al-Sham ont, à la connaissance de l’auteur, contribué aux succès de cette opération : Abu Al-Baraa al-Shami et Abu Yaqub Al-Shami. Les kamikazes sont parmi les spécificités qui ont rendu Jabhat al-Nusra si incontournable pour qui, dans l’opposition syrienne armée, veut remporter des succès militaires dans des opérations de forte envergure. Depuis toujours, Jabhat al-Nusra apparait comme l’organisation que l’on soutient, qu’on l’aime ou non, car elle aide les Syriens alors que les Occidentaux les ont laissés tomber. Jabhat Fath al-Sham constitue un accélérateur dans cette démarche. Si les Occidentaux maintiennent une ligne frileuse vis-à-vis de la gouvernance de Bachar al-Assad en ménageant la Russie et l’Iran, ce qui changera, c’est que l’étiquetage al Qaeda n’étant plus là, l’on pourra fusionner avec Jabhat Fath al-Sham sans être accusé de collusion avec le terrorisme, en pouvant invoquer la bonne raison que l’on n’aura personne d’autre sur qui s’appuyer. Si les Occidentaux bombardent Jabhat Fath al-Sham en partenariat avec la Russie, Jabhat Fath al-Sham pourra alors démontrer la validité de son argumentaire initial, découlant du discours d’Ayman al-Zawahiri : « la communauté internationale vous leurre. L’étiquette Al Qaeda est pour elle un faux prétexte et elle nous bombarde en fait car elle combat l’islam authentique auquel elle préfère hukm al-tawaghit, le règne de la fausseté, qu’elle corrompt à l’envi ». Dans ce cas, la communauté sunnite locale sera, à un terme assez court, perdue pour l’Occident, et acquise en grande partie aux mouvements jihadistes, quitte à ce que ce ne soit que par dépit. Il n’y aura plus aucune raison de cacher les liens jamais rompus avec al Qaeda. Et cerise sur le gâteau, Jabhat Fath al-Sham, ou peu importe le nom qu’il aura pris alors, deviendra non seulement un pôle d’attraction de jihadistes étrangers – y compris occidentaux – encore plus puissant qu’aujourd’hui, mais aussi un solide vecteur pour l’argument « les pays occidentaux sont les ennemis de l’Islam ». Nous verrions alors combien son « focus est local », car, exploitant jusque sur notre sol son audience auprès des partisans de l’idéologie jihadiste, il nous frapperait alors par tous les moyens possibles en brandissant l’argument du talion, qui lui a jusqu’ici plutôt bien réussi… localement, depuis ses débuts dans l’insurrection syrienne. Aveuglé par l’EI, l’Occident semble amorphe face à la manœuvre en cours. Que le Département d’Etat US y voie un simple « ré-étiquetage » prépare l’inscription de Jabhat Fath al-Sham dans la liste des organisations terroristes sanctionnées par l’ONU. Mais on n’a guère vu d’analyse plus fine émaner des organismes étatiques occidentaux, et c’est fort inquiétant.

(1) It’s not you, it’s me: al-Qaeda lost Jabhat al-Nusra. And now, what? Clint WATTS  pour War On The Rocks le 29 juillet 2016 http://warontherocks.com/2016/07/its-not-you-its-me-al-qaeda-lost-jabhat-al-nusra-now-what/

(2) Jabhat al-Nusra: l’autre menace syrienne. Jean-Marc LAFON pour Kurultay.fr http://kurultay.fr/blog/?p=68

(3) Syria’s Nusra Front may leave Qaeda to form new entity Mariam KAROUNY pour Reuters, le 4 mars 2015 http://www.reuters.com/article/us-mideast-crisis-nusra-insight-idUSKBN0M00GE20150304

(4) Country Reports on Terrorism 2015, US Department of State, 2 juin 2016 http://www.state.gov/j/ct/rls/crt/2015/index.htm

(5) Traduction en anglais (et lien vers la transcription en VO) du discours Hâtons-nous en direction du Sham d’Ayman al-Zawahiri, Pieter VAN OSTAEYEN https://pietervanostaeyen.wordpress.com/2016/05/08/new-audio-message-by-ayman-az-zawahiri-hasten-to-as-sham?iframe=true&preview=true/?ak_action=reject_mobile

(6) Dawa: l’appel à l’islam, prosélytisme islamique.

(7) Ibrahim Awad Ibrahim Ali al-Badri est l’état civil d’Abu Bakr al-Baghgdadi, calife de l’EI (alias Daesh).

(8) Choura: système de consultation. Ainsi, un comité consultatif (conseil de la Choura) a vocation à administrer l’Etat.

(9) La grande mosquée al-Aqsa de Jérusalem.

(10) Traduction en anglais du discours d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr, Pieter Van Ostaeyen, 28 juillet 2016 https://pietervanostaeyen.com/2016/07/28/janhat-an-nusra-audio-message-by-shaykh-ahmad-hassan-abu-al-khayr/

(11) Vidéo de l’allocution du 28 juillet 2016 d’Abu Muhammad al-Joulani annonçant la fondation de Jabhat Fath al-Sham, VO sous-titrée en anglais, sur la chaîne Youtube d’Orient News. https://www.youtube.com/watch?v=oossAtDYbrs

(12) Orient News est une chaîne de télévision fondée par l’homme d’affaires et journaliste syrien Ghassan Abboud, opposant à Bachar al-Assad. Elle émet depuis Dubaï, aux Emirats Arabes Unis.

(13) On ne peut appréhender pleinement ce propos sans le mettre en perspective avec l’histoire de Jabhat al-Nusra, et notamment son rôle de vengeur et de protecteur de la communauté sunnite de Syrie depuis l’attaque au sarin de Ghouta sur fond d’inaction internationale.

(14) C’est à ce stade que les termes « notre peuple » et « notre terre » d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr, Naïb d’Al-Zawahiri, prennent toute leur saveur.

(15) SWT étant l’abréviation de Sobhanahou Wa Taala : »Glorifié et exalté soit Il ».

(16) Pour un panorama des groupes armés les plus significatifs de l’oppostion syrienne outre Jabhat al-Nusra et l’Etat Islamique, voir : Syrian Armed Opposition Powerbrokers, Jennifer CAFARELLA & Genevieve CASAGRANDE  pour l’Institute for the Study of War http://www.understandingwar.org/report/syrian-armed-opposition-powerbrokers

(17) Veteran Egyptian jihadist now an al Qaeda leader in Syria, Thomas JOSCELYN pour The Long War Journal, 21 mars 2016 http://www.longwarjournal.org/archives/2016/03/veteran-egyptian-jihadist-now-an-al-qaeda-leader-in-syria.php

(18) Turkistan Islamic Party leader criticizes the Islamic State’s ‘illegitimate’ caliphate, Bill Roggio & Thomas JOSCELYN pour The Long War Journal, 11 juin 2016 http://www.longwarjournal.org/archives/2016/06/turkistan-islamic-party-leader-remains-loyal-to-al-qaeda-criticizes-islamic-states-illegitimate-caliphate.php




Terrorisme : Petit guide pour déjouer les pièges des mots

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Les attentats terroristes du 22 mars 2016 à Bruxelles ont heurté une opinion publique d’ores et déjà traumatisée par les attentats de Paris en janvier et novembre 2015. En cette époque médiatique et connectée, les faits suscitent une avalanche de photos comme de vidéos qui contribue à l’information, mais exclusivement par la diffusion d’une charge émotionnelle qui n’aide pas le sens critique à jouer pleinement son rôle. Mais ce flux massif en masque un autre, tout aussi abondant et trompeur: celui des mots « pièges » qui simplifient à l’excès.

Ce phénomène est particulièrement flagrant pour les actes terroristes. Les actes terroristes inquiètent. Ils créent une demande d’information : le public veut savoir et si possible être rassuré, en tout cas il veut qu’on lui parle. C’est son besoin, sa demande.

Face à cette demande, l’offre s’organise. Les composantes du monde politique  y voient une occasion favorable pour activer leur machine à communiquer, plaçant leurs discours pré-construits et déconnectés de l’événement dans la plus grande cacophonie. Selon leurs agendas, certains veulent rassurer, soit en niant, soit en grossissant les faits – affectant une maîtrise qu’ils n’ont pas –, d’autres soufflent sur les braises. Les médias, outre leur vocation d’information, ont également une marmite à faire bouillir, et l’occasion s’y prête à merveille puisque le public est en demande. Il faut que le public sente que ça bouge, que c’est vivant. La figure paternaliste de l’expert – c’est le plus souvent un homme… – vient éclairer de ses certitudes l’obscurité de nos ignorances.

Or la contradiction est totale : même l’expert le plus affuté ne peut répondre à une demande du public sur un sujet dominé par l’instantanéité, l’urgence et l’émotion. Invité à gloser sans recul sur des évènements aussi graves que des attaques terroristes, il se retrouve dans un contexte peu propice à l’expression de ses compétences, si étendues soient-elles. L’emploi de mots choisis pour marquer les esprits va ainsi devenir une « planche de salut » pour ces experts, leur permettant de répondre à la demande des médias – eux-mêmes assujettis à celle du public – et d’habiller une incapacité intrinsèque à apporter quoi que ce soit de pertinent.

Ces « mots qui marquent » sont puisés dans un vocabulaire préexistant, et détournés de leur sens propre pour s’intégrer dans des formules de circonstance. Ils deviennent des « mots valises », auberges espagnoles où chacun trouve ce qu’il a apporté. « Guerre » et « terrorisme » figurent en bonne place au hit-parade des mots auxquels on a fini par faire parler le langage des fleurs. « Jihad » ramène le public à des concepts confus où des barbus sommaires conquièrent des territoires pour y couper des mains entre deux lapidations. Et pour faire bonne mesure, on a ressuscité pour le meilleur – et surtout pour le pire – la terminologie organisationnelle des réseaux clandestins communistes pour la décalquer sur Daesh en suivant les pointillés.

Du terrorisme

Tout d’abord, voyons le mot “terrorisme”, désormais omniprésent dans les médias. Le terme nous vient de la période sanglante de la Révolution française nommée “la Terreur”. Le dictionnaire Littré, consultable en ligne, définit le mot “terrorisme” comme suit : système de la terreur, pendant la Révolution française. Le terme “terroriste”, lui, est donc, par conséquent, ainsi défini : partisan, agent du système de la terreur. Le terrorisme puise donc ses sources dans cet épisode de l’histoire qui fut une rencontre systémique, à grande échelle et hors champ de bataille, de la politique et de la violence. Beaucoup plus près de nous, la politologue Louise Richardson voit dans le terrorisme une violence dirigée contre des non-combattants ou des cibles symboliques, afin de communiquer un message à une plus large audience. La caractéristique clé du terrorisme est le fait de viser délibérément des innocents pour transmettre un message à une tierce partie (1).

Selon Tamar Meisels, également politologue contemporaine, le terrorisme est l’assassinat au hasard de non-combattants sans défense dans l’intention d’inspirer la peur du danger de mort parmi une population civile, en tant que stratégie visant à faire progresser des fins politiques (2). En somme, l’on converge sur l’idée qu’il s’agit de frapper, en dehors de tout champ de bataille, des personnes dont le caractère de « non-combattants » est objectif même s’il est un enjeu de propagande. L’action vise à générer de l’effet politique en employant comme bras de levier la terreur découlant de la violence. Par exception à l’usage, le suffixe « isme » ne traduit plus ici une dimension idéologique. Il est hérité de la définition originelle du mot, qui a cessé d’être d’actualité en même temps que Maximilien Robespierre, Louis Saint-Just et Georges Couthon, le 10 thermidor an II. Le terrorisme contemporain n’est pas une finalité mais un moyen, un outil que, parmi d’autres modes d’action, l’on oriente vers un but de nature politique. A la lumière de ces enseignements, on conclura sans appel que le très gouvernemental message délivré via l’illustration ci-dessus relève d’un non-sens complet – synonyme consensuel de l’absurdité. Et l’ensemble des discours conçus autour de la même trame conceptuelle constituent, quand ils retentissent à l’antenne, autant d’opportunités d’éteindre son appareil multimédia pour s’adonner à des activités équilibrantes et préserver son esprit critique.

De la guerre

Concept général

Le mot « guerre » est, lui aussi, massivement employé par les personnalités politiques lorsqu’il est question d’attentats terroristes. Son sens, sa portée et ses déclinaisons doivent être clairement assimilés si l’on se prétend citoyen d’une démocratie. Le Littré, encore lui, nous propose la définition suivante du mot “guerre”: la voie des armes employée de peuple à peuple, de prince à prince, pour vider un différend. Quelle est la nature des différends opposant les peuples et/ou leurs dirigeants? Politique, sans nul doute. Qu’il s’agisse du tracé d’une frontière, de la captation d’une ressource, de la promotion d’une idéologie et/ou d’un système de gouvernement… c’est quand le différend politique bute sur l’intransigeance – contrainte ou délibérée – d’une des parties que la confrontation des volontés change de registre et devient violente. Ainsi Carl Von Clausewitz prêtait-il, dans son célèbre “De la Guerre”, deux principes fondamentaux au concept:

  • “La guerre n’est rien d’autre qu’un combat singulier à grande échelle”.
  • La guerre est “un acte de violence dont l’objet est de contraindre l’adversaire à se plier à notre volonté”.

Synthèse: la guerre implique qu’au moins deux groupes sociaux recourent à la violence d’une manière consciente et organisée afin de plier la partie adverse aux exigences qu’elle rejette. C’est la confrontation violente de volontés politiques.

Déclinaisons

Nous tenons donc une définition générale du terme, mais le mot est aujourd’hui assorti de certains adjectifs qu’il s’avère indispensable d’éclairer, chacun exprimant une déclinaison spécifique de la guerre.

La guerre dite « asymétrique » : ce terme fut rendu célèbre par un article d’Andrew J.R. Mack en 1975 (3). C’est ce que l’on appelait auparavant la « petite guerre », guerilla en espagnol, en référence à la guerre d’Espagne (1808-1814). Par opposition à une guerre symétrique où s’affronteraient des belligérants capables d’infliger le même niveau de violence, selon les mêmes moyens et méthodes, il désigne les conflits où les parties opposées mettent en œuvre des moyens et des méthodes différents, présentant un rapport de forces déséquilibré, que ce déséquilibre soit apparent ou réel. C’est typiquement le cas de la lutte entre les armées régulières et les mouvements insurrectionnels, que ceux-ci recourent ou non à des actions terroristes. Les armées régulières  disposent normalement des moyens de concentrer leurs forces pour maximiser leur puissance de feu, et c’est là un élément majeur de leur efficacité. Mais pour se concentrer en un lieu donné, ces forces doivent en délaisser d’autres. Ce qui profitera à des éléments irréguliers, moins pourvus en puissance de feu et en capacités de regroupement, mais exerçant un peu partout leur pouvoir de nuisance, notamment dans les secteurs délaissés par des forces régulières incapables de concilier puissance et ubiquité. Dans ce rapport du faible au fort,  le faible voudra contraindre le fort à disperser ses éléments réguliers pour protéger ses arrières et ses lignes de communication, se privant ainsi de son principal atout : la concentration. C’est ainsi que dans les premiers temps de la guerre civile, les insurgés syriens firent main basse sur certaines zones rurales, profitant de ce que l’armée s’était concentrée sur la répression des protestations dans les centres urbains.

Relevons à ce stade que si la guerre asymétrique n’est pas indissociable d’actions terroristes, celles-ci constituent un mode opératoire à la fois facile et très fréquent au sein des mouvements insurrectionnels ou guérillas.

La guerre dite « hybride » : c’est une formule récente (4) qui fait débat parmi les penseurs de la chose militaire (5). Certains lui reprochent notamment de ne désigner qu’un aspect très classique de la guerre depuis l’Antiquité : sa propension à changer d’aspect selon les circonstances. Nous nous tiendrons à l’écart de ce débat, mais comme le terme est « à la mode », nous l’aborderons ici pour armer le lecteur non averti qui viendrait à le rencontrer dans les méandres d’un discours d’expert. La guerre hybride a pour principale caractéristique de concilier les modes symétrique et asymétrique. Dans ses manifestations récentes, on notera le Mali, où la France est intervenue pour interrompre une offensive jihadiste en direction du sud et de la capitale Bamako. Les mouvements jihadistes, qui avaient concentré leurs forces et affronté symétriquement celles du gouvernement malien, se sont trouvés contraints de les disperser suite à l’intervention française, revenant à des méthodes asymétriques reposant sur le harcèlement et l’attentat, dans un périmètre géographique qui va grandissant puisqu’il a atteint cette année la côte atlantique (6).

On pourrait également citer l’action russe en Ukraine, fondée sur une articulation redoutable de cohérence et d’efficacité entre des composantes asymétriques et les forces conventionnelles que la Russie maintient à portée. Et l’on soulignera bien évidemment la guerre que livre l’Etat islamique sur l’ensemble des théâtres où il est parvenu à s’établir : Irak, Syrie, Sinaï, Yémen, Libye…. Cette organisation couvre en effet une large part du spectre hybride. Elle s’est avérée capable de regrouper ses forces, y compris des chars, de l’artillerie et du génie, de les coordonner, de manœuvrer et de vaincre un ennemi régulier, en attaquant comme en défendant. Elle est également connue pour ses attentats, ses opérations de harcèlement et ses assassinats ciblés, conduits par le biais de groupes clandestins.

La guerre hybride est une notion, sinon classique, au moins simple d’appréhension, mais d’une grande complexité en ce qui concerne sa prise en compte sur le terrain et sa mise en œuvre. Derrière ce terme se cache le défi posé à toute armée structurée, à la manière occidentale, autour d’un noyau de moyens lourds : pouvoir répondre avec la plus grande flexibilité à ces dilatations/rétractations brutales, sans perdre pour autant ses qualités intrinsèques, qu’il s’agisse de la vitesse ou de la puissance de feu.

Du jihad

« Le summum de cette religion est le jihad » (interview d’Oussama Ben Laden à CNN diffusée le 10/05/1997)

Généralement, de façon un peu simpliste – mais efficace –, on décline le terme jihad en une double définition. Le « grand jihad » possède une dimension morale et spirituelle, personnelle et intime ; grossièrement, il s’agit d’une lutte intérieure pour suivre au mieux sa foi et ne pas sombrer dans le péché. Le « petit jihad », apparenté à la guerre sainte, est étroitement lié aux tout premiers temps de l’islam, la période de l’hégire, durant laquelle Mahomet, chassé de La Mecque avec ses compagnons, devait trouver de quoi subsister, puis aux débuts de la conquête, entamée sous le premier calife, Abu Bakr. Au fil des siècles, avec l’achèvement de cette conquête, qui a vu la « terre d’islam » (dar al-islam) s’étendre des confins de la Chine à l’Afrique du Nord en passant par l’Espagne, sous l’effet des différents schismes qu’a connu l’islam et de faits historiques majeurs (croisades, colonisation), et de sa théorisation par certains des plus grands philosophes musulmans, sa définition, son interprétation se sont enrichies, transformées.

La bataille du Guadalete, imaginée par le peintre Mariano Barbasan (1882) : victoire décisive des Omeyyades, menés par Tariq Ibn Ziyad, sur les Wisigoths, en 711, près de Cadix, en Andalousie. La katibat du célèbre et redouté émir jihadiste affilié à Aqmi, Abou Zeid, tué lors de l’opération Serval dans l’Adrar des Ifoghas, porte le nom de Tariq Ibn Ziyad.

C’est évidemment cette seconde acception – la lutte contre un ennemi extérieur – qui retient notre attention ici et qui agite les commentateurs, journalistes, analystes de tout poil… On ne parle d’ailleurs pas seulement de jihad, mais de jihadistes et de jihadisme, le suffixe « -isme » soulignant le penchant idéologique. Qu’est-ce alors que le jihad au XXIème siècle et à quoi les jihadistes aspirent-ils profondément ? Pourquoi jihad et terreur semblent faire si bon ménage ? Déjà il convient de mettre le bât où il blesse et de rappeler que la dimension religieuse du jihad ne se départ pas de sa dimension politique, territoriale, et inversement. Aucun jihadiste n’utilise le biais du terrorisme sans motif politique en arrière-plan et la référence à la (re)conquête de territoires est notable à toutes les échelles. Ainsi, par exemple, le magazine francophone de l’EI s’appelle Dar Al-Islam et Al-Qaïda au Maghreb Islamique (Aqmi) ne manque aucune occasion de faire une allusion rageuse à la perte du Nord-Mali suite à l’opération Serval de début 2013…

Selon la légende, en 1492, le dernier souverain de Grenade, Boabdil, partant en exil, se retourna pour jeter un ultime regard à sa magnifique Alhambra, ainsi qu’à sa terre perdue, et sanglota. La scène se passa sur un col de la Sierra Nevada qui s’appelle aujourd’hui « Le soupir du Maure ». Auteur inconnu. Merci à @halabinasser1 pour l’illustration.

Ensuite, pour comprendre la formation de l’idéologie jihadiste et sa dimension radicale, il faut remonter le cours des siècles au moins jusqu’au théologien Ibn Taymiyyah (7) (1263-1328), une des principales références du salafisme (8), qui prônait une interprétation littérale des textes sacrés, un retour à la foi telle que les grands anciens (Mahomet et ses compagnons) la pratiquaient. Puis il faut mentionner Mohammed Ibn Abd al-Wahhab (1703-1792), à l’origine du wahhabisme, la doctrine ultra-rigoriste, inégalitaire, puritaine, qui régit aujourd’hui le royaume d’Arabie Saoudite, ainsi qu’Hassan Al-Banna (1906-1949), un instituteur égyptien qui, dans les années 1920, en grande partie en réaction à la colonisation, fonda le mouvement des Frères Musulmans. Si la doctrine de ces derniers est basée une nouvelle fois sur un retour à la religion, elle est également éminemment politique, comme le montre cette formulation d’Al-Banna (9): « Dieu est notre but, le messager de Dieu est notre guide, le Coran est notre constitution, le jihad est notre chemin, la mort sur le sentier de Dieu est notre souhait ultime ». C’est dans les rangs des Frères Musulmans, que l’on trouve, dans les années 50, un penseur égyptien de premier ordre, Sayyed Qutb, qui donne à l’islamisme sa dimension combattante, avant qu’un autre Frère, Abdallah Azzam, universitaire palestinien qui a tenu le « Bureau des Services » à Peshawar avec Oussama Ben Laden, organisant le recrutement de volontaires étrangers désireux de participer au jihad afghan, ne théorise l’obligation à vie pour chaque musulman de prendre part à la guerre sainte et de défendre les terres où l’islam a un jour régné (10).

Guerrier. Auteur inconnu. Merci à @halabinasser1 pour l’illustration.

Voici en somme l’état de l’idéologie jihadiste, qui puise ses revendications et sa radicalité autant dans l’histoire que dans la théologie : retour à une pureté dans la pratique religieuse, à la fois au niveau individuel et sociétal, rejet des mœurs occidentales et des dirigeants perçus comme des oppresseurs à la botte des pays colonisateurs occidentaux, abolition des frontières issues de la colonisation, défense et reconquête des terres musulmanes… Il s’agit bel et bien d’un projet global, politique, territorial, identitaire, religieux, à la fois élaboré, structuré, ambitieux et prompt à séduire, dans un monde qui aurait soi-disant connu la « fin de l’histoire », au moment de la chute du mur de Berlin, pour ne laisser place qu’au consumérisme capitaliste triomphant. Les moyens mis en œuvre pour parvenir à la réalisation de ce projet jihadiste embrassent tout le spectre de la guerre hybride car les organisations – Al-Qaïda et l’Etat islamique, pour citer les deux principales, avec leurs affidés respectifs – ont une grande capacité d’adaptation et profitent des faiblesses, voire des situations tragiques, des territoires où elles souhaitent mener leur combat et s’imposer, de même qu’elles ont observé et savent parfaitement profiter des failles des démocraties.

Nébuleuse, galaxie ou réseau?

Au-delà des biais journalistique, la manière de désigner les organisations mises en place par les jihadistes pour frapper en Europe pose de nombreux problèmes, par les biais qu’elle induit et les erreurs de perception qu’elle implique.

Rappelons qu’une nébuleuse est selon la définition du Larousse :

  • (astronomie) Nuage de gaz et de poussières interstellaires.
  • Figuré. Ensemble de choses dont les relations sont imprécises et confuses.

Déjà pouvait-on déplorer l’emploi de ce terme pour désigner l’ensemble des groupements se réclamant d’Al Qaida, parfois dans des zones très éloignées les unes des autres (11).

Le mot « nébuleux » implique plusieurs conséquences : une méconnaissance générale des relations entre les éléments de l’ensemble, mais aussi une notion d’astronomie qui renvoie à une immensité sur-représentant l’ampleur et la puissance du phénomène. Confusion générale sur les détails et dimensions sans limites sont deux caractéristiques trompeuses pour examiner les groupes réduits et clairement reliés à certains quartiers et réseaux amicaux ou familiaux, qui ont par exemple cherché à frapper avec régularité la France et la Belgique. L’emploi de ce terme est impropre car il renvoie à une image anxiogène et trompeuse du fonctionnement de ces groupes aussi bien que de leur taille : de volume réduit, ils ont la particularité d’être reliés toujours aux mêmes personnes.
Plus récemment, la multiplication des schémas diffusés autour des mêmes noms a pu amener certains à emprunter à l’astronomie le terme de galaxie (12).

Rappelons qu’une galaxie est, toujours selon le Larousse en ligne :

  • (astronomie) Vaste ensemble d’étoiles et de matière interstellaire dont la cohésion est assurée par la gravitation. (La Galaxie à laquelle appartient le système solaire est désignée par une majuscule.)
  • Figuré. Ensemble formé par tout ce qui, de près ou de loin, participe d’une même activité.

Là encore, ce terme renvoie une image d’immensité, induisant une survalorisation quantitative de la menace, qui aliment la peur générale et les réactions extrémistes et contreproductives.

Pire, considérer que l’EI a mis en place une « galaxie » lui permettant de frapper revient à amalgamer des phénomènes très différents, et pas forcément reliés : auteurs d’attaques terroristes (souvent suicidaires), amis ou famille fournissant le soutien logistique, groupes de soutien ou de financement, personnalités chargées du recrutement, sympathisants se limitant à la propagande et à l’apologie, etc.

De même, une galaxie suppose une fixité que ces groupes n’ont pas, puisque certains évoluent d’une position de sympathisant, puis de soutien logistique avant de finir par accepter de mener une action suicide (dans un  enchaînement qui n’est ni irréversible, ni inéluctable, ni prévisible).

Le registre des termes astronomiques (auquel il ne manque que le « trou noir ») suppose de se placer dans une dimension largement supérieure en termes quantitatifs (rappelons que quelques centaines de personnes sont susceptibles de réellement passer à l’acte terroriste dans des pays de dizaine de millions d’habitants). Ce registre sémantique est aussi trompeur dans les présupposés qu’il induit, à commencer par le fait que quels que soient les facteurs et les cheminements, aucun passage à l’acte terroriste n’est irrésistible (ce que l’on constate également dans d’autres phénomènes, comme la délinquance ou la récidive).

Ce serait faire une erreur grave que de prêter aux groupes de jihadistes projetés ou guidés à partir des sanctuaires de l’EI ou d’Al Qaida, de telles caractéristiques. Si le lexique astronomique flatte l’imagination, il induit dans la foulée des sous-entendus erronés.

Le mot le mieux adapté est donc « réseau », terme large qui recouvre de nombreuses réalités autour de la notion d’ensemble d’éléments qui communiquent ou s’entrecroisent, et qui peuvent se trouver, ou non, reliés à un centre. C’est typiquement le terme qui désigne les groupes d’action clandestins « ouverts » dont les membres travaillent en liaison les uns avec les autres dans un but commun (espionnage, terrorisme, délinquance…).

Ce terme est techniquement tout à fait adéquat avec des groupes d’action violente clandestins tels que ceux des attentats de Paris et de Bruxelles. Il n’induit aucune organisation particulière, ni aucune idée de surpuissance ou d’inconnu difficile à appréhender.

Contrairement à un groupe, un réseau est ouvert et recrute en permanence de nouveaux membres, même en l’absence de pertes.

Des cellules jihadistes ?

Enfin, le terme de « cellule » est employé, y compris dans les rangs des jihadistes, pour désigner le regroupement de quelques membres en vue d’une action au sein d’un réseau terroriste.

Le terme de « cellule » renvoie directement à la sémantique communiste, qui désignait ainsi l’unité de base d’action du parti (au départ 3-4 membres) : cellule de propagande ou d’action politique, ou encore cellule d’opérations clandestines.

Un article récent n’hésite pas à parler de « super-cellule », s’agissant d’un réseau franco-belge d’une cinquantaine de membres.

La particularité de l’organisation cellulaire d’un réseau est une résistance accrue à la répression.  Le propre de chaque cellule est d’être autonome, et strictement compartimentée. La capture d’un de ses membres ne met pas en danger tout le réseau mais seulement la cellule concernée.

Abondamment documenté dans la bibliographie des guérillas communistes (13) comme dans les manuels militaires pour le contre-terrorisme ou la guerre asymétrique, il s’agit d’un mode d’organisation garantissant efficacité et résistance.

Schéma tiré d’une publication de l’armée de Terre (14)

Les groupes jihadistes qui frappent l’Europe sont-ils organisés en cellules ?

Rien n’est moins sûr : le compartimentage en petits groupes autonomes « imperméables » qui ne se connaissent pas ne correspond à ce que les faits nous donnent à constater.

Il s’agit de réseaux larges, ouverts, constitués autour de fratries réelles (frères Clain, Kouachi, Abdeslam, el-Bakraoui…), ou symboliques (camarades du même quartier, de la même école, ayant vécu la délinquance ou la prison ensemble…) qui amalgament tous ceux qui sympathisent avec le projet idéologique jihadiste, souvent réduit au seul rejet de l’occident et de ses valeurs.

schéma provisoire – janvier 2016 – source @evil_SDOC

En réalité, il existe un groupe large de connaissances partageant les idées et soutenant les actions jihadistes. S’en détachent des éléments qui vont s’amalgamer autour d’un noyau dur, souvent constitué de jihadistes confirmés (revenus de Syrie), et qui vont s’auto-organiser en vue de mener à terme un projet d’attentat.

Il est ainsi possible de distinguer une typologie de 3 catégories d’acteurs d’un projet d’attentat :

•    Type Alpha : le noyau dur : formé d’experts disposant des compétences techniques clés (fabrication d’explosifs, techniques de combat, manipulation et préparation des armes, communication avec le centre de décision), ils sont formés en Syrie (ou dans d’autres sanctuaires jihadistes) avant d’être projetés vers la zone cible ; ils sont surtout capables de monter plusieurs opérations successives avant de se livrer eux-mêmes à une attaque suicide (Abaaoud, Laachraoui, Réda Kriket…)
•    Type Béta : Les opérationnels : souvent recrutés en Europe, ils ne sont pas allés dans une zone jihadiste, ils préparent et exécutent l’attaque, et peuvent avoir acquis certaines compétences grâce à la documentation dédiée disponible sur le net (Coulibaly, Kouachi, Abdeslam, Bakraoui…)
•    Type Gamma : les soutiens logistiques : ils sont sympathisants sans être eux-mêmes volontaires ou prêts pour une opération terroriste. Ils fournissent l’aide matérielle pour la réalisation des attaques, à des niveaux plus ou moins importants, et sans toujours avoir pleinement conscience de la gravité de leur complicité (cela va de la cousine d’Abaaoud à Jawad Bendaoud, en passant par Zerkani).

Voici par exemple le schéma des personnes impliquées (fin mars 2016) dans les attaques de Paris et de Bruxelles, avec les auteurs (Alpha et Béta mêlés) et les logistiques (type gamma) :

En cas de succès (et d’échec des mesures de surveillance et d’arrestation), le groupe va se reformer différemment pour un autre projet, le noyau étant souvent commun, mais les autres éléments agrégés en fonction des besoins, des disponibilités, et de la motivation.

Il existe des cas où l’implication évolue, souvent vers un passage à l’acte terroriste, comme pour les frères Bakraoui, soutenant d’abord logistiquement l’attaque de Paris avant de passer eux-même à l’attaque suicide.

Il s’agit donc moins d’une organisation en « cellules » rigides, spécialisées et bien séparées que de groupe d’action, formés en fonction d’un ou plusieurs projets. La direction d’ensemble reste en général fortement reliée au cœur de décision de l’organisation, mais l’organisation est modulaire, et très flexible.

Là encore, l’exemple des Groupes tactiques des armées modernes (calqués sur les Kampfgruppe de la Wehrmacht), est une analogie bien plus pertinente et moins trompeuse que celle de cellules.

Des éléments clés vont ainsi recruter autour d’eux, pour former un groupe en vue de commettre un attentat, sans qu’il n’existe ni de structure préétablie rigide, ni de compartimentage (tous se connaissent et se rencontrent). Ce recrutement se fait en fonction des besoins, des compétences et des disponibilités. Pour mener une telle opération, l’on privilégie un équilibre entre fiabilité – loyauté au groupe –, et absence de risques de surveillance policière spécifiques  – une personne déjà connue des services antiterroristes constitue un danger pour le projet –, étant entendu que les compétences techniques sont en général maîtrisées par le noyau de 1 à 3 éléments.

C’est ce qui explique qu’à un même noyau de jihadistes projetés en Europe, on puisse lier une série de projets d’attaques, selon le schéma suivant :

NB : ce schéma est provisoire et incomplet mais il permet de visualiser l’effet « d’opérations successives » menées par le même noyau – merci à @evil_SDOC

On le voit une telle organisation, modulaire et par projet, présente des avantages mais aussi des fragilités, mais n’a rien à voir avec une organisation « cellulaire », bien plus solide, mais aussi plus rigide et nécessitant en réalité un plus grand nombre d’activistes.

Une organisation cellulaire est un modèle vers lequel l’EI cherche à tendre, mais l’analyse des réseaux démantelés récemment montre qu’il en est loin.

Il est donc important de rappeler que, par exemple, et contrairement à ce que certains ont affirmé, les attaques de mars 2016 à Bruxelles ne sont pas l’œuvre d’une « cellule » ayant agi lorsqu’une autre « cellule », celle d’Abdeslam, a été démantelée avec la perquisition de Forest.  Cette lecture erronée sous-entend en effet un degré de préparation, et d’anticipation survalorisant les capacités effectives de l’EI en Belgique. En réalité, il s’agit d’un réseau plus large et plus souple, menacé par les arrestations et perquisitions, et qui a simplement précipité une opération menée par des personnes directement menacées d’arrestation, et qui ont préféré agir une dernière fois pour leur cause plutôt que d’être pris.

Conclusion temporaire

A l’instar de Nicolas Boileau, nous croyons, à kurultay.fr, que Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, Et les mots pour le dire arrivent aisément. L’emploi massif, en période de stress public, de termes détournés de leur sens – de manière intentionnelle ou non –, nous a décidés à unir les efforts des trois membres de la rédaction du blog pour offrir à qui voudra bien le lire ce modeste balisage sémantique et conceptuel. C’est notre manière de contribuer à ce que chacun dispose de clefs de lecture saines vis-à-vis d’une actualité à la fois complexe et traumatisante. Nous espérons donc avoir fourni au lecteur le petit marteau qui lui permettra de tapoter sur les discours, articles et autres communiqués afin de s’assurer qu’ils ne sonnent pas creux.

Emilie Freyssinet, Cédric Mas, Jean-Marc LAFON

  1. Louise Richardson, Terrorists as Transnational Actors, Terrorism and Political Violence
  2. Tamar Meisels, The trouble with terror: the apologetics of terrorism – a refutation
  3. Andrew J.R. Mack, Why big nations lose small wars: the politics of asymmetric conflict World Politics n°27, janvier 1975 http://web.stanford.edu/class/polisci211z/2.2/Mack%20WP%201975%20Asymm%20Conf.pdf
  4. James N. Mattis & Frank Hoffman, Future warfare: the rise of hybrid wars, Proceedings, novembre 2005
  5. Elie Tenenbaum, Le piège de la guerre hybride, IFRI, Focus stratégique n°63, octobre 2015 http://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/fs63tenenbaum.pdf
  6. Alexis Adelé, La cité balnéaire ivoirienne de Grand-Bassam découvre l’horreur terroriste, Le Monde.fr http://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/03/13/cote-d-ivoire-la-cite-balneaire-grand-bassam-plongee-dans-l-horreur-terroriste_4882100_3212.html
  7. « La mort en martyr pour l’unification de tous les hommes dans la cause de Dieu et sa parole constitue la mort la plus heureuse, la plus facile, la plus vertueuse et la meilleure » Ibn Taymiyyah souvent cité par Oussama Ben Laden, d’après Bergen (P.) Guerre sainte, multinationale, Gallimard, Paris, 2002, p. 51.
  8. En arabe, le terme salaf signifie ancêtre. Sur l’idéologie salafiste et la façon dont jihadistes et quiétistes l’intègrent, voir la clarification publiée le 26/11/2015 par Romain Caillet sur le site du Figaro « Salafistes et djihadistes : quelles différences, quels points communs ? »
  9. Dans son Epître aux jeunes.
  10. « Ce devoir ne cessera pas avec la victoire en Afghanistan, et le jihad restera obligation individuelle jusqu’à ce que nous revienne toute autre terre qui était musulmane afin que l’islam y règne à nouveau : devant nous, il y a la Palestine, Boukhara, le Liban, le Tchad, l’Erythrée, la Somalie, les Philippines, la Birmanie, le Yémen du Sud et autres, Tachkent, l’Andalousie… » Abdallah Azzam, citation tirée de Kepel (G.) Jihad, expansion et déclin de l’islamisme, Gallimard, Paris, 2000, p. 220.
  11. Voir par exemple ici : http://www.europe1.fr/international/que-va-devenir-la-nebuleuse-al-qaida-523127
  12. Voir ici par exemple : http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20141114.OBS5043/carte-la-galaxie-de-l-etat-islamique.html
    • Les « groupe de feu » (cellules)

    Les guérilleros urbains seront organisés en petits groupes. Chaque groupe, appelé « groupe de feu » (cellule), ne peut dépasser le nombre de 4 ou 5 personnes. Un minimum de 2 groupes (cellules), rigoureusement compartimentés et coordonnés par 1 ou 2 personnes, s’appelle une « équipe de feu » (réseau).«  Source : http://www.terrorisme.net/doc/gauche/003_marighella.htm

  13. Schéma tiré de LES FORCES TERRESTRES EN OPÉRATION : QUELS MODES D’ACTIONS ADOPTER FACE À DES ADVERSAIRES ASYMÉTRIQUES ? Cahier de la recherche doctrinale, CDEF, DREX édition 2004.



Révision constitutionnelle: l’exécutif, maillon faible de la résilience française?

François Hollande arrive à Versailles où il va s'adresser au Parlement réuni en cCongrès le 16 novembre 2015

François Hollande arrive à Versailles où il va s’adresser au Parlement réuni en Congrès le 16 novembre 2015

Le mercredi 30 mars 2016, le président de la République François Hollande a fait part aux Français de sa décision de clore le débat constitutionnel (1). Ce fut là le dernier acte d’un feuilleton haletant qui débuta par l’annonce (2), le 16 novembre 2015 – soit trois jours après les attentats de Paris –, devant le Parlement réuni en Congrès à Versailles, d’une réforme constitutionnelle censée mieux armer la France contre le « terrorisme de guerre », ainsi que l’appela alors le président.

La petite communauté de ceux qui tâchent d’étudier le phénomène terroriste avec un peu de sérieux afin de livrer au public de quoi alimenter son sens critique n’a pas manqué de grincer des dents dès la seconde phrase de l’allocution présidentielle du 16 mars. « Le terrorisme islamiste nous a déclaré la guerre ». Fi des politologues qui, de Louise Richardson à Tamar Meisels, pour n’en citer que deux, nous donnent à savoir que le terrorisme n’est pas une finalité mais une méthode. Fi du sens commun qui nous enseigne que les méthodes ne déclarent pas les guerres. L’important est que la phrase marque l’auditoire, quitte à n’exprimer aucune idée structurée. Le ton est donné : où un match de football commence par un coup de sifflet, un discours politique s’ouvre sur un élément de langage. Soit.


Votre serviteur n’a pas la prétention de livrer ici une analyse juridique du projet de révision constitutionnelle (3), ni du cheminement tortueux qui l’a conduit jusqu’aux corbeilles à papier de la République. Nous essaierons juste d’examiner ce spasme institutionnel à l’aune de la résilience (4). Et nous commencerons par définir ce terme, car l’époque est un peu trop propice aux mots creux auxquels on fait dire tout et son contraire. La résilience est la capacité pour un corps, un organisme, une organisation ou un système quelconque de retrouver ses propriétés initiales après une altération (5). Le terrorisme étant un moyen d’obtenir des effets politiques, la résilience tend à préserver la société tout en privant l’adversaire du résultat politique qu’il poursuit. Un exemple célèbre de résilience fut la manière dont la population anglaise supporta les plus de 14 000 morts, 20 000 blessés et 3,7 millions de déplacés liés aux bombardements stratégiques allemands sur les villes en 1940. La société conserva ses caractéristiques structurelles, maintint la production, et, tout en s’adaptant aux contraintes, continua non seulement de souhaiter la victoire, mais aussi d’y contribuer. Le concept n’implique pas l’immobilisme. Au contraire, il nécessite l’adaptation dans une logique de progrès, d’amélioration permanente face aux évolutions de l’adversité.

Pour ce qui est de l’esprit de cette réforme, la démarche fondatrice fut énoncée par François Hollande dans son discours de Versailles : « j’estime en conscience que nous devons faire évoluer notre Constitution pour permettre aux pouvoirs publics d’agir, conformément à l’état de droit, contre le terrorisme de guerre ». Simplifions l’équation pour mieux la résoudre : qu’on le veuille ou non, l’idée est de modifier les termes de l’état de droit pour opérer des actions qui, dans son état initial, sont interdites… Quel recul s’est accordé l’initiateur de la démarche avant de l’entamer ? Dans son discours de Versailles, il déclarait : « j’ai beaucoup réfléchi à cette question ». Beaucoup mais combien de temps ? Les attentats ont eu lieu le 13 novembre. Le discours de Versailles a été prononcé le 16 du même mois. Nul ne doute de la quantité de réflexion produite, et il serait parfaitement inconvenant de s’interroger sur l’intensité de l’effort. Mais de fait, sa durée fut fort brève, et la prise de recul réduite à sa plus simple expression. Trois jours pour décider d’entreprendre une révision constitutionnelle, c’est pratiquement de la fulgurance.

Donc la résilience est la capacité pour un corps, un organisme, une organisation ou un système quelconque, de retrouver ses propriétés initiales après une altération. Entreprendre de réécrire les termes de l’état de droit tels que définis par la constitution trois jours après une vague d’attentats ne semble pas, à première vue, illustrer au mieux cette capacité. A moins qu’il s’agisse d’optimiser la résilience de la société française et de ses institutions ? Le thème de l’état d’urgence peut sembler tendre vers cette finalité, même si son traitement dans le projet de réforme prête le flanc à une critique aussi abondante qu’étayée. Mais la déchéance de nationalité ? Sa perspective ne dissuadera en aucun cas un candidat terroriste  jihadiste de passer à l’acte, puisque l’enjeu est son exclusion d’une communauté nationale que son dogme juge impie et dont, de fait, il s’exclut lui-même de son propre chef. Dans une optique préventive, il n’y a donc rien à attendre d’une telle mesure. Sur le plan curatif, la déchéance de nationalité permet tout au plus de chasser un terroriste du territoire national pour l’envoyer exercer ses talents ailleurs, ce qui n’est pas à proprement parler une excellente idée. Y a-t-il une plus-value symbolique prévisible ? Allons, entamer une révision constitutionnelle trois jours après une vague d’attentats à seule fin de poursuivre des objectifs symboliques, serait-ce bien sérieux ?

Pourtant, l’itinéraire du projet de réforme constitutionnelle a été riche en symboles, justement. Pour autant que l’on puisse parler ici de richesse… « La déchéance de nationalité ne doit pas avoir pour résultat de rendre quelqu’un apatride, mais nous devons pouvoir déchoir de sa nationalité française un individu condamné pour une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou un acte de terrorisme, même s’il est né français, je dis bien « même s’il est né français » dès lors qu’il bénéficie d’une autre nationalité« , nous dit François Hollande le 16 novembre à Versailles. S’ensuivit une vague de véhémentes protestations au sein même de la majorité de gauche, où des voix s’indignaient de l’inégalité devant la loi des binationaux que l’on pourrait déchoir en comparaison des autres que l’on ne pourrait pas. Ainsi naquit, au terme de débats aussi passionnés que cacophoniques, l’idée de la… « déchéance pour tous », certes égalitaire mais en complète contradiction avec le discours présidentiel. François Hollande, chahuté dans son propre camp, devait réunir une majorité des 3/5e des parlementaires – députés et sénateurs réunis en congrès – pour faire adopter son projet de révision. Après le vote de la « déchéance pour tous » par l’assemblée, avec la participation de députés de droite mobilisés dans ce sens par Nicolas Sarkozy, le sénat, que dominent les fillonistes opposés à la réforme, a au contraire adopté un texte réduisant le champ de la déchéance aux binationaux, conformément au discours présidentiel de Versailles… et à l’encontre de la position de Nicolas Sarkozy qui, sans se démonter, a donc changé son fusil d’épaule pour soutenir le choix des sénateurs. L’ancien président et l’actuel dansant la valse-hésitation : nous parlions de symboles ? En toile de fond de cette tempête dans un verre d’eau, qu’il nous soit permis de rappeler ici que le principe de déchéance de nationalité pour les auteurs d’actes de terrorisme existe d’ores et déjà en droit français (6)…

De toute évidence, la majorité des 3/5e n’allait pas être atteinte, et rien ne justifiait, pour l’Elysée, que l’on aille au bout de la démarche pour le plaisir frivole de se faire administrer un humiliant camouflet devant le Congrès. En quatre mois et demi, l’on aura entamé une réforme constitutionnelle sous l’impact des attentats de novembre, fait volteface quant au champ d’application de la déchéance de nationalité sous les ruades internes à la majorité – au prix du départ du gouvernement de Christiane Taubira, figure emblématique de la gauche du PS –, et enfin sonné le glas du projet tant il était évident que tout cela finirait mal. L’exécutif de la République, que les besoins de la résilience auraient dû inciter à incarner le sang froid et la sereine détermination dans la tempête, a jeté toutes ses forces dans une vaine bataille rhétorique autour d’une déchéance de nationalité dont tout le monde savait qu’elle n’aurait aucun effet, ni sur le risque terroriste, ni sur l’atténuation des conséquences des attentats.

Se trouver contraint d’abandonner en rase-campagne un projet de révision constitutionnelle constitue en soi un échec majeur qui attente sévèrement à la crédibilité d’un exécutif. Que tout cela soit l’issue d’une gestion de crise défaillante à la suite d’une traumatisante attaque terroriste accroit encore la portée de l’échec, car ceux qui devraient manager la résilience de la France forment peut-être bien, aujourd’hui, le maillon le moins résilient de la chaîne. Mais de ce mauvais vaudeville politique, il y a peut-être matière à tirer un bilan partiellement positif. Certes, l’exécutif a failli. Mais la France, au bout du compte, a su faire l’économie d’une réforme constitutionnelle boiteuse directement induite par les attentats de l’Etat islamique. En cela, elle a fait montre d’une belle aptitude à retrouver ses propriétés initiales après une altération. Et elle l’a fait malgré un pilotage défaillant. En termes de résilience nationale, cela vaut bien un satisfecit. Mais l’on serait fort mal avisé de s’endormir sur ce bien pâle brin de laurier.

Jean-Marc LAFON

  1. Déclaration du président de la République au sujet de la révision constitutionnelle, le 30 mars 2016
  2. Déclaration du président de la République devant le Parlement réuni en Congrès à Versailles le 16 novembre 2015
  3. Cédric Mas a, dans les colonnes de Kurultay.fr, publié une étude critique des volets « état d’urgence »  et « déchéance de nationalité » du projet de révision constitutionnelle.
  4. Le très instructif n°20 de la revue Histoire & Stratégie, dédié à la résilience, est désormais téléchargeable gratuitement via le site de DSI: http://www.dsi-presse.com/?p=7735
  5. The Influence of Relational Competencies on Supply Chain Resilience: A Relational View par A. Wieland et C.M. Wallenburg, International Journal of Physical Distribution & Logistics Management
  6. Articles 25 et 25-1 du code civil



[ARCHIVES] le pourquoi des attentats terroristes en France en 2015

Pour commencer une série de billets analysant les attentats jihadistes en France, un billet publié sur le blog de Paul Jorion, et sur mon blog Mediapart sous le titre : un attentat en France : pourquoi faire ? le 11 juin 2015.

Il s’agissait d’analyser la question des objectifs opérationnels et politiques poursuivis par les jihadistes lorsqu’ils cherchent à frapper la France par des attaques terroristes, qui constituent l’un des modes de leur action militaire. Ce billet rédigé à la suite des évènements de janvier 2015, dont nous commémorant aujourd’hui-même le premier triste anniversaire, me semble constituer une bonne base pour pousser la réflexion plus loin, même s’il mérite des corrections et des précisions, ainsi qu’une mise à jour pour 2016 qui feront l’objet d’un autre billet à suivre.

Si l’on part du principe avéré que l’action des jihadistes, qu’il s’agisse d’Al Qaida comme de Daesh, obéit à une logique et une rationalité, il est alors possible de concevoir un véritable modèle expliquant les attentats terroristes organisés ou projetés en France, et permettant même de les prévoir.

Cela suppose d’essayer de tenir compte de ce que font les jihadistes, de leur conception du monde, de leur méthode de pensée et d’action mais surtout en intégrant leurs objectifs. Une telle analyse ne vaut bien évidemment aucune adhésion, ni validation des crimes qu’ils commettent.

Les jihadistes défendent une conception particulière de l’islam, qui est réduite à la notion de jihad physique et matériel, avec ce que cela implique de violence. Il n’est pas dans notre propos de questionner la légitimité d’une telle vision au regard du Coran, mais en revanche de relever deux éléments clés de la pensée et de l’action jihadiste :

– le jihadiste s’estime « l’avant-garde éclairée » de la communauté des croyants (la « Umma »), qu’il doit guider et défendre vers la pureté d’une pratique de l’Islam (aujourd’hui essentiellement basée sur la Shari’a et les préceptes takfiristes ou salafistes) ;

– le jihadiste doit aussi propager la vraie foi sur toute la terre et donc convertir l’ensemble de l’humanité (il existe de nombreuses variantes sur la méthode plus ou moins coercitive de cette conquête).

Dans ce cadre de pensée, la société française de 2015 peut donc être séparée en 3 groupes distincts :

– la population non-musulmane : par définition ennemie, elle doit être combattue ;

– la population musulmane : par définition ignorante du danger qui la guette, on doit lui dévoiler qu’elle est menacée par un ennemi, puis la mobiliser pour sa défense et/ou la conquête du pays ;

– la sphère jihadiste (appelée aussi jihadosphère) : constituée des sympathisants directs du jihad, elle a un effectif très minoritaire. Il s’agit d’un milieu fait de rivalités mais aussi d’entraides entre de multiples groupes plus ou moins structurés. La jihadosphère française est travaillée en 2015 par la rivalité plus globale entre les deux grands réseaux : Al Qaida (réseau classique et puissant à l’international, mais affaibli et vieilli), et ISIS (Califat jeune, dynamique mais plus attaché à l’acquisition de sanctuaires territoriaux), chacun cherchant par ses actions à se valoriser au sein de la jihadosphère pour recruter et assurer sa suprématie.

Voici un schéma permettant de bien visualiser les trois groupes et leurs liens respectifs :

La situation est donc aisément compréhensible (…) : il ne s’agit pas de frapper les ennemis directs de l’islam mais de séparer la communauté musulmane du reste de la société.

Il faut donc frapper les zones les plus proches :

– cible non musulmane permettant de séparer les deux groupes ;

– cible musulmane intégrée (qualifiée d’apostat et méritant donc la mort), les membres des forces de l’ordre musulmans sont donc systématiquement visé sans pitié (que ce soit par les frères Kouachi comme par Coulibaly).

L’action peut survenir à partir de l’extérieur (situation privilégiée par AQ mais rendue compliquée par les systèmes de surveillance contre-terroristes européens) ou à partir d’éléments locaux radicalisés (donc exclus de la société française).

Voici le schéma d’une opération jihadiste « optimale » :

Par voie de conséquence, observons le résultat recherché par les attentats jihadistes en France en 2015 :

C’est à la lumière de ces éléments qu’il faut analyser les réactions politiques et sociales françaises aux attentats de janvier et constater que toute stigmatisation (par exemple celles d’un parti politique récemment rebaptisé « Les Républicains »), toute réaction violente amalgamant les musulmans aux jihadistes ou exigeant d’eux des réactions imposées, va en réalité répondre aux souhaits et aux objectifs des auteurs des attentats.

L’objectif à long terme des jihadistes en France peut être résumé de la manière suivante :

Nous sommes bien évidemment loin – et c’est heureux – de cette situation, mais il est évident que chacune des initiatives ou des actes de nos hommes politiques, comme de chacun de nous, devrait être pesé et apprécié à l’aune de ce que recherchent les jihadistes.

Ces schémas, forcément simplificateurs, n’apprendront pas grand-chose à tous ceux qui ont réfléchi, même intuitivement, à la situation. Ils éclairent d’un jour nouveau à la fois les critiques et accusations d’islamophobie injustement adressées à Charlie hebdo (et à tous les manifestants), et les réactions lâches et clientélistes de nos politique, plus prompts à exploiter politiquement les attentats jihadistes qu’à convertir en actes concrets et efficients la prise de conscience collective qui a suivi le choc émotionnel de janvier 2015.

On le voit, la solution est dans ce qui fera échec au but recherché par les jihadistes, et non dans un renforcement d’une surveillance, un abandon de nos valeurs et de nos principes. La solution est politique, économique, sociale, humaine, et non juridique ou policière.

Analysons donc les « ingrédients » privilégiés par les jihadistes pour leurs actions en France :

Les attentats sont aujourd’hui conçus et pensés de manière à générer des « effets multiples » sur les trois groupes concernés en même temps :

– brutalisation du groupe non-musulman ;

– mobilisation du groupe musulman ;

– prise de l’ascendance au sein de la jihadosphère.

Cela implique des opérations caractérisées par :

– le choix précis des cibles (on est loin des attentats aveugles à la bombe) ;

– la saturation médiatique ;

– l’ultra-violence des moyens ;

– le martyr des auteurs (j’avais déjà écrit à quel point l’arrestation des auteurs vivants est importante pour contrer les effets de ces actions).

J’ai essayé de synthétiser les effets des différents types d’actions jihadistes, ce qui permet d’en exclure certaines, et d’en craindre d’autres. Je précise que ce tableau se place du point de vue de la « logique jihadiste ». Il ne s’agit donc ni de soutenir, ni d’excuser les attaques terroristes, mais d’essayer d’en comprendre les sous-jacents du point de vue des leaders jihadistes :

On peut ainsi classer Charlie comme un « ennemi symbolique de la foi musulmane » (ce qu’il n’est pas mais qui reste son image au sein de la communauté musulmane). Mais c’était déjà le cas de la cathédrale de Strasbourg (visée par un projet d’AQ en 2000).

Il est à craindre désormais des opérations contre des cibles à plus forte valeur émotionnelle (hôpitaux, maternité, école, habitations privées…), et des attaques encore plus dynamiques (par exemple le débarquement sur la côte de commandos suicide armés).

En guise de conclusion provisoire, il est intéressant de signaler que les actions jihadistes s’inscrivent désormais dans une démarche différente de celles des attentats précédemment commis en France par des mouvements islamistes : le but des jihadistes n’est plus aujourd’hui de châtier la France, de lui faire peur, de l’amener à changer sa politique internationale, son soutien à tel ou tel régime, ou à telle opération jugée anti-islamique. Le but des jihadistes n’est plus de « terroriser » la France, mais d’exporter le conflit. Il s’agit donc désormais davantage d’actions militaires que d’actions terroristes, pensées mais aussi exécutées dans un cadre stratégique global, avec des moyens d’ailleurs de plus en plus militarisés.

De même, on notera la disparition des attaques des moyens de transport et de communication (cible privilégiée par AQ pendant longtemps : avions, trains, bus…), principalement du fait de l’adaptation des services de contre-terrorisme à ce type de ciblage.

Enfin, nous ne traiterons ici que de la France. Le but d’opérations terroristes dans d’autres pays (les États-Unis par exemple)  n’obéissant pas aux mêmes analyses des jihadistes, ni aux mêmes objectifs.

Cette spécificité de la situation en France, et la fragilité qu’elle exprime aux yeux de fanatiques du jihad, explique pourquoi notre pays est actuellement au premier rang des cibles menacées, et va le rester longtemps encore.

(à suivre pour une mise à jour et un approfondissement des actions jihadistes en France en 2016)




Attentats de Paris: après le temps des larmes

La BRI près du Bataclan le 13 novembre 2015. Kamil Zihnioglu/AP/SIPA

Vendredi 13 novembre 2015, la France métropolitaine a subi l’attaque terroriste la plus meurtrière de son histoire, avec 130 morts et 351 blessés à l’heure où ces lignes sont écrites. Ont été visés la salle de spectacle du Bataclan, des cafés, et le Stade de France où se jouait un match amical entre les équipes de France et d’Allemagne de football en présence du président de la République… Les assaillants ont conduit leur opération selon un scénario redouté, envisagé par les services de sécurité, mais inédit dans l’Hexagone: des actions simultanées, en divers endroits de Paris, visant à tuer le plus de monde possible. A l’arme automatique pour commencer. Puis par l’action suicide pour finir, au moyen de gilets explosifs chargés de TATP (1). L’organisation Etat Islamique (EI) a revendiqué l’opération.

Extrait de la revendication en français émise par l’EI le 14 novembre 2015

Le caractère extrêmement choquant des faits suscite évidemment l’effroi à très grande échelle. Le deuil nécessite du temps, mais la société française a-t-elle, justement, le temps de s’y consacrer entièrement? Sans doute pas. Ces attaques concrétisent une problématique sécuritaire à tel point majeure qu’il ne sera jamais trop tôt pour chercher à en comprendre les ressorts profonds, et à identifier les moyens d’y faire face. Or, l’urgence tend à gâter la réflexion… Dès le 16 novembre, soit trois jours après le drame, François Hollande s’est exprimé devant le parlement réuni en congrès pour évoquer des adaptations structurelles et institutionnelles en vue de faire face à la menace. Le mot « guerre » a très clairement été utilisé pour définir ce qui se passe. Si l’unité face à l’adversité est nécessaire, le maintien en état d’éveil du sens critique reste un fondement essentiel de la citoyenneté. Qu’il nous soit donc permis ici de réfléchir un peu à quelques données du problème. Car après le temps des larmes vient celui des réflexions qui conditionnent l’avenir.

Balisage sémantique et conceptuel

Du terrorisme

Tout d’abord, tentons de définir le mot « terrorisme », que l’on entend désormais à longueur de journée. Le terme découle de la période sanglante de la Révolution française nommée « la Terreur ». Ainsi le dictionnaire Littré, consultable en ligne, définit-il le mot « terrorisme » comme suit :  système de la terreur, pendant la Révolution française. Le terme « terroriste », lui, est donc logiquement défini comme partisan, agent du système de la terreur. Le terrorisme puise donc ses sources dans cet épisode de l’histoire qui fut une rencontre organisée, systémique, à grande échelle et loin du champ de bataille, entre la politique et la violence. Beaucoup plus près de nous, la politologue Louise Richardson voit dans le terrorisme une violence dirigée contre des non-combattants ou des cibles symboliques, afin de communiquer un message à une plus large audience. La caractéristique clé du terrorisme est le fait de viser délibérément des innocents pour transmettre un message à une tierce partie (2). Selon Tamar Meisels, également politologue contemporaine, le terrorisme est l’assassinat au hasard de non-combattants sans défense dans l’intention d’inspirer la peur du danger de mort parmi une population civile, en tant que stratégie visant à faire progresser des fins politiques (3). En somme, l’on converge sur l’idée qu’il s’agit de frapper des non-combattants pour générer de l’effet politique en employant la terreur comme bras de levier. De tout cela, il faut, je crois, déduire que le terrorisme n’est pas une opinion politique, ni un jugement de valeur. Le terrorisme est un moyen, un outil que, parmi d’autres modes d’action, l’on oriente vers un but. Un but de nature politique. Synthèse: ceux qui ont déchaîné toute cette violence dans Paris l’ont fait pour atteindre des buts politiques.

De la guerre

« Guerre » est un autre terme largement employé ces jours-ci, et dont la portée doit être clairement comprise si l’on se prétend citoyen d’une démocratie. Ce cher et vieux dictionnaire Littré nous propose la définition suivante du mot « guerre »: la voie des armes employée de peuple à peuple, de prince à prince, pour vider un différend. Quelle est la nature des différends opposant les peuples et/ou leurs dirigeants? Politique, sans nul doute. Qu’il s’agisse du tracé d’une frontière, de la captation d’une ressource, de la promotion d’un système de gouvernance… c’est quand le différend politique bute sur l’intransigeance – contrainte ou délibérée – d’une des parties que la confrontation des volontés change de registre et devient violente. Ainsi Carl Von Clausewitz prêtait-il, dans son célèbre « De la Guerre », deux principes fondamentaux au concept:

  • « La guerre n’est rien d’autre qu’un combat singulier à grande échelle ».
  • La guerre est « un acte de violence dont l’objet est de contraindre l’adversaire à se plier à notre volonté ».

Synthèse: la guerre implique qu’au moins deux groupes sociaux rassemblant, chacun, de nombreux individus, recourent à la violence afin de plier la partie adverse aux exigences qu’elle rejette. C’est la confrontation violente de volontés politiques.

Sommes-nous en guerre?

On entend ici et là que nous ne serions pas en guerre, que le terme serait exagéré. C’est oublier quelques faits indiscutables. Premièrement, la France bombarde l’EI, à la fois en Irak et, plus récemment, en Syrie. Deuxièmement, l’EI a décapité un otage français en septembre 2014, et revendiqué des actes de terrorisme en territoire français – depuis les actions d’Amedy Coulibaly en janvier 2015 jusqu’aux récentes attaques du 13 novembre à Paris. Les bombardements aériens font partie des moyens dédiés à la conduite de la guerre. Si l’on s’entend sur les définitions respectives de la guerre et du terrorisme énoncées ci-dessus, le terrorisme est, lui aussi, un outil déployé lors de la confrontation violente de volontés politiques. Un outil de guerre. C’est donc bien une guerre qui sert de cadre aux échanges de coups entre la France et l’EI.

Les enjeux du « front intérieur »

Principes stratégiques guidant l’EI dans l’emploi du terrorisme

C’est bien à l’expansion d’un front intérieur que l’on assiste. Le conflit ne se restreint pas aux terres de jihad au Moyen-Orient ou en Afrique. Au contraire, plusieurs fois, crescendo, le cœur de territoires occidentaux a été visé et continuera sans doute à l’être. Quels effets l’EI entend-il produire à travers des actions comme les attentats de Paris? J’ai, sur Kurultay.fr, publié le 21 février 2015 un article relatant ma lecture de l’un des traités qui structurent la pensée stratégique jihadiste: le Management de la Sauvagerie. On y retrouvera sans mal les principes généraux auxquels s’arriment ces opérations:

  • Doctrine « faire payer le prix », déclinaison stratégique du talion.
  • Provocation pour induire un engagement militaire maximal des occidentaux, idéalement au sol, afin de leur infliger des pertes humaines et financières jusqu’à les faire partir et ainsi se prévaloir de les avoir vaincus (paradigme du jihad anti-URSS en Afghanistan).
  • Projection d’une image dégradée de l’ennemi, vulnérable et apeuré sur son propre territoire.

Couverture du n°12 de Dabiq, le magazine en ligne de l’EI. Le titre de cette édition, mentionné en bas de page, dénote le caractère assumé du terrorisme pour l’EI. La couverture entend projeter l’image d’une France frappée au cœur, traumatisée, vulnérable.

Plus dans le détail, chaque type de société présentant des caractéristiques qui lui sont propres, les concepteurs d’attaques terroristes s’adaptent, et l’EI ne fait pas exception. Cette adaptation concerne le choix des cibles en fonction de leur vulnérabilité, mais aussi des effets escomptés. Les effets de l’acte terroriste sont à double sens: ils s’exercent sur l’ennemi visé, mais aussi sur les partisans et prospects de l’organisation qui en est à l’origine, auprès de qui le terrorisme a vocation à promouvoir ses commanditaires.

Effets directs recherchés via l’acte terroriste

Pour « faire payer le prix », provoquer les occidentaux, projeter l’image d’un ennemi vulnérable et faire la promotion de l’EI auprès de ses sympathisants et prospects, il est nécessaire que l’acte terroriste ait des effets sur la communauté visée et sa manière d’exister. La désertion durable des lieux publics, l’annulation des manifestations culturelles et sportives à forte fréquentation, ou encore le déploiement massif et très visible de militaires au cœur des grandes agglomérations seraient autant de symptômes permettant à l’EI de démontrer, via ses outils de communication, qu’il a marqué des points et porté la guerre au cœur de l’ennemi. Des changements institutionnels profonds intervenant directement à la suite des attentats autoriseraient l’EI à proclamer qu’il en est à l’origine, prouvant à ses partisans et prospects qu’il est capable de porter atteinte aux institutions de ses ennemis. Des actes de violence vengeresse, voire des pressions institutionnelles, à l’encontre de musulmans non impliqués dans les attentats, permettraient à l’EI d’accroitre son audience auprès d’eux en campant le rôle du défenseur des musulmans face à « l’oppresseur républicain laïc ». En somme, la terreur étant de nature compulsive, elle est susceptible d’induire toutes sortes de réactions également compulsives, irréfléchies, contreproductives, que le commanditaire de l’acte terroriste est susceptible de désirer et d’exploiter pour, à terme, fragiliser la société à laquelle il s’attaque et la pousser à la crise de nerfs. Or, dans les sociétés démocratiques en l’an 2015, l’échelon politique présente, même en temps normal, quelques signes objectifs d’obsession électorale. Et si d’aventure, chers lecteurs, vous avez oublié ce que les attentats de Madrid (4) du 11 mars 2004 ont coûté à la majorité parlementaire et gouvernementale de José María Aznar, soyez assurés que chaque responsable politique occidental de haut niveau en garde un souvenir tout à fait ému.

Contre-mesures

La force principale à laquelle se heurte le terrorisme est la résilience, c’est à dire la capacité pour un corps, un organisme, une organisation ou un système quelconque à retrouver ses propriétés initiales après une altération (5). La résilience communautaire est une caractéristique politique propre à un groupe social. Elle se fonde sur un système de valeurs, s’entretient, s’optimise et se pilote par les voies politiques et / ou spirituelles. Un des exemples emblématiques de résilience communautaire face à la terreur fut le blitz : la campagne de bombardement stratégique allemande sur le Royaume Uni entre le 7 septembre 1940 et le 21 mai 1941 dans le cadre de la bataille d’Angleterre. Les raids aériens sur Londres, Coventry, Plymouth, Birmingham, Liverpool, Cantorbéry, Exeter et Great Yarmouth tuèrent 14 621 civils, en blessèrent 20 292, et provoquèrent le déplacement de 3,7 millions d’autres sans que l’échelon politique britannique fléchisse dans sa détermination à faire la guerre, sans que la population fasse pression sur lui pour le faire fléchir, alors que la Grande Bretagne était pratiquement seule face à l’alliance germano-italienne. Certains puissants moteurs de la résilience furent:

  • L’adaptation fonctionnelle de la population sous l’impulsion des pouvoirs publics : défense passive (système, impliquant des volontaires civils, allant de l’alerte à l’organisation des secours en passant par l’orientation des personnes vers des abris, souvent improvisés, à l’approche des bombardiers), acceptation des adaptations nécessaires au maintien de la production et des services publics fondamentaux, réceptivité à la communication officielle.
  • L’aptitude de l’outil de défense à contrer efficacement l’ennemi, tant via des vertus morales que des qualités tactiques et technologiques. On ne peut, à ce stade, faire abstraction de l’action des instances étatiques consistant à mettre en valeur, à travers le lien armées – nation, les succès des militaires tout en atténuant la portée médiatique négative de leurs difficultés et de leurs pertes. La confiance d’une société en ceux qui la défendent encourage la résilience.
  • L’impulsion par l’exécutif d’une politique globale organisant dans les faits la stratégie britannique en faveur d’un état final recherché clair, ambitieux et partagé avec la population: la réduction à tout prix de l’Allemagne nazie et de l’alliance qu’elle pilotait. Une société orientée vers un but optimise sa résilience.

La résilience de la France suite aux attentats du 13 novembre 2015 s’est révélée à travers la qualité de ses services de secours et de santé, l’efficience remarquable de ses services de police spécialisés face aux assaillants, tant dans la salle du Bataclan que lors de l’assaut de Saint Denis ou dans la conduite de l’enquête, et l’aptitude d’une vaste majorité de la population à vaincre la panique, à reprendre progressivement ses habitudes tout en restant digne et en s’abstenant de violences aveugles et contreproductives – quoiqu’on ne soit jamais à l’abri de quelques exceptions, toujours de trop… Mais d’autres items laissent songeur. Que dire de l’exhumation à la hâte d’une révision constitutionnelle proposée par Edouard Balladur en 2007, au terme du travail de la commission qu’il présidait, visant à dépoussiérer les conditions d’application de l’état d’urgence? Comment ne pas y voir le rattrapage en voltige de huit ans de somnolence coupable au fil de deux mandats présidentiels et deux législatures? Reste que la réforme se fait en réaction, dans l’urgence, immédiatement à la suite des attentats. L’EI peut désormais se vanter d’avoir induit directement un changement institutionnel en France. Mal joué, Marianne… Que penser en apprenant que des auteurs des attentats du 13 novembre 2015 étaient connus des services belges mais pas de leurs homologues français? A l’heure où l’euro-scepticisme progresse, que dire à une population attaquée sur ses terres quand on n’a pas été capable de s’entendre, à propos de sa sauvegarde, même avec un pays européen limitrophe? Arrêtons là l’énumération de questions trop nombreuses pour figurer ici mais posons tout de même celle-ci: est-on capable, en France, de faire mieux qu’une mouture locale du Patriot Act américain, dont on ne peut pas dire qu’il ait brillé par des résultats remarquables? La résilience s’inscrit dans le cadre stratégique. La France a-t-elle une stratégie?

1940: des Londoniens se rendent au travail entre deux raids aériens allemands massifs. La résilience à l’œuvre.

Quid de cette guerre, au-delà de nos frontières?

Nous sommes donc en guerre et il était plus que temps de se l’avouer. La guerre est un chantier complexe, et comme tout chantier, elle doit s’appuyer sur un état final recherché (EFR). L’EFR, c’est ce qui permet de déterminer, au bout du compte, si l’on a réussi ou non ce que l’on a entrepris. C’est également ce qui permet de mesurer en chemin ce que l’on a accompli et ce qu’il reste à faire. Par exemple, l’EFR fondateur de la guerre britannique aux îles Malouines en 1982 était, en somme: « retour à l’état antérieur, et respect effectif renforcé de la souveraineté britannique sur la zone ». L’évaluation du déroulement du conflit devenait ainsi possible, et piloter une démarche – guerre ou autre – est tout de même plus aisé quand on sait ce que l’on veut et où l’on en est. Or, comme ce fut le cas lors de la guerre en Afghanistan consécutive aux attentats du 11 septembre 2001, l’EFR  est absent du discours des décideurs occidentaux, y compris français. C’est fâcheux. Car le succès se mesurant par rapport à l’EFR, sans EFR, pas de victoire possible. Les frappes aériennes ne sont pas une fin en soi, elles sont un outil. Au service de l’EFR. Quand il y en a un…

Depuis la reprise de leurs activités militaires en Irak en 2014 jusqu’à ce funeste 13 novembre 2015, les Etats-Unis ont un peu donné l’impression de se contenter d’un chaos d’où n’émergeait aucune puissance dominante susceptible de leur poser un vrai problème existentiel (4). Et les puissances telles la France ou la Grande Bretagne, par exemple, ont semblé tenter d’exister à travers quelques spécificités tout en suivant un peu à tâtons l’allié américain. Les causes de fond d’un EI enkysté ne semblent guère traitées. En Irak, par exemple, l’armée nationale peine à se construire. Et c’est bien normal vu le contexte. Les milices confessionnelles en plein boom, inféodées à des puissances voisines, ont beaucoup plus vocation à servir la prospérité de leurs chefs que la raison d’Etat, lequel Etat est gangréné par un degré de corruption à peine imaginable. Pas évident d’envisager la mort comme hypothèse de travail (6) pour des soldats à qui leur employeur n’inspire qu’une estime toute relative. Quand l’eau courante et l’électricité ne fonctionnent que par accident, de même que l’ensemble des services publics, et quand les seigneurs de guerre combattant au profit de Bagdad se livrent à des exactions valant peu ou prou celles que l’on reproche à l’EI, certaines populations sunnites en viennent à considérer que vivre sous la domination de l’EI peut finalement leur procurer certains avantages. Notons que parmi l’abondante propagande de cette organisation, le développement des services publics et des infrastructures civiles occupe une place considérable. Pour mettre à mal une telle organisation, il faut emporter un minimum d’adhésion de la part des populations. Que fait-on en la matière? Mystère… Par ailleurs, les frontières, issues du partage des territoires après la dislocation de l’empire Ottoman, font cohabiter des communautés entre lesquelles des antagonismes majeurs ne font que s’amplifier. Que fait-on? Pas grand-chose. D’ailleurs, le maintien des frontières en leur état antérieur au printemps arabe semble être le seul semblant d’EFR transparaissant dans les discours de tous les Etats impliqués. Enfin, reste le cas Bachar al-Assad. Son régime favorisa la circulation de jihadistes en direction de l’Irak occupé par les Américains. Quand l’insurrection de 2011 s’amplifia, se nourrissant pour bonne part de la surréaction militaire et policière, de nombreux prisonniers jihadistes furent libérés de la prison syrienne de Sednaya, sans doute délibérément à des fins de déstabilisation. On entend aujourd’hui qu’il faudrait s’allier avec Assad pour vaincre l’EI. S’allier avec une cause pour détruire ses conséquences. Se mettre à fumer pour vaincre le cancer du poumon… Et pourtant, quand on prétend resserrer la coopération en Syrie avec la Russie, alors même que la Russie se bat pour préserver le régime syrien, n’est-ce pas là que l’on va, au nom de pseudo-évidences sur le très court terme? Par ailleurs, ces années où l’on s’est privé de pratiquement tout dialogue avec le régime syrien posent question à l’observateur un tant soit peu objectif. Car si l’on part du principe que l’on ne doit dialoguer qu’avec ses amis et ses alliés, à quoi sert la diplomatie? La stratégie s’inscrit dans le cadre politique. La France a-t-elle une politique au Moyen Orient et en Afrique?

Certains ne manqueront pas de remarquer que le présent article ne livre pas de recette, de plan de bataille, de trame stratégique. Non, il vient juste là pour poser quelques questions. Car faute de se poser les bonnes questions, on n’est pas près de trouver les bonnes réponses. Et c’est bien dommage car la cadence à laquelle les têtes tombent jusque dans Paris tend à s’accélérer dangereusement.

Jean-Marc LAFON

(1) TATP: peroxyde d’acétone. Explosif produit artisanalement, puissant mais instable, utilisés dans certains engins explosifs improvisés et attributs dédiés aux attentats suicide.

(2)  « Terrorists as Transnational Actors », Terrorism and Political Violence par Louise Richardson,

(3) The trouble with terror: the apologetics of terrorism – a refutation par Tamar Meisels

(4) Le 11 mars 2004 au matin, trois jours avant les élections générales espagnoles, une cellule islamiste locale commettait une série d’attentats à la bombe contre des trains de banlieue madrilènes, tuant 191 personnes et en blessant 1858. José María Aznar, qui espérait être réélu malgré son impopulaire soutien à la guerre en Irak, imputa les attentats à l’ETA et fut battu aux élections, soupçonné d’avoir voulu manipuler l’opinion.

(5) The Influence of Relational Competencies on Supply Chain Resilience: A Relational View par A. Wieland et C.M. Wallenburg, International Journal of Physical Distribution & Logistics Management

(6) Sous le feu : La mort comme hypothèse de travail, par Michel Goya, éditions Tallandier