[Archives] Clausewitz contre l’Etat islamique

Juin 2014. L’EI parade à Mossoul, avec du matériel militaire américain pris, souvent sans combattre, à l’armée irakienne. Photo Associated Press.

Avant-propos

Le présent article a été écrit en juillet 2016, et publié par la Revue Militaire Suisse (RMS+) dans son numéro thématique 1-2016 paru en août. Le thème de ce numéro était le jihadisme et ses activités combattantes et terroristes. Le lecteur trouvera ici des références héritées de ce passé si proche, et pourtant si lointain déjà. Barack Obama était président des Etats-Unis. Jabhat al-Nusra venait à peine de devenir Jabhat Fath al-Sham. Bachar al-Assad n’avait pas encore pris Alep Est. La sanglante bataille pour reprendre Mossoul à l’EI n’avait pas encore commencé. Abu Mohammad al-Adnani était encore de ce monde. Et ainsi de suite. Il m’a pourtant semblé intéressant de rendre aujourd’hui cet article librement accessible au plus grand nombre. Je crois en effet qu’une bonne part de son contenu mérite encore réflexion, et pour longtemps. En particulier les interrogations sur lesquelles il débouche. En ces temps où l’on assimile, à tort, le terrorisme jihadiste au seul EI, il est urgent de revenir à deux réalités: premièrement, il existe d’autres mouvements terroristes jihadistes, anciens et persistants; deuxièmement, les grands mouvements jihadistes mutent au gré des contraintes et des retours d’expérience. Il est vain d’essayer de les combattre avec une efficacité durable si l’on s’enferme dans des modes de pensée linéaires et statiques.

Qu’il me soit permis, pour conclure cet avant-propos, de remercier la RMS+ et le capitaine Grégoire Chambaz, avec qui j’ai eu grand plaisir à échanger dans le cadre de ma contribution à ce numéro thématique.

Le choc : l’offensive de l’été 2014 en Irak

A l’été 2014, les médias occidentaux, incrédules, accrurent nettement leur couverture de l’actualité irakienne quand un groupe jihadiste déferla sur le nord du pays. Le grand public découvrait cet « Etat Islamique en Irak et au Levant », dont on n’avait guère entendu parler que dans les brèves dédiées à la guerre civile syrienne et à l’occasion de la couverture distraite des événements irakiens du premier semestre 2014. Ces derniers virent pourtant cette organisation disputer au gouvernement irakien le contrôle de pans entiers de la grande province d’al-Anbar, à l’ouest du pays. C’est incontestablement cette offensive d’été en Irak qui projeta sur le devant de la scène médiatique occidentale l’Etat islamique (EI, ou Daesh, acronyme arabe controversé), bien aidée en cela par une propagande aussi moderne que morbide. Le massacre, le 12 juin, de plus de 1500 cadets de l’école de l’Air à Tikrit – mieux connue sous son nom américain de « camp Speicher » – fit autant pour la célébrité mondiale de l’EI que ses succès sur le terrain. Succès conséquents puisque l’organisation jihadiste a pris avec une fulgurante célérité, respectivement au nord et à l’ouest de Bagdad, le contrôle des cours du Tigre et de l’Euphrate ainsi que d’importantes localités, dont Mossoul, deuxième ville du pays, dans la province de Ninive. Le ralliement de tribus sunnites et d’ancien membres influents du parti Baas enflèrent les rangs de l’EI mais aussi son influence locale. Les massacres mis en scène et diffusés sur Internet entamèrent la combativité de ceux qui auraient pu s’opposer à cette fulgurante avancée. Le jeune Etat irakien flanchait, et sa capitale était menacée.

Aux premiers jours d’août, la tragédie des Yazidis alarma le monde. Des dizaines de milliers d’entre eux étaient assiégés sur le mont Sinjar, sans vivres, menacés d’extermination, tandis que de nombreuses jeunes Yazidies furent réduites en esclavage – notamment sexuel –  par l’EI, dans une démarche totalement assumée, argumentaire théologique à l’appui. Fut-ce la raison ou le prétexte ? Toujours est-il que c’est l’affaire du mont Sinjar qui suscita les premières frappes aériennes américaines contre l’EI, le 8 août 2014. L’argumentaire de la Maison-Blanche mettait en avant l’impérieuse nécessité d’arrêter un génocide. Il est très probable que Washington, au-delà des considérations purement humanitaires, n’entendait pas laisser la déferlante poursuivre son chemin. Car le 29 juin, l’EI a proclamé l’instauration d’un califat mondial, sous la direction d’Abu Bakr al-Baghdadi, calife et commandeur des croyants. Cette initiative, rejetée massivement par les instances musulmanes, des plus modérées jusqu’à al-Qaïda, eut un fort écho parmi les partisans du jihad armé – appelons-les « jihadistes » –, d’autant que les territoires où opérait l’EI étaient chargés d’une forte symbolique en islam. Et si la presse occidentale semblait découvrir l’EI, ce n’était pas le cas de Washington, pour qui cette organisation jihadiste était une vieille connaissance porteuse de fort mauvais souvenirs, surfant sur une vague d’opportunités stratégiques sans précédent et contrôlant désormais un territoire riche en ressources, s’étendant jusqu’à la frontière turco-syrienne. Les mauvais souvenirs se réveillèrent d’ailleurs douloureusement quand l’EI répliqua à l’intervention occidentale en renouant avec sa vieille habitude de décapiter des occidentaux devant les caméras…

L’EI : une vieille connaissance perdue de vue, plus qu’un petit nouveau dans l’arène

Nous ne ferons pas ici la présentation par le menu de l’EI, ni de l’écosystème qui l’a vu croître démesurément. Là n’est pas la vocation du présent article.  Nous conseillons en revanche très vivement la lecture de l’étude que le chercheur Olivier Moos lui a consacrée et qui constitue le n° 13 des cahiers de l’institut Religioscope (1). C’est sans doute la référence en langue française à l’heure où ces lignes sont écrites. Toujours est-il que, loin de l’éclosion d’un nouveau groupe jihadiste, la campagne d’été 2014 constituait l’apogée d’un mouvement que le monde découvrit lors de l’occupation US en Irak sous le nom de Tanzim Qaidat al-Jihad fi Bilad al-Rafidayn, soit « Al-Qaïda en Mésopotamie », plus communément appelé « Al-Qaida en Irak » (AQI). Bâti autour d’un noyau militant préexistant conduit par le Jordanien Abu Mussab al-Zarqawi, il se signala très tôt par des attaques contre les forces d’occupation, mais aussi contre la communauté chiite d’Irak. L’allégeance à Oussama Ben Laden fut formulée en octobre 2004, mais le mouvement d’al-Zarqaoui se caractérisa toujours par son autonomie, adoptant une ligne souvent critiquée au sein du noyau central d’al-Qaida pour sa dureté, notamment en termes d’attaques contre la communauté chiite et de mise en scène sur vidéo de la décapitation de ses otages. Le Jordanien fut tué par un raid aérien US le 7 juin 2006 à Baaqouba, mais comme souvent, cela n’allait pas entamer le potentiel offensif de son organisation.

Abu Musab al-Zarqaoui en Irak.

En octobre 2006, le Conseil consultatif des moudjahidines en Irak, composé d’AQI et de cinq autres mouvements, se proclama Dawlat Al-iraq al’Islamiyah, « Etat Islamique d’Irak » (EII). Puissant pôle d’attraction pour les combattants étrangers, redoutable par sa maîtrise de la guérilla et son emploi massif des kamikazes, à pied ou motorisés, tirant parti de la défiance de la communauté sunnite envers une classe politique chiite mise en avant par les Etats-Unis, l’EII fut finalement vaincu par la mise en œuvre, en 2007 et 2008, d’une initiative dédiée – appelée Iraq Troop Surge par la presse et  The New Way Forward par la Maison-Blanche – combinant un fort accroissement de la présence militaire US en Irak  et l’emploi d’une stratégie contre-insurrectionnelle s’appuyant sur la division du tissu tribal sunnite entre pro et anti-EII. Les Fils de l’Irak, supplétifs sunnites, contribuèrent notablement à venir à bout de l’insurrection jihadiste non seulement en la combattant armes à la main, mais aussi en faisant obstacle à son imbrication dans la population. La renaissance du mouvement en tant qu’acteur influent eut pourtant lieu, de manière progressive, aidée par la dissolution des Fils de l’Irak, les turpitudes de l’Etat irakien, le retrait des troupes US et l’insurrection syrienne qui allait offrir à l’EII un nouvel élan – et un nouveau changement de nom : Etat Islamique en Irak et au Levant. Ces événements transitoires furent relativement peu couverts médiatiquement, y compris le schisme entre l’EI et Al-Qaida (2), consommé en février 2014. C’est sans doute pour cela que les opinions occidentales perçurent l’EI comme une nouveauté, alors qu’il s’agissait d’une nouvelle mutation de la part de cette organisation coutumière du fait. Mais une mutation survenue dans un contexte incroyablement favorable.

Le premier mandat de Barack Obama – de novembre 2008 à novembre 2012 – fut marqué par la concrétisation d’une promesse électorale phare du président des Etats-Unis : le retrait d’Irak du gros des troupes US qui s’y trouvaient (3), et le transfert de leurs missions de stabilisation et de sécurisation aux Irakiens. Les moyens militaires américains qui entrèrent en action contre l’EI dès le 8 août étaient donc limités aux forces que l’US Central Command pouvait dédier à la prise en compte des situations de crise dans l’urgence. Ce n’est qu’un mois après, le 10 septembre 2014, que la Maison-Blanche communiqua la stratégie qu’elle entendait mettre en œuvre pour venir à bout de l’EI. On imagine aisément l’embarras qui habitait Barack Obama à l’heure de procéder, via un discours à la nation, à l’exposé de ce qu’il entendait faire pour endiguer la déferlante EI. En effet, ses contradicteurs les plus féroces voyaient dans l’effondrement politico-militaire des autorités irakiennes face à l’EI la conséquence d’un retrait militaire US dont Obama avait fait une mesure emblématique de sa présidence, mais que beaucoup avaient jugé prématuré et précipité. Il serait injuste envers l’actuel locataire de la Maison-Blanche de ne pas rappeler ici que son prédécesseur était encore en poste quand s’amorça l’abandon des Fils de l’Irak et quand naquirent les prémices d’une crise politique durable en Irak, cristallisée autour de l’exercice contesté du pouvoir par le Premier ministre Nouri al-Maliki, mais vouée à durer au-delà de son mandat.

«Notre objectif est clair: nous allons dégrader, et finalement détruire, l’EI grâce à une stratégie globale et soutenue contre le terrorisme »

Cette formule est la clef de voûte de la stratégie des Etats-Unis face à l’EI, telle que présentée par Baraq Obama dans son discours à la nation du 10 septembre 2014 (4). Une stratégie formalisée via un plan en quatre points, que nous citons ci-après :

  1. Une campagne méthodique de frappes aériennes contre l’EI
  2. Un soutien accru aux forces combattant l’EI au sol
  3. Exploiter nos capacités substantielles de lutte antiterroriste pour prévenir les attaques de l’EI
  4. Procurer de l’aide humanitaire aux civils innocents déplacés par l’EI

Carl von Clausewitz (1780-1831), auteur de l’inachevé « Art de la Guerre », incontournable penseur de la guerre et de la stratégie.

Une lecture de ces propos au prisme de l’œuvre de Clausewitz conduisait à observer l’absence de limitation dans l’état final recherché de la guerre – on visait la destruction de l’EI – et dans le temps imparti – « éradiquer un cancer comme l’EI prendra du temps », précisa Barack Obama. Mais à l’écoute du discours présidentiel du 10 septembre 2014, l’interprétation de l’engagement américain contre l’EI comme une « guerre illimitée » pouvait se heurter à une mise au point visant à rassurer un public échaudé par les longues et meurtrières guerres menées par les Etats-Unis après le 11 septembre 2001. « Mais je veux que le peuple américain comprenne combien cet effort sera différent des guerres en Irak et en Afghanistan. Il n’impliquera pas des troupes américaines combattant en terre étrangère » (5).  Ainsi le président des Etats-Unis modérait-t-il la portée pratique de la non-limitation de sa stratégie en termes de finalité et de temps. Le point n°2 du plan implique bien un « soutien aux forces combattant l’EI au sol », pas une participation active des boots on the ground US. Faisons encore appel au prisme clausewitzien pour interpréter tout cela : le penseur prussien de la guerre nous enseigne que « l’objectif politique, comme mobile initial de la guerre, fournira la mesure du but à atteindre par l’action militaire, autant que des efforts nécessaires » (6). On perçoit alors une dissonance. En refusant l’engagement de troupes US au sol, Obama limite clairement les moyens impartis à l’atteinte d’un but de nature non limitée, et dans le cadre d’une durée non limitée, ce qui semble en contradiction avec le précepte clausewitzien selon lequel la politique dimensionne le but de guerre qui, lui, dimensionne l’effort. Cette impression fut consolidée quand, au début de 2015, les Etats-Unis renforcèrent leurs forces spéciales basées en Irak tout en exprimant le désir de ne pas dépasser un plafond de 3550 personnels (7). Cette apparente contradiction entre la stratégie US face à l’EI et le précepte du dimensionnement de l’outil en fonction du but de guerre a soulevé des critiques parmi les penseurs de la guerre, y compris aux Etats-Unis. Ainsi James Holmes, chercheur et professeur de stratégie au Naval War College, publia-il en janvier 2016 un article fort critique intitulé Clausewitz would not like America’s Islamic State strategy (8). Il y dénonçait une administration faisant d’une guerre politiquement illimitée une entreprise limitée par la taille volontairement tronquée de l’outil dédié. Et d’enfoncer le clou par la parabole, voyant dans la conduite américaine de la guerre contre l’EI la démarche, vouée à l’échec, d’un quidam qui se rendrait chez son concessionnaire BMW avec un chèque de banque de 10 000$ pour y acheter comptant une Série-7 flambant neuve d’une valeur de 85 000$. Cette vision, certes séduisante tant la stratégie US face à l’EI est difficilement lisible, est-elle conforme à la réalité de la politique de l’administration Obama face à l’EI ?

Le président des USA Barack Obama lors de son allocution du 10 septembre 2014 à la Maison-Blanche, exposant sa stratégie contre l’EI.

Lors d’entretiens informels avec les journalistes admis à voyager avec lui à bord d’Air Force One, Barack Obama a quelquefois résumé la politique étrangère dont avait besoin l’Amérique post-Bush par cette formule lapidaire que nous nous dispenserons de traduire ici : don’t do stupid shit. Et quand quelqu’un venait à rétorquer que don’t do stupid shit n’était pas une politique, Obama sacrifiait à son goût immodéré de la rhétorique en lui demandant ce qu’il trouvait de si positif à l’idée de doing stupid shit. Voilà qui est certes amusant, mais qui n’aide pas à trouver de contre-arguments opposables à ceux qui voient en Obama un président prêt à tous les immobilismes pour atteindre ce saint Graal :  don’t do stupid shit. Pourtant, le discours fondateur de la politique anti-EI d’Obama, celui du 10 septembre 2014, recèle quelques subtilités qui contredisent la parabole de la BMW énoncée par James Holmes, et que les faits, pour certains antérieurs à l’article acerbe de ce dernier, viennent étayer. Obama n’a en effet pas manqué d’insister, dans son discours, sur la « responsabilité des Etats-Unis à diriger », et sur le fait que c’est « l’Amérique qui a la capacité de mobiliser le monde contre le terrorisme ». Le reproche de la limitation délibérée des moyens ne tient que si le référentiel pris en compte est « les USA face à l’EI ». Mais pour le rhétoricien Obama, l’équation est plus complexe, le champ plus vaste. Ce qu’il voit, c’est « le monde face à l’EI, sous la conduite des USA ». Et cela change tout. Le dimensionnement des moyens, notamment terrestres, à opposer à l’EI est encadré par un propos tout à fait clair : « la puissance américaine peut faire une différence décisive, mais nous ne pouvons pas faire pour les Irakiens ce qu’ils doivent faire pour eux-mêmes, et nous ne pouvons pas, à la place de nos partenaires arabes, sécuriser leur région ». Chacun son rôle, donc : aux Etats-Unis la puissance qui permet de « faire la différence ». A eux, également, le leadership. Mais aux autochtones de combattre pour leurs terres, leurs intérêts, leur région. Et où les moyens américains sont délibérément limités au regard du but à atteindre, aux autochtones de faire le nécessaire pour satisfaire aux besoins. Vu sous cet angle-là, voilà qui réconcilie la stratégie énoncée par Obama avec les vues de Clausewitz sur le dimensionnement des moyens. Et qui, par la même occasion, renvoie sur les partenaires locaux la responsabilité de ce qui se passe de bien ou de mal sur le terrain, là où l’on se bat.

Dégrader l’ennemi : une stratégie du faible au fort ?

« Dégrader, et finalement détruire l’EI ». La formule, qui implique une progressivité conséquente dans le processus de destruction, n’est pas anodine, et elle renvoie à des précédents historiques où ceux qui ont entrepris de « dégrader » leur ennemi l’ont fait parce qu’ils n’avaient pas les capacités nécessaires pour le vaincre à l’occasion d’une campagne en bonne et due forme. Ainsi en alla-t-il du corps expéditionnaire britannique envoyé dans la péninsule ibérique épauler les forces locales opposées aux troupes françaises d’occupation dans le cadre de la guerre d’indépendance espagnole. L’idée n’était pas de vaincre Napoléon de manière décisive, faute de moyens suffisants pour le faire. C’était pourtant le but qui animait la politique britannique dans sa conduite de la guerre contre l’empereur. En Espagne, il s’agissait pour les Britanniques d’entretenir un front de nature à entamer suffisamment les ressources de l’ennemi pour que celui-ci en soit rendu plus vulnérable partout ailleurs, de telle sorte que l’on puisse – un jour – enfin mettre un terme à son invincibilité. Une stratégie visant à rejouer David contre Goliath. De prime abord, il peut sembler saugrenu que le dirigeant de la première puissance mondiale se propose de « dégrader » un mouvement de type révolutionnaire comptant tout au plus quelques dizaines de milliers de combattants répartis entre la Syrie et l’Irak. C’est apparemment paradoxal. Mais la sagesse populaire n’enseigne-t-elle pas que les apparences sont souvent trompeuses ? Evidemment, ce besoin de « dégrader » l’EI a un rapport direct avec le non-engagement de troupes au sol par les Etats-Unis, car c’est à terre, avec des blindés, de l’artillerie, des fusils et des grenades, que l’on remporte des victoires militaires.

Des bombes de la coalition frappent des positions de l’EI à Kobane le 29 octobre 2014. Conduites au profit de combattants kurdes des YPG/YPJ (aile militaire du PYD), ces actions d’appui aérien tactique permirent d’infliger à l’EI sa première défaite militaire concrète. Elles préfiguraient la suite des opérations conduites par la coalition sous commandement US au profit d’acteurs locaux. REUTERS/Yannis Behrakis

Cette politique de non-engagement des troupes au sol peut évidemment être interprété comme la volonté de ne pas froisser une opinion publique échaudée par le nombre d’Américains tués, mutilés et/ou traumatisés lors des guerres de l’ère George W. Bush. Cela entrait sans doute en ligne de compte à l’heure de la décision politique, mais d’autres aspects viennent étayer ce choix. En France, le général Pierre de Villiers, chef d’état-major des armées (CEMA), auditionné le 9 mai 2016 par la commission d’enquête parlementaire relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015, a ainsi tenu ce langage : « On pourrait imaginer une coalition de pays occidentaux qui accroîtrait substantiellement cette action au sol. Pour ma part, je recommande une très grande prudence concernant ce scénario : c’est celui que Daech veut nous pousser à adopter. Daech veut nous attirer au sol pour pouvoir enlever des otages, couper des têtes et faire basculer les opinions publiques. C’est un piège ». En cela, le CEMA français converge totalement avec la doctrine stratégique jihadiste telle qu’elle est exprimée dans l’ouvrage Iidarat alttawahhush, « le management de la sauvagerie », signé Abu Bakr Naji, et auquel votre serviteur a consacré un article en février 2015 (9). C’est bel et bien un objectif stratégique pour les penseurs jihadistes de la guerre que d’incliner les Etats-Unis à un coûteux engagement terrestre qui écornerait leur image d’invincibilité de par le monde en général, et le monde musulman en particulier. Or, accomplir les désirs de l’ennemi n’est pas systématiquement une option judicieuse.

Chaussons à nouveau notre lorgnon clausewitzien pour examiner tout cela, et rappelons-nous en préambule le précepte directeur qui veut que le mobile initial de la guerre soit l’objectif politique. La destruction de l’EI est un objectif politique. A ce titre, elle ne peut pas se limiter à l’éradication des moyens militaires adverses. On se rappelle en effet que le surge US de 2007 et le recours aux acteurs locaux a permis l’éradication du mouvement jihadiste en tant que force militaire consistante. Pour autant, non seulement l’adversaire n’est pas mort des suites de ses profondes blessures, mais il s’en est relevé plus fort, du fait de son habileté politique à tirer parti des faiblesses et turpitudes de ses ennemis, des frustrations des populations, et de concours de circonstances incroyablement favorables – qui ne seront pas détaillés ici mais qui le sont avec une grande acuité dans l’étude d’Olivier Moos évoquée ci-avant. Quand un ennemi abattu se relève plus fort, il ne faut pas avoir peur des mots : c’est un échec. Cet échec a succédé à un succès militaire considérable. Si la bataille a été gagnée, la guerre, elle, en sa qualité d’objet politique, ne l’a donc pas été. Pour qu’elle puisse l’être, il faut bouleverser l’écosystème qui a réuni tant de conditions favorables à l’avènement d’un EI si puissant. Cette stratégie de dégradation est-elle alors « du faible au fort » ? Si l’on reprend les mots de Barack Obama, oui. « […] mais nous ne pouvons pas faire pour les Irakiens ce qu’ils doivent faire pour eux-mêmes, et nous ne pouvons pas, à la place de nos partenaires arabes, sécuriser leur région ». Ceux qui, par leurs faiblesses et turpitudes au plan politique, ont laissé l’EI se relever de ses blessures, grossir, s’enraciner dans le tissu local et devenir à leurs dépens une puissance politique et militaire vivace, expansive et tenace, sont le faible. Faible que les Etats-Unis, à travers leur stratégie, leur leadership et leur soutien, aident à dégrader l’EI qui, lui, est le fort. Et ce jusqu’au point où non seulement il ne sera plus fort, mais où n’existera plus, ni militairement, ni politiquement. Il faudra pour en arriver là des forces armées locales aptes à conduire le combat sans faillir, et un appareil étatique respectueux des populations, attentif à leurs besoins. Tout cela ne peut qu’être subordonné à un Etat légitime et reconnu comme tel par le peuple dans toute sa diversité. Il faut à ces fins un terreau politique favorable. Et donc une réforme de tout ce qui a politiquement failli en Irak et en Syrie au point d’en arriver au point que nous connaissons aujourd’hui. La pensée de Clausewitz est toujours vivante. Et à la vue du plan Obama, le stratège prussien ne se retourne peut-être pas autant dans sa tombe qu’on aurait pu le croire.

Un patchwork en guerre : la quête de l’intérêt commun bien compris

La stratégie de leadership des Etats-Unis face à l’EI rencontre les frictions communes à toute coalition. Guidées par la convergence d’intérêts entre les parties, les coalitions sont toutefois confrontées à la question, toujours prégnante, des divergences. Celles-ci peuvent s’avérer difficiles à gérer quand elles sont circonstancielles, et plus encore quand elles sont intrinsèques. Pour ne parler que de l’Irak, la stratégie américaine contre l’EI se trouve confrontée aux difficultés liées à la cohabitation entre des Kurdes nationalistes et un gouvernement pour qui le Kurdistan irakien doit être une province comme une autre. A l’existence de milices chiites partagées entre l’inféodation à l’Iran et le service des intérêts de leurs leaders. On les a vues commettre des atrocités comparables à celles de l’EI, mais aussi refuser, dans certains cas, d’opérer sous supervision américaine. Autre obstacle : une corruption endémique qui, tout en mettant en danger l’appareil d’Etat et les forces armées, concourt aussi à la fidélité, par intérêt, de corrompus et de corrupteurs dont on préfère qu’ils nuisent de la sorte plutôt qu’autrement… Que dire quand Bagdad déclare avoir découvert 50 000 (cinquante mille!) militaires « fantômes » qui s’abstiennent de servir moyennant le versement d’une part de leur solde à leurs officiers ? Par ailleurs, la logique tribale, par ses inextricables complexités, constitue une toile de fond omniprésente. Si l’on franchit la frontière syrienne, le casse-tête s’aggrave. Outre les facteurs sectaires et les accointances avec telle ou telle puissance étrangère, les logiques d’affinités les plus variées conduisent à l’existence d’innombrables factions entre lesquelles les alliances sont parfois fragiles, tandis que les combattants naviguent souvent de l’une à l’autre et que les dirigeants aux humeurs changeantes naviguent d’une allégeance à une autre, au profit de groupes plus influents. Le pays est tombé dans un tel état de déliquescence que ce jeu n’affecte pas que l’opposition armée, mais aussi les forces pro-gouvernementales.

De gauche à droite: le général Henri Giraud, Franklin D. Roosevelt, le général Charles de Gaulle et Winston Churchill à la conférence de Casablanca, en janvier 1943. Cette photo illustre l’incroyable difficulté qu’il y eut à animer une coalition dont nombre de protagonistes poursuivaient des buts antagonistes, et, quelquefois, se détestaient sans équivoque. Cette tendance propre à tant de coalitions est, de nos jours, plus d’actualité que jamais. Avoir un ennemi commun ne suffit pas à assurer la cohésion de l’ensemble.

A ces difficultés locales se mêlent des frictions propres à la scène internationale. L’énonciation par Barack Obama  du « devoir de leadership » des Etats-Unis ne reçoit pas le même écho selon où elle est entendue. Elle est d’ailleurs reçue avec une franche hostilité à Téhéran comme à Moscou, ne déclenche aucun enthousiasme à Bagdad, et ne fait rêver aucune monarchie du Golfe Persique. Exclu du champ des alliés des Etats-Unis contre l’EI dès le discours présidentiel du 10 septembre 2014, le gouvernement syrien de Bachar al-Assad constitue à la fois une des composantes de l’écosystème qui fit grossir l’EI, et une force qui, sur le terrain, contribue à mobiliser des éléments que l’EI ne peut donc pas affecter ailleurs. Et on a vu, dès l’offensive de l’EI, fin 2014, sur l’aéroport de Deir ez-Zor tenu par les pro-Assad, l’aviation US frapper des éléments jihadistes dans le secteur. Enfin, l’intervention directe de forces russes en Syrie, aux côtés de Bachar al-Assad mais aussi des Gardiens de la Révolution Islamique iraniens et du Hezbollah – cette organisation, ou tout au moins son aile militaire, est considérée comme terroriste par les Etats-Unis et la plupart de leurs alliés… – a encore compliqué le jeu en permettant au gouvernement de Damas de durer au point que cela pourrait bien infléchir l’intransigeance à son endroit de certaines puissances, régionales et au-delà. Depuis la bataille de Kobané, les Etats-Unis et les puissances occidentales de la coalition soutiennent les forces kurdes affiliées au PYD sur leurs terres syriennes frontalières de la Turquie – à la grande fureur d’Ankara. Parallèlement, ces mêmes éléments kurdes cherchent des appuis, tour à tour, auprès de milices proches de Damas, ou d’éléments marginaux parmi les rebelles de l’Armée Syrienne Libre. Enfin, les rebelles implantés localement bénéficiant du soutien logistique US sont tour à tour rackettés par les groupes jihadistes et contraints de s’associer à eux sur le champ de bataille pour continuer à exister. En somme, tout cela est pratiquement illisible. Mais une tendance s’est dessinée et s’installe dans la durée : l’EI recule désormais militairement. Cette tendance s’accompagne toutefois d’une autre : les populations souffrent. Nous portons toujours sur le nez le lorgnon clausewitzien que nous avons chaussé tout à l’heure. Et outre l’empathie qu’inspire le martyre enduré par les populations des zones en guerre, depuis ceux que l’on bombarde jusqu’aux déplacés de Falloujah, nous n’oublions pas que faire la guerre, c’est faire de la politique. Et quand la guerre cessera, la population martyrisée sera toujours là, animée par les dispositions que lui auront inspirées les épreuves traversées.

Perspectives

Une erreur courante dans l’appréhension de la stratégie consiste à supposer que cette discipline vise à établir un plan infaillible, une procédure miraculeuse, anticipée dans ses moindres détails, et au bout de laquelle se trouverait le saint Graal de la victoire. C’est compter sans la dictature des circonstances, la volonté de l’ennemi et les aspirations des rivaux. Une stratégie viable permet de tendre vers l’état final recherché tout en se tenant en mesure de parer aux imprévus. Aujourd’hui, la stratégie énoncée le 10 septembre 2014 par Barack Obama a atteint des résultats observables conformes au but énoncé, en contribuant à endiguer l’EI, puis à l’éroder. Quand, en mai dernier, Abu Mohammad al-Adnani, porte-parole de l’EI, a déclaré dans une allocution « même si nous perdons Raqqa ou Syrte, nous ne serons pas vaincus », il est tout à fait clair que le but était de sensibiliser l’auditeur partisan de l’EI au fait que de telles pertes pourraient survenir bientôt. C’est, dans le discours officiel de l’EI, quelque chose de nouveau. L’érosion est en cours, et pendant qu’elle se produit, Washington gère tant bien que mal les aléas relationnels à l’échelle internationale autant que locale. Par ses choix stratégiques, Obama s’est « acheté du temps » pour pouvoir composer face aux frictions innombrables et à l’imprévu qui ne manque jamais de survenir.

Où le constat est moins évident pour l’heure, c’est à l’échelle politique. Carl von Clausewitz nous intime de ne jamais perdre ceci de vue : c’est à ses effets politiques que l’on évalue le résultat de la guerre. Et aujourd’hui, rien ne permet de deviner les contours de ce que seront, politiquement, la Syrie et l’Irak au terme du conflit aujourd’hui en cours, malgré l’hécatombe dont la cadence ne faiblit pas. Et l’inquiétude est de mise dans la mesure où les hécatombes n’inclinent pas forcément à la modération les heureux veinards qui leur ont survécu. A l’étranger, le bilan de l’EI est pour l’heure mitigé. Ses franchises hors de Syrie et d’Irak lui ont prêté allégeance dans le cadre d’un échange de bons procédés : elles surfent sur la vague des succès et du prestige de l’EI, tout en lui servant d’épouvantail, donnant une impression d’ubiquité. Mais que le rythme des victoires s’émousse, que les pertes territoriales s’accumulent, et ces allégeances n’auront rien d’irréversible. Difficile, dans ces conditions, d’y voir un gage de résilience pour le califat d’Abu Bakr al-Baghdadi. Quant aux attentats terroristes hors des zones de combat, s’ils ont évidemment fait mal aux populations qu’ils ont frappées, ils ne semblent guère avoir entamé la détermination à combattre des pays concernés.

1er mars 2017. Sept mois après l’écriture du présent article, Iyad Ag Ghali proclamait la fondation, dans la bande sahélo-saharienne, de Jamaat Nusrat al-Islam wa-l-Muslimin, sous l’égide d’Al-Qaeda. Mais il rendait hommage à Abu Musab al-Zarqaoui, figure emblématique très chère aux partisans de l’EI. Et il citait en exemple les « frères du Sham » (Levant). Pourtant, ces derniers cherchent à s’afficher comme affranchis de l’égide d’al-Qaeda (mais avec la bénédiction de celui-ci…), sous les étiquettes consécutives Jabhat Fath al-Sham, puis Hayat Tahrir al-Sham. Le propos d’Iyad Ag Ghali ne ferme donc aucune porte… Les grandes organisations jihadistes savent muter au gré des besoins et des retours d’expérience. Les modes de pensée linéaires ou statiques ne permettent pas de les comprendre au long terme, ni, donc, de les combattre avec une efficacité vraiment durable.

A l’heure de livrer une guerre illimitée à une incarnation vivace de l’islam politique, peut-être est-il aussi temps de prendre du recul et de considérer l’état général de la mouvance jihadiste. Or, il est deux faits incontestables : premièrement, l’EI est né du tronc commun idéologique jihadiste – la salafiyya jihadiyya –, sa spécificité résidant dans la volonté d’instaurer le califat sans attendre, et d’implémenter sans aucune concession transitoire la charia, la loi islamique, sur les territoires qu’il gouverne. Deuxièmement, Al-Qaida n’est pas mort, loin s’en faut, comme l’illustrent ses franchises Jabhat al-Nusra en Syrie (10), Al Qaida au Maghreb Islamique (AQMI) dans la bande sahélo-saharienne ou encore al-Shabaab en Somalie. Ces mouvements ne sont pas de simples groupuscules financés par l’étranger, comme on est trop souvent tenté de le penser dans des élans caricaturaux certes télégéniques mais sans fondement. Ce sont des organisations révolutionnaires, souvent perçues par les populations comme des alternatives viables – à défaut d’être idéales – aux Etats laïcs corrompus et/ou défaillants voire brutaux. Quant à la pratique sans concession de la foi qu’elles véhiculent, elle constitue parfois l’ultime raison d’espérer pour des populations dont le quotidien n’est que souffrance, frustration et privation. C’est là le terreau idéal d’une idéologie qui promet aux vertueux monts et merveilles après la vie terrestre. Nous l’avons vu, la stratégie des USA face à l’EI mise sur le temps long et vise la destruction de l’organisation. Mais que sera le visage du jihadisme dans vingt ans ? Quelque chose d’apparenté à Al Qaida ? Quelque chose de plus semblable à l’EI ? Ou une nouvelle mutation de l’ensemble vers quelque chose de plus viable ? Si les territoires qui ont vu naître le califat de l’EI ne sont pas stabilisés d’ici là, et même si l’EI, en tant qu’organisation, est vaincu, nous l’apprendrons à nos dépens. Et Clausewitz  serait formel : cela signifierait que nous avons perdu cette guerre…

Jean-Marc LAFON

  1. L’Etat islamique, Olivier Moos, Cahiers de l’institut Religioscope, n°13, août 2015 http://www.religion.info/pdf/2015_08_Moos_EI.pdf
  2. Al-Qaeda disavows any ties with radical Islamist ISIS group in Syria, Iraq, Liz Sly, Washington Post, 3 février 2014 https://www.washingtonpost.com/world/middle_east/al-qaeda-disavows-any-ties-with-radical-islamist-isis-group-in-syria-iraq/2014/02/03/2c9afc3a-8cef-11e3-98ab-fe5228217bd1_story.html
  3. Obama confirme sa promesse de retrait d’Irak, Libération, sce AFP, 17 novembre 2008 http://www.liberation.fr/planete/2008/11/17/obama-confirme-sa-promesse-de-retrait-d-irak_257443
  4. Statement by the President on ISIL, The White House, Office of the Press Secretary, 10 septembre 2014 https://www.whitehouse.gov/the-press-office/2014/09/10/statement-president-isil-1
  5. Notons que le refus de déployer des forces terrestres n’exclut généralement pas les opérations spéciales, et c’est bien dans cet esprit qu’Obama l’exprimait.
  6. De la guerre, livre I, chapitre 1, 11
  7. US sending new special ops force to fight Islamic State, Deb Riechmann, AP, 1er décembre 2015 http://bigstory.ap.org/article/0dde72d5a7a546ef844fd9b0245c6417/defense-chief-us-expanding-special-operations-force-iraq
  8. Clausewitz would not like America’s Islamic state strategy, James Holmes, War On The Rocks, 5 janvier 2016 http://warontherocks.com/2016/01/clausewitz-would-not-like-americas-islamic-state-strategy/
  9. Le management de la sauvagerie, Jean-Marc Lafon, Kurultay.fr, 21 février 2015 http://kurultay.fr/blog/?p=187
  10. Ou, devrait-on écrire, Jabhat Fath Al Sham, après son retrait strictement cosmétique et sophistique du réseau Al Qaeda, dernière illustration en date de l’aptitude de ces mouvements à muter en fonction des besoins. Cf Analysis: Al Nusra Front rebrands itself as Jabhat Fath Al Sham, Thomas Joscelyn, The Long War Journal, 28 juillet 2016 http://www.longwarjournal.org/archives/2016/07/analysis-al-nusrah-front-rebrands-itself-as-jabhat-fath-al-sham.php



Drones armés de Daesh: fantasmes et réalités

Capture d’une vidéo où l’EI met en évidence un drone civil Skywalker X8 équipé pour larguer de petites bombes. EI, « Wilayat Ninive ».

Les réseaux sociaux s’agitent, et le petit monde bigarré des experts avec, depuis que l’Etat islamique a entrepris de mettre en ligne divers documents illustrant l’utilisation de drones armés par ses combattants. L’écho médiatique de l’évènement est pour le moins conséquent. Il est évidemment important, pour une telle entité, de communiquer largement sur l’acquisition d’une capacité militaire nouvelle. L’EI projette en l’occurrence l’image d’une organisation armée innovante, qui va de l’avant, et qui dispute aux nations la maîtrise du ciel. L’EI se trouvant militairement en difficulté sur plusieurs territoires de son califat autoproclamé, le moment est sans doute bien choisi pour communiquer sur un ton positif à propos des thématiques guerrières. Mais il importe d’interpréter ces images sous l’angle factuel afin d’en ôter la part de fantasme pour n’en conserver que la valeur informative. Appuyons-nous sur cette toute récente vidéo de l’EI, « Wilayat Ninive ».

Que voyons-nous là ?

Un drone civil grand public Skywalker (du nom du fabricant) X-8 (désignation du modèle). Une aile volante de 2,12m d’envergure dont la cellule de 4 kg, disponible sur Internet pour un peu moins de 250€, peut recevoir une motorisation électrique suffisamment puissante – jusqu’à 800 watts – pour embarquer une charge utile d’environ 2kg. Parmi les accessoires que ce type d’engin peut emporter, on trouve divers modèles de caméras orientables. Voici, ci-dessous, une des revues dont ce drone a fait l’objet et que l’on peut trouver sur Youtube. Notez que ces machines peuvent être configurées de multiples manières, selon les besoins et envies de l’utilisateur. D’où des différences pratiquement systématiques entre les nombreux exemplaires dont vous trouverez des photos ou des vidéos au hasard d’une recherche sur Internet.

Et ce Skywalker X-8, que fait-il ?

Il largue des charges. Cela nous enseigne qu’il a été équipé d’une servocommande associée à un système de rétention – tige, câble ou autre dispositif léger du même ordre. Chaque charge est retenue par l’intermédiaire d’une boucle de ficelle dont elle est porteuse (visible dans la vidéo au moment du largage). Quand la servocommande est activée à distance, les charges sont larguées. La servocommande en question est un accessoire classique de modélisme, disponible sur le marché pour un prix variant, selon le modèle, entre quelques euros et quelques dizaines. La cible est repérée par le biais de la caméra orientable. La suite du document est sans rapport avec le drone en question. Pourquoi ? Car les « frappes » plutôt précises qu’on peut voir dans la vidéo – y compris celle, vers 1 min 33, qui précède l’entrée en action d’un S-VBIED (véhicule suicide) – sont conduites en vol stationnaire. D’où la précision. Or, l’aile volante X-8 ne fait pas de vol stationnaire. Elle avance ou tombe, au choix. Les largages d’armes que vous voyez là n’ont pas été opérés par ce grand drone mais par de plus petits, à voilure tournante, plus souples d’emploi et visuellement plus discrets. Ci-dessous, des drones de ce type – appelés « quadcopters » du fait de leurs quatre petits rotors – présentés par le journaliste Wassim Nasr sur son compte Twitter.

Ces charges dont on voit l’effet au sol, qu’est-ce que c’est ?

Pour répondre précisément à cette question, il faudrait en observer une démontée, ce que nous n’avons pas sous la main. Reste que d’après ce que l’on voit, ça explose à la manière d’une grenade. D’une petite grenade. Car un détail important ne semble pas obséder la foule des commentateurs plus ou moins avisés de ce genre de vidéo : la plupart des gens aux pieds de qui ces charges explosent… partent en courant. Et pour cause : une fois le drone équipé – de sa motorisation, de ses commandes de vol, de ses batteries, de son parachute, de sa caméra assortie d’un dispositif de contrôle et d’un système d’émission… –, sa charge utile restante se résume à bien peu de chose. Donc l’armement embarqué est léger. Ce qui explique le taux de sinistralité plutôt bas observé chez les combattants ainsi « bombardés ».

Quel est l’apport militaire majeur du drone civil?

Bien sûr on va vous parler de l’effet de ces « frappes » sur le moral des troupes, entre autres spéculations. Revenons-en donc aux faits, ça vaudra mieux. Depuis plusieurs années, les groupes armés engagés en Syrie et en Irak diffusent des images qui montrent clairement que non seulement ils ont des drones civils, mais qu’en plus ils savent s’en servir. Et qu’en font-ils ? Ils observent le champ de bataille d’en haut. Voilà sans aucun doute l’apport le plus important du drone au profit des groupes armés non étatiques, dans le cadre de leur mutation vers la « techno-guérilla » : offrir une vue d’en haut en temps réel. Cela permet de voir tout ce qui n’est pas à couvert et que l’on ne voit pas depuis le sol à cause des bâtiments et des mouvements de terrain. Et, par conséquent, de définir la tactique, de guider le combattant à pied, de choisir une cible et un itinéraire pour le véhicule suicide… Cela permet aussi de faire du guidage d’artillerie, notamment au profit des mortiers, pièces très mobiles et à grande cadence de tir dont ces groupes disposent en grand nombre. Et cela permet enfin d’évaluer les dégâts infligés à l’ennemi par les feux qu’on lui a appliqués. La vidéo ci-dessous a été saisie par un drone de l’EI au-dessus de Mossoul.

Parmi les commentateurs tout excités par les drones « armés » de l’EI, aucun ou presque n’a noté que les drones non armés d’où viennent ces images n’étaient sans doute pas là que pour faire de jolies vidéos à poster sur Internet, mais aussi pour localiser les cibles, informer le commandement, coordonner la manœuvre et aller au résultat. Chacune de ces capacités est, dans le cadre du combat au sol, infiniment plus importante et déterminante que le largage de bombinettes marginalement létales. Certes, recevoir une petite grenade sur la figure ne fait plaisir à personne. Mais on n’a pas diffusé une vidéo chaque fois qu’un drone à vocation civile a permis de mettre au but une demi-douzaine d’obus de mortiers, une volée de roquettes Grad, ou d’organiser efficacement la manœuvre d’un ensemble cohérent de groupes de combat. Pourtant, l’effet sur le terrain en est nettement plus mortifère. La panique suscitée par les bombinettes ? Peut-être n’égale-t-elle pas celle qu’engendre une frappe de mortiers, de roquettes ou de véhicules suicide, souvent guidée par l’intermédiaire d’un pacifique petit drone.

La dimension aérienne n’est plus le monopole des Etats

L’image de propagande, quel qu’en soit l’émetteur, invite souvent à regarder la guerre par le petit bout de la lorgnette, de telle sorte que l’on passe à côté de l’essentiel en se focalisant sur l’accessoire. Les organisations armées non étatiques contestent depuis plusieurs années aux armées régulières le monopole des airs. Et elles le font au moyen de drones civils peu couteux, aisément accessibles, et commodes à mettre en œuvre. Auparavant, on pouvait redouter les guérillas parce que leurs combattants, souvent autochtones, connaissaient bien le champ de bataille. Désormais, non seulement ils le connaissent, mais surtout ils le voient d’en haut. Ce qui leur permet de coordonner leurs mouvements et leurs feux en mettant à profit d’autres évolutions capacitaires, dans les domaines des transmissions, des armements de haute technicité, de l’artillerie, du véhicule suicide. Autant d’atouts qui furent jusqu’à nos jours, à peu d’exceptions près, l’apanage des armées régulières. Le drone à vocation civile qu’on aura armé pour un « bombardement » ou une opération « kamikaze » est peut-être (?) un effecteur intéressant à l’usage du terroriste. Mais pour un emploi militaire, sa faible charge utile rend son importance marginale. Surtout si on la compare à celle d’un matériel identique dont la capacité d’emport est exploitée pour embarquer des moyens de prise de vue avec transmission de l’image en temps réel – autant de matériels« grand public ». Le drone civil d’observation présente, au vu de ses faible coûts d’achat et d’exploitation, et des capacités tactiques qu’il confère, une plus-value incomparable. Militairement parlant, le même matériel pourvu d’une charge offensive est plutôt cantonné dans une niche, à mi-chemin entre le domaine du harcèlement et celui du spectacle de propagande.

Jean-Marc LAFON




LA SITUATION EN SYRIE AU 10 OCTOBRE 2016

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Avec l’intervention de la Turquie, la résistance de l’Etat islamique et l’escalade entre la Russie et les USA, les évènements en Syrie s’accélèrent depuis l’été 2016, dans une séquence d’opérations de plus en plus chaotiques. Cela impose de prendre du recul pour démêler un écheveau complexe. Nous proposons donc un rappel de principaux faits et une analyse des évènements survenus dans la guerre en Syrie entre notre précédent texte de février 2016 et aujourd’hui. Cette analyse sera aussi comparée à celle effectuée en octobre 2015.

La trêve du printemps 2016 :

L’intervention russe déclenchée en septembre 2015 a contribué à faire évoluer la situation, en arrêtant l’enchaînement de défaites militaires subies par le régime de Damas depuis le milieu de l’année 2014.

Prenant de court les autres parties impliquées dans ce conflit, assumant la mise en oeuvre d’une stratégie du piéton imprudent[1], associant des frappes lourdes et peu regardantes sur le respect des populations civiles et des droits de l’homme avec une intense activité de propagande dans tous les médias, la Russie peut alors se targuer d’avoir réussi ses premiers objectifs :

  • sauver son allié syrien, Bachar el Assad
  • adresser un message clair sur la scène internationale (message que l’on peut résumer par « Russia is back ! »)

La Russie a aussi fait étalage de sa nouvelle puissance militaire, et des qualités de ses armes auprès de clients potentiels[2], la Syrie servant de plus en plus de « show-room » pour les systèmes d’armements modernes, sans égard pour les populations qui y vivaient.

Toutefois, la victoire militaire a été laborieuse sur le terrain, et les rebelles ont montré des facultés de résilience d’autant plus importantes, que le soutien étranger s’est tari au moment où le poids militaires du bloc russo-iranien s’est fait le plus sentir (voir notre précédente analyse de février 2016).

Au-delà des actions symboliques (Kweires, Alep & Palmyre), les forces au sol n’ont pu se targuer que de trois succès à moyen terme :

  • dégagement du secteur de Lattaquié (cœur vital du système d’Assad, région alaouite et zone de projection principale des Russes), avec la prise de Salm
  • dégagement des poches au nord d’Alep et renforcement des positions du régime
  • l’EI est repoussé à l’est avec la reprise de Palmyre.

Un seul succès stratégique a été atteint, avec la coupure d’un lien important entre les rebelles et la Turquie au nord d’Alep (mais il demeure une liaison Idlib – Turquie).

Signalons en revanche les échecs, tournant parfois au désastre, au nord de Hama, au sud de la poche rebelle de la Ghouta, et au sud d’Alep (où malgré la conquête d’un important terrain, la route stratégique M5 n’a pas été coupée).

Avec une habileté consommée, la Russie cherche à capitaliser sur ces succès, et offre aux USA une trêve qui est négociée puis acceptée par le régime de Damas le 23 février 2016.

Cette trêve est partielle :

  • elle ne couvre que certaines zones
  • elle ne s’applique pas aux groupes rebelles jihadistes (qui sont devenus majoritaires au sein des groupes armés rebelles)
  • elle ne s’applique pas à l’Etat islamique.

Malgré ces réserves importantes, cette trêve commence officiellement le 27 février 2016. Elle est sujette à de nombreuses violations dans les deux camps, mais il n’en demeure pas moins que l’on constate une réduction globale des opérations. Il n’y aura ainsi aucun changement important dans les positions en Syrie occidentale au printemps 2016.

Enfin, la Russie va retirer avec autant d’ostentation qu’elle les avait déployées, une partie de ses forces aériennes, afin de se créer une image de pays « pacifique » et « raisonnable » dans les médias.

L’Etat islamique résiste

Les combats se déplacent alors au nord et à l’est, avec deux opérations importantes.

D’abord, les forces du régime, renforcées par des éléments russes au sol, tentent de pousser vers l’est à partir de Palmyre récemment repris. L’objectif est évidemment de faire le lien avec la poche qui tient toujours à Deir ezzor, mais aussi vers le nord-est et al-Tabqah (position stratégique à proximité du cœur des possessions syriennes de l’EI, Raqqah). L’avance vers l’est est entravée par des offensives lancées par l’EI sur les flancs de la route qui mène vers Palmyre (notamment dans les champs gaziers Shaer).

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(source edmaps)

Ensuite au nord, l’avance des Kurdes du YPG et des rebelles syriens « modérés » des SDF[3] marque le pas vers Manbij, malgré le soutien aérien de la coalition internationale.

La trêve est aussi l’occasion pour les deux camps de redéployer leurs unités et de réarmer leurs forces.

Curieusement, on découvrira ultérieurement que le retrait partiel russe est accompagné d’un retrait tout aussi partiel des forces chiites armées par l’Iran, les groupes du Hezbollah étant par exemple redéployés vers l’Ouest. La présence militaire d’obédience iranienne demeure forte sur le front autour d’Alep.

Les statistiques montrent ainsi en mars 2016, une chute de l’emploi de missiles antichars TOW sur les différents fronts syriens (avec un usage observé de 5 pour tout le mois).

Au mois d’avril, les camps ayant reconstitué leurs forces, les opérations se développent, avec un usage de missiles antichars qui monte à 42 unités tirées sur le mois (soit plus que le nombre de missiles lancés en septembre 2015, période du début de l’offensive faisant suite à l’engagement russe).

Les rebelles syriens lancent en avril une offensive au sud d’Alep pour reconquérir une partie du front perdu et soulager les positions dans la ville, ce qui donne lieu à une contre-offensive du régime, les positions finissant sur un front proche de la ligne précédente, malgré les pertes.

Dès la fin avril, le représentant de l’ONU lance un cri d’alarme sur le danger qui pèse sur un cessez-le-feu qui disparaît bientôt, les pourparlers engagés échouant à nouveau face à l’incompatibilité des projets proposés par les deux camps quant au sort de Bachar el Assad.

Mai-juin 2016 : reprise des combats

Bien qu’ils n’aient jamais complètement cessé, les combats reprennent intensément en mai 2016, sur plusieurs fronts. la situation générale est alors la suivante :

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(source @archivilians)

L’avance de Palmyre est enfin relancée vers l’est, avec la prise par les forces pro-régime de zones vers As-Sukhnah (carrefour stratégique contrôlant les routes vers al-Tabqah / Raqqah, et Deir Ezzor).

De même au nord de Raqqah, les Kurdes YPG/SDF poursuivent leur progression en faisant fortement reculer l’EI à la fin du mois de mai.

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(source edmaps)

Une offensive importante est lancée le 31 mai sur Manbij, et progresse grâce au soutien aérien de la coalition. En juin, la ville est encerclée.

Juin 2016 est le moment où l’EI passe à la contre-offensive sur plusieurs fronts.

C’est d’abord le régime qui subit une sévère revers à l’est de Palmyre, obligé d’abandonner tout le terrain conquis vers Al-Tabqah dans ce qui ressemble même à une débandade le 20 juin. Le revers est important et symbolique, puisqu’il montre les limites atteintes par l’appareil militaire du régime, malgré le soutien à « bout de bras » de l’Iran et de la Russie.

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(source @edmaps)

Ensuite, début juillet, l’EI profite habilement de l’affaiblissement des rebelles FSA, qui sont coincés dans la poche d’Azaz entre les Kurdes à Afrin, les forces pro-régime à Alep et la frontière turque, dans des positions sans aucune profondeur stratégique.

Exploitant une nouvelle fois les « intervalles » ouverts par les multiples guerres que se livrent ses ennemis, l’EI attaque sur plusieurs points. Si les opérations contre Mare’ sont à nouveau un échec, il reprend une part importante des zones conquises le long de la frontière turque. Ce succès est là encore symptomatique puisqu’il se fait malgré le soutien ouvert des Turcs (qui n’hésitent pas à bombarder à travers la frontière), et symbolise la faiblesse des groupes armés rebelles FSA.

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(source edmaps)

En parallèle, la poche de l’EI encerclée de Manbij est en train d’être nettoyée, et les Kurdes du YPG poursuivent leur effort vers l’ouest, au grand dam des USA, qui se font de plus en plus pressants pour leur demander de repasser l’Euphrate.

La tentative de coup d’état et son impact sur la Syrie

La tentative de coup d’état en Turquie du 15 juillet va amener à un changement radical de la situation dans le nord de la Syrie.

Dans notre précédent billet, nous évoquions l’un des aspects clés, à savoir la capacité des USA à s’appuyer à la fois sur les Kurdes (et les FDS), et à forcer la main aux Turcs pour assurer les succès du YPG contre l’EI.

Or, le ressentiment du gouvernement d’Erdogan, qui estime ne pas avoir été soutenu par les Américains, va être aggravé par le constat que les USA « jouent » la carte kurde, et que les Kurdes du YPG sont en train de progresser au point de pouvoir constituer un territoire cohérent tout le long de la frontière turque (alors que les régions kurdes de Turquie sont toujours marquées par une guérilla alimentée par la répression policière d’Ankara).

Pire, la Russie a manifesté très tôt son soutien à Ankara, et le risque d’une confrontation entre les deux pays en cas d’intervention turque en Syrie du nord se réduit, alors qu’il était au plus haut lorsque la Turquie avait abattu un avion russe le 24 novembre 2015.

Dans ce contexte, la Turquie va-t-elle intervenir militairement (officiellement en soutien des groupes rebelles FSA) dans la dernière zone encore tenue par l’EI sur sa frontière pour empêcher qu’elle ne tombe entre les mains des Kurdes ?

Juillet/août 2016 : Alep, Manbij et Jarablus

Le régime lance une nouvelle offensive et parvient à couper la dernière route qui reliait la zone tenue par les rebelles dans Alep-est et l’extérieur (la célèbre « Castello road »).

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(source @GlobalEventMaps)

La progression est lente mais à la fin du mois de juillet, les rebelles qui défendent Alep-est sont encerclés.

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(source @deSyracuse)

Début août, les rebelles lancent une contre-offensive au sud qui perce rapidement les lignes et parvient à rétablir un corridor avec Alep-est le 6 août.

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(carte montrant les positions juste avant la percée – source @WarNews24_7)

Les forces pro-régime, essentiellement des groupes chiites armés par l’Iran, contre-attaquent et rétablissent le siège le 8 août.

Début août, les Kurdes nettoient la ville de Manbij tandis que l’EI lance plusieurs offensives à partir du front nord (le plus proche de la Turquie), sans parvenir à reprendre la ville ni à repousser le front.

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(source @deSyracuse)

Le 12 août, la ville est déclarée complètement nettoyée, et alors que les USA demandent aux Kurdes de se retirer à l’est de l’Euphrate et de passer la main aux seules FDS, les troupes YPG/FDS poursuivent leur avance vers l’ouest. L’objectif est Al-Bab, dernière ville importante entre les deux zones kurdes de Syrie, la Rojava à l’est et la poche d’Afrin à l’ouest.

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(source @CivilWarMap)

Le 24 août au matin, les forces armées turques franchissent la frontière et occupent la ville de Jarablus, abandonnée par l’EI, dans une opération appelée « Euphrate Shield », et regroupant les forces rebelles FSA et leurs alliés au sein d’une nouvelle coalition.

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(source @badly_xeroxed)

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(source @CivilWarMap)

L’intervention turque marque un nouveau tournant dans la guerre en Syrie, et confirme que l’une des clés du conflit Syrien se trouve à Ankara.

Au 10 octobre 2016 : « chroniques des deux courses syriennes » (A Tale of two Races)

A la fin du mois d’août, la situation s’est encore compliquée, avec une guerre sur 3 fronts au nord, une nouvelle vaste poche rebelle encerclée à Alep, et différentes autres opérations en cours (près de Damas, à la Ghouta-est, au sud et dans le Qalamoun). L’embrasement est général puisque les fronts au nord de Hama et dans le secteur côtier de Lattaquié se sont également « réveillés ».

Le mois d’août voit ainsi un record pour l’année 2016, avec 118 missiles antichars lancés (soit presqu’autant qu’en octobre 2015, mois des grandes offensives du régime).

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(source @yarinah1)

C’est dans ce contexte que le 12 septembre, un accord secret USA/Russie aboutit à un nouveau cessez-le-feu, où des engagements sont pris par le régime (dont l’arrêt des bombardements aériens et l’autorisation des convois humanitaires), en contrepartie d’une coopération des Américains dans les frappes contre les groupes rebelles jihadistes.

Le cessez-le-feu entre en vigueur le 12 septembre et ne tiendra pas réellement. Il cesse officiellement le 18 septembre.

Il est vrai que les conditions tenues secrètes, et l’engagement par tous les camps de multiples opérations en cours le rendait difficilement acceptable par les acteurs sur le terrain.

L’EI relance ses offensives contre Deir Ezzor et parvient, grâce à des frappes aériennes américaines dirigées par erreur sur des positions des forces pro-régime, à conquérir une position clé au sud de l’aéroport, menaçant gravement la poche. La frappe erronée de la coalition occidentale sert de prétexte à la Russie pour relancer ses raids, et bombarder violemment diverses cibles humanitaires, dont un convoi humanitaire de l’ONU et plusieurs hôpitaux à Alep.

De même, l’EI relance son offensive vers le Qalamoun[4], prenant quelques positions aux rebelles obligés de combattre sur deux fronts, face à l’EI comme aux forces pro-régime.

1ère course : Un « Keirin » pour Al-Bab

Au nord, les forces turques et les rebelles FSA continent de progresser, atteignant le 9 septembre des positions permettant d’espérer couper la progression des Kurdes.

La manière dont l’opération « Euphrate Shield » est menée montre bien que l’objectif est moins l’EI que l’avancée Kurde cherchant à lier les forces ayant pris Manbij – à l’ouest – à celle qui sont à Afrin – à l’est.

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Mais l’EI va là encore contre-attaquer et repousser les rebelles syriens vers la frontière turque, malgré le soutien de l’armée d’Ankara.

A deux reprises (mi-septembre puis début octobre), les forces FSA soutenues par l’armée turque vont perdre une série de villages dans des contre-attaques aussi brutales qu’inattendues.

Profitant de ce piétinement turc, les Kurdes relancent leur avance à partir de la poche d’Afrin, vers l’est début octobre, sans parvenir à avancer beaucoup.

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(source edmaps)

En réalité, qu’il s’agisse, des Turcs, des Kurdes ou des forces pro-régime, l’objectif est al-Bab, carrefour stratégique encore tenu par l’EI. Et c’est désormais à une course de type Keirin (épreuve cycliste, avec l’EI dans le rôle du derny) entre ces trois camps, dont deux s’opposent autant qu’ils font la guerre à l’EI, qui a commencé, et dont nul ne peut aujourd’hui prédire l’issue.

Deux illustrations pour montrer la situation :

La 1ère vision limitée à la course Turcs et FSA vs Kurdes et FDS :

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(source @CivilWarMap)

Une autre plus large qui intègre les positions des forces pro-régime, qui sont aussi à portée d’Al-Bab. Elles sont même les plus proches de l’objectif mais elles restent étonnamment passives face à l’EI.

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(source @CivilWarmap)

Actuellement, le préalable est pour les Turcs la prise de Dabiq, village qui permettrait de fermer une première poche au nord-ouest, et qui a aussi une valeur symbolique pour les jihadistes (Dabiq est le lieu de la prophétie millénariste qui fonde une grande partie de la croyance jihadiste).

Ce soir sont annoncés de nouveaux gains sur les positions de l’EI au nord de Dabiq.

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(source @archicivilians)

2ème course : Le « Alep-Hama sprint »

A Alep, les raids aériens russes et de l’aviation du régime se déchaînent, notamment contre les hôpitaux et les civils coincés dans la zone rebelle d’Alep-est.

Les forces pro-régime lancent plusieurs offensives, d’abord au sud de la poche d’Alep-est, sans succès, puis au nord, où les rebelles évacuent des positions et abandonnent du terrain en octobre.

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(source edmaps)

Les forces pro-régime revendiquent aussi une petite progression au sud de la poche, mais il semble que la résistance soit plus forte au sud qu’au nord pour l’instant.

Au matin du 10 octobre, les rebelles FSA viennent d’annoncer un nouveau front uni de 15 groupes pour relancer les opérations de dégagement de la zone encerclée à l’est, toujours sous l’égide de la coalition Jaish al-Fatah, y compris Jabhat Fatah al-Sham (ex-al Nosra) et Ahrar al-Sham. Nul ne peut dire s’il s’agit d’un nouveau tournant ou d’un énième rassemblement de « coordination » des groupes rebelles qui ne produira pas plus d’effets tactiques que les précédents.

A Hama, les rebelles ont lancé une série d’opérations pour conquérir la ville. Cette offensive est très liée aux opérations à Alep à plusieurs niveaux :

  • d’abord, la menace sur Hama oblige le régime à envoyer des forces qui vont donc dégarnir le front à Alep
  • ensuite, les raids aériens sur Alep partent en grande partie de l’aérodrome de Hama, et les rebelles s’en sont suffisamment approchés pour le frapper de tirs de roquettes à partir de septembre
  • Enfin, la prise de Hama compenserait par son effet moral la perte symbolique d’Alep est.

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(source @FSAPlatform)

La progression est régulière fin août début septembre dans le nord, montrant que les forces pro-régime dans ce secteur sont de piètre qualité. Plusieurs positions fortes sont perdues (dont des points d’appui très fortifiés qui barraient la route de Hama), et des zones considérées comme neutres (village Abu Dali, zone tenue par une milice locale et servant de marché d’échanges et de zone de contacts aussi bien aux rebelles qu’au régime[5]) passent complètement dans la sphère rebelle.

Pire, les rebelles passent aussi à l’offensive à partir du nord de la poche qu’ils ont au nord de Homs, prenant la zone de Hama « en sandwich ».

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(source @yakupmisri)

Le 24 septembre, alors que le front au nord de Hama donne des signes d’effondrement, un renversement complet de la situation intervient lorsque l’une des composantes jihadistes des forces rebelles, Jund al-Aqsa, se retire de la coalition Jaish al-Fatah, au moment où une autre composante (salafiste mais non jihadiste), la puissante Ahrar al-Sham, l’accuse d’héberger des cellules pro-EI.

L’opposition Jund al-Aqsa / Ahrar al-Sham dégénère en un affrontement armé violent dans la zone rebelle, et s’étend du front jusqu’à Idlib.

Malgré les tentatives d’arbitrage, les affrontements continuent, et les forces pro-régime en profite pour reprendre une portion du terrain perdu au nord de Hama, grâce aux renforts rameutés d’Alep par la route de Khanasser, désormais solidement tenue (voir carte @FSAPlatform ci-dessus zone cerclée en rouge).

Le 10 octobre, il semblerait que les rebelles aient repris une partie du terrain perdu ces trois derniers jours. De même, pour échapper à l’anéantissement, Jund al-Aqsa annonce faire allégeance au Jabat Fatah al-Sham (nouveau nom du groupe al-Nosra depuis sa séparation « officielle » avec Al-Qaida[6]), renforçant ainsi l’influence d’Al Qaida au sein de la rébellion syrienne.

Et ensuite ?

Il est impossible de prévoir ce qui va se passer dans les prochains mois, les évènements s’enchaînant sur un rythme accéléré et de manière de plus en plus chaotique.

Toutefois, l’analyse des faits récents permet de livrer certains enseignements.

Le premier est que la rébellion est aujourd’hui confrontée à ses ambiguïté et ses contradictions à l’égard des groupes islamistes / jihadistes. Ils forment une composante puissante aussi bien numériquement que par leur motivation. Ils sont souvent décisifs pour les offensives, mais peu présents sur le front pour tenir les positions. Ils préfèrent jouer le rôle de « réserve » et essaient d’éviter de s’impliquer dans les tâches usantes et peu médiatisées de tenir des fronts en apparence plus « calmes ».

Au-delà de ce reproche émanant de formations FSA sur le terrain, l’intégration étroite de ces groupes au sein des forces rebelles constitue le prétexte donné à tous les alliés du régime, y compris dans les médias occidentaux, pour critiquer le soutien occidental à la rébellion.

Les rebelles ont donc besoin sur le terrain de ces groupes, mais leur emploi constitue aussi le principal frein à une augmentation de l’approvisionnement vital en armes de leurs soutiens (pays occidentaux, monarchies du golfe ou Turquie).

Il est donc important de suivre attentivement les soubresauts internes à la rébellion, comme l’affrontement récent dans la région d’Idlib, car c’est là que se trouve l’une des clés pour distinguer sur le moyen et le long terme ce qui va advenir de la Syrie.

A cet égard, il faut aussi signaler que les évènements de 2014 et 2015 ont montré qu’après les bombardements criminels des aviations du régime et russes, la cause principale de l’émigration vers l’Europe des réfugiés syriens réside dans les affrontements internes aux groupes rebelles, qui ont souvent débouchés sur le succès des plus extrémistes.

Du côté du régime de Bachar el Assad, malgré des succès de façade, le principal enseignement de ce premier semestre 2016 est la faiblesse de plus en plus grande des forces armées pro-régime, qui ont désormais perdu les capacités d’une armée régulière pour se réduire à des groupes morcelés et souvent incapables d’affronter des ennemis motivés.

Les forces pro-régime peuvent ainsi se décomposer en 3 groupes :

  • l’ancienne armée régulière, qui fait le nombre, souvent composée de conscrits sunnites peu sûrs, et qui reste confinée dans les casernes ou à des tâches secondaires comme la tenue des nombreux check-points qui quadrillent le pays.
  • Une élite agissant comme les « pompiers » du front (les « brigades » de la 4ème division mécanisée, de la garde républicaine, et la Tiger Force), mais dont la composante est essentiellement alaouite. Son emploi intensif engendre une usure rapide, même si elle bénéficie des meilleurs chefs (dont les deux figures charismatiques que sont le colonel promu général Suheil al-Hassan et le général Issam Zahreddine) et du meilleur matériel (grâce aux livraisons russes).
  • Des alliés (troupes iraniennes, milices chiites irakiennes, afghanes, groupes du Hezbollah, etc.) et supplétifs locaux (NDF, milices locales druzes ou palestiniennes, certains groupes kurdes à Afrin ou Alep, etc…) qui sont de qualité et de fiabilité très variables, et dont l’emploi semble échapper de plus en plus aux décisions de Damas. Leur flexibilité est donc réduite, soit parce qu’il n’est pas possible de les engager sur un front éloigné, soit parce qu’ils poursuivent d’abord d’autres objectifs que ceux du régime de Damas.

Ce morcellement explique que malgré le soutien matériel important des Russes et des Iraniens, les résultats atteints restent juste suffisants pour conjurer la spirale de défaites vécues par le régime en 2014 et au premier semestre 2015.

Combattre l’EI n’est pas la priorité du régime[7], et une éventuelle victoire militaire contre les rebelles n’est envisageable que de manière laborieuse et couteuse, au point de la vider tous ses effets politiques.

En d’autres termes, même la reconquête totale d’Alep (que l’on peut aujourd’hui qualifier de possible mais non inéluctable) ne rendrait pas le régime de Bachar el-Assad légitime pour présider l’avenir du pays.

Enfin, en ce qui concerne la position des Américains, qui influent sur celles des autres Occidentaux dont la France, le choix fait au début de l’année, et dont nous avions fait état, de soutenir un groupe artificiellement créé à partir d’un « attelage » du YPG kurde et FDS devient de plus en plus difficile avec l’implication directe de la Turquie.

Désormais les Occidentaux vont devoir choisir et s’engager dans une voie, ce qu’ils ont toujours cherché à éviter en maintenant plusieurs « fers au feu ».

D’abord, il va falloir choisir entre la Turquie (+ FSA/Jihadistes) et les Kurdes(+ FDS). Le choix n’est pas évident car si à l’ouest de la Syrie, les FSA sont les seuls à pouvoir lutter efficacement à la fois contre l’EI et contre le régime, à l’est et en Irak, le soutien kurde est indispensable au succès d’une offensive sur Mossoul ou sur Raqqah, qui restent les cœurs névralgiques de l’EI, et dont la conquête est fréquemment annoncée pour « bientôt », sans qu’on puisse raisonnablement l’envisager à court terme.

Ensuite, face à l’engagement russe et aux crimes manifestes auquel il donne lieu, les Occidentaux vont devoir choisir entre

  • une posture passive et démissionnaire en continuant ce qu’ils ont fait jusqu’à aujourd’hui, c’est à dire un soutien des rebelles a minima,
  • et une posture plus « agressive » mais dont les conséquences seront impossibles à contrôler, en offrant aux rebelles les moyens de lutter contre les moyens mis à disposition du régime par les Russes et les Iraniens.

Le signe de ce choix résidera notamment dans la livraison aux groupes rebelles de MANPADS[8], qui ne changeront pas la situation stratégique[9], mais causeront des pertes directes aux Russes, mais aussi en cas de dissémination, aggraveront le risque terroriste.

Les perspectives électorales à venir aux Etats-Unis et en France peuvent de prime abord constituer un obstacle à ce que ces choix soient faits avant le printemps 2017. Toutefois, le contexte d’une campagne électorale pourrait aussi accélérer la prise de choix plus risqués, effectués par des dirigeants politiques soit en fin de mandat, soit engagés dans l’escalade de campagnes électorales « atypiques ».

En d’autres termes, l’automne 2016 est un nouveau moment où le contexte permettrait de faire des choix différents de ceux faits jusque-là pour accélérer la fin d’une guerre qui sinon, risque de se poursuivre pendant des années.

En conclusion, le flot des réfugiés syriens (dont une majorité de femmes et d’enfants) s’est réduit mais il risque à tout moment de se relancer, avec tous les risques de destabilisation politique d’une Europe de plus en plus fragile.

De même, le calvaire de la Syrie et de son peuple n’est pas prêt de s’arrêter.

Avertissements :

Les cartes présentées à titre d’illustration peuvent donner une image fausse de la situation sur le terrain. Les fronts ne sont pas continus, et les terrains sont rarement contrôlés en permanence comme peut le laisser penser l’emploi de couleurs “à plat”. La réalité est bien plus complexe, les positions étant limitées à des check-points et à l’occupation de certains villages ou installations, la situation est en pratique très fluide et les fronts sont “poreux”. Pour autant ces cartes permettent de visualiser les grandes tendances des opérations.

Enfin, les analyses sur la situation syrienne sont toutes frappées d’une obsolescence programmée très brève, eu égard aux enchaînements rapides des évènements. Ce billets a été rédigé le 10 octobre 2016 à 17 heures, et il présente donc une analyse à cet instant, sans présumer de ce qui peut suivre.


[1] Nous empruntons le terme du colonel Michel Goya, particulièrement a propos pour décrire la voini novogo pokoleniia, appelée aussi Doctrine Gerasimov (désignée par les anglo-saxons sous l’acronyme de NGW pour New Generation Warfare), qui est la réponse russe au concept de guerre hybride occidental.

[2] Relevons ainsi que les système d’armes projetés par les Russes en Syrie sont ceux offerts à l’exportation, et non les plus récents.

[3] Nous rappelons que le terme modéré n’est employé que par rapport au projet politique des groupes, et notamment leur éloignement avec un projet politique fondé sur la Charia, qui caractérise les groupes jihadistes, opposés à toute forme de démocratie comme à tout pluralisme religieux.

[4] Les opérations dans le Sud et l’ouest de la Syrie mériteraient à elles seules de longs développement, l’absence de changements étant en elle-même riche d’enseignements.

[5] Voir ici : http://english.enabbaladi.net/archives/2016/06/abu-dali-free-zone-opposition-regime-syrian-deputy-facilitates-operations/

Les guerres civiles comme celles du Liban ou celle de Syrie comportent de nombreux cas de ce type, illustrant la complexité de la situation mais expliquant aussi que des zones assiégées puissent tenir aussi longtemps.

[6] Voir l’excellente analyse publiée ici : http://kurultay.fr/blog/?p=876

[7] comme l’a avoué ingénument le Ministre des affaires étrangères du régime le 1er septembre ici : https://www.alaraby.co.uk/english/news/2016/9/1/syrian-foreign-minister-fighting-is-not-our-prime-concern

[8] missiles antiaériens portables, très efficaces en Afghanistan, mais aussi très dangereux pour l’aviation civile du monde entier.

[9] Rappelons que ces missiles déjà présents en Syrie, sont d’un emploi complexe, de nature versatile et d’une grande fragilité (à la différence des TOW bien plus rustiques). De plus, les appareils russes disposent de contre-mesures contre ces missiles, même si elles restent sans effets en cas de tirs à courte portée.




Fallait-il tuer Abu Faraj al-Masri?

Ahmed Salama Mabrouk, alias Abu Faraj al-Masri, membre du conseil de la Shura de Jabhat Fath al-Sham, tué par un drone américain le 3 octobre 2016

Ahmed Salama Mabrouk, alias Abu Faraj al-Masri, membre du conseil de la Shura de Jabhat Fath al-Sham, tué par un drone américain le 3 octobre 2016

Un vétéran du jihad mondial

Ahmed Salama Mabrouk, alias Abu Faraj al-Masri, était membre du conseil de la Shura de Jabhat Fath al-Sham, anciennement Jabhat al-Nusra. Cet Egyptien de 59 ans était un vieux briscard du jihad mondial. Proche d’un autre jihadiste égyptien illustre, le successeur d’Oussama Ben Laden Ayman al-Zawahiri, il fut, comme lui, inquiété suite à l’assassinat du président égyptien Sadate en 1979, ce qui lui valut une peine de sept ans de prison. Le 28 juillet 2016, quand l’émir de Jabhat al-Nusra, Abu Muhammad al-Joulani, annonça la mutation de l’organisation en Jabhat Fath al-Sham, rompant ainsi, soi-disant, ses liens avec Al-Qaeda, Abu Faraj al-Masri se tenait, face à la caméra, à la droite de son leader. Cet évènement avait été traité dans les colonnes de Kurultay.fr dans un précédent billet, publié en août 2016. Le 3 octobre 2016 en tout début de matinée, la voiture qui transportait le vétéran égyptien était atteinte par un missile tiré depuis un drone dans le secteur de Jisr al-Shughur, à l’ouest d’Idlib, chef-lieu du gouvernorat éponyme. Abu Faraj est décédé peu après. Dans la journée, le département d’Etat US confirmait à Reuters que la frappe avait bien été menée par les Etats-Unis. Abu Faraj al-Masri n’est pas le premier cadre historique d’Al-Qaeda tué par une « frappe ciblée » américaine. Il n’est pas non plus le premier membre du réseau ainsi visé en Syrie. Mais sa mort survient à un moment charnière. Et il est peut-être opportun de s’interroger sur les conséquences possibles, voire indésirables, de l’opération qui l’a tué.

Le 28 juillet 2016, Abu Muhammad al-Jolani, au centre, annonce la fondation de Jabhat Fath al-Sham, soi-disant hors du giron d'Al-Qaeda. Il est flanqué d'Abu Faraj al-Masri, ici cerclé de rouge, et d'Abu Abdullah al-Shami, juge de la charia.

Le 28 juillet 2016, Abu Muhammad al-Joulani, au centre, annonce la fondation de Jabhat Fath al-Sham, soi-disant hors du giron d’Al-Qaeda. Il est flanqué d’Abu Faraj al-Masri, ici cerclé de rouge, et d’Abu Abdullah al-Shami, juge de la charia.

Le contexte: Alep – entre autres – martyrisée

Ces derniers jours, la bataille d’Alep a vu s’intensifier les attaques aériennes massives conduites par la Russie et les forces syriennes fidèles à Bachar al-Assad sur la partie orientale de la ville, tenue par les rebelles et assiégée par la partie adverse. Cette campagne de bombardements, menée à grands renforts d’armes incendiaires, de barils d’explosifs et de bombes perforantes, vise délibérément les infrastructures civiles les plus importantes, comme les hôpitaux, et touche très durement la population, à laquelle elle inflige des pertes considérables et des conditions de vie au-delà de ce qui est descriptible. Outre les habitants d’Alep, ceux d’autres régions de Syrie, souvent soumis à des restrictions sévères, voire à des bombardements du même ordre, assistent à la destruction progressive des quartiers alépins qui tenaient encore debout. Ils observent en direct la souffrance de leurs compatriotes, la destruction de leur pays et la passivité de la communauté internationale. Inutile de préciser que parmi ceux-là, peu sont acquis à la cause de Bachar al-Assad, et que Vladimir Poutine ne compte pas parmi eux ses plus fervents soutiens. C’est de ces populations que sont issus les combattants des groupes armés de l’opposition syrienne.

«Gagner les cœurs et les esprits»

Jabhat Fath al-Sham, n’ayant pas les effectifs nécessaires pour y prétendre, ne cherche pas à prendre, à proprement parler, le contrôle de la Syrie ni de son insurrection. Il cherche à les modeler, de sorte que la population et les groupes armés se trouvent, tôt ou tard, naturellement enclins à souhaiter le mode de gouvernance que promeut l’organisation: un émirat islamique auquel la charia tiendrait lieu de constitution. Et ce dans le cadre de la salafiya jihadiya, dont Jabhat Fath al-Sham n’a pas plus divorcé que d’Al-Qaeda. Dans le cas contraire, d’ailleurs, le vétéran égyptien du jihad mondial Abu Faraj al-Masri, aurait sans nul doute trouvé d’autres combats pour lesquels mourir qu’un projet nationaliste syrien. Or, il comptait parmi les cadres les plus en vue de l’organisation. L’expérience nous enseigne avec assiduité que la guerre et le chaos sont un terreau fertile pour le développement de l’idéologie jihadiste. Une simple rétrospective de 1979 – début de la guerre soviétique en Afghanistan – à nos jours suffit à s’en assurer. La démarche est à la fois révolutionnaire et spirituelle. Aux turpitudes des régimes moyen-orientaux corrompus répond une approche puritaine de préceptes religieux transcendant la vertu. Au désespoir de la vie terrestre répond l’espoir d’une vie meilleure post-mortem. A l’acharnement de l’ennemi répond l’idéal du martyre. L’adhésion des populations n’est pratiquement jamais spontanée ni massive. Mais l’absence durable d’alternative sur fond d’horreurs de la guerre finit par rendre l’offre attrayante, voire évidente. Surtout quand les jihadistes parviennent à être perçus comme indispensables dans les domaines clefs que sont le combat et l’administration. Ce qui est le cas de Jabhat Fath al-Sham, qui se démène à cette fin depuis ses origines.

Discréditer les offres alternatives et leurs soutiens

L’objectif de Jabhat Fath al-Sham est d’unifier l’opposition armée syrienne autour d’un projet commun. Pour y parvenir, il lui faut apparaitre comme crédible aux yeux des populations et des groupes armés qui en sont issus. Et surtout, il faut que toute offre alternative soit décrédibilisée aussi largement que possible. Un enjeu majeur est que les groupes armés promoteurs d’un Etat pourvu d’une constitution et d’un parlement se ravisent et adhèrent au projet commun. Or, les principaux soutiens de tels groupes sont les pays occidentaux. Lors de son message du 28 juillet annonçant la fin des opérations de Jabhat al-Nusra et la fondation de Jabhat Fath al-Sham, Abu Muhammad al-Joulani disait vouloir par là répondre aux demandes du peuple du Sham d’exposer au grand jour les supercheries de la communauté internationale, dirigée par les Etats-Unis et la Russie, dans ses implacables bombardements et déplacements des masses musulmanes du Sham, sous le prétexte de viser Jabhat al-Nusra, une filiale d’al Qaeda. Traduction triviale: «Al-Qaeda est un prétexte. Même si nous nous en séparons, ils nous bombarderont car, Américains comme Russes, ils soutiennent Assad contre le peuple syrien». Or, le 3 octobre, la Russie bombardait des objectifs civils à Alep, où Jabhat Fath al-Sham coordonne la lutte armée. Incapable de faire infléchir son attitude à un interlocuteur sensible à la notion de rapport de force, Washington rompait le dialogue avec Moscou sur la question syrienne et le faisait savoir. Mais pratiquement au même moment, un drone américain tuait l’homme qui se tenait à droite d’al-Joulani quand celui-ci évoquait les «supercheries» américano-russes. L’idéologue jordanien du jihad Abu Qatada al-Filistini n’a pas tardé à réagir sur la plateforme Twitter, dont il est un utilisateur assidu.

Selon lui lui, les Etats-Unis démontrent qu’ils ne sont là que pour tuer les chefs du jihad en Syrie. Qui coopère avec eux est un porc infidèle – message affectueux à l’attention des groupes d’opposition tentés par la coopération avec Washington. Dans la foulée, le compère et voisin d’Abu Qatada, Abu Muhammad al-Maqdisi, relayait ses propos sur la même plateforme. Pour l’observateur attentif des péripéties syrienne d’Al-Qaeda et de ses affidés plus ou moins avoués, sur un terrain purement politique et argumentaire, la boucle est désormais bouclée. Et il ne fait aucun doute qu’une population durement matraquée percevra la frappe contre un cadre de Jabhat Fath al-Sham comme un complot russo-occidental visant à juguler «la révolution du peuple syrien contre son oppresseur».

Faire la guerre sans faire de politique, et se perdre

Les mouvements jihadistes, tout autant qu’ils sont religieux, sont également révolutionnaires. Or, avant de liquider des dirigeants révolutionnaires, il est toujours préférable de les marginaliser. Faute de quoi leur aura se trouve renforcée par la mort que leur a infligée l’ennemi. Ils deviennent des martyrs, des héros, des éléments motivateurs, des emblèmes fédérateurs. Et ce d’autant plus que la trame de la légende ainsi écrite est un tissu religieux déployé dans le cadre d’une guerre manichéenne. Car, et c’est un principe fondamental, à la guerre, on fait de la politique. Et il est tout à fait possible qu’une action militairement parfaite soit, sur le plan politique, une catastrophe. C’est alors l’aspect politique qui prévaut. Il est, à ce titre, fort probable que la frappe ciblée contre Abu Faraj al-Masri soit contreproductive. En donnant corps aux propos d’Abu Muhammad al-Jolani sur «les supercheries» de la communauté internationale sur fond d’amplification majeure de l’effort de guerre russe, elle leur confère l’aura d’une prophétie. Elle installe l’émir de Jabhat Fath al-Sham dans le rôle, toujours envié, de celui «qui l’avait bien dit». Elle place, au pire moment, les Etats-Unis dans le rôle de «l’ennemi du peuple syrien et de son jihad», dos à dos avec la Russie. Et ce non seulement aux yeux d’une part conséquente de la population, mais aussi de groupes armés puissants. Or, sans ceux-là, il n’y aura pas de paix possible car ce sont, au final, eux qui décideront s’ils cessent le feu ou non. Sans crédit auprès d’eux, les arguments occidentaux ne prévaudront pas car lorsqu’on fait de la politique en temps de guerre, c’est généralement celui qui tient l’arme qui a raison. Même si la rébellion venait à essuyer des revers militaires sérieux, cela ne résoudrait aucun problème car le camp dit «gouvernemental» n’est plus qu’une mosaïque de potentats locaux devenue bien incapable de gouverner le pays. A l’heure où l’antenne locale d’Al-Qaeda a tendu un piège grossier aux occidentaux à travers sa prétendue rupture de liens avec la maison-mère, il eût été de bon goût de ne pas y tomber, et de se remettre enfin à faire de la politique. Au lieu de cela, il a été choisi de liquider, au pire moment, un individu dont la dimension stratégique est hautement discutable, mais dont la mort, en discréditant les occidentaux, risque d’ancrer la Syrie dans un processus de «somalisation» de plus en plus inéluctable. Ceux qui auraient voulu voir se tarir le flux des réfugiés et les vocations terroristes n’ont qu’à bien se tenir. La question la plus obsédante étant peut-être bien de savoir si de telles erreurs sont le fait de choix délibérés que leurs auteurs croient judicieux, ou d’une coordination catastrophiques entre des services aux agendas contradictoires.

Jean-Marc LAFON




Alep: le choix du déshonneur

Alep, le 24 septembre 2016.

Alep, le 24 septembre 2016. « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs »?

Alep, 1,7 million d’habitants avant la guerre, chef-lieu du gouvernorat le plus peuplé de Syrie, est coupée en deux. La partie occidentale est sous le contrôle des forces de Damas, tandis que la partie orientale, assiégée, est tenue par des factions rebelles, parmi lesquelles des mouvements jihadistes comme Jabhat Fath al-Sham. Depuis la fin précipitée de la dernière « trêve » en date, le 19 septembre 2016, les forces aériennes syriennes, mais aussi et surtout russes, bombardent Alep Est jour et nuit, avec la dernière violence. Des bombes perforantes BeTab-500, conçues pour pénétrer profondément avant d’exploser, abattent des blocs d’immeubles entiers. Des armes incendiaires chargées de compositions aluminothermiques – plus efficaces encore que le phosphore quand il s’agit d’allumer des foyers – pleuvent sur des quartiers résidentiels. De façon récurrente, manifestement délibérée et de mieux en mieux documentée, marchés, hôpitaux et services de secours sont les cibles de frappes aériennes sélectives. Pays occidentaux et ONU dénoncent, déplorent, se lamentent, mais assistent à ce massacre organisé, empêtrés dans une coupable impuissance. Ceux qui ont l’âge de se souvenir de la bataille de Sarajevo et de l’infâme massacre de Srebrenica sont désormais familiers de la chose. Au sein des classes politiques et opinions publiques occidentales, ce type de drame est de plus en plus perçu comme une fatalité, d’autant que la fuite par la bonne excuse est de loin l’exercice le plus confortable quand on se trouve confronté à ses propres devoirs. Nous tenterons ici un panorama, non exhaustif mais critique, des poncifs, banalités, prétextes à bon marché et autres calembredaines que les horreurs d’Alep inspirent à une très vieille civilisation qui, de Sarajevo à Grozny et de Hanoï à Alep, n’apprend plus rien de ses propres errements et se déshonore face à des défis pourtant existentiels.

La situation actuelle à Alep, coupée en deux. Crédits: voir image

La situation actuelle à Alep, coupée en deux. Crédit: syria.liveuamap.com

L’éthique et l’honneur, c’est hors sujet. C’est la guerre, mon vieux!

Bien sûr, la phrase émane généralement de quelqu’un dont la rencontre la plus directe avec la guerre a été le visionnage de Black Hawk Down, une bière dans une main et une poignée de chips dans l’autre. L’éthique n’est pas une considération dégoulinante de bisounours. C’est le système immunitaire d’une civilisation, ni plus, ni moins. C’est le tissu de principes fondamentaux sur quoi se fondent les lois régissant la coexistence des personnes. C’est ce qui règle l’équilibre des droits et des devoirs. Excusez du peu. L’éthique, c’est justement le patrimoine pour lequel on fait la guerre quand il est mis en danger. Se prétendre une civilisation et n’être pas fichu de faire prévaloir ses principes fondamentaux quand on a la haute main sur les institutions internationales, voilà le pire des messages. Surtout quand il a pu advenir dans un passé récent que l’on déboule, toutes divisions blindées dehors, sans avoir été invité et sous de faux prétextes, sur le territoire d’Etats souverains que l’on a mis sens dessus dessous, et qui vont aujourd’hui fort mal. On passe finalement pour ce que l’on est: un ramassis de beaux parleurs capables des pires compromissions, toujours prompts à brandir de grands principes, mais prêts à les violer sous le moindre prétexte et enclins aux démissions les plus lâches dès le premier souffle de vent contraire. Se jouer commodément des valeurs morales dont on se réclame, c’est à la fois ce qui incline les autres à nous haïr et ce qui fonde certains de nos propres concitoyens, jeunes et moins jeunes, à se détourner de valeurs vertueuses que l’on a corrompues en les couvrant du masque de l’hypocrisie. Le discrédit moral ouvre la porte à tous les extrémismes, parmi lesquels le « jihadisme » est loin d’être le seul à engranger des partisans. A choisir le déshonneur pour éviter la guerre, on obtient les deux, ainsi que le professait Winston Churchill au lendemain des accords de Munich.

Les rebelles font pareil!

Intéressant argument, d’autant qu’un civil n’est pas plus ou moins mort selon qui l’a tué. Seulement, il se trouve que n’ayant pas d’aviation, les rebelles font nettement moins de dégâts. Il se trouve également, et si, ça compte, qu’aucun mouvement rebelle n’est membre permanent du conseil de sécurité des Nations-Unies. Par ailleurs, n’oublions pas que l’argumentaire de Moscou et de Damas dépeint les rebelles comme des terroristes sanguinaires face auxquels il faudrait défendre la civilisation. Il s’agit donc de nous expliquer que ces terroristes ayant, par sauvagerie, mis le pied dedans, ça justifie que l’on y mette aussi les mains au nom de la civilisation. Bravo et merci d’être passés.

La coalition dirigée par les Etats-Unis fait pareil!

Ici, deux principes doivent prévaloir. Le premier veut que la liberté d’expression n’implique pas le devoir sacré de dire n’importe quoi. En l’occurrence, il n’y a pas de politique de ciblage délibéré des infrastructures et populations civiles par la coalition. Il n’est pas prévu de destruction systématique d’hôpitaux et de marchés. Il n’y a pas de « deuxième couche » passée délibérément afin de trucider les primo-intervenants des services de secours. Le deuxième principe est que l’intention compte. Car oui, des civils sont tués par les bombardements occidentaux. Mais pour horrible que cela soit quand ça a le malheur d’arriver, soyons factuels: il faut être malhonnête, stupide ou bien les deux pour ne pas comprendre qu’à effort militaire égal, quand on fait tout pour tuer des innocents, on le fait beaucoup plus efficacement que si, au contraire, on essaie d’éviter les drames. Outre la dimension morale, l’intention ou non de tuer des innocents se traduit aussi à travers le nombre d’innocents que l’on tue.

Bombes à sous-munitions incendiaires RBK-500 ZAB 2.5SM sous un Sukhoï Su-34 russe sur la base aérienne de Hmeimim en Syrie. Crédit photo: RT (chaîne de télévision russe, ex-Russia Today).

Bombes à sous-munitions incendiaires RBK-500 ZAB 2.5SM sous un Sukhoï Su-34 russe sur la base aérienne de Hmeimim en Syrie. Ces armes, souvent prises pour des bombes au phosphore blanc, exploitent le procédé aluminothermique pour allumer des incendies. Crédit photo: RT (chaîne de télévision russe, ex-Russia Today).

C’est la guerre, mon vieux! On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs!

On ne fait pas non plus d’omelette en bombardant le poulailler, la ferme et tout le canton. Alors bien sûr, la bière à la main, Black Hawk Down en pause et des chips plein la bouche, on va vous délivrer un cour magistral sur les bombardements de Dresde, Hiroshima et Nagasaki, en joignant le geste à l’haleine. On oubliera, par exemple, que les bombardements nucléaires ont visé, de la part d’un vainqueur certain, à faire flancher une autorité politique unique et clairement identifiée avant d’avoir à débarquer de vive force sur le sol japonais. L’opposition syrienne, elle, est largement morcelée, et le puzzle de potentats qu’est devenu le régime de Bachar al-Assad n’est ni un vainqueur certain, ni, à lui seul, une entité de gouvernement crédible. On ne se rappellera pas qu’après que six-cent-mille Allemands furent tués par les bombes alliées, des millions d’autres mutilés ou déplacés, pas l’ombre d’un soulèvement n’a menacé les autorités hitlériennes.  On ignorera complètement qu’en Allemagne, deux types de bombardements ont été opérés. Premièrement, les tapis de bombes délibérément déroulés sur les populations civiles – stratégie privilégiée par la Grande Bretagne, à la quelle les forces US ont adhéré ponctuellement, et Dresde en fut un sinistre exemple. Deuxièmement, les attaques se voulant « de précision », qui visaient l’infrastructure militaro-industrielle, et que, d’une manière générale, privilégiaient les Etats-Unis. Dans les deux cas, les populations subissaient d’horribles conséquences. Dans le premier, c’était purement intentionnel. Dans le deuxième, c’était un effet des limites de la précision de bombardements conduits dans des conditions difficiles, à huit-mille mètres d’altitude, avec des dispositifs de conduite de tir encore sommaires. La capacité et la volonté allemandes de livrer bataille ne furent pas entamées par la tragédie sanglante des tapis de bombes. En revanche, la destruction systématique des forces aériennes allemandes, les campagnes de bombardements « de précision » visant la production de roulement à billes, d’hélices, de pneus, de moteurs, posèrent des problèmes majeurs. Albert Speer, ministre allemand de l’armement, le confirma d’ailleurs après guerre. Nous ne pouvons, à ce sujet, qu’encourager le lecteur à prendre connaissance, par exemple, du livre Foudre et Dévastation: les bombardements alliés sur l’Allemagne 1942 – 1945 de Randall Hansen. Attirons l’attention sur le fait qu’il n’y a pas de Luftwaffe à détruire à Alep, pas plus que d’industrie lourde. Par ailleurs, les bombardements alliés contraignirent l’Allemagne à détourner d’importantes ressources pour produire et employer une DCA pléthorique. Là encore, rien de tel à Alep. L’anéantissement de Dresde en trois jours n’a pas vaincu l’Allemagne nazie. Mais le martyre sans fin d’Alep, de ses civils, de ses marchés, de ses hôpitaux, de ses services de secours, sur fond d’atermoiements des pays occidentaux, incline un nombre croissant de victimes harassées depuis quatre ans à considérer que les jihadistes sont la seule carte valant qu’on la joue.

Mais vous en avez de bonnes! Que pourrait-on faire?

Commencer par régler le problème de la coalition dirigée par nos alliés saoudiens, dont l’aviation se livre, au Yémen, à des méfaits qui ne sont ni plus ni moins que l’équivalent des atrocités des forces aériennes russes en Syrie. Quand la Russie a joint sa puissance de feu à celle de l’aviation syrienne pour délivrer des frappes de terreur sur des hôpitaux, des marchés et des écoles, l’Arabie Saoudite en faisait autant depuis quelque temps déjà au Yémen. La communauté internationale s’est fichue des atrocités saoudiennes au Yémen comme d’une guigne – et ça dure. Les faits étaient pourtant largement documentés. La lâcheté a continué de prévaloir quand Moscou a adopté une stratégie similaire en Syrie, sans nul doute encouragé par la léthargie coupable qui avait accompagné les méfaits saoudiens. La question saoudienne prise en compte, fixer à Moscou et Damas des lignes rouges et sévir vraiment si elles sont franchies. Les petits démissionnaires de service prétendent que tout cela est impossible car nous avons besoin de l’argent de Riyad et des amabilités de Moscou. Mais les faits sont têtus. L’économie russe est à la peine, c’est d’ailleurs presque un euphémisme. L’Arabie Saoudite, elle, fait des coupes claires dans ses budgets, réduit le traitement de ses ministres et de ses fonctionnaires, et affiche un déficit record de 100 milliards de $. Il y a des points douloureux sur lesquels appuyer. Alors bien sûr, c’est risqué. Oui, ça peut faire mal économiquement, politiquement, et même plus. Oui, il y a de l’argent français en Russie et en Arabie Saoudite. Oui, certaines banques pourraient ne pas s’en remettre. Mais à en croire Mario Draghi, il y en a trop. Et après tout, il parait qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, n’est-ce pas? Evidemment, quand le ton monte, ça peut déraper militairement. Mais si l’on est prêt à donner son âme et les parties les plus intimes de son anatomie pour éviter à tout prix un échange de baffes, on se condamne à subir sans fin la volonté de ceux pour qui la prise de risque fait partie de la stratégie.

Mais au fait, que veulent Damas et Moscou à Alep?

Une issue semblable à celle de Daraya ou de Muadamiyat al-Sham où, après un siège interminable et un écrasement systématique, des accords de cessez-le-feu et d’évacuation des ruines par les rebelles et la population ont été négociés directement entre les groupes combattants et le régime, sans qu’aucune des deux parties ne s’embarrasse d’inviter les Nations Unies – ce qui donne une idée assez précise de l’utilité que les belligérants prêtent au « Machin » cher au général de Gaulle. Nul doute que le lecteur sera intéressé d’apprendre que les combattants, leurs proches et leurs sympathisants qui ont quitté Daraya et Mudamiyat se sont, aux termes des accords passés avec les forces pro-Assad, rendus dans le gouvernorat d’Idlib, dans les secteurs tenus par Jaysh al-Fath, la coalition rebelle animée par le mouvement jihadiste Jabhat Fath al-Sham. Mais ça, gageons que les tenants du « Assad, notre rempart contre le terrorisme » le savaient déjà…

Et maintenant? « Mais tremblez pas comme ça, ça fait de la mousse! »

Robert Lamoureux incarnant le colonel Blanchet dans « Mais où est donc passée la 7e compagnie? »

En Syrie, aujourd’hui, tandis que l’Etat islamique recule très progressivement, un grand groupe jihadiste nommé Jabhat al-Nusra a fait mine de se séparer d’al-Qaeda pour devenir « Jabhat Fath al-Sham » (JFS). Le but est d’initier un processus de fusion des mouvements rebelles autour des principes fondateurs de la salafiya jihadiya. L’ambition de JFS n’est pas de prendre le contrôle de la rébellion mais de la modeler. Même remarque à propos de la société syrienne. JFS entend la modeler pour la rendre encline à adopter de son plein gré le mode de vie professé par la salafiya jihadiya. C’est là le fameux – fumeux? – « jihad national » dont il y a fort à parier que le caractère purement local n’est qu’une étape transitoire. La guerre, l’horreur au quotidien et l’hypocrisie des grandes puissances face aux exactions de certains sont des leviers formidables pour attirer les populations vers une offre morale alternative. En ne faisant rien, nous créons les conditions pour que les enfants d’Alep qui survivront à l’horreur deviennent nos ennemis les plus déterminés, les plus farouches, formés par de vieux briscards du jihad. Et pour que, chez nous, de plus en plus de jeunes gens, peu enclins à adopter un système de valeurs piloté par des veules pour des lâches, embrassent la cause du jihad et nous en fassent pâtir pendant de longues années encore. Face à ces pressions dont nous encourageons les causes, la crispation de nos sociétés ira croissant, alimentant les peurs, les haines, et le cortège d’extrémismes qui, en se développant, porteront en terre un modèle existentiel mort de s’être cru invulnérable. Le courage a certes un prix. Mais il reste plus accessible que celui de la lâcheté.

JM LAFON




Faribole sur un appel au meurtre

Capture d'écran de la page de Dar al-Islam appelant au meurtre de Rachid Abou Houdeyfa

Capture d’écran de la page de Dar al-Islam appelant au meurtre de Rachid Abou Houdeyfa

Le 20 août 2016 a paru le numéro 10 de Dar al-Islam, publication en ligne officielle, en langue française, de l’Etat islamique – alias EI ou Daesh. En page 47 de cette édition figure l’appel à tuer l’imam brestois Rachid Abou Houdeyfa. Le 22 au matin, nous écrivons ces lignes sans qu’aucun personnage officiel de la République ni aucun média de premier plan ne se soit, à notre connaissance, manifesté à ce sujet (1).

L’appel au meurtre publié par Dar al-Islam est assorti d’une photo de Rachid Abou Houdeyfa, de l’adresse de sa mosquée, d’une vue satellite Google Maps et de la mention « imam de l’apostasie vendant sa mécréance avec éloquence ». Il est reproché à l’imam « son appel à voter aux élections françaises et à participer au système démocratique », « son invocation en faveur du taghut (2) du Maroc » pour avoir écrit sur sa page Facebook « le roi du Maroc (que Dieu le protège) », et le fait qu’il se réfère à la loi française, qu’il appelle à respecter. Suit une mention visant à motiver l’appel au meurtre, titrée « jugement légal », où sont cités le prophète Mohammed ainsi que les théologiens Ibn Qudamah al-Maqdisi et Ibn Taymiyya, à propos de l’apostasie et du fait d’être apostat « en terre de mécréance ». L’idéologie jihadiste considère tout autre fondement légal que la charia – démocratie, constitution, législation – comme de l’idolâtrie. Elle voit en tout musulman y adhérant un apostat.

Il n’est pas question ici d’entrer dans le débat sur la doctrine que professe l’imam Abou Houdeyfa. Il est évident que la critique de son discours relève du droit de chacun d’avoir une opinion et de l’exprimer. Il est tout à fait clair qu’il n’incarne pas la vision la plus communément admise par le gros de l’opinion publique en France de la religion – musulmane ou autre. En somme, libre à qui veut de rejeter son discours, sa doctrine, et même, s’il le souhaite, de le combattre sur le terrain argumentaire. Reste qu’un citoyen français fait l’objet d’un appel au meurtre par une organisation terroriste contre laquelle nous nous trouvons en guerre – un état de guerre incontestable car revendiqué par les deux parties. En guerre, au-delà des niaiseries manichéennes, il convient de faire le nécessaire pour… gagner, par exemple.

En gardant un silence confus, en ne condamnant pas cet appel au meurtre, en le mettant sous l’éteignoir, la France, son exécutif, sa classe politique et ses médias commettraient une erreur stratégique fondamentale. Daesh a explicitement condamné à mort un imam français parce qu’il a appelé à participer au système démocratique et à respecter la loi. S’il n’est pas soutenu par la voix et la force publiques au même titre que n’importe quel autre citoyen menacé de la sorte, nous adresserons un message à tout un auditoire musulman, et pas seulement parmi ceux qu’attirent les interprétations rigoristes de l’islam : qu’importe que vous appeliez à une pratique respectueuse des lois et des institutions de la République, la France ne vous soutiendra pas face aux terroristes car elle ne vous aime pas. Au-delà même de la dimension morale de la question, cela revient à livrer à l’ennemi une sérieuse base argumentaire illustrée par l’exemple. L’exemple d’une République dont les voix officielles martèlent qu’il faut combattre les jihadistes aux côtés des musulmans, mais dont les actes projetteraient une réalité quelque peu différente.

Il est urgent de cesser d’attendre, car il n’a pas encore été donné corps à l’appel au meurtre. Celui qui visait Charb a été publié par Al Qaeda en mars 2013. On n’avait d’ailleurs guère attendu pour en informer le public (3). Et s’il a fallu près de deux ans, à l’époque, pour que l’assassinat ait lieu, il y a fort à craindre que les délais de réaction des candidats à l’acte terroriste sur le sol national aient considérablement rétréci depuis. Il faudrait alors gérer à la fois le drame et ses conséquences. Ces dernières seraient lourdes. Gouverner, c’est faire des choix.  Celui de l’unité devrait aller de soi, surtout « en temps de guerre ».

Jean-Marc LAFON

  1. A l’heure où nous publions, BFMTV vient de se manifester sur le sujet : Daesh appelle au meurtre de Rachid Abou Houdeyfa, imam de Brest – Paul Aveline pour BFMTV : http://www.bfmtv.com/international/daesh-appelle-au-meurtre-de-rachid-abou-houdeyfa-imam-de-brest-1028447.html
  2. Taghût : le terme désigne, sur le plan politique, toutes les lois autres que celles d’Allah (la charia), par nature illégitimes, ainsi que ceux qui gouvernent selon ces lois.
  3. Charb dans le viseur d’Al-Qaida – Guillaume Novello pour Métro News : http://www.metronews.fr/info/al-qaida-cible-le-caricaturiste-charb-charlie-hebdo/mmcc!x06QXaAzDg5s/



Al Qaeda a-t-il perdu sa branche syrienne?

Première photo officielle d'Abu Muhammad al-Joulani, émir de Jabhat al-Nusra, publiée le 28 juillet 2016, en amont de son allocution fondant Jabhat Fath al-Sham

Première photo officielle d’Abu Muhammad al-Joulani, émir de Jabhat al-Nusra, publiée le 28 juillet 2016, en amont de son allocution fondant Jabhat Fath al-Sham

Lors d’une allocution prononcée le 28 juillet 2016 et amplement diffusée le jour même, Abu Muhammad al-Joulani, émir de Jabhat al-Nusra, franchise syrienne d’al-Qaeda, a annoncé la fin de toute activité de son organisation sous ce nom, et la création d’une autre entité nommée Jabhat Fath al-Sham, « affiliée à aucune entité extérieure ». Certains commentateurs ont bien voulu y voir une «rupture de liens», une concession faite à la «modération », et même un coup dur voire le début de la fin pour al Qaeda (1). Plus d’un a considéré que le but de la manœuvre était d’éviter d’éventuels bombardements conduits par un partenariat américano-russe. Il est toutefois fort à craindre que cette interprétation ne résiste pas à un examen circonstancié des faits. L’évènement pourrait même entraîner dans son sillage des conséquences tout à fait indésirables, du point de vue occidental et au-delà.

Nous ne retracerons pas ici l’historique de Jabhat al-Nusra, déjà traité sur Kurultay.fr en janvier 2015 (2), et qu’il sera utile d’avoir en mémoire pour appréhender le sujet du présent article. Rappelons tout de même que Jabhat al-Nusra a tiré un parti considérable de l’attaque que menèrent les forces de Bachar al-Assad, le 21 août 2013, contre Ghouta – un faubourg de Damas aux mains de la rébellion – avec un gaz fortement soupçonné d’être du sarin. De nombreux groupes syriens d’opposition appelèrent à une intervention militaire US, mais la Maison Blanche adhéra à une proposition de règlement émanant de Moscou, prévoyant que Damas remette ses armes chimiques aux Occidentaux pour destruction. Cette gestion en demi-teinte fut accueillie par une grande part de l’opinion en Syrie comme une impunité accordée à Bachar al-Assad. Jabhat al-Nusra acquit alors un crédit de sympathie conséquent parmi la population en exerçant « le talion » à travers des actions spectaculaires – enlèvements, exécutions médiatisées de personnalités, vagues d’attentats – visant le régime et les communautés réputées proches de lui. Déjà connue comme une composante redoutable et difficilement contournable de l’opposition armée à Bachar al-Assad, l’organisation s’affichait ainsi en punisseuse des crimes du régime tandis que les Occidentaux étaient présentés comme complices d’Assad. Ce fut là un excellent accélérateur pour la démarche, d’ores et déjà initiée dans les campagnes, d’instauration d’une gouvernance fondée sur les tribunaux islamiques et l’implémentation de la charia – progressive, car contrairement à l’EI, Jabhat al-Nusra n’administre pas seul, préférant s’imbriquer dans des organisations multi-groupes qui lui permettent d’influencer les autres entités tout en rendant plus difficiles des frappes occidentales sélectives. Il en résulte qu’aujourd’hui, Jabhat al-Nusra ne tient aucun territoire seul mais est présent un peu partout dans les secteurs de Syrie sous influence rebelle, bien au-delà de la province d’Idlib où il constitue la clef de voûte d’une administration islamique conforme à ses vues.

Logo de la coalition Jaysh al Fath qui a conquis, administre et opère militairement dans la province d’Idlib. Les groupes fondateurs sont Jabhat al-Nusra, Ahrar al Sham, Jund al Aqsa, Liwa al Haqq, Jaysh al Sunna, Ajnad al Sham et Faylaq al Sham.

« Jabhat al-Nusra light » : une idée neuve?

Pour entamer cette étude sur la mutation de Jabhat al-Nusra en Jabhat Fath al-Sham, rappelons que l’idée d’un « Jabhat al-Nusra light » non inféodé à al Qaeda n’est pas à proprement parler une nouveauté. Ainsi, en mars 2015, Mariam Karouny, du bureau libanais de l’agence Reuters, signalait les échos de tractations conduites sous l’égide du Qatar, visant à la fondation d’un nouveau mouvement sur la base de Jabhat al-Nusra, sous un autre nom et sans inféodation à al Qaeda (3). Citant des sources internes au mouvement, Mariam Karouny annonçait le processus comme irréversible et d’ores et déjà amorcé par Abu Muhammad al-Joulani. S’appuyant sur une «source proche» du ministère qatarien des Affaires étrangères, la journaliste soulignait que Doha chercherait à exploiter les capacités opérationnelles de Jabhat al-Nusra au profit de ses propres objectifs dans la région, tout en s’affranchissant d’un obstacle juridique de taille: son inscription par l’ONU sur sa liste des organisations terroristes. Rappelons par ailleurs que les Etats du Conseil de Coopération du Golfe ­– dont le Qatar fait partie – ont cosigné le communiqué de Djeddah, une initiative de la diplomatie US engageant les signataires à s’interdire de soutenir les groupes terroristes. Et quoique le tout récent Country Reports on Terrorism(4) du département d’Etat US souligne que des organisations et particuliers qatariens continuent de financer les éléments du réseau al Qaeda, ce soutien ne saurait égaler en efficacité un appui logistique et financier qui serait opéré directement et au grand jour par l’Etat. D’où la quête d’une telle possibilité sur le plan juridique.

Fakk al-irtibat

Toujours est-il que par la suite, épisodiquement, des rumeurs furent propagées par certains relais, non officiels mais habituels et réputés fiables, de Jabhat al-Nusra sur les réseaux sociaux. Elles laissaient envisager une possible « rupture de liens » – en arabe, fakk al-irtibat. La notion consiste en la rupture du serment d’allégeance, la baya, qui en l’occurrence liait Abu Muhammad al-Joulani à Ayman al-Zawahiri, émir d’al Qaeda. Quand l’EI instaura le califat et fut en cela désavoué par al-Zawahiri, al-Joulani dénonça la baya le liant au calife de l’EI, Abu Bakr al-Baghdadi, en arguant du fait qu’il avait prêté ce serment après la baya d’al-Baghdadi à al-Zawahiri. Al-Joulani, émir de Jabhat al-Nusra, se trouvait par conséquent lié par baya  à al-Zawahiri. Jusque dans les heures qui ont précédé l’allocution d’Abu Muhammad al-Joulani le 28 juillet 2016, les réseaux sociaux ont résonné de ce fakk al-irtibat qui, selon la rumeur, alimentait de rudes débat au sein de Jabhat al-Nusra. Le verbe « résonner » est ici employé à dessein car cela résonne encore à travers les titres de certains des principaux articles dédiés à la question dans la presse internationale. «Jabhat al-Nusra Breaking ties with Al Qaeda ». «Breaking ties» : littéralement, la rupture du lien, c’est Fakk al-irtibat…

Le discours d’Ayman al-Zawahiri diffusé le 8 mai 2016

Ayman al-Zawahiri, discours publié sous forme audio le 8 mai 2016: « Hâtons-nous en direction du Sham »

En mai 2016, Ayman al-Zawahiri, émir d’al Qaeda, successeur d’Oussama Ben Laden à la tête de l’organisation, a publié un message audio dédié à la question du jihad au Levant, «Hâtons-nous en direction du Sham » (5). Il y louait « la seule révolution populaire du ‘printemps arabe’ qui ait pris la bonne voie : celle de la Dawa (6) et du Jihad pour établir la Charia, gouverner par elle et s’efforcer d’établir le Califat selon la méthodologie prophétique, pas le Califat d’Ibrahim Badri » (7). Il y mettait en garde les moudjahidines du Sham : « L’unité est pour vous une question de vie ou de mort. Soit vous vous unirez et vivrez dans l’honneur tels des Musulmans, soit vous serez mangés un par un ». Le message s’adresse à la fois à la branche syrienne d’al-Qaeda et aux groupes idéologiquement compatibles mais qui n’ont pas rejoint formellement le réseau. Au centre du discours, ce propos tout sauf anodin: « Nous n’avons eu de cesse de répéter que si les Musulmans du Sham – et en leur sein les braves Moudjahidines – fondent leur Etat Musulman et choisissent leur Imam, alors ce choix n’incombera qu’à eux.  Nous, par la grâce d’Allah, ne luttons pas pour l’autorité, nous combattons pour le règne de la Charia. Nous n’ambitionnons pas de diriger les Musulmans mais voulons être dirigés comme des Musulmans, par l’Islam. Nous avons appelé, et continuons de le faire, à l’unification des Moudjahidines du Sham pour établir une gouvernance Islamique. Celle-là même qui répand la justice, la Choura (8), restaure les droits du peuple, aide les opprimés et ravive le jihad, ouvrant ainsi les territoires, et lutte pour libérer al-Aqsa (9) et restaurer le Califat selon la méthodologie prophétique. Par la volonté d’Allah, l’association à une organisation (à savoir al Qaeda) ne sera jamais un obstacle face à ces grands espoirs ». La graine était semée. L’idéologie motrice, salafiyya jihadiyya, considère politique et religion comme un seul et même sujet. Selon son paradigme, la finalité politique prime sur tout le reste parce qu’elle est conforme à la légalité religieuse et aux devoirs suprêmes de la communauté des croyants – l’Oumma. Cette allocution d’Ayman al-Zawahiri constituait une intéressante illustration du principe. La mettre en perspective avec la suite des événements renforcera ce constat. Elle fixait pour finalité la gouvernance islamique sous l’égide de la charia et sous l’autorité des tribunaux islamiques dédiés à son application, ladite finalité dominant de toute sa hauteur l’ambition de pouvoir des individus et des organisations. D’une pierre deux coups : al-Zawahiri donnait une leçon de vertu et jetait un pavé dans la mare de l’Etat Islamique (alias Daesh) – d’ailleurs, un peu plus loin dans son allocution, il ironisait sur le « calife surprise ».  Et d’enfoncer le clou : « En vérité, nous, al Qaeda, n’acceptons pas de serment d’allégeance qui ne soit formulé volontairement, nous ne forçons personne à nous prêter allégeance sous peine de décapitation, pas plus que nous n’excommunions ceux qui nous combattent, contrairement aux Khawarij d’aujourd’hui ». Mais il pondère:«  Les grands criminels internationaux se satisferont-ils pleinement de ce que [les gens de] Jabhat al-Nusra rompent leurs liens – il s’agit bien là de la notion de fakk al-irtibat, ndlr –  avec al-Qaeda ? Ils les forceraient ensuite à s’asseoir à la même table que les assassins, puis à entrer dans le jeu malsain de la démocratie. Enfin, ils les jetteraient en prison comme ils l’ont fait avec le Front Islamique du Salut en Algérie et les Frères Musulmans en Egypte. »

Des mots lourds de sens et de portée politique. Dans un premier temps, le rappel du but ultime qu’est l’instauration du califat, et l’énonciation des principes : l’intérêt de l’Oumma avant l’intérêt des groupes; le besoin d’unifier pour ne pas se faire dévorer; le caractère facultatif des allégeances. Mais dans un deuxième temps, la pondération des principes par une mise en perspective avec l’expérience acquise : la rupture de lien – fakk al-irtibat – conduirait à la catastrophe. Comment pourrait-on analyser la « mutation » de Jabhat al-Nusra en Jabhat Fath al Sham sans se référer à ce discours d’Ayman al-Zawahiri ?

Qu’est-ce que le Sham?

Accordons-nous un bref intermède sémantique pour noter que l’emploi récurrent du mot « Sham » dans le présent article n’est pas le fait d’une fantaisie langagière de votre serviteur. Le terme, qui n’est qu’imparfaitement traduit par notre « Levant », désigne un périmètre d’une importance historique et symbolique fondamentale pour l’islam, depuis les premiers siècles de l’Hégire. Il embrasse la Palestine (Israël), le Liban, la Syrie, la Jordanie et les provinces de Gaziantep, Diyarbakir et Hatay dans l’actuelle Turquie. Nous attirons vivement l’attention du lecteur sur le fait que les frontières actuelles – héritées, après maintes péripéties, des accords Sykes & Picot – ne sont pas reconnues par les tenants de l’idéologie jihadiste. Dans aucun des discours évoqués ici ne figure le mot Suria (Syrie). Et Sham n’en est pas synonyme. Pas plus que son emploi ne relève du tic de langage chez les intéressés. Mais poursuivons…

Le discours d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr al-Masri le 28 juillet 2016

Le visuel associé par al-Manara al-Bayda, branche médiatique de Jabhat al-Nusra, à l’allocution (audio) d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr, Naïb d’Ayman al-Zawahiri, le 28 juillet 2016

Le 28 juillet dernier, al-Manara al-Bayda, la branche médiatique de Jabhat al-Nusra, publiait une allocution de l’Egyptien Ahmad Hassan Abu al-Khayr al-Masri, présenté pour la première fois comme le Naïb (l’adjoint) d’Ayman al-Zawahiri. Naïb dont des sources crédibles et concordantes signalent qu’il vit actuellement en Syrie. Ce discours soutient le besoin impérieux d’user de « tous les moyens possibles pour préserver le jihad au Sham » et d’ « écarter toute excuse inspirée par l’ennemi visant à diviser les Moudjahidines de leur environnement sunnite qui les soutient  ». Cette formule vise tout particulièrement les groupes armés qui rechignent à avancer trop loin leur partenariat avec Jabhat al-Nusra car celui-ci, considéré comme organisation terroriste par la communauté internationale, est non seulement une cible juridiquement légitime pour elle, mais il est en outre exclu, tout comme l’EI, de tout cessez-le-feu conclu sous l’égide des Nations Unies. Le terme «excuse» implique que les intéressés fuient un devoir. Cette « excuse » effacée, ils n’en auraient plus et seraient donc à considérer comme des hommes fuyant leur devoir s’ils ne consentaient toujours pas à serrer les rangs avec Jabhat al-Nusra.  Puis, la pièce maîtresse du propos vient assurer la liaison entre le discours de mai d’Ayman al-Zawahiri et la suite des évènements : «Nos frères Moudjahidines du Sham sont devenus une force qui ne peut être sous-estimée, gouvernant avec excellence les territoires libérés à l’aide de tribunaux légitimes qui appliquent la Loi d’Allah, et mettent en œuvre des institutions qui protègent le peuple et en prennent soin. […] Le stade qu’a atteint l’Oumma en matière de diffusion du jihad ne doit pas être étouffé par les logiques de groupe ou d’organisation ». La bénédiction d’al-Qaida est dès lors constituée pour la poursuite de la lutte de Jabhat al-Nusra hors de sa tutelle formelle. Il ne faut toutefois jamais perdre de vue le fait que dans de telles communications, chaque mot  est savamment pesé afin de revêtir toute la force nécessaire sans pour autant fermer des voies qui pourraient s’avérer utiles par la suite… La conclusion d’Ahmad Hassan Abu Al-Khayr constitua en l’occurrence une sorte de merveille du genre : « Serrez les rangs pour protéger notre peuple et défendre notre terre, émerveillez nos yeux de votre unité dans une gouvernance islamique vertueuse qui restitue leurs droits aux Musulmans et établit la justice entre eux. » Notez bien, cher lecteur « notre peuple » et « notre terre ».  Qui est « nous » ? Ahmad Hassan Abu al-Khayr est un jihadiste égyptien de 58 ans. « Notre peuple » et « notre terre » sont, de sa bouche, deux notions qui n’ont pas le moindre rapport avec un quelconque nationalisme syrien, pas plus qu’avec la reconnaissance des frontières actuelles. « Notre peuple » est l’Oumma et « notre terre » la terre de l’Oumma. A noter: dans cette allocution, de fakk al-irtibat, point l’ombre…

Le discours d’Abu Muhammad al-Joulani le 28 juillet 2016

Le logo de Jabhat fath al-Sham, dont la parenté symbolique et graphique avec celui de Jaysh al-Fath est incontestable

L’allocution (11) d’Abu Muhammad al-Joulani, émir de Jabhat al-Nusra, a été diffusée une poignée de dizaines de minutes après celle d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr, notamment via al-Jazeera et Orient News (12). Nous allons l’étudier sous deux aspects : le texte et l’image, car le choix d’un média audiovisuel ne doit rien au hasard, la mise en scène et les détails s’étant mis au service du discours après avoir fait l’objet d’un soin tout particulier.

Le texte

Le discours d’Abu Muhammad al-Joulani est plutôt concis, commençant par de chaleureux remerciements aux « dirigeants d’Al Qaeda en général, au Dr Sheikh Ayman al-Zawahiri et à son Naïb le Sheikh Ahmad Hassan Abu al-Khayr en particulier ». Remerciements « pour leur position, par laquelle ils donnent la priorité au peuple du Sham, à son Jihad, à sa révolution, ainsi que pour leur juste estimation des bienfaits du Jihad. Cette noble position restera dans les annales de l’histoire ». Le jihad et la révolution dans la même phrase sont de toute évidence la reprise de l’argument d’Ayman al-Zawahiri sur « la seule révolution populaire du ‘printemps arabe’ qui ait pris la bonne voie : celle de la Dawa et du Jihad ». Le jihad étant présent dans les discours de l’émir d’al-Qaeda et de son Naïb, la reprise du concept par Abu Muhammad al-Joulani l’inscrit dans une continuité incontestable. Les trois hommes emploient le même langage pour évoquer les mêmes concepts. Abu Muhammad al-Joulani salue au passage la philosophie des dirigeants d’al Qaeda consistant à faire primer l’intérêt de la communauté sur celui des groupes spécifiques, assortissant son propos d’une citation d’Oussama Ben Laden – référence dont le choix ne doit assurément rien au hasard. Là encore, on note une linéarité exemplaire, depuis le discours de mai d’Ayman al-Zawahiri jusqu’à celui d’Abu Muhammad al-Joulani le 28 juillet, en passant par celui d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr quelques instants plus tôt. Suit un argumentaire fondé sur le devoir incombant à Jabhat al-Nusra d’ « alléger le fardeau du peuple sans compromettre nos solides convictions ni nous relâcher face à la nécessaire continuité du Jihad du Sham ». Il insiste sur la lutte pour « combler les décalages entre les groupes de Moudjahidines et nous-mêmes », dans l’espoir de « former une organisation unifiée fondée sur la Choura ». Encore et toujours la continuité conceptuelle et sémantique entre les trois discours. Vient enfin un argument d’une importance politique cruciale : « répondre aux demandes du peuple du Sham d’exposer au grand jour les supercheries de la communauté internationale, dirigée par les Etats-Unis et la Russie, dans ses implacables bombardements et déplacements des masses musulmanes du Sham, sous le prétexte de viser Jabhat al-Nusra, une filiale d’al Qaeda » (13). Ce propos descend en droite ligne de celui d’Ayman al-Zawahiri quand il évoquait les conséquences d’une éventuelle rupture de liens. Puis Abu Muhammad al-Joulani en vient à l’annonce de la décision tant attendue : «pour les raisons précitées, nous déclarons l’annulation de toutes opérations sous le nom de Jabhat al-Nusra et la formation d’un nouveau groupe opérant sous le nom de « Jabhat Fath al-Sham », cette nouvelle organisation n’étant affiliée à aucune entité extérieure»(14). Notez que le « lien rompu », fakk al-irtibat, ne fait nullement partie de la formulation. Enfin Abu Muhammad al-Joulani conclut-il en énumérant les cinq buts fondamentaux de cette nouvelle organisation :

«1- Travailler à l’établissement de la religion d’Allah (swt) (15), en ayant sa Charia pour législation, établissant la justice parmi tous. »  L’attribution du n°1 à cette proposition est d’une évidence implacable pour un mouvement à finalité théocratique. Notez que la poursuite de ce but n’est circonscrite à aucun périmètre exprimé.

« 2- Tendre vers l’unité avec tous les groupes, afin d’unifier les rangs des Moudjahidines et de libérer la terre du Sham du hukm al-tawaghit et de ses alliés.»  Dans le sous-titre en anglais de la vidéo du discours d’al-Joulani tel qu’apparu sur la chaîne Orient News, et dans les communiqués en anglais de Jabhat Fath al-Sham, hukm al-tawaghit est traduit the rule of the tyrant [Bashar].  « Le règne du tyran (Bachar) ». Mais à ce stade, votre serviteur tique vigoureusement. Dans le champ lexical des partisans de la salafiyya jihadiyya, le terme hukm al-tawaghit désigne la loi de la fausseté, l’adoration des fausses divinités, c’est-à-dire tout ce qui prétend régir la vie des peuples hors de la loi d’Allah, la Charia. Il y avait d’autres manières d’exprimer le fait de renverser Bachar al-Assad. Par ailleurs, tawaghit est un pluriel. Celui de taghout. S’il s’agissait de renverser « le tyran Bachar al-Assad » comme le laisse entendre la traduction en anglais, pourquoi tawaghit, au pluriel alors que Taghout Bachar al-Assad aurait fort bien fait l’affaire? Hukm al-tawaghit peut signifier « l’empire des tyrans » – et non pas « du tyran ». Mais alors, «tyran» est à considérer selon une acception théocratique : « celui qui a usurpé la puissance souveraine dans un Etat » , en l’occurrence au détriment d’Allah et de la Charia.  Dans le lexique jihadiste, hukm al-tawaghit convient aussi pour décrire la vision politique du mouvement rebelle musulman mais nationaliste Hazm, contraint de se dissoudre le 1er mars 2015 après avoir été étrillé par Jabhat al-Nusra. Celle du Front Révolutionnaire Syrien, que Jabhat al-Nusra a durement frappé en quelques occasions. Celle de la Division 13 de l’Armée Syrienne Libre, dont Jabhat al-Nusra a pris d’assaut le QG à Maraat al-Nu’man en mars 2016, emportant tout l’armement, et quarante otages en prime. Et de bien d’autres mouvements, en l’occurrence tous ceux qui veulent doter la Syrie d’une constitution (16) alors que l’agenda de Jabhat al-Nusra est en la matière celui d’al-Qaeda : il n’est pas question d’une constitution portée par un parlement mais de la charia portée par les tribunaux islamiques dans une théocratie administrée via la choura.

« 3- Protéger le Jihad du Sham et assurer sa continuité, en employant pour ce faire tous moyens légitimes d’un point de vue islamique. » L’évocation de la continuité du jihad du Sham constitue une répétition délibérée, le propos figurant déjà dans le texte précédant l’énumération des buts. Notons que la notion de « continuité » n’est assujettie à aucune limite périmétrique. La continuité du jihad du Sham peut tout à fait être assurée, par la suite, hors du Sham, comme celle du jihad d’Afghanistan fut assurée, par exemple, en Irak et au Sham, y compris par bon nombre de vétérans de Jabhat al-Nusra. Insistons sur la cohérence sémantique et conceptuelle des trois discours…

« 4- S’efforcer de servir les Musulmans, de s’occuper de leurs besoin quotidiens et de soulager leur fardeau par tous les moyens possibles. »

« 5-Assurer la sécurité, la stabilité et une vie honorable pour la population en général. » On notera simplement que les musulmans et la population en général sont deux notions bien distinctes, ce qui est tout à fait cohérent avec la vision à laquelle adhèrent les jihadistes de la cohabitation des croyances.

Que dire pour conclure sur le propos d’Abu Muhammad al-Joulani si ce n’est que, dans la continuité des deux allocutions évoquées ci-avant, la rupture du lien, fakk al-irtibat, avec al Qaeda n’y a pas été abordée ? L’allégeance d’Abu Muhammad al-Joulani à Ayman al-Zawahiri ne figure tout simplement pas parmi les sujets traités. Et au terme de ce discours, il est tout à fait clair, sans aucune équivoque, que cette baya demeure. Ceux qui ont intitulé leurs analyses breaking ties ou «rupture des liens» ont lu la formule au hasard des réseaux sociaux, et ne l’ont en aucun cas tirée des propos des officiels, où elle n’est même pas implicitement présente, sauf dans le discours d’Ayman al-Zawahiri qui n’en a parlé que pour en évoquer les lourds dangers.

Mise en scène et décor

Abu Muhammad al-Joulani (au centre) prononçant le discours fondateur de Jabhat Fath al-Sham le 28 juillet 2016, entouré du jihadiste égyptien Abu Faraj al-Masri (en blanc) et du juge de la charia originaire de Syrie Abu Abdullah al-Shami.

La pièce est habillée d’un blanc cassé délicat qui supporte le logo de Jabhat Fath al-Sham, rondement calligraphié de noir sur fond blanc. Oubliés les étendards noirs inquiétants. Assis derrière un bureau de bois massif, trois hommes. Au centre se tient Abu Muhammad al-Joulani. A cette occasion parait sa première photo officielle – mais son visage n’est pas inconnu de l’observateur assidu. Lequel observateur assidu a du mal à réfréner une impression de déjà-vu. Le turban blanc dont un pan tombe par-dessus l’épaule droite jusque sur le buste, le visage serein, le sourire bienveillant et la veste camouflée évoquent avec tant de force une photo célèbre d’Oussama Ben Laden que votre serviteur a dû faire un gros effort pour ne pas sourire. Rappelez-vous : Abu Muhammad al-Joulani a cité Ben Laden dans son discours.

A gauche, Oussama Ben Laden. A droite, Abu Muhammad al Joulani le 28 juillet 2016. Qui croit au hasard?

Penchons-nous maintenant sur le cas des deux hommes assis de part et d’autre d’Abu Muhammad al-Joulani.

A gauche de l’émir – à droite de l’image donc – se tient Abdel Rahim Atoun, alias Abu Abdullah al-Shami. C’est un jihadiste syrien, qui se trouve être un éminent juge de la charia au sein de Jabhat al-Nusra. A ce titre, il incarne dans cette mise en scène un sujet transversal des trois allocutions évoquées ici : la gouvernance islamique par la charia et ses tribunaux. Etant, comme al-Joulani, natif de Syrie, il contribue à étoffer à l’écran la représentation des autochtones, en quantité comme en prestige.

Abu Abdullah al-Shami, l’homme assis à la gauche d’Abu Muhammad al-Joulani

A droite de l’émir – à gauche de l’image, pour les distraits – est assis l’Egyptien Ahmed Salama Mabrouk, alias Abu Faraj al-Masri. Vieux compagnon de route d’Ayman al-Zawahiri, on trouve sa trace dès le complot qui conduisit à l’assassinat du président Anouar al-Sadate en 1981, ce qui lui valut sept ans de prison au terme desquels il se rendit en Afghanistan. Sa biographie fut traitée par Thomas Joscelyn dans un article dédié en mars 2016 (17). Il représente ici  la vieille école – il a soixante ans–, dont il apporte symboliquement la caution, tout en incarnant la continuité. Mais est aussi l’icône du jihad mondial – Jabhat al-Nusra, et Jabhat Fath al-Sham dans sa continuité, compte un nombre conséquent d’étrangers dans ses rangs, ainsi que parmi ses alliés les plus fidèles, à l’image des Ouïghours du Parti Islamique du Turkestan. Sans oublier le lien avec al-Qaeda – sa biographie ne trahit guère de penchants pour la modération ni le nationalisme, et on le voit mal en symbole du fakk al-irtibat avec al-Qaeda. L’auteur de ces lignes avoue bien humblement avoir perdu un peu de son habituel sérieux en constatant que non seulement Abu Faraj al-Masri avait teinté sa barbe pour l’occasion, mais qu’il l’avait aussi… taillée.

Abu Faraj al-Masri, l’homme assis à la droite d’Abu Muhammad al-Joulani, saisi ici avant que sa barbe ne subisse un surprenant traitement.

Si Abu Muhammad al-Joulani a choisi de prononcer son discours face aux caméras plutôt que de se contenter de micros, cela visait un but. Nous n’avons pas là des gens qui organisent les moments importants de leur combat avec frivolité. Si l’image a été utilisée, c’est au service du but politique. Il fallait afficher certains symboles immuables tout en brouillant les cartes pour assurer la continuité de l’écho de la « rupture de liens ». Pour ce faire, on a campé un décor simple mais tout en rondeur, rassurant. Et on y a installé Abu Muhammad al-Joulani déguisé en Ben Laden à sa période afghane, un juge de la charia vêtu de tons de kaki des pieds à la tête et un vieux baroudeur du jihad mondial proche depuis toujours de l’émir d’al-Qaeda, tout de blanc vêtu et… à la barbe taillée. Tout cela est fort bien, mais en déduire le supposé message fakk al-irtibat, qui n’a pas non plus été formulé verbalement, n’est pas possible.

Synthèse

Le Front pour le Secours du Peuple du Sham – Jabhat al-Nuṣrah li-Ahli ash-Sham – est donc devenu le Front pour la Conquête du Sham – Jabhat Fath al-Sham. Ce processus a été jalonné par trois prises de parole successives, fondamentales, que nous avons commentées ci-avant. Ces trois discours sont les pièces maîtresses d’un même édifice. Ils se suivent chronologiquement et politiquement selon une pente descendante hiérarchiquement : l’émir d’al-Qaeda, puis son Naïb, et enfin l’émir de Jabhat al-Nusra. Tous trois conformes à une même charte philosophique et sémantique, ces discours fixent les mêmes buts fondamentaux, à la fois religieux et politiques, les deux notions n’étant pas séparables selon les prémisses de l’agenda jihadiste : l’unité des moudjahidines pour le succès du jihad en vue de l’établissement d’une gouvernance fondée sur la charia. Ils s’inscrivent dans la même finalité : l’instauration du califat selon la méthodologie prophétique. Cet épisode de l’histoire du jihad moderne ne peut être étudié qu’à la lecture des trois discours, pas uniquement du dernier. A aucun moment il n’est question de la rupture de liens dont tant de titres de presse se sont faits l’écho, reflétant en cela plutôt l’activité des réseaux sociaux que les propos habilement ciselés des leaders d’al-Qaeda et de Jabhat al-Nusra. L’allégeance d’Abu Muhammad al-Joulani à Ayman al-Zawahiri est toujours en vigueur. Le « jihad du peuple du Sham » est toujours en marche, et rien de concret n’autorise à penser que le sens du mot «jihad », concept qui ignore les frontières politiques actuelles, a changé pour Abu Muhammad al-Joulani, lui qui en son temps était parti le faire en Irak, ni pour aucun de ses deux compères assis autour de lui à la table d’où il a prononcé son allocution. Rien ne permet d’imaginer que les leaders de Jabhat Fath al-Sham vont promouvoir un agenda « focalisé localement » tout en bénéficiant, par exemple, de l’appui militaire des Chinois – Ouïghours en l’occurrence – du PIT venus de leurs sanctuaires d’Afghanistan et du Pakistan mourir pour leur jihad au Sham, parce que c’est un devoir de « porter le jihad contre tous les ennemis de l’Islam », comme le dit l’émir du PIT Abdul Haq al Turkistani (18). Rien ne permet d’imaginer que Jabhat Fath al-Sham va renvoyer à leurs foyers ses combattants étrangers venus des quatre coins du monde – d’Egypte, par exemple, en blanc à la table du discours – car tout cela, voyez-vous, n’est qu’une affaire de « focus local ». Au contraire, un peu d’histoire très contemporaine nous enseigne qu’en 2006, al-Qaeda en Irak est devenu Dawlat al-Iraq al’Islamiyah, « Etat Islamique d’Irak », en s’unissant avec les cinq autres mouvements du Conseil  de la Choura des Moudjahidines d’Irak. Et si la nouvelle entité essuya un sévère revers militaire lié à l’accroissement de l’effort de guerre US s’appuyant sur les acteurs sunnites locaux, elle portait en germe l’EI d’aujourd’hui dont est né Jabhat al-Nusra. Les mouvements jihadistes sont incroyablement aptes à muter pour s’adapter aux circonstances. En voici une nouvelle démonstration. Jabhat Fath al-Sham va se focaliser sur le combat en Syrie parce que c’est celui qui est actuellement en cours. Le « jihad du Sham » est sa priorité, certes, mais sa priorité du moment car c’est le sujet du moment. Mais le « jihad du Sham » n’est pas une finalité. Quand il sera terminé et s’il s’achève sur l’accomplissement des buts politiques de Jabhat Fath al-Sham, l’entité mutera encore et poursuivra sur la voie du jihad, car dans son idéologie, le jihad n’est pas la libération de la Syrie mais la libération des terres d’islam  en vue de la finalité ultime : l’établissement du califat tel qu’il fut au temps de sa gloire.

Le califat omeyyade au temps de sa plus vaste étendue territoriale, en 750 de notre ère.

Al-Qaeda, que certains observateurs voient déjà mourant d’avoir perdu sa branche syrienne, remporte là un vrai succès. Un succès d’estime dans un premier temps : il a fait passer l’intérêt de l’Oumma avant celui de l’organisation, refusant les basses luttes de pouvoir qui relèvent de logiques impies. Sur ce plan, la concurrence morale avec l’EI est évidente. Quant à Jabhat Fath al-Sham, trois jours après sa fondation, il s’est lancé dans l’opération de rupture du siège d’Alep-Est par le sud-ouest, structurant l’action des éléments rebelles et prenant part aux combats les plus violents. A l’heure où ces lignes sont écrites, deux kamikazes de Jabhat Fath al-Sham ont, à la connaissance de l’auteur, contribué aux succès de cette opération : Abu Al-Baraa al-Shami et Abu Yaqub Al-Shami. Les kamikazes sont parmi les spécificités qui ont rendu Jabhat al-Nusra si incontournable pour qui, dans l’opposition syrienne armée, veut remporter des succès militaires dans des opérations de forte envergure. Depuis toujours, Jabhat al-Nusra apparait comme l’organisation que l’on soutient, qu’on l’aime ou non, car elle aide les Syriens alors que les Occidentaux les ont laissés tomber. Jabhat Fath al-Sham constitue un accélérateur dans cette démarche. Si les Occidentaux maintiennent une ligne frileuse vis-à-vis de la gouvernance de Bachar al-Assad en ménageant la Russie et l’Iran, ce qui changera, c’est que l’étiquetage al Qaeda n’étant plus là, l’on pourra fusionner avec Jabhat Fath al-Sham sans être accusé de collusion avec le terrorisme, en pouvant invoquer la bonne raison que l’on n’aura personne d’autre sur qui s’appuyer. Si les Occidentaux bombardent Jabhat Fath al-Sham en partenariat avec la Russie, Jabhat Fath al-Sham pourra alors démontrer la validité de son argumentaire initial, découlant du discours d’Ayman al-Zawahiri : « la communauté internationale vous leurre. L’étiquette Al Qaeda est pour elle un faux prétexte et elle nous bombarde en fait car elle combat l’islam authentique auquel elle préfère hukm al-tawaghit, le règne de la fausseté, qu’elle corrompt à l’envi ». Dans ce cas, la communauté sunnite locale sera, à un terme assez court, perdue pour l’Occident, et acquise en grande partie aux mouvements jihadistes, quitte à ce que ce ne soit que par dépit. Il n’y aura plus aucune raison de cacher les liens jamais rompus avec al Qaeda. Et cerise sur le gâteau, Jabhat Fath al-Sham, ou peu importe le nom qu’il aura pris alors, deviendra non seulement un pôle d’attraction de jihadistes étrangers – y compris occidentaux – encore plus puissant qu’aujourd’hui, mais aussi un solide vecteur pour l’argument « les pays occidentaux sont les ennemis de l’Islam ». Nous verrions alors combien son « focus est local », car, exploitant jusque sur notre sol son audience auprès des partisans de l’idéologie jihadiste, il nous frapperait alors par tous les moyens possibles en brandissant l’argument du talion, qui lui a jusqu’ici plutôt bien réussi… localement, depuis ses débuts dans l’insurrection syrienne. Aveuglé par l’EI, l’Occident semble amorphe face à la manœuvre en cours. Que le Département d’Etat US y voie un simple « ré-étiquetage » prépare l’inscription de Jabhat Fath al-Sham dans la liste des organisations terroristes sanctionnées par l’ONU. Mais on n’a guère vu d’analyse plus fine émaner des organismes étatiques occidentaux, et c’est fort inquiétant.

(1) It’s not you, it’s me: al-Qaeda lost Jabhat al-Nusra. And now, what? Clint WATTS  pour War On The Rocks le 29 juillet 2016 http://warontherocks.com/2016/07/its-not-you-its-me-al-qaeda-lost-jabhat-al-nusra-now-what/

(2) Jabhat al-Nusra: l’autre menace syrienne. Jean-Marc LAFON pour Kurultay.fr http://kurultay.fr/blog/?p=68

(3) Syria’s Nusra Front may leave Qaeda to form new entity Mariam KAROUNY pour Reuters, le 4 mars 2015 http://www.reuters.com/article/us-mideast-crisis-nusra-insight-idUSKBN0M00GE20150304

(4) Country Reports on Terrorism 2015, US Department of State, 2 juin 2016 http://www.state.gov/j/ct/rls/crt/2015/index.htm

(5) Traduction en anglais (et lien vers la transcription en VO) du discours Hâtons-nous en direction du Sham d’Ayman al-Zawahiri, Pieter VAN OSTAEYEN https://pietervanostaeyen.wordpress.com/2016/05/08/new-audio-message-by-ayman-az-zawahiri-hasten-to-as-sham?iframe=true&preview=true/?ak_action=reject_mobile

(6) Dawa: l’appel à l’islam, prosélytisme islamique.

(7) Ibrahim Awad Ibrahim Ali al-Badri est l’état civil d’Abu Bakr al-Baghgdadi, calife de l’EI (alias Daesh).

(8) Choura: système de consultation. Ainsi, un comité consultatif (conseil de la Choura) a vocation à administrer l’Etat.

(9) La grande mosquée al-Aqsa de Jérusalem.

(10) Traduction en anglais du discours d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr, Pieter Van Ostaeyen, 28 juillet 2016 https://pietervanostaeyen.com/2016/07/28/janhat-an-nusra-audio-message-by-shaykh-ahmad-hassan-abu-al-khayr/

(11) Vidéo de l’allocution du 28 juillet 2016 d’Abu Muhammad al-Joulani annonçant la fondation de Jabhat Fath al-Sham, VO sous-titrée en anglais, sur la chaîne Youtube d’Orient News. https://www.youtube.com/watch?v=oossAtDYbrs

(12) Orient News est une chaîne de télévision fondée par l’homme d’affaires et journaliste syrien Ghassan Abboud, opposant à Bachar al-Assad. Elle émet depuis Dubaï, aux Emirats Arabes Unis.

(13) On ne peut appréhender pleinement ce propos sans le mettre en perspective avec l’histoire de Jabhat al-Nusra, et notamment son rôle de vengeur et de protecteur de la communauté sunnite de Syrie depuis l’attaque au sarin de Ghouta sur fond d’inaction internationale.

(14) C’est à ce stade que les termes « notre peuple » et « notre terre » d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr, Naïb d’Al-Zawahiri, prennent toute leur saveur.

(15) SWT étant l’abréviation de Sobhanahou Wa Taala : »Glorifié et exalté soit Il ».

(16) Pour un panorama des groupes armés les plus significatifs de l’oppostion syrienne outre Jabhat al-Nusra et l’Etat Islamique, voir : Syrian Armed Opposition Powerbrokers, Jennifer CAFARELLA & Genevieve CASAGRANDE  pour l’Institute for the Study of War http://www.understandingwar.org/report/syrian-armed-opposition-powerbrokers

(17) Veteran Egyptian jihadist now an al Qaeda leader in Syria, Thomas JOSCELYN pour The Long War Journal, 21 mars 2016 http://www.longwarjournal.org/archives/2016/03/veteran-egyptian-jihadist-now-an-al-qaeda-leader-in-syria.php

(18) Turkistan Islamic Party leader criticizes the Islamic State’s ‘illegitimate’ caliphate, Bill Roggio & Thomas JOSCELYN pour The Long War Journal, 11 juin 2016 http://www.longwarjournal.org/archives/2016/06/turkistan-islamic-party-leader-remains-loyal-to-al-qaeda-criticizes-islamic-states-illegitimate-caliphate.php




LE DRAPEAU DE DAECH : MAITRISE DES SYMBOLES ET SUCCES MARKETING

01bis drapeau EI

Symbole marquant de l’Etat Islamique, en passe de devenir après la croix gammée nazie, le symbole de l’ennemi « absolu » autour duquel toute la Société occidentale va progressivement se reconstruire, cet étendard frappe aujourd’hui les esprits.

(Mises à jour du 29 avril 2016 à 24h en italique)

01 drapeau EI al Rai

drapeau intégré dans une peinture murale d’un bâtiment officiel – ville d’al-Raae au nord ouest d’Alep – Syrie (Merci à Wassim Nasr pour la précision)

Il devient un marqueur d’appartenance à l’EI de mouvements jihadistes, même s’il est employé bien au-delà de la sphère des mouvements ayant fait allégeance à l’EI.

Il est donc indispensable d’analyser ce qu’il signifie pour les musulmans, comme pour les non-musulmans. Cette analyse est nécessaire pour se rendre compte qu’à travers ce drapeau, c’est toute la relation, le « souchage » du projet de l’EI sur l’Islam qui apparaît, grâce à une maîtrise exceptionnelle des symboles qui fait de cette image avant tout un immense succès marketing.

Description

2 drapeau EI

Il s’agit d’un drapeau noir de forme carrée, avec des inscriptions blanches, construit en deux parties organisées verticalement.

Le choix de la couleur renvoie à l’étendard de l’aigle, « rayat al-`uqab », qui selon la légende aurait été choisi par Mohammed pour combattre, simplement à partir d’une pièce de tissus noir qui avait servi de châle à son épouse Aïcha. D’après des Hadiths[1], il serait carré et orné d’aucune inscription.

L’inscription sur la partie haute est tirée de la formule arabe : أشهد أن لآ إلَـهَ اِلا الله/ Achadou an lâ illâha illa-llâh, qui peut se traduire par « J’atteste qu’il n’y a pas de divinité en dehors de Dieu ». (MàJ) Une traduction littérale pourrait être « j’atteste qu’il n’y a pas de Dieu sauf Allah ».

Il s’agit de la première partie de la Chahada (ou Shahada), la profession de foi prononcée par toute personne pour devenir musulman. Cette phrase constitue le premier des cinq piliers de l’Islam, et qui est directement liée au tawhid, le principe de l’unicité de Dieu. Dans l’Islam, et par réaction aux polythéismes pratiqués à l’époque de Mohammed, tout acte d’adoration ne peut être dirigé que vers le Dieu unique, et c’est cette phrase qui le proclame et le rappelle[2].

Il existe de nombreux drapeaux qui comportent la Chahada (à commencer par celui de l’Arabie Saoudite), mais dans le drapeau de l’EI, la citation est incomplète.

D’abord, il manque le terme « j’atteste » (Achadou), ce qui transforme la formule en une affirmation « objective » sur l’unicité de Dieu, n’impliquant aucune adhésion du lecteur, à laquelle elle s’impose comme la première loi divine.

De plus, seule la première partie est citée, puisque la suite de la profession de foi « wa-achadou anna Mouḥammadan rassoûlou-llâh » c’est à dire «…et que Muḥammad est l’envoyé de Dieu », n’est pas reprise.

A la place, les chefs de l’EI ont opté pour la figuration du premier sceau connu de Mohammed, qui comporte les trois mots importants (de haut en bas) : Dieu – Envoyé (ou messager) – Mohammed.

3 Sceau-Mohammed_-saws--empreinte

4 Muhammad's_Letter_to_Mukaukis

Sources de ce premier sceau (une lettre de Mohammed)

Relevons que contrairement aux usages, la calligraphie utilisée n’est pas le Thuluth (calligraphie classique considérée comme la plus esthétique), mais le coufique ancien.

Rien dans ces éléments descriptifs n’est innocent et c’est ce que nous allons étudier.

Historique :

L’origine exacte de ce drapeau n’est pas connue.

La première trace historique de l’emploi d’une bannière noire date d’Abu Muslim, général perse des califes abassides de Bagdad, lors des guerres qui ont mis fin à la suprématie Omeyyade. Cet étendard concerne alors les troupes perses des abbassides qui vont vaincre les armées syriennes Omeyyades[3].

A l’époque, le drapeau devait être noir sans motifs, chaque camp s’attribuant une couleur pour l’étendard (la « raya ») et une couleur distinctive pour reconnaître les combattants, qui n’ont pas d’uniformes (un turban, un morceau de tissus noué sur la tête ou le bras, appelé parfois « liwā » ou « alam »).

L’apparition de drapeaux noirs avec la Chahada daterait des combats en zone Pachtoune (Afghanistan) au XVIIIème siècle. L’idée s’étend et les Talibans puis Al Qaïda reprennent la composition étendard noir + Chahada selon des calligraphies et des motifs différents.

Le drapeau du mouvement jihadiste à l’origine lointaine de l’EI, le Jama’at al-Tawhid wal-Jihad (Unicité et Jihad) d’Abu Moussab al-Zarqaoui reprenait déjà la structure, mais avec la calligraphie classique Thulut, et en associant le nom de l’organisation en doré.

5 drapeau JTJ

La proximité avec le drapeau de l’EI est remarquable même si l’étude des différences est riche d’enseignements sur les évolutions de l’organisation.

Le groupe fondé en 1999 en Afghanistan par al-Zarqaoui va s’étendre en Jordanie et surtout en Irak avec l’invasion américaine de 2003.

En 2004, le groupe fusionne avec d’autres pour faire allégeance à Al-Qaida, et devenir Tanzim Qaidat al-Jihad fi Bilad al-Rafidayn (qu’on peut traduire par Organization de la base – Al Qaida – du Jihad en Mésopotamie / Irak).

Le drapeau évolue pour se rapprocher de celui d’Al Qaida, signe de cette allégeance. Parmi les nombreuses variantes qui ont existé, celle-ci représente une évolution graphique notable avec laquelle les concepteurs du drapeau de l’EI ont voulu trancher.

6 Drapeau AQI

Le sceau est toujours vide, et le caractères (Chahada et nom de l’organisation) sont dorés, mais la calligraphie évolue.

Un exemple dans une vidéo de l’organisation à Bagdad (Rue d’Haïfa – contrôlée par Zarqaoui en septembre 2004) :

7 drapeau EI 2004-2

Cette organisation va rallier en janvier 2006 le Conseil consultatif des Moudjahidines en Iraq. Après la mort de Zarqaoui, ce Conseil se dissout pour proclamer l’Etat islamique en Iraq en octobre 2006[4].

Le drapeau actuel de l’EI apparaît en janvier 2007 notamment dans des vidéos de al-Fajr (agence Al Qaida), et il va rapidement s’étendre sur plusieurs continents.

En réalité ce drapeau est employé dès la fin 2006 dans les communiqués du mouvement, imprimés, photocopiés, et distribués à la sortie des Mosquées (au point que le gouvernement iraquien va interdire les imprimantes dans certaines zones).

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Voici un exemple de communiqué de l’EII

Puis il apparaît dans les combats, comme sur différentes vidéos :

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L’une des plus anciennes vidéos disponibles sur le net date de juillet 2007 et montre l’attaque d’un poste de police dans la province de Diyala[i].

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(Remerciements à @BiladFransa et @BrunFree pour leur aide dans mes recherches)

Il est intéressant de noter ici que le sous-titre est littéralement « état d’Iraq et islamique » Les mentions sont donc inversées par rapport au nom officiel (il n’a pas été possible de découvrir la raison de cette inversion).

En conclusion, le choix de ce drapeau, qui s’inscrit à la fois dans la continuité du mouvement jihadiste de Zarqaoui et en rupture avec les éléments figuratifs d’Al Qaida préfigure ainsi l’opposition qui va intervenir rapidement entre l’EI et Al Qaida.

Les variantes :

Nous avons relevé plusieurs variantes à ce drapeau de mouvements proches de l’EI (liste non exhaustive).

En Syrie, on constate de nombreuses variantes, essentiellement par l’ajout du nom d’un groupe ayant fait allégeance à l’EI, ou souhaitant le faire.

8 variante drapeau EI

Syrie – secteur sud-ouest Deraa – Brigade des martyrs de Yarmouk

9. variante drap EI

drapeau de la Katiba des hommes de dieu dans le pays de Sham

10 variante drapeau EI

insigne peinte sur un blindage d’un technical avec la mention « Etat islamique en Irak et au Sham »

Des variantes s’observent aussi dans les autres régions contrôlées par l’EI :

11 variante Inde Srinagar

En Inde (Shrinagar)

12 variante drapeau EI philipines

aux Philippines

13 variante drapeau EI Nigeria

variante très originale an Nigéria (pris par l’armée).

Il existe aussi des variantes de ce drapeau au sein de groupes qui ne sont pas rattachés à l’EI.

14 variante drapeau AQMI

Etendard utilisé par AQMI (variante par la calligraphie différente, y compris dans le sceau du Prophète).

15 variante Green battalion

Drapeau du bataillon vert (groupe jihadiste syrien qui va fusionner en 2014 avec le front Al-Nosra, donc Al Qaida)[5].

On constate par ces variantes (liste non limitative) que le phénomène d’appropriation de ce drapeau par les jihadistes de groupes et de régions très différents, est complet. C’est le signe comme nous le verrons du succès du coup marketing de l’EI.

Symbolique :

La force symbolique du drapeau de l’EI est extraordinairement efficace. Et il est intéressant d’aller au-delà de ce constat pour essayer d’analyser les signifiants qui sont derrière les symboles figurés sur cet étendard.

Le choix d’un drapeau de forme carrée découle d’une volonté de se conformer au modèle originel, en rejetant les formats occidentaux (drapeau en rectangle ou carré long).

La couleur noire est bien évidemment le premier élément qui frappe. D’autres couleurs auraient pu être choisies (par exemple le vert).

La référence historique à la bannière noire de Mohammed (rayat al-Uqab ou rayat al-Sawad) est classique et lisible. Pourtant ce choix n’a rien d’évident, y compris du strict point de vue des références jihadistes. La bannière la plus connue de Mohammed est en effet la bannière blanche (certains historiens doutant même de l’existence de la bannière noire puisque seuls certains Hadiths, certes jugés les plus sûrs, y font référence), sachant qu’il avait aussi une bannière rouge.

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il existe d’ailleurs une version en blanc du drapeau de l’EI (comme aussi aux Philippines).

En réalité, dans l’histoire musulmane, les bannières noires ont d’abord été le signe de la révolte, et c’est pour cela que les chiites en ont aussi fait usage, comme les troupes perses d’Abu Muslim, général Abbasside en révolte contre les Omeyyades. Le choix de cette couleur n’est donc pas anodin pour des sunnites, historiquement plutôt portés à la soumission aux autorités. C’est le signe que l’EI veut porter un projet de nature révolutionnaire.

C’est aussi un premier marqueur « d’irakocentrisme » de l’EI[6], le drapeau noir d’Abu Muslim étant celui des troupes du Calife Abbasside de Bagdad en guerre contre les armées syriennes[7].

De plus, il existe une version du récit de l’arrivée du Mahdi sur terre, le sauveur, qui viendra délivrer la terre du Dajjal (version jihadiste de l’Antéchrist) accompagné de légions arborant des drapeaux noirs. La couleur noire est donc aussi une référence à la dimension millénariste et apocalyptique de l’idéologie de l’EI.

16Bis Dajjal

exemple de représentation du Dajjal – figure centrale de la dimension apocalyptique de l’idéologie jihadiste

Enfin, les étendards noirs ont toujours plus frappé l’imagination des populations, bien au-delà du monde musulman (pensons aux pavillons « Jolly Rogers » des Pirates anglais[8]). Le noir est en Occident la couleur du deuil et des enfers, il possède donc un impact psychologique classique et largement utilisé dans l’histoire militaire (des Hussards de la mort français de la Révolution aux Waffen SS).

Les inscriptions du drapeau revêtent ensuite plusieurs dimensions symboliques qui dévoilent à la fois l’intention de ses concepteurs, et la nature de leur projet.

La reprise de la première partie de la Chahada, qui renvoie à l’unicité absolue du culte à dieu, a un lien direct avec l’idéologie jihadiste, qui prône un monothéisme extrémiste, rejetant tout culte associé (aux saints, aux savants, aux prophètes…), et allant jusqu’à détruire toutes les images de créatures de dieu.

Cette tendance est basée sur une conception extensive et ultra-rigoriste du Tawhid[9], dont cette phrase est le rappel permanent. C’est aussi plus prosaïquement une reconnaissance de la filiation de l’EI avec le groupe fondé par Zarqaoui, et qui se réclamait du Tawhid au point de le mettre dans son nom.

Le drapeau de l’EI est parfois surnommé « rayat al-Tawhid », c’est à dire la bannière de l’unicité ou du monothéisme.

(MàJ) La Chahada est aussi symboliquement importante pour les Jihadistes, car l’attestation de foi dans un dieu unique se matérialise par le sacrifice suprême, c’est à dire la mort au combat du croyant. L’autre sens de la Chahada est donc de mourir pour sa foi, en témoignage de sa croyance dans un dieu unique. Les musulmans morts pour leur foi en combattants sont donc appelés Chahîd, mot qui dérive de Chahada et qui a à la fois le sens de témoin (Châhid), mais aussi de martyr (Chahîd).

Afin de se démarquer à la fois d’Al Qaida et des nations arabes qui ont la Chahada inscrite sur leur drapeau, les concepteurs de l’étendard de l’EI ont fait deux choix très symboliques:

  • seule la 1ère partie de la Chahada est reprise
  • elle est écrite en alphabet Coufique ancien.

Rappelons que l’emploi du coufique ancien, qui n’est pas l’écriture originelle du Coran (c’est le Hijazi).

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Un exemple d’un des plus anciens Coran connus, écrit en Hijazi (différent du Coufique ancien).

En n’employant pas le Thuluth pour se différencier de ses ennemis et concurrents (à commencer par Al Qaida), l’EI choisit aussi une calligraphie qui renvoie aux premiers âges de l’Islam (sans être l’écriture d’origine), comme pour se replacer dans les pas et les écrits des compagnons de Mohammed (les fameux salafs).

Mais le choix du Coufique ancien n’est pas innocent, puisqu’il ne s’agit pas de l’écriture originelle du Coran. Cet alphabet est d’abord le premier alphabet arabe émanant d’Irak, de la ville de Koufa dont il tire son nom. Nous avons donc là une nouvelle preuve de « l’irakocentrisme » de l’EI, dont l’idéologie, le projet politique, la structure comme la hiérarchie sont indissociablement liés à l’Irak post-2003[10].

Enfin, cette calligraphie est aussi celle qui fut imposée par les premiers Califes pour unifier l’écriture arabe, signe donc de l’instauration d’un Etat.

La calligraphie employée n’a donc rien d’un choix esthétique ou anodin, mais relève d’une volonté de marquer politiquement un projet idéologique conçu autour de la construction d’un état (l’état islamique) et qui n’est pas dénué de nationalisme sous-jacent par son « irakocentrisme ».

La reprise du sceau de Mohammed est d’abord destinée à compléter de manière originale la Chahada, qui serait sinon tronquée et donc hérétique.

La particularité est qu’alors que le drapeau se lit de haut en bas, le cachet doit se lire de bas vers le haut : Mohammed – Rassoul – Allah.

Cette particularité n’est pas un détail. Outre qu’elle se référe à un document connu (et déjà cité) sur lequel apparaît ce cachet, il s’agit aussi de renforcer l’importance du Tawhid dans l’idéologie de l’EI : rien ne peut être au-dessus du nom de dieu, pas même celui de son prophète[11].

(MàJ) Cette présentation renvoie à la pratique de certains savants musulmans, qui commencent ainsi leurs exposés ou leurs textes par l’invocation du nom de Dieu, afin que rien ne le précède, pas même celui de son prophète.

Enfin, la référence du cachet employé par Mohammed, non dans ses actes de prophète – de messager de dieu – mais en qualité de chef d’état, de diplomate et d’homme politique, est aussi un signal fort adressé à toute la communauté sunnite : le projet de l’EI est d’abord politique. Et la construction d’un Etat suivant « à la lettre » l’exemple de Mohammed en est le cœur, l’ADN même.

On constate donc que la charge symbolique de cet étendard est puissante pour les sunnites, surtout ceux qui sont influencés par le Wahhabisme, forme d’Islam qui prépare à l’idéologie jihadiste de l’EI, sur la base d’un langage et d’une conception religieuse commune.

Un énorme succès marketing :

L’analyse de la symbolique de ce drapeau est donc nécessaire pour comprendre l’ampleur de son succès en tant qu’objet marketing[12].

Il s’agit comme certains l’ont relevé très vite, d’une « prise en otage » de symboles communs à l’ensemble des musulmans sunnites pratiquants[13].

En effet, contrairement au réflexe classique dans toute guerre, il ne sera pas possible aux sunnites opposés à l’EI d’humilier un drapeau chargé de symboles aussi sacrés pour eux, même s’ils ne partagent pas l’idéologie et le projet politique de l’EI.

18 Chiites et drapeau EI

Miliciens chiites brûlant un drapeau de l’EI capturé – un acte impossible pour des groupes sunnites ennemis de l’EI.

Et même, il existe des cas de sunnites arborant ce drapeau sans pour autant appartenir ou soutenir l’EI. Les exemples abondent où des sunnites reprennent ce drapeau simplement pour son contenu, et éventuellement pour sa dimension révolutionnaire et de restauration d’une fierté sunnite mise à mal depuis des décennies, et plus récemment en Iraq et en Syrie.

Voici quelques exemples avérés où le drapeau de l’EI a été arboré dans un tel cadre, complétement différent de toute adhésion au projet et à l’idéologie de l’EI :

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Manifestation anti-Assad à Idlib en mars 2016 (avec un drapeau jihadiste classique à droite).

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Drapeau de l’EI à côté de drapeaux du front al-Nosra à Alep (extrait reportage UOSLP sur la Syrie).

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Manifestation en mars 2016 anti-Assad où le drapeau de l’EI est brandi à côté de ceux de ses ennemis (ASL, Ahrar al-Sham et Al Nosra)

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bannière de l’EI déployée à l’été 2015 dans un stade de foot par des supporters en Tunisie (appelant à l’avènement du Califat par la grâce de Dieu).

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Dans un collège de Konya en Turquie, la reprise de la partie basse du drapeau avec le sceau de Mohammed

(MàJ) La puissance symbolique du drapeau a aussi amené les ennemis de l’EI à tenter de l’utiliser dans les tracts lancés à Raqqa et dans d’autres endroits de Syrie. Mais le drapeau a été maladroitement représenté dans des tracts de la coalition, soit à l’envers, soit dessiné de manière stylisée avec des gribouillages pour figurer les mots et phrases arabes.

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Cette seconde image ci-dessous, a été particulièrement exploitée par la propagande locale de l’EI (dans les mosquées notamment), pour déconsidérer un ennemi en apparence incapable d’écrire correctement la Chahada.

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(MàJ) Le drapeau de l’EI a dès sa création été repris par toute la mouvance jihadiste, et particulièrement plusieurs branches d’Al Qaida. En fait, par sa charge symbolique, ce drapeau a séduit bien au-delà de l’Irak et de l’EI, et il s’est répandu au sein des jihadistes de groupes très divers, parfois ennemis.

Citons l’utilisation de ce drapeau par AQMI (voir photo plus haut), mais aussi AQPA, les Shebabs (qui l’utilisent en version fond noir, ou fond blanc), le MUJAO et Ansar Dine.

De fait, à partir de 2007-2008, ce drapeau s’est imposé comme l’emblème du jihad mondial et c’est ce qui explique qu’on puisse le retrouver dans de nombreux endroits (Palestine, Mali, Asie etc.).

Il faut donc insister sur le fait que dans des zones sunnites, le fait d’arborer ce drapeau ne signifie donc aucunement la preuve d’une allégeance avérée à l’EI.

Son utilisation par les branches d’Al Qaida interroge pourtant puisque, comme nous l’avons vu, ce drapeau a été conçu dès le départ comme un signe de rupture avec cette organisation.

Pourtant, AQPA comme AQMI vont reprendre à leur compte le drapeau et l’arborer à de multiples occasions.

Dans un nasheed antérieur à la rupture de 2013, Abu Hajar al-Hadrami, chanteur réputé d’AQPA appelle ce drapeau « Râyat at-tanzim » (soit la bannière de l’organisation, signe d’une appropriation de ce drapeau par l’organisation Al Qaida).

Il est vrai qu’outre ses qualités intrinsèques que nous avons étudiées, ce drapeau offre pour les jihadistes d’Al Qaida deux avantages :

  • d’une part une référence à l’Iraq alors zone privilégiée du jihad le plus prestigieux et le plus glorieux, car opposé directement aux Américains et concernant Bagdad, siège du Califat abbasside.
  • D’autre part ce drapeau est une rupture séduisante avec le drapeau d’Al Qaida, qui bien que noir, rappelle trop celui du régime saoudien honni des jihadistes.

Même après la rupture de 2013, les jihadistes d’Al Qaida vont continuer à brandir le drapeau de l’EI, car ce drapeau est devenu pour eux, non un signe d’allégeance à l’organisation concurrente, mais le symbole du jihad global. Pris au piège de l’extraordinaire charge symbolique de cette bannière, il est difficile pour AQPA ou les Shebab ou le MUJAO de changer ce drapeau et surtout pas dans le seul but de montrer leur désaccord avec l’EI. Ce drapeau dépasse aujourd’hui le simple fait d’être le drapeau de l’EI.

Son utilisation par le groupe Ansar al Dine interroge également. Il est le drapeau d’origine du groupe (de juillet à novembre 2012). Ce mouvement est considéré au sein des jihadistes comme illégitime car poursuivant des buts nationalistes et pas vraiment salafiste jihadiste.

Mais pour se démarquer du MUJAO et présenter un profil plus « modéré » lors des négociations avec le médiateur Blaise Compaoré au Burkina Faso, le groupe va changer de drapeau et prendre un emblème moins marqué par la symbolique salafiste jihadiste.

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Mais en 2014, le drapeau noir de l’EI est à nouveau adopté par le groupe Ansar Dine. La raison essentielle est la volonté du groupe de se rattacher à la mouvance jihadiste et d’en récupérer une partie de l’aura et du prestige (fin MàJ).

En réalité, la signification du fait d’arborer le drapeau de l’EI est différente selon l’endroit où il est brandi. Dans des pays sunnites, cela ne permet pas de tirer de conséquences quant à l’adhésion au projet idéologique et politique de l’EI. Cela peut valoir adhésion, ou non.

En dehors des pays sunnites, comme par exemple en Europe ou sur d’autres continents, le drapeau de l’EI est clairement lié, non aux symboles sacrés qu’il porte, mais à l’organisation qui l’a conçu.

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Un exemple récent en Bosnie, analysé comme la preuve d’une implantation de l’EI dans les Balkans.

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capture d’écran de la vidéo posthume d’Amedy Coulibaly, auteur de l’attaque de l’Hypercasher au nom de l’EI (attentats de Paris – janvier 2015).

(MàJ) En France en 2013, ce drapeau est arboré lors de conférences d’une organisation musulmane (ANA MUSLIM), comme ici, lors d’une conférence de Thomas Barnouin (dont le thème est justement la première partie de la Chahada) :

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Pour terminer, il faut donc rappeler que si au Proche-orient et au Maghreb, arborer ce drapeau ne présume en rien d’une adhésion à l’idéologie de l’EI, il en est différemment en Europe, où ce drapeau est un marqueur clair de la volonté de soutenir le projet de l’EI.

La puissance symbolique de ce drapeau dépasse dans tous les cas la stricte obédience de l’EI, pour séduire toute la sphère jihadiste, et plus largement les sunnites pratiquants.

Conclusion :

Au-delà de l’analyse de ce drapeau, source d’informations sur la nature du projet de l’EI, il convient de constater que la richesse de la réflexion sur les symboles qu’il manipule a débouché sur un réel succès marketing.

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Affichette protestant contre l’indifférence de l’Occident au sort des populations syriennes de la Ghouta est, reprenant la forme du drapeau de l’EI pour attirer l’attention des médias.

Au-delà, c’est la question du « souchage » sur l’Islam d’une idéologie politique jihadiste portée à son paroxysme par l’EI qui doit interroger.

Car les éléments de différenciations vont aller en augmentant à mesure que les projets politiques jihadistes vont pouvoir être appliqués. Jusqu’à quand ce « souchage » va-t-il profiter aux jihadistes ? En d’autres termes jusqu’à quand seront-ils légitimes à manipuler aussi efficacement les symboles communs au sunnisme ?

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[1] Des sources jihadistes font référence à un Hadith tiré du Sahîh d’Al-Bukhârî, recueil de Hadith considéré comme le plus sûr et auhtentique pour les Musulmans.

[2] Cette phrase est dite par le père à l’oreille du nouveau né, elle est aussi prononcée à la fin de chaque prière, et au moment de la mort. Pour appuyer cette notion d’unicité de Dieu, la profession de foi est parfois accompagnée du geste de pointer l’index vers le ciel (signe que l’on retrouve également chez les jihadistes de l’EI).

[3] Nicolle, David & McBride, Angus, Armies of the Muslim Conquest, Men-at-Arms séries Nr. 255, , Osprey Publishing,‎ 1993, pp. 22-23 ;

[4] C’est ce qui explique la querelle qui agite les Jihadistes sur l’allégeance ou non de l’EI à Al Qaida. Pour les partisans de l’EI, seule une des organisations composant le Conseil consultatif avait fait allégeance, et cette allégeance prend fin lors de la dissolution dudit Conseil (et de ses composantes). Pour les partisans d’Al Qaida, cet enchaînement qui n’est pas sans rappeler certains montages juridiques « corporate » complexes de sociétés imbriquées pour échapper à des obligations (impôts, etc.), n’est qu’un artifice pour masquer une réalité : une allégeance originelle trahie de l’EI à Al Qaida. Nous ne pouvons trancher à ce jour et faute d’informations précises sur les évènements entre janvier et octobre 2006 sur une controverse qui a dégénéré en une guerre faisant de plus en plus de morts au sein des jihadistes.

[i] Voir le lien ici : https://www.youtube.com/watch?v=lPV5aNmFfOs&oref=https%3A%2F%2Fwww.youtube.com%2Fwatch%3Fv%3DlPV5aNmFfOs&has_verified=1 (merci à @BiladFransa )

[5] voir ici : https://en.wikipedia.org/wiki/Green_Battalion?oldid=622118886

[6] Au-delà du fait que l’Iraq est le pays où il est né, l’EI se réfère clairement à la tradition du Califat abbasside de Bagdad (et particulièrement au Calife Haroun Rachid), pourtant plus tardive que celle du Califat Omeyyade, reliée directement à Mahomet mais située à Damas et en Turquie, et non en Iraq.

[7] Bagdad occupe une place symbolique importante dans l’univers jihadiste, et ce depuis l’invasion américaine de 2003, avant même la création de l’EI.

[8] choisi pour frapper de terreur et amener la victime à se rendre sans combattre. En cas de résistance, le pavillon rouge était hissé, signal d’un combat sans quartier.

[9] Qui découle des conceptions religieuses du wahhabisme qui sont à l’origine du jihadisme moderne. Voir mon billet : https://blogs.mediapart.fr/cedric-mas/blog/300815/lideologie-de-letat-islamique-1-sur-2

[10] à noter que le drapeau de l’Irak adopté en 2008 est aussi écrit en Coufique, mais moderne.

[11] Il ne nous appartient pas de définir dans quelle mesure une telle présentation (à l’envers donc de la Chahada) est encore compatible avec l’Islam tel qu’il est pratiqué majoritairement. C’est aux savants et exégètes musulmans de se pencher sur cette question importante.

[12] Ce succès a aussi été alimenté par la réaction de l’Occident, orpheline de la figure d’un « mal absolu » à combattre depuis la fin du nazisme puis du communisme, et que l’image du jihadiste habillé en noir, cagoulé, en sandale, et brandissant le drapeau de Daech, est en passe de réincarner.

[13] Voir cet article http://www.lorientlejour.com/article/948541/letat-islamique-a-cree-un-logo-dune-force-dingue-et-la-completement-banalise-.html




Terrorisme : Petit guide pour déjouer les pièges des mots

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Les attentats terroristes du 22 mars 2016 à Bruxelles ont heurté une opinion publique d’ores et déjà traumatisée par les attentats de Paris en janvier et novembre 2015. En cette époque médiatique et connectée, les faits suscitent une avalanche de photos comme de vidéos qui contribue à l’information, mais exclusivement par la diffusion d’une charge émotionnelle qui n’aide pas le sens critique à jouer pleinement son rôle. Mais ce flux massif en masque un autre, tout aussi abondant et trompeur: celui des mots « pièges » qui simplifient à l’excès.

Ce phénomène est particulièrement flagrant pour les actes terroristes. Les actes terroristes inquiètent. Ils créent une demande d’information : le public veut savoir et si possible être rassuré, en tout cas il veut qu’on lui parle. C’est son besoin, sa demande.

Face à cette demande, l’offre s’organise. Les composantes du monde politique  y voient une occasion favorable pour activer leur machine à communiquer, plaçant leurs discours pré-construits et déconnectés de l’événement dans la plus grande cacophonie. Selon leurs agendas, certains veulent rassurer, soit en niant, soit en grossissant les faits – affectant une maîtrise qu’ils n’ont pas –, d’autres soufflent sur les braises. Les médias, outre leur vocation d’information, ont également une marmite à faire bouillir, et l’occasion s’y prête à merveille puisque le public est en demande. Il faut que le public sente que ça bouge, que c’est vivant. La figure paternaliste de l’expert – c’est le plus souvent un homme… – vient éclairer de ses certitudes l’obscurité de nos ignorances.

Or la contradiction est totale : même l’expert le plus affuté ne peut répondre à une demande du public sur un sujet dominé par l’instantanéité, l’urgence et l’émotion. Invité à gloser sans recul sur des évènements aussi graves que des attaques terroristes, il se retrouve dans un contexte peu propice à l’expression de ses compétences, si étendues soient-elles. L’emploi de mots choisis pour marquer les esprits va ainsi devenir une « planche de salut » pour ces experts, leur permettant de répondre à la demande des médias – eux-mêmes assujettis à celle du public – et d’habiller une incapacité intrinsèque à apporter quoi que ce soit de pertinent.

Ces « mots qui marquent » sont puisés dans un vocabulaire préexistant, et détournés de leur sens propre pour s’intégrer dans des formules de circonstance. Ils deviennent des « mots valises », auberges espagnoles où chacun trouve ce qu’il a apporté. « Guerre » et « terrorisme » figurent en bonne place au hit-parade des mots auxquels on a fini par faire parler le langage des fleurs. « Jihad » ramène le public à des concepts confus où des barbus sommaires conquièrent des territoires pour y couper des mains entre deux lapidations. Et pour faire bonne mesure, on a ressuscité pour le meilleur – et surtout pour le pire – la terminologie organisationnelle des réseaux clandestins communistes pour la décalquer sur Daesh en suivant les pointillés.

Du terrorisme

Tout d’abord, voyons le mot “terrorisme”, désormais omniprésent dans les médias. Le terme nous vient de la période sanglante de la Révolution française nommée “la Terreur”. Le dictionnaire Littré, consultable en ligne, définit le mot “terrorisme” comme suit : système de la terreur, pendant la Révolution française. Le terme “terroriste”, lui, est donc, par conséquent, ainsi défini : partisan, agent du système de la terreur. Le terrorisme puise donc ses sources dans cet épisode de l’histoire qui fut une rencontre systémique, à grande échelle et hors champ de bataille, de la politique et de la violence. Beaucoup plus près de nous, la politologue Louise Richardson voit dans le terrorisme une violence dirigée contre des non-combattants ou des cibles symboliques, afin de communiquer un message à une plus large audience. La caractéristique clé du terrorisme est le fait de viser délibérément des innocents pour transmettre un message à une tierce partie (1).

Selon Tamar Meisels, également politologue contemporaine, le terrorisme est l’assassinat au hasard de non-combattants sans défense dans l’intention d’inspirer la peur du danger de mort parmi une population civile, en tant que stratégie visant à faire progresser des fins politiques (2). En somme, l’on converge sur l’idée qu’il s’agit de frapper, en dehors de tout champ de bataille, des personnes dont le caractère de « non-combattants » est objectif même s’il est un enjeu de propagande. L’action vise à générer de l’effet politique en employant comme bras de levier la terreur découlant de la violence. Par exception à l’usage, le suffixe « isme » ne traduit plus ici une dimension idéologique. Il est hérité de la définition originelle du mot, qui a cessé d’être d’actualité en même temps que Maximilien Robespierre, Louis Saint-Just et Georges Couthon, le 10 thermidor an II. Le terrorisme contemporain n’est pas une finalité mais un moyen, un outil que, parmi d’autres modes d’action, l’on oriente vers un but de nature politique. A la lumière de ces enseignements, on conclura sans appel que le très gouvernemental message délivré via l’illustration ci-dessus relève d’un non-sens complet – synonyme consensuel de l’absurdité. Et l’ensemble des discours conçus autour de la même trame conceptuelle constituent, quand ils retentissent à l’antenne, autant d’opportunités d’éteindre son appareil multimédia pour s’adonner à des activités équilibrantes et préserver son esprit critique.

De la guerre

Concept général

Le mot « guerre » est, lui aussi, massivement employé par les personnalités politiques lorsqu’il est question d’attentats terroristes. Son sens, sa portée et ses déclinaisons doivent être clairement assimilés si l’on se prétend citoyen d’une démocratie. Le Littré, encore lui, nous propose la définition suivante du mot “guerre”: la voie des armes employée de peuple à peuple, de prince à prince, pour vider un différend. Quelle est la nature des différends opposant les peuples et/ou leurs dirigeants? Politique, sans nul doute. Qu’il s’agisse du tracé d’une frontière, de la captation d’une ressource, de la promotion d’une idéologie et/ou d’un système de gouvernement… c’est quand le différend politique bute sur l’intransigeance – contrainte ou délibérée – d’une des parties que la confrontation des volontés change de registre et devient violente. Ainsi Carl Von Clausewitz prêtait-il, dans son célèbre “De la Guerre”, deux principes fondamentaux au concept:

  • “La guerre n’est rien d’autre qu’un combat singulier à grande échelle”.
  • La guerre est “un acte de violence dont l’objet est de contraindre l’adversaire à se plier à notre volonté”.

Synthèse: la guerre implique qu’au moins deux groupes sociaux recourent à la violence d’une manière consciente et organisée afin de plier la partie adverse aux exigences qu’elle rejette. C’est la confrontation violente de volontés politiques.

Déclinaisons

Nous tenons donc une définition générale du terme, mais le mot est aujourd’hui assorti de certains adjectifs qu’il s’avère indispensable d’éclairer, chacun exprimant une déclinaison spécifique de la guerre.

La guerre dite « asymétrique » : ce terme fut rendu célèbre par un article d’Andrew J.R. Mack en 1975 (3). C’est ce que l’on appelait auparavant la « petite guerre », guerilla en espagnol, en référence à la guerre d’Espagne (1808-1814). Par opposition à une guerre symétrique où s’affronteraient des belligérants capables d’infliger le même niveau de violence, selon les mêmes moyens et méthodes, il désigne les conflits où les parties opposées mettent en œuvre des moyens et des méthodes différents, présentant un rapport de forces déséquilibré, que ce déséquilibre soit apparent ou réel. C’est typiquement le cas de la lutte entre les armées régulières et les mouvements insurrectionnels, que ceux-ci recourent ou non à des actions terroristes. Les armées régulières  disposent normalement des moyens de concentrer leurs forces pour maximiser leur puissance de feu, et c’est là un élément majeur de leur efficacité. Mais pour se concentrer en un lieu donné, ces forces doivent en délaisser d’autres. Ce qui profitera à des éléments irréguliers, moins pourvus en puissance de feu et en capacités de regroupement, mais exerçant un peu partout leur pouvoir de nuisance, notamment dans les secteurs délaissés par des forces régulières incapables de concilier puissance et ubiquité. Dans ce rapport du faible au fort,  le faible voudra contraindre le fort à disperser ses éléments réguliers pour protéger ses arrières et ses lignes de communication, se privant ainsi de son principal atout : la concentration. C’est ainsi que dans les premiers temps de la guerre civile, les insurgés syriens firent main basse sur certaines zones rurales, profitant de ce que l’armée s’était concentrée sur la répression des protestations dans les centres urbains.

Relevons à ce stade que si la guerre asymétrique n’est pas indissociable d’actions terroristes, celles-ci constituent un mode opératoire à la fois facile et très fréquent au sein des mouvements insurrectionnels ou guérillas.

La guerre dite « hybride » : c’est une formule récente (4) qui fait débat parmi les penseurs de la chose militaire (5). Certains lui reprochent notamment de ne désigner qu’un aspect très classique de la guerre depuis l’Antiquité : sa propension à changer d’aspect selon les circonstances. Nous nous tiendrons à l’écart de ce débat, mais comme le terme est « à la mode », nous l’aborderons ici pour armer le lecteur non averti qui viendrait à le rencontrer dans les méandres d’un discours d’expert. La guerre hybride a pour principale caractéristique de concilier les modes symétrique et asymétrique. Dans ses manifestations récentes, on notera le Mali, où la France est intervenue pour interrompre une offensive jihadiste en direction du sud et de la capitale Bamako. Les mouvements jihadistes, qui avaient concentré leurs forces et affronté symétriquement celles du gouvernement malien, se sont trouvés contraints de les disperser suite à l’intervention française, revenant à des méthodes asymétriques reposant sur le harcèlement et l’attentat, dans un périmètre géographique qui va grandissant puisqu’il a atteint cette année la côte atlantique (6).

On pourrait également citer l’action russe en Ukraine, fondée sur une articulation redoutable de cohérence et d’efficacité entre des composantes asymétriques et les forces conventionnelles que la Russie maintient à portée. Et l’on soulignera bien évidemment la guerre que livre l’Etat islamique sur l’ensemble des théâtres où il est parvenu à s’établir : Irak, Syrie, Sinaï, Yémen, Libye…. Cette organisation couvre en effet une large part du spectre hybride. Elle s’est avérée capable de regrouper ses forces, y compris des chars, de l’artillerie et du génie, de les coordonner, de manœuvrer et de vaincre un ennemi régulier, en attaquant comme en défendant. Elle est également connue pour ses attentats, ses opérations de harcèlement et ses assassinats ciblés, conduits par le biais de groupes clandestins.

La guerre hybride est une notion, sinon classique, au moins simple d’appréhension, mais d’une grande complexité en ce qui concerne sa prise en compte sur le terrain et sa mise en œuvre. Derrière ce terme se cache le défi posé à toute armée structurée, à la manière occidentale, autour d’un noyau de moyens lourds : pouvoir répondre avec la plus grande flexibilité à ces dilatations/rétractations brutales, sans perdre pour autant ses qualités intrinsèques, qu’il s’agisse de la vitesse ou de la puissance de feu.

Du jihad

« Le summum de cette religion est le jihad » (interview d’Oussama Ben Laden à CNN diffusée le 10/05/1997)

Généralement, de façon un peu simpliste – mais efficace –, on décline le terme jihad en une double définition. Le « grand jihad » possède une dimension morale et spirituelle, personnelle et intime ; grossièrement, il s’agit d’une lutte intérieure pour suivre au mieux sa foi et ne pas sombrer dans le péché. Le « petit jihad », apparenté à la guerre sainte, est étroitement lié aux tout premiers temps de l’islam, la période de l’hégire, durant laquelle Mahomet, chassé de La Mecque avec ses compagnons, devait trouver de quoi subsister, puis aux débuts de la conquête, entamée sous le premier calife, Abu Bakr. Au fil des siècles, avec l’achèvement de cette conquête, qui a vu la « terre d’islam » (dar al-islam) s’étendre des confins de la Chine à l’Afrique du Nord en passant par l’Espagne, sous l’effet des différents schismes qu’a connu l’islam et de faits historiques majeurs (croisades, colonisation), et de sa théorisation par certains des plus grands philosophes musulmans, sa définition, son interprétation se sont enrichies, transformées.

La bataille du Guadalete, imaginée par le peintre Mariano Barbasan (1882) : victoire décisive des Omeyyades, menés par Tariq Ibn Ziyad, sur les Wisigoths, en 711, près de Cadix, en Andalousie. La katibat du célèbre et redouté émir jihadiste affilié à Aqmi, Abou Zeid, tué lors de l’opération Serval dans l’Adrar des Ifoghas, porte le nom de Tariq Ibn Ziyad.

C’est évidemment cette seconde acception – la lutte contre un ennemi extérieur – qui retient notre attention ici et qui agite les commentateurs, journalistes, analystes de tout poil… On ne parle d’ailleurs pas seulement de jihad, mais de jihadistes et de jihadisme, le suffixe « -isme » soulignant le penchant idéologique. Qu’est-ce alors que le jihad au XXIème siècle et à quoi les jihadistes aspirent-ils profondément ? Pourquoi jihad et terreur semblent faire si bon ménage ? Déjà il convient de mettre le bât où il blesse et de rappeler que la dimension religieuse du jihad ne se départ pas de sa dimension politique, territoriale, et inversement. Aucun jihadiste n’utilise le biais du terrorisme sans motif politique en arrière-plan et la référence à la (re)conquête de territoires est notable à toutes les échelles. Ainsi, par exemple, le magazine francophone de l’EI s’appelle Dar Al-Islam et Al-Qaïda au Maghreb Islamique (Aqmi) ne manque aucune occasion de faire une allusion rageuse à la perte du Nord-Mali suite à l’opération Serval de début 2013…

Selon la légende, en 1492, le dernier souverain de Grenade, Boabdil, partant en exil, se retourna pour jeter un ultime regard à sa magnifique Alhambra, ainsi qu’à sa terre perdue, et sanglota. La scène se passa sur un col de la Sierra Nevada qui s’appelle aujourd’hui « Le soupir du Maure ». Auteur inconnu. Merci à @halabinasser1 pour l’illustration.

Ensuite, pour comprendre la formation de l’idéologie jihadiste et sa dimension radicale, il faut remonter le cours des siècles au moins jusqu’au théologien Ibn Taymiyyah (7) (1263-1328), une des principales références du salafisme (8), qui prônait une interprétation littérale des textes sacrés, un retour à la foi telle que les grands anciens (Mahomet et ses compagnons) la pratiquaient. Puis il faut mentionner Mohammed Ibn Abd al-Wahhab (1703-1792), à l’origine du wahhabisme, la doctrine ultra-rigoriste, inégalitaire, puritaine, qui régit aujourd’hui le royaume d’Arabie Saoudite, ainsi qu’Hassan Al-Banna (1906-1949), un instituteur égyptien qui, dans les années 1920, en grande partie en réaction à la colonisation, fonda le mouvement des Frères Musulmans. Si la doctrine de ces derniers est basée une nouvelle fois sur un retour à la religion, elle est également éminemment politique, comme le montre cette formulation d’Al-Banna (9): « Dieu est notre but, le messager de Dieu est notre guide, le Coran est notre constitution, le jihad est notre chemin, la mort sur le sentier de Dieu est notre souhait ultime ». C’est dans les rangs des Frères Musulmans, que l’on trouve, dans les années 50, un penseur égyptien de premier ordre, Sayyed Qutb, qui donne à l’islamisme sa dimension combattante, avant qu’un autre Frère, Abdallah Azzam, universitaire palestinien qui a tenu le « Bureau des Services » à Peshawar avec Oussama Ben Laden, organisant le recrutement de volontaires étrangers désireux de participer au jihad afghan, ne théorise l’obligation à vie pour chaque musulman de prendre part à la guerre sainte et de défendre les terres où l’islam a un jour régné (10).

Guerrier. Auteur inconnu. Merci à @halabinasser1 pour l’illustration.

Voici en somme l’état de l’idéologie jihadiste, qui puise ses revendications et sa radicalité autant dans l’histoire que dans la théologie : retour à une pureté dans la pratique religieuse, à la fois au niveau individuel et sociétal, rejet des mœurs occidentales et des dirigeants perçus comme des oppresseurs à la botte des pays colonisateurs occidentaux, abolition des frontières issues de la colonisation, défense et reconquête des terres musulmanes… Il s’agit bel et bien d’un projet global, politique, territorial, identitaire, religieux, à la fois élaboré, structuré, ambitieux et prompt à séduire, dans un monde qui aurait soi-disant connu la « fin de l’histoire », au moment de la chute du mur de Berlin, pour ne laisser place qu’au consumérisme capitaliste triomphant. Les moyens mis en œuvre pour parvenir à la réalisation de ce projet jihadiste embrassent tout le spectre de la guerre hybride car les organisations – Al-Qaïda et l’Etat islamique, pour citer les deux principales, avec leurs affidés respectifs – ont une grande capacité d’adaptation et profitent des faiblesses, voire des situations tragiques, des territoires où elles souhaitent mener leur combat et s’imposer, de même qu’elles ont observé et savent parfaitement profiter des failles des démocraties.

Nébuleuse, galaxie ou réseau?

Au-delà des biais journalistique, la manière de désigner les organisations mises en place par les jihadistes pour frapper en Europe pose de nombreux problèmes, par les biais qu’elle induit et les erreurs de perception qu’elle implique.

Rappelons qu’une nébuleuse est selon la définition du Larousse :

  • (astronomie) Nuage de gaz et de poussières interstellaires.
  • Figuré. Ensemble de choses dont les relations sont imprécises et confuses.

Déjà pouvait-on déplorer l’emploi de ce terme pour désigner l’ensemble des groupements se réclamant d’Al Qaida, parfois dans des zones très éloignées les unes des autres (11).

Le mot « nébuleux » implique plusieurs conséquences : une méconnaissance générale des relations entre les éléments de l’ensemble, mais aussi une notion d’astronomie qui renvoie à une immensité sur-représentant l’ampleur et la puissance du phénomène. Confusion générale sur les détails et dimensions sans limites sont deux caractéristiques trompeuses pour examiner les groupes réduits et clairement reliés à certains quartiers et réseaux amicaux ou familiaux, qui ont par exemple cherché à frapper avec régularité la France et la Belgique. L’emploi de ce terme est impropre car il renvoie à une image anxiogène et trompeuse du fonctionnement de ces groupes aussi bien que de leur taille : de volume réduit, ils ont la particularité d’être reliés toujours aux mêmes personnes.
Plus récemment, la multiplication des schémas diffusés autour des mêmes noms a pu amener certains à emprunter à l’astronomie le terme de galaxie (12).

Rappelons qu’une galaxie est, toujours selon le Larousse en ligne :

  • (astronomie) Vaste ensemble d’étoiles et de matière interstellaire dont la cohésion est assurée par la gravitation. (La Galaxie à laquelle appartient le système solaire est désignée par une majuscule.)
  • Figuré. Ensemble formé par tout ce qui, de près ou de loin, participe d’une même activité.

Là encore, ce terme renvoie une image d’immensité, induisant une survalorisation quantitative de la menace, qui aliment la peur générale et les réactions extrémistes et contreproductives.

Pire, considérer que l’EI a mis en place une « galaxie » lui permettant de frapper revient à amalgamer des phénomènes très différents, et pas forcément reliés : auteurs d’attaques terroristes (souvent suicidaires), amis ou famille fournissant le soutien logistique, groupes de soutien ou de financement, personnalités chargées du recrutement, sympathisants se limitant à la propagande et à l’apologie, etc.

De même, une galaxie suppose une fixité que ces groupes n’ont pas, puisque certains évoluent d’une position de sympathisant, puis de soutien logistique avant de finir par accepter de mener une action suicide (dans un  enchaînement qui n’est ni irréversible, ni inéluctable, ni prévisible).

Le registre des termes astronomiques (auquel il ne manque que le « trou noir ») suppose de se placer dans une dimension largement supérieure en termes quantitatifs (rappelons que quelques centaines de personnes sont susceptibles de réellement passer à l’acte terroriste dans des pays de dizaine de millions d’habitants). Ce registre sémantique est aussi trompeur dans les présupposés qu’il induit, à commencer par le fait que quels que soient les facteurs et les cheminements, aucun passage à l’acte terroriste n’est irrésistible (ce que l’on constate également dans d’autres phénomènes, comme la délinquance ou la récidive).

Ce serait faire une erreur grave que de prêter aux groupes de jihadistes projetés ou guidés à partir des sanctuaires de l’EI ou d’Al Qaida, de telles caractéristiques. Si le lexique astronomique flatte l’imagination, il induit dans la foulée des sous-entendus erronés.

Le mot le mieux adapté est donc « réseau », terme large qui recouvre de nombreuses réalités autour de la notion d’ensemble d’éléments qui communiquent ou s’entrecroisent, et qui peuvent se trouver, ou non, reliés à un centre. C’est typiquement le terme qui désigne les groupes d’action clandestins « ouverts » dont les membres travaillent en liaison les uns avec les autres dans un but commun (espionnage, terrorisme, délinquance…).

Ce terme est techniquement tout à fait adéquat avec des groupes d’action violente clandestins tels que ceux des attentats de Paris et de Bruxelles. Il n’induit aucune organisation particulière, ni aucune idée de surpuissance ou d’inconnu difficile à appréhender.

Contrairement à un groupe, un réseau est ouvert et recrute en permanence de nouveaux membres, même en l’absence de pertes.

Des cellules jihadistes ?

Enfin, le terme de « cellule » est employé, y compris dans les rangs des jihadistes, pour désigner le regroupement de quelques membres en vue d’une action au sein d’un réseau terroriste.

Le terme de « cellule » renvoie directement à la sémantique communiste, qui désignait ainsi l’unité de base d’action du parti (au départ 3-4 membres) : cellule de propagande ou d’action politique, ou encore cellule d’opérations clandestines.

Un article récent n’hésite pas à parler de « super-cellule », s’agissant d’un réseau franco-belge d’une cinquantaine de membres.

La particularité de l’organisation cellulaire d’un réseau est une résistance accrue à la répression.  Le propre de chaque cellule est d’être autonome, et strictement compartimentée. La capture d’un de ses membres ne met pas en danger tout le réseau mais seulement la cellule concernée.

Abondamment documenté dans la bibliographie des guérillas communistes (13) comme dans les manuels militaires pour le contre-terrorisme ou la guerre asymétrique, il s’agit d’un mode d’organisation garantissant efficacité et résistance.

Schéma tiré d’une publication de l’armée de Terre (14)

Les groupes jihadistes qui frappent l’Europe sont-ils organisés en cellules ?

Rien n’est moins sûr : le compartimentage en petits groupes autonomes « imperméables » qui ne se connaissent pas ne correspond à ce que les faits nous donnent à constater.

Il s’agit de réseaux larges, ouverts, constitués autour de fratries réelles (frères Clain, Kouachi, Abdeslam, el-Bakraoui…), ou symboliques (camarades du même quartier, de la même école, ayant vécu la délinquance ou la prison ensemble…) qui amalgament tous ceux qui sympathisent avec le projet idéologique jihadiste, souvent réduit au seul rejet de l’occident et de ses valeurs.

schéma provisoire – janvier 2016 – source @evil_SDOC

En réalité, il existe un groupe large de connaissances partageant les idées et soutenant les actions jihadistes. S’en détachent des éléments qui vont s’amalgamer autour d’un noyau dur, souvent constitué de jihadistes confirmés (revenus de Syrie), et qui vont s’auto-organiser en vue de mener à terme un projet d’attentat.

Il est ainsi possible de distinguer une typologie de 3 catégories d’acteurs d’un projet d’attentat :

•    Type Alpha : le noyau dur : formé d’experts disposant des compétences techniques clés (fabrication d’explosifs, techniques de combat, manipulation et préparation des armes, communication avec le centre de décision), ils sont formés en Syrie (ou dans d’autres sanctuaires jihadistes) avant d’être projetés vers la zone cible ; ils sont surtout capables de monter plusieurs opérations successives avant de se livrer eux-mêmes à une attaque suicide (Abaaoud, Laachraoui, Réda Kriket…)
•    Type Béta : Les opérationnels : souvent recrutés en Europe, ils ne sont pas allés dans une zone jihadiste, ils préparent et exécutent l’attaque, et peuvent avoir acquis certaines compétences grâce à la documentation dédiée disponible sur le net (Coulibaly, Kouachi, Abdeslam, Bakraoui…)
•    Type Gamma : les soutiens logistiques : ils sont sympathisants sans être eux-mêmes volontaires ou prêts pour une opération terroriste. Ils fournissent l’aide matérielle pour la réalisation des attaques, à des niveaux plus ou moins importants, et sans toujours avoir pleinement conscience de la gravité de leur complicité (cela va de la cousine d’Abaaoud à Jawad Bendaoud, en passant par Zerkani).

Voici par exemple le schéma des personnes impliquées (fin mars 2016) dans les attaques de Paris et de Bruxelles, avec les auteurs (Alpha et Béta mêlés) et les logistiques (type gamma) :

En cas de succès (et d’échec des mesures de surveillance et d’arrestation), le groupe va se reformer différemment pour un autre projet, le noyau étant souvent commun, mais les autres éléments agrégés en fonction des besoins, des disponibilités, et de la motivation.

Il existe des cas où l’implication évolue, souvent vers un passage à l’acte terroriste, comme pour les frères Bakraoui, soutenant d’abord logistiquement l’attaque de Paris avant de passer eux-même à l’attaque suicide.

Il s’agit donc moins d’une organisation en « cellules » rigides, spécialisées et bien séparées que de groupe d’action, formés en fonction d’un ou plusieurs projets. La direction d’ensemble reste en général fortement reliée au cœur de décision de l’organisation, mais l’organisation est modulaire, et très flexible.

Là encore, l’exemple des Groupes tactiques des armées modernes (calqués sur les Kampfgruppe de la Wehrmacht), est une analogie bien plus pertinente et moins trompeuse que celle de cellules.

Des éléments clés vont ainsi recruter autour d’eux, pour former un groupe en vue de commettre un attentat, sans qu’il n’existe ni de structure préétablie rigide, ni de compartimentage (tous se connaissent et se rencontrent). Ce recrutement se fait en fonction des besoins, des compétences et des disponibilités. Pour mener une telle opération, l’on privilégie un équilibre entre fiabilité – loyauté au groupe –, et absence de risques de surveillance policière spécifiques  – une personne déjà connue des services antiterroristes constitue un danger pour le projet –, étant entendu que les compétences techniques sont en général maîtrisées par le noyau de 1 à 3 éléments.

C’est ce qui explique qu’à un même noyau de jihadistes projetés en Europe, on puisse lier une série de projets d’attaques, selon le schéma suivant :

NB : ce schéma est provisoire et incomplet mais il permet de visualiser l’effet « d’opérations successives » menées par le même noyau – merci à @evil_SDOC

On le voit une telle organisation, modulaire et par projet, présente des avantages mais aussi des fragilités, mais n’a rien à voir avec une organisation « cellulaire », bien plus solide, mais aussi plus rigide et nécessitant en réalité un plus grand nombre d’activistes.

Une organisation cellulaire est un modèle vers lequel l’EI cherche à tendre, mais l’analyse des réseaux démantelés récemment montre qu’il en est loin.

Il est donc important de rappeler que, par exemple, et contrairement à ce que certains ont affirmé, les attaques de mars 2016 à Bruxelles ne sont pas l’œuvre d’une « cellule » ayant agi lorsqu’une autre « cellule », celle d’Abdeslam, a été démantelée avec la perquisition de Forest.  Cette lecture erronée sous-entend en effet un degré de préparation, et d’anticipation survalorisant les capacités effectives de l’EI en Belgique. En réalité, il s’agit d’un réseau plus large et plus souple, menacé par les arrestations et perquisitions, et qui a simplement précipité une opération menée par des personnes directement menacées d’arrestation, et qui ont préféré agir une dernière fois pour leur cause plutôt que d’être pris.

Conclusion temporaire

A l’instar de Nicolas Boileau, nous croyons, à kurultay.fr, que Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, Et les mots pour le dire arrivent aisément. L’emploi massif, en période de stress public, de termes détournés de leur sens – de manière intentionnelle ou non –, nous a décidés à unir les efforts des trois membres de la rédaction du blog pour offrir à qui voudra bien le lire ce modeste balisage sémantique et conceptuel. C’est notre manière de contribuer à ce que chacun dispose de clefs de lecture saines vis-à-vis d’une actualité à la fois complexe et traumatisante. Nous espérons donc avoir fourni au lecteur le petit marteau qui lui permettra de tapoter sur les discours, articles et autres communiqués afin de s’assurer qu’ils ne sonnent pas creux.

Emilie Freyssinet, Cédric Mas, Jean-Marc LAFON

  1. Louise Richardson, Terrorists as Transnational Actors, Terrorism and Political Violence
  2. Tamar Meisels, The trouble with terror: the apologetics of terrorism – a refutation
  3. Andrew J.R. Mack, Why big nations lose small wars: the politics of asymmetric conflict World Politics n°27, janvier 1975 http://web.stanford.edu/class/polisci211z/2.2/Mack%20WP%201975%20Asymm%20Conf.pdf
  4. James N. Mattis & Frank Hoffman, Future warfare: the rise of hybrid wars, Proceedings, novembre 2005
  5. Elie Tenenbaum, Le piège de la guerre hybride, IFRI, Focus stratégique n°63, octobre 2015 http://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/fs63tenenbaum.pdf
  6. Alexis Adelé, La cité balnéaire ivoirienne de Grand-Bassam découvre l’horreur terroriste, Le Monde.fr http://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/03/13/cote-d-ivoire-la-cite-balneaire-grand-bassam-plongee-dans-l-horreur-terroriste_4882100_3212.html
  7. « La mort en martyr pour l’unification de tous les hommes dans la cause de Dieu et sa parole constitue la mort la plus heureuse, la plus facile, la plus vertueuse et la meilleure » Ibn Taymiyyah souvent cité par Oussama Ben Laden, d’après Bergen (P.) Guerre sainte, multinationale, Gallimard, Paris, 2002, p. 51.
  8. En arabe, le terme salaf signifie ancêtre. Sur l’idéologie salafiste et la façon dont jihadistes et quiétistes l’intègrent, voir la clarification publiée le 26/11/2015 par Romain Caillet sur le site du Figaro « Salafistes et djihadistes : quelles différences, quels points communs ? »
  9. Dans son Epître aux jeunes.
  10. « Ce devoir ne cessera pas avec la victoire en Afghanistan, et le jihad restera obligation individuelle jusqu’à ce que nous revienne toute autre terre qui était musulmane afin que l’islam y règne à nouveau : devant nous, il y a la Palestine, Boukhara, le Liban, le Tchad, l’Erythrée, la Somalie, les Philippines, la Birmanie, le Yémen du Sud et autres, Tachkent, l’Andalousie… » Abdallah Azzam, citation tirée de Kepel (G.) Jihad, expansion et déclin de l’islamisme, Gallimard, Paris, 2000, p. 220.
  11. Voir par exemple ici : http://www.europe1.fr/international/que-va-devenir-la-nebuleuse-al-qaida-523127
  12. Voir ici par exemple : http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20141114.OBS5043/carte-la-galaxie-de-l-etat-islamique.html
    • Les « groupe de feu » (cellules)

    Les guérilleros urbains seront organisés en petits groupes. Chaque groupe, appelé « groupe de feu » (cellule), ne peut dépasser le nombre de 4 ou 5 personnes. Un minimum de 2 groupes (cellules), rigoureusement compartimentés et coordonnés par 1 ou 2 personnes, s’appelle une « équipe de feu » (réseau).«  Source : http://www.terrorisme.net/doc/gauche/003_marighella.htm

  13. Schéma tiré de LES FORCES TERRESTRES EN OPÉRATION : QUELS MODES D’ACTIONS ADOPTER FACE À DES ADVERSAIRES ASYMÉTRIQUES ? Cahier de la recherche doctrinale, CDEF, DREX édition 2004.



Daech sur la défensive en France ? analyse du dernier Dar al Islam – février 2016

Dans la nuit du 6 au 7 février 2016, l’EI a diffusé le dernier numéro (le Nr. 8) de sa revue officielle en français, Dar al Islam que nous allons décortiquer en détail car elle se révèle très instructive et donne un point de vue différent sur la situation du jihadisme en France, laissant même penser que l’EI est sur la défensive en France à la suite des attentats du 13 novembre 2015.

DAI 1

Qu’est-ce que le magazine Dar al Islam ?

C’est au mois de décembre 2014 que l’EI s’est doté d’un magazine francophone de propagande, baptisé Dar al-Islam conçu depuis son sanctuaire iraquien par une équipe de jihadistes d’origine française.

Cette création suit en réalité celle d’une première revue en anglais, Dabiq[1], qui est l’un des outils de propagande et de communication de l’EI parmi les plus visibles dans le monde[2].

D’une conception qui cherche à paraître professionnelle, Dar al Islam émane de rédacteurs anonymes, qui ont, semble-t-il, beaucoup varié depuis les premiers numéros[3].

Avec en couverture le titre « attentats sur la voie prophétique « , le dernier numéro de la revue marque une modification importante par rapport aux précédents. L’ampleur et la nature de cette évolution nous livrent un grand nombre d’informations précieuses et éclairantes sur la stratégie de l’EI à l’égard de la France, ainsi que sur le positionnement des francophones au sein du mouvement en Iraq. L’analyse de ce document est donc indispensable pour comprendre et trouver des contre-mesures efficaces à la menace terroriste contre la France.

Le numéro 8 de Dar al Islam :

Relevons tout d’abord qu’avec 114 pages, ce magazine est considérablement plus volumineux que les précédents. Les deux premiers numéros avaient 15/14 pages puis la pagination a augmenté régulièrement pour se stabiliser à partir du numéro 6 à 57/58 pages.

Le numéro 8 a donc doublé, avec plus de 100 pages, ce qui lui donne un volume exceptionnel[4], signe d’un effort de communication important de l’EI à l’égard des francophones.

Le sommaire du magazine peut être résumé ainsi :

  • éditorial : c’est le seul moment où les rédacteurs du magazine critiquent la réaction du gouvernement français aux attaques du 13 novembre. les communicants de l’EI se permettent ainsi de critiquer l’état d’urgence en termes durs et surprenants : « des perquisitions totalement arbitraires, des assignations à résidence aux effets contreproductifs et une surveillance de masse qui tourne à la politique totalitaire… » (sic)
  • le dossier principal du magazine « attentats sur la voie prophétique », présente au lecteur un argumentaire volumineux (35 pages) qui a 2 objets : justifier, presque « excuser » les attaques du 13 novembre du point de vue de la religion et du droit musulmans vus par les jihadistes de l’EI ; réfuter et argumenter contre les avis unanimes rendus par les autorités musulmanes françaises qui ont condamné vigoureusement ces crimes (le CFCM, l’UOIF, les salafistes, la grande mosquée de Paris, les Etudiants musulmans de France, plusieurs imams français…) ; Après avoir posé ce cadre argumentaire (avec par exemple pas moins de 7 « ambiguïtés » critiquées), les rédacteurs promettent une deuxième partie dans le prochain Dar al Islam, annoncée comme une « étude de cas » de ces justifications appliquées aux attaques du 13 novembre.
  • 3 testaments de kamikaze du 13 novembre 2015 répartis tout au long du magazine (Abdelhamid Abaaoud, Samy Amimour et Bilal Hadfi)
  • un article plus proche du contenu habituel du magazine (en réalité la traduction d’un article paru dans le Dabiq13) sur les chiites, que l’EI cherche à assimiler aux juifs, et aux adorateurs du démon (le Dajjal pour les jihadistes[5]).
  • « comment connaître la vérité » qui présente différents éléments censés être les « obligations de vie » de tout musulman et qui obéiraient aux règles de l’EI ; là encore un contenu de propagande habituel dans ce magazine.
  • Un article rédigé par la veuve d’un membre de l’EI d’origine franco-algérienne, qui a quitté la France (Roubaix) pour l’Iraq et qui est mort dans des circonstances non précisées, après avoir combattu comme sniper sur différents fronts.
  • Une interview d’un chef de l’EI en Afghanistan et au Pakistan (Wilayat du Khurasan), traduction d’un article paru dans le dernier Dabiq (Nr. 13).
  • Un reportage photo sur les auteurs des attentats du 13 novembre (photos prises lors du tournage d’une vidéo de propagande ultraviolente tournée en Syrie et diffusée en janvier 2016) – avec des images insoutenables à l’esthétique morbide.
  • Les rubriques habituelles « L’EI dans les mots de l’ennemi« (reprise de mon billet sur la menace terroriste en France en 2016, avec un « appareil critique » fourni sous la forme de NDLR commentant et critiquant mes analyses et projections) et « nouvelles de l’EI » (propagande habituelle sur les opérations militaires et les attentats de l’EI).

La structure du magazine :

Une analyse de la structure et du contenu de ce magazine permet d’identifier les inflexions, les méthodes et objectifs de la propagande de l’EI à l’égard de la France.

Pour étudier ce numéro, j’ai d’abord établi 8 catégories d’articles différentes, sur la base de critères basés sur leur contenu et leur objectif en tant que mode de propagande. Il faut rappeler que l’EI, plus encore qu’Al Qaida, utilise la propagande comme un moyen d’action opérationnel autonome, afin d’atteindre des objectifs stratégiques et politiques contre différents pays, même si je limiterai mon propos à la France.

Bien évidemment ces catégories sont imparfaites en ce que beaucoup d’articles – dont la qualité est très variable – ont des contenus aux logiques et objectifs mixtes, mélangés ou parfois même difficiles à identifier.

Catégorie 1 : la propagande « positive » en faveur de l’EI :

Recouvre les contenus qui présentent l’EI comme un mouvement militaire et idéologique vainqueur, parfait ou conquérant, afin de fortifier le moral de ses membres et sympathisants proches. C’est dans cette catégorie que l’on va trouver les contenus les plus violents (par exemple, certains reportages photos).

Catégorie 2 : L’avenir proche de l’EI :

Nous regroupons là les articles comportant soit des instructions, des conseils, des modes d’action, des cibles ainsi que ceux décrivant le projet de l’EI ou projetant dans le futur les désirs des rédacteurs du magazine (ex. un article menaçant les écoles publiques françaises dans le Nr. 7[6]) ; là encore le public visé est d’abord les membres ou sympathisants proches du groupe.

Catégorie 3 : la vie quotidienne dans les territoires sous domination de l’EI :

Sont regroupés ici des articles dépeignant la vie, et les règles applicables au sein des territoires de l’EI, en majorité avec un biais d’idéalisation d’une vie que l’ensemble des témoignages recueillis sur place dépeint comme très difficile ; le public visé est plus large, afin de séduire des musulmans.

Catégorie 4 : la propagande « défensive » de l’EI :

Il s’agit d’articles qui ont pour objectif de justifier les actions et règles de fonctionnement de l’EI, et de contredire les critiques, particulièrement à l’aide d’une lecture jihadiste des règles religieuses et juridiques de l’Islam sunnite wahhabite (nous pouvons citer les articles justifiant l’esclavage, la polygamie, la lapidation pour adultère, la destruction de monuments historiques…) ; là encore, le public visé est plus large, puisqu’il s’agit de « défendre » l’EI des critiques, de désamorcer les contre-discours produits contre le groupe.

Catégorie 5 : les discussions purement théologiques :

Certains articles n’ont qu’un contenu religion, consistant dans des citations, discours ou démonstrations purement théologiques. Le but est simplement d’afficher l’EI comme un mouvement « sérieux » et rigoureux dans sa pratique et sa connaissance de l’Islam, et donc « digne » du respect des musulmans ; le public visé est plus restreint : les jihadistes des autres mouvements, et les musulmans convertis ou « born-again » qu’une apparence de rigueur religieuse peut séduire.

Catégorie 6 : les ennemis de l’EI :

Cette catégorie regroupe les articles dénigrant et menaçant les ennemis de l’EI, et ils sont nombreux. Le premier article classé dans cette catégorie a été « histoire de l’inimitié entre la France et l’Islam » (Nr. 2), mais la plupart concernent les chiites (rafidites), les juifs, Al Qaida…. ; le public visé par ces contenus est plus large : les partisans de l’EI comme les sympathisants ou les jihadistes d’autres groupes.

Catégorie 7 : les membres de l’EI :

Sont regroupés là les contenus mettant en avant, par des textes et/ou des photos, les membres de l’EI, décris et présentés à titre d’exemples à l’attention des lecteurs ; le public visé est celui des sympathisants ou de tout lecteur susceptible d’être séduit.

Catégorie 8 : la rubrique « les mots de l’ennemi » :

Dans cette rubrique, les rédacteurs empruntent des propos et des écrits d’Occidentaux francophones afin de les utiliser, en s’appuyant sur une partie du contenu tout en critiquant ou contredisant les éléments gênants pour leur propagande[7] ; contrairement aux apparences c’est moins les Occidentaux que les partisans et membres de l’EI qui sont visés par ce type d’article, cherchant à manipuler et retourner les discours et études hostiles à l’EI.

Bien qu’imparfaites, ces catégories ont le mérite de pouvoir classer de manière pratique l’intégralité des contenus[8], qu’il s’agisse d’articles, d’interviews, de citations, de photos. J’ai donc repris les 8 numéros du magazine et classé l’ensemble de leurs contenus, en prenant en considération la pagination de chacun.

Nous en tirons deux schémas intéressants pour analyser les inflexions de la propagande induites par le numéro 8 du magazine officiel de l’EI.

Le premier montre l’évolution de la pagination de chaque catégorie de contenu :

DAI A

Au-delà de la croissance du volume total du magazine, la comparaison du numéro 8 avec les numéros précédents du magazine permet plusieurs constats :

  • augmentation très importante des contenus de propagande défensive (catégorie 4) et des contenus relatifs aux membres de l’EI (categ. 7)
  • disparition des contenus relatifs à l’avenir (categ. 2) et de ceux sur la vie quotidienne dans les territoires de l’EI (categ. 3)
  • pérennisation de la hausse constatée dans le précédent numéro de la rubrique « dans les mots de l’ennemi » (categ. 8).

Si l’on rapporte maintenant cette pagination en pourcentage sur chaque numéro, ces évolutions se confirment de manière visible :

DAI B

Ce second schéma permet aussi de constater que dans le dernier numéro, la propagande positive (categ. 1) perd de l’importance par rapport à la propagande défensive (categ. 4).

De même, après plusieurs numéros dédiés aux ennemis de l’EI (categ. 6), l’accent est mis dans le dernier volume du magazine sur les membres de l’EI (categ. 7).

Les conclusions que l’on peut tirer :

Si l’on part du principe que le contenu et les choix rédactionnels pour la conception de chaque numéro de ce magazine sont validés par la hiérarchie de l’EI, il est possible de tirer au moins 3 conclusions sur les choix stratégiques en matière de propagande de l’EI à l’égard de la France :

1ère conclusion : les attentats du 13 novembre contraignent la propagande de l’EI à une posture défensive et d’auto-justification

Plusieurs fois déjà, la propagande de l’EI s’est crue obligée de justifier certaines actions qui pouvaient réduire ses efforts de propagande envers les Français musulmans (citons les attaques de Charlie Hebdo, pourtant l’œuvre de français obéissant à d’Al Qaida – « ceux qui insultent le prophète » Nr. 2 ; la destruction des idoles – Nr. 3 ; la lapidation pour adultère – Nr. 4 ; l’esclavage sexuel – Nr. 5…). Cependant, il s’est toujours agi jusque-là d’articles courts. Jamais avant le numéro 8, le contenu de propagande « défensive » n’avait occupé un tel volume de pagination.

L’EI est donc contrainte suite aux attentats du 13 novembre, de redéployer ses efforts de propagande vers l’argumentation et la justification de ses actions.

Ce que semble montrer cette évolution, c’est que les réactions et retours des Français musulmans suite aux attaques du 13 novembre ont été massivement négatifs.

J’ai déjà analysé la stratégie de l’EI lorsqu’il lance des attaques terroristes en France. Tout confirme que le centre de gravité de ces attaques est la communauté des Français musulmans, qui doivent être séparés du reste de la nation, et ralliés à la cause jihadiste, afin de déstabiliser le pays[9].

Si les attaques du 13 novembre avaient été un succès de ce point de vue, il n’y aurait pas de raisons d’adopter comme l’EI le fait dans ce dernier Dar al Islam un discours aussi défensif, aussi approfondi dans l’explication et la justification de ce qui a été fait.

De même, si les contre-discours qui ont été diffusés après le 13/11 par les autorités musulmanes étaient sans effets, il n’y aurait aucun intérêt à mobiliser un argumentaire aussi lourd et indigeste pour le contredire et le combattre.

Si l’on se place du point de vue des propagandistes de l’EI, le résultat des attaques du 13 novembre sur les Français musulmans a donc été éloigné des attentes. Et cela explique donc cette grande opération de communication afin d’essayer de remédier à une popularité altérée, à une image dégradée auprès de ceux-là même qui sont les objectifs prioritaires de la propagande comme des opérations du groupe terroriste.

Par leur caractère aveugle et injuste, en frappant des anonymes pris au hasard – surtout des jeunes, y compris des musulmans – les attaques du 13 novembre ont heurté le bon sens et l’humanité de tous, quels que soient la religion, les croyances, les opinions, les ressentiments personnels à l’égard d’une société française en crise.

Face à ce résultat contreproductif et imprévu, l’EI a donc engagé un effort de propagande défensive sur 2 axes :

  • défendre les meurtres d’innocents par une argumentation juridico-religieuse particulièrement longue (et annoncée en deux parties)
  • réfuter le contre-discours diffusé par les Français musulmans, qui a affirme que les actes terroristes de l’EI n’ont rien à voir avec l’Islam.

Ces 2 axes désignent ainsi le levier évident que le contre-terrorisme français se doit d’actionner pour combattre la propagande jihadiste : contester à l’EI sa légitimité religieuse, en s’appuyant sur les Français musulmans qui refusent que l’Islam soit pris en otage par des croyances violentes, minoritaires et importées.

C’est ainsi que dans ce dernier Dar el islam, l’EI nous indique par ses choix éditoriaux, ses faiblesses et ses craintes.

Enfin, la propagande défensive de l’EI pour tenter de limiter les effets contreproductifs des attaques du 13 novembre se retrouve aussi dans d’autres éléments de ce numéro :

  • pour la première fois, l’EI semble cibler le FN[10], qui jusque-là était épargné de toute critique ou menace. L’objectif de cet artifice – sur lequel nous reviendrons plus bas – est évident : regagner la sympathie, sinon la popularité, des Français musulmans
  • de même, la tonalité des textes du dossier central se veut rigoureuse et exhaustive, en prenant appui sur les critiques ennemies, comme si les rédacteurs de Dar al Islam voulaient prendre le contre-pied de la posture personnelle du Premier ministre qui refuse toute recherche d’explication, toute analyse, assimilées par lui à une « recherche d’excuse » qu’elles ne sont pas.
  • Enfin, la publication de 3 testaments des auteurs, (associés au témoignage de la veuve d’un jihadiste français mort en Syrie) cherche à humaniser les auteurs d’attaques unanimement dénoncées comme « monstrueuses » ; là encore, il s’agit de réduire l’effet désastreux d’attentats aveugles et inhumains sur l’image de l’EI auprès des jeunes musulmans en France.

Il est évident que le ton général de ce dossier principal – comme du reste du magazine – est trop différent de la propagande triomphaliste que l’on avait observée jusque-là pour que cela ne fasse pas sens.

En adoptant un contenu « défensif », et un ton éloigné de tout triomphalisme[11], l’EI montre donc que les résultats des attaques du 13 novembre ne lui sont pas favorables.

Plus l’EI fait l’effort de se justifier de ses attentats, plus cela montre que ces actions n’ont pas produit l’effet escompté[12].

2ème conclusion : l’EI craint de se couper des français musulmans :

Dans ce numéro, la propagande de l’EI laisse apparaître encore plus que dans les précédents, la volonté de ses rédacteurs d’être « proches » des préoccupations des Français musulmans, malgré leur éloignement géographique et humain.

C’est le premier numéro où il y a autant de références à des éléments du paysage médiatique quotidien des Français : le tweet de David Thomson (p.8), un échange entre Olivier Galzi et Anouar Kbibech, président du CFCM sur iTélé au lendemain du 13 novembre. Et évidemment mon billet paru sur plusieurs sites, et reproduit intégralement dans la rubrique « les mots de l’ennemi« .

DAI 2

Il est vraisemblable que ces exemples ont été mûrement sélectionnés par les rédacteurs de Dar al Islam, en prenant comme base, ce qui a retenu l’attention de leurs contacts en France.

Ce que veulent les rédacteurs du magazine, de manière consciente ou non, c’est montrer que malgré leur éloignement géographique et idéologique, ils restent au courant de ce qui se passe en France. Bien que reclus dans une quasi-clandestinité, dans la partie de l’Irak sous la coupe de l’EI, ils continuent à partager les mêmes informations et réflexions que s’ils vivaient en France en 2016.

Ce choix de propagande nous expose, là encore une faiblesse potentiellement exploitable par le contre-terrorisme : insister sur le décalage réel entre la société française dans son ensemble et le petit groupe de ceux qui sont partis vivre en Iraq.

3ème conclusion : les Français sont dans une position ambiguë au sein de l’EI 

La hiérarchie centrale de l’EI est essentiellement irakienne, et l’internationalisation de ce groupe, souvent annoncée, ne s’est toujours pas vérifiée à ce jour. Au niveau local, les leaders sont choisis parmi les responsables tribaux qui ont fait allégeance, en privilégiant les jeunes générations aux plus anciens.

Au sein de l’EI, les jihadistes étrangers sont donc à part : limités à des rôles militaires (souvent de courte durée entre l’arrivée et l’attentat suicide final), ou à des fonctions de propagande. Parmi eux, les jihadistes francophones ne « pèsent » pas beaucoup dans l’appareil de l’EI.

L’un des signes de cette faiblesse est l’absence de mise en valeur des attaques du 13 novembre dans la propagande anglophone de l’EI (le Nr. 13 de la revue Dabiq ne traite quasiment pas de ces attaques, malgré qu’elles fassent sa couverture).

Dans ce contexte, le contenu du dernier numéro de Dar al-islam montre que l’échelon français (et apparenté) de l’EI s’essouffle et manque de moyens pour poursuivre les attaques contre la France.

4 éléments nous paraissent fonder un tel constat, qui demandera d’être confirmé :

  • d’abord, il n’y a jamais eu dans la revue Dar al islam, d’articles de dimension géopolitique comme il y en a dans Dabiq, montrant bien que les rédacteurs francophones ne sont pas dans la même sphère de réflexions, et n’ont pas accès aux mêmes niveaux hiérarchiques que les anglophones
  • de même, si la revue francophone Dar al-Islam comporte de nombreux articles directement traduits de la revue anglaise Dabiq, il n’y a rien dans l’autre sens (même si la rédaction francophone dispose d’une relative autonomie rédactionnelle).
  • ensuite, le Nr. 8 ne comporte aucun article de projection vers l’avenir[13], comme si avec les attentats du 13 novembre à Paris, l’EI avait épuisé ses capacités opérationnelles et ses réseaux d’opération en Belgique et en France, et n’avait d’autre choix que de « capitaliser » sur le passé plutôt que de se tourner vers le futur.
  • Enfin, la reproduction de mon article, qui essaie d’analyser du point de vue français, la menace terroriste en 2016 et qui met l’accent sur la dilution d’une menace de plus en plus individuelle et auto-générée, montre que c’est là une évolution, non pas avérée, mais désirée par l’EI en France, faute de pouvoir disposer de réseau permettant de maintenir une capacité d’attaques terroristes projetées ou « glocales ».

Un signal fort de ce positionnement ambigu des francophones au sein de l’EI est la NDLR page 91 « …il est bien connu que le plus gros contingent de l’Etat islamique est constitué de locaux et ce sera toujours le cas. » Cette affirmation des jihadistes francophones en Iraq, sonne comme l’aveu d’un rôle subsidiaire, ou celui d’une ambition contrariée.

Observations finales :

Il ressort de ces analyses que ce numéro de la revue représente, par son volume, sa structure et son contenu, le signe de la fin d’une époque pour l’EI francophone en Syrie et en Iraq, comme pour l’EI en France.

Le refus de tout triomphalisme, la tonalité très « défensive », les choix rédactionnels… permettent de constater que l’EI s’est affaibli en lançant une opération de grande ampleur en France. Et les rédacteurs du Dar al Islam Nr. 8 s’adaptent à cette situation nouvelle, en préparant un avenir fixé à un horizon éloigné.

Ces observations nous offrent donc une vision très différente de celle dominant actuellement en France, y compris dans la communication gouvernementale, de morosité et de catastrophisme. Le danger n’a pas disparu – loin de là – mais il s’est réduit en ce début d’année 2016.

Après n’avoir pas su éviter un excès de confiance avant ce funeste mois de novembre, sachons éviter de tomber dans l’excès inverse. La perception de sa propre situation que l’EI nous renvoie à travers un changement aussi important et inattendu de sa propagande doit nous permettre de mieux prévenir la menace, en l’évaluant à sa juste mesure, sans sombrer dans la suffisance, ni dans le pessimisme incapacitant.

Après cette conclusion, il reste à aborder deux observations particulières.

1ère observation : l’emploi du terme Daech est officialisé pour désigner l’EI :

D’abord, très symboliquement, et pour la première fois dans cette publication[14], le terme de Daech est employé pour désigner l’EI par les rédacteurs eux-mêmes de la revue, en dehors de toute citation : pages 7 & 17.

Il s’agit d’une officialisation importante, symboliquement très forte, et passée quasiment complètement inaperçue des commentateurs du magazine.

Cet emploi peut avoir plusieurs raisons[15] :

  • volonté de se « rapprocher » des jeunes français musulmans qui emploient tous ce mot, y compris parmi les sympathisants des jihadistes
  • appropriation d’un terme péjoratif utilisé par l’ennemi.

Rappelons que l’appropriation par des combattants d’une désignation péjorative utilisée au départ par l’ennemi est fréquente en histoire militaire[16], même si elle est d’abord le fait de soldats sûrs d’eux et en confiance[17] au point de retourner à leur avantage la propagande ennemie qui cherchait à les dévaloriser.

Dans tous les cas, il est donc désormais possible pour les analystes d’user du terme Daech, au départ issu de la propagande des ennemis de l’EI, pour désigner l’EI, sans se départir de toute objectivité ou rigueur, puisqu’il est employé par les rédacteurs de Dar al Islam.

2nde observation : Daech et le Front National

Ensuite, pour la première fois, Daech menace le Front National dans ce numéro de sa revue officielle, en désignant les membres de l’extrême-droite comme une cible « de premier choix ».

DAI 3

C’est le principal, et seul élément, relevé par les commentateurs. Et le FN a immédiatement exploité cela politiquement (dès le lendemain de la parution de la revue, soit le dimanche 7 février 2016).

Cette menace est-elle sérieuse ?

Il faut relever tout d’abord que le FN n’est pas l’objet d’un article le désignant, avec force citation de la Sunna, comme une cible légitime et « légale ». La menace découle seulement d’une légende d’une photo isolée dans un article qui a un tout autre objet.

Il suffit de comparer cette « menace » avec l’article de 8 pages ciblant l’école publique française et les services de protection de l’enfance dans le Nr. 7 du magazine, pour se rendre compte que cela ne ressemble pas aux modalités de communication de l’organisation lorsqu’elle désigne ses cibles à ses partisans.

Cette menace n’est donc pas du tout du même niveau de gravité et de force.

L’objectif pour Daech en visant le FN n’est pas d’inviter à agir, mais d’abord de restaurer une popularité entamée auprès des Français musulmans.

L’avenir de cette menace très limitée dépendra donc de la manière dont Daech envisage de résoudre sa problématique d’impopularité et de rejet auprès des musulmans, conséquence imprévue des attentats du 13 novembre. Ce problème d’image est aussi inattendu que prioritaire pour la suite des projets criminels de l’EI contre la France.

Si les menaces à l’égard du FN devaient se renouveler ou se matérialiser par des projets d’attentats, ce serait ainsi le signe que ce problème d’impopularité de l’EI auprès des jeunes en France n’est pas réglé…

Le 15 février 2016.

Nota Bene :

DAI fin

Il a été évoqué plus haut que dans ce numéro de Dar al Islam, mon billet sur la menace terroriste en France en 2016 a été cité in extenso, dans la rubrique « les mots de l’ennemi ». Je précise tout d’abord qu’en me qualifiant d’ennemi de Daech, les rédacteurs de ce magazine ont totalement raison.

Malgré cette citation, je ne cesserai pas d’étudier et de publier sur ces questions de terrorismes, de jihadisme, et particulièrement sur l’Etat islamique. Poursuivre mon travail de décryptage et d’analyse, continuer à dévoiler les ressorts de la propagande de Daech, mettre à nu ses méthodes et stratégies, révéler ses buts et son projet idéologique totalitaire et messianique restent pour moi le plus sûr moyen d’en annuler les effets comme leur efficacité. Je continuerais donc à livrer au débat public le fruit de mes réflexions dans ce seul but en espérant qu’il soit utile.

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[1] La magazine Dabiq est lui-même un avatar propre à l’EI du magazine d’Al Qaida « Inspire« , dont il est très proche dans la forme et le contenu voir : http://www.huffingtonpost.com/entry/isis-dabiq-magazine_us_56a7e6cfe4b04936c0e8938a?ncid=tweetlnkushpmg00000067

[2] La diffusion sur internet de publication de format journaux et magazines en langue anglaise est un moyen classique dans les mouvements jihadistes internationaux, depuis l’Afghanistan.

[3] S’il est impossible par manque d’information d’identifier les rédacteurs anonymes de cette revue, certains indices montrent que ces rédacteurs ont changé (moins de fautes d’orthographe ou d’accord qu’au début – variation du style), et que pour ce dernier numéro leur nombre semble se réduire à 2-3 personnes, avec une perte nette de savoir-faire (le sommaire « interactif » avec hyperliens vers les articles apparu dans le n°6 a disparu).

[4] Il est même plus gros que le magazine anglophone Dabiq qui après avoir atteint 79 pages (Nr. 9 & 10) est redescendu avec le Nr. 13 à 56 pages

[5] Le Dajjal est une figure très proche de l’antéchrist ; dans leurs croyances messianiques millénaristes et apocalyptiques, ce Dajjal serait le démon qui apparaîtra à la fin des temps et dont la défaite marquera pour les jihadistes l’avènement d’une nouvelle ère.

[6] J’avais étudié en détail cet article dans un précédent billet, en omettant de relever qu’il s’agissait d’une traduction /adaptation à l’égard de la France d’un article paru dans un précédent Dabiq – Nr. 12)

[7] Cette rubrique apparue dans le Nr. 3 est en fait la reprise du principe d’une rubrique connue du magazine « Dabiq » (in the words of ennemies), qui est elle-même empruntée à une rubrique fondée sur le même principe de la revue « Inspire » d’Al Qaida

[8] Je répète que pour certains contenus, ce classement a été délicat et j’ai alors privilégié l’objectif poursuivi par les rédacteurs, dans la mesure où celui-ci est à la portée d’une analyse objective et rationnelle.

[9] Voir mon billet paru le 11/06/2015 et repris ici : http://kurultay.fr/blog/?p=612

[10] Dans la légende d’une photo de la page 22, montrant un cortège du FN désigné comme « cibles de premier choix« 

[11] les légendes moqueuses de certaines photos du dossier relativisent le choix des rédacteurs de Dar al islam d’adopter un ton modéré dans ce numéro, manifestement conjoncturel.

[12] Rappelons que du point de vue de l’EI, les attaques du 13 novembre représente un succès majeur, ce qui est rappelé par ailleurs de manière assez maladroite par la légende de la photo p. 15 et surtout dans les NDLR p.95, or ce succès n’est pas célébré sur un ton triomphaliste, mais justifié et défendu, presque excusé…

[13] c’était déjà le cas du Nr. 4, sans que cela n’ait de conséquence, sauf qu’il s’agissait d’un magazine alors de 42 pages et non 114….

[14] Nous n’avons pas trouvé d’équivalent dans les derniers Dabiq sans avoir cherché dans les plus anciens numéros.

[15] Pour un tel emploi, dans une publication officielle, d’un terme utilisé de manière péjorative par les ennemis de l’EI à 2 reprises excluent selon nous la simple erreur ou maladresse.

[16] Citons par exemple les « Old contemptibles » de 1914 ou les « Deserts Rats » en 1941

[17] C’est fréquent chez les soldats britanniques ayant remporté un succès défensif – plus rare dans les armées latines ou moyen-orientales