J’ai lu « La face cachée d’Internet », de Rayna Stamboliyska

La face cachée d’Internet, de Rayna Stamboliyska. Larousse, juin 2017, 352 pages

Quel est l’objet de l’ouvrage ?

« Qu’est-ce qu’Internet ? » Cette question peut sembler ridicule, tant Internet est devenu l’un des pivots incontournables de nos vies quotidiennes. Et pourtant, il en va du numérique en général et d’Internet en particulier comme, par exemple, de notre propre corps : on s’en sert tous les jours, mais c’est quand un pépin survient que l’on découvre un tissu de subtilités dont on ignorait tout jusque-là. Qu’il s’agisse du piratage de ses données bancaires ou d’une atteinte physique sévère due à des gestuelles inadaptées au travail ou lors des loisirs, il n’est pas rare de se dire que si l’on avait su comment cela fonctionnait, il aurait été possible de se faire une idée du risque encouru afin de mieux s’en prémunir.

Eh bien voilà justement une partie de ce qu’ambitionne l’ouvrage auquel votre serviteur consacre ces quelques lignes : donner au lecteur les connaissances de base et les clefs de lecture essentielles à la compréhension d’Internet – mais aussi, plus globalement, de ce qu’il est convenu d’appeler le numérique – afin de s’en servir de manière sûre et responsable. Mais pas seulement. 

Dans La face cachée d’Internet, l’auteure ne s’adresse pas qu’à un simple utilisateur de l’outil numérique. Elle s’adresse à un citoyen. Elle lui fait découvrir que le numérique en général et Internet en particulier ne sont pas qu’une suite d’outils dotés de forces et de faiblesses qui leur sont propres. On voit grandir sans cesse une cohorte d’objets connectés et d’applications logicielles dont l’architecture fermée ne permet pas une vérification concrète par l’utilisateur de la confiance qu’on peut leur accorder, tandis qu’on leur délègue de plus en plus de décisions. Le numérique et Internet sont aussi un inépuisable sujet d’inspiration pour toutes sortes de commentateurs angoissés dont certains swinguent invariablement à côté de leurs chaussures. Cela pourrait prêter à sourire si parmi eux ne se trouvaient pas des décideurs politiques ou des influenceurs fort écoutés dont la diatribe repose souvent sur une connaissance du sujet proche du néant. Au surplus, quand le discours anxiogène s’exprime en période troublée – dans la foulée d’un attentat par exemple –, il charrie dans son sillage la pulsion liberticide.

À travers ce livre, Rayna Stamboliyska met le lecteur dans un rôle qui n’incombe qu’à lui : à la fois interface chaise-clavier et acteur de la vie de sa collectivité, amené à interagir avec ses pairs, avec l’environnement technique, avec ses fournisseurs, avec le législateur, avec les forces de l’ordre, avec des inconnus pas toujours très clairs et avec des malveillants. Tout cela forme un écosystème dont les limites s’étendent très au-delà de votre ordinateur, tablette ou smartphone, jusque dans le secret opaque des antichambres présidentielles, jusqu’à… la vie sexuelle de l’usager. On a, de mémoire d’être humain, connu biotope moins complexe !

D’un point de vue purement pratique, à quoi ce livre sert-il ?

Rayna Stamboliyska voit en La face cachée d’Internet une action de médiation et de salubrité numérique. Un « ouvrage d’intérêt général. » Un moyen pour l’utilisateur lambda du numérique et d’Internet d’apprendre à connaitre cet environnement, sa genèse, ses acteurs, les problèmes qu’on est susceptible d’y rencontrer et les stratégies permettant de s’en prémunir. Avant de voir ensemble si l’œuvre est à la hauteur de cette ambition, ne nous privons pas de jeter un œil au bref état des lieux de la connaissance citoyenne du numérique évoqué par le camarade @MarkoA_Ramius – Conn, Sonar ! Crazy Ivan ! – via son tweet ci-dessous – cliquez dessus pour le voir en entier, l’image vaut le coup d’œil.

On y percevra tout l’intérêt d’une appropriation par chacun de la connaissance de cet espace. Nous y évoluons en toute décontraction, souvent sans le minimum de connaissances nécessaire à l’exercice éclairé de notre rôle de citoyens et, pardonnez-moi la métaphore, en tenue légère.

Quelle est la structure de l’ouvrage ?

La face cachée d’Internet est structuré en trois chapitres eux-mêmes subdivisés en trois sous-sections. Ces trois chapitres sont dédiés, respectivement :

  1. Aux piratages et autres actes de malveillance, à la façon dont ils surviennent, à l’équilibre précaire entre protection du citoyen et invasion de son champ privé et à la question cruciale de la confiance.
  2. Aux hackers – qui sont-ils, quels sont leurs réseaux ? –, trolls, « hacktivistes », sans oublier les lanceurs d’alertes ni les dilemmes éthiques et juridiques qui s’y rapportent.
  3. Aux darknet, darkweb et deep Web et à ce qui s’y rapporte – [Spoiler] ces trois mots désignent trois notions complètement distinctes et quelqu’un dans le monde tue un bébé phoque chaque fois qu’on les intervertit à tort et à travers…

Nous n’irons pas plus avant dans l’examen structurel de l’ouvrage. Trop de recensions se muent en mauvais résumés d’un livre, et ce serait dommage d’infliger ça à La face cachée d’Internet.

En effet, ce livre ne saurait être réduit aux seules informations qu’il contient – et il en est riche. La démarche pédagogique de vulgarisation est originale, efficace et somme toutes agréable. Sans être totalement inculte sur le sujet, votre humble serviteur traînait suffisamment de lacunes pour se dire que cette lecture n’allait pas être de tout repos. C’est la raison pour laquelle La face cachée d’Internet est longtemps resté dans la bibliothèque avant qu’enfin je le laisse me révéler son contenu. Mea culpa, mea maxima culpa, ce fut une erreur. Les préjugés, sacrebleu, quelle plaie ! Car au bout du compte, au lieu de laborieusement m’ennuyer comme je le redoutais, j’ai beaucoup appris tout en passant un bon moment.

« Et sinon, ça se lit bien ? »

Ça fait déjà longtemps qu’on se connait, je vous dois donc la vérité : oui, ça se lit très bien mais non, ça ne se lit pas comme un roman de gare. Quand un thème à haut niveau de technicité est expliqué puis mis en perspective sous les angles historique, éthique, pratique et politique, il n’y a pas de miracle : le lecteur ne peut rester simplement passif. Certaines notions clefs imprègneront bien plus aisément les cerveaux réfractaires – le mien vous salue bien – si l’on veut bien revenir aux fondamentaux enseignés à l’école : un livre sérieux se lit avec un stylo et un cahier à portée de main. Si vous lui accordez cet égard, celui-ci vous le rendra au centuple. D’autant que tout cela se fera dans une ambiance certes studieuse mais néanmoins détendue. Car l’écriture est à la fois précise, efficace et d’une espièglerie fort peu conformiste. Votre serviteur ayant le cerveau normatif en plus de l’avoir réfractaire – les tares aussi volent en escadrille –, il s’en est ému au début de sa lecture, mais s’y est rapidement fait, au point d’en redemander.

Les occasions de rire et de sourire ne manquent pas dans La face cachée d’Internet. Rayna Stamboliyska écrit comme elle parle – elle le revendique – et autant dire que ça n’inspire pas la mélancolie. Pour autant, on aurait tort de la prendre pour une rigolote. Non seulement ces occasions d’exercer les zygomatiques sont autant de repères autour desquels s’articule l’apprentissage, mais on appréciera aussi que le ton s’allège après l’évocation de certaines horreurs dans lesquelles Internet joue un rôle. Car si La face cachée d’Internet veut tordre le cou à la dialectique anxiogène qui voit dans tous les recoins des darkwebs des pédophiles, des terroristes, des dealers et des tueurs à gages prêts à surgir de sous votre lit pour vous découper en chiffonnade, il ne nous emmène pas pour autant au pays des Bisounours. Le lecteur est traité comme la grande personne qu’il est, les côtés sombres lui sont exposés au même titre que tout ce qu’il peut y avoir de vertueux ou d’anodin dans les différentes couches de l’oignon, et c’est parfait comme cela.

De la technique, de la perspective et… des valeurs

Parmi les aspects du livre que votre serviteur a le plus appréciés figurent les mises en perspective historique, juridique, éthique et technique de sujets tels que le vote électronique, les collectifs comme Anonymous ou encore Wikileaks, les lanceurs d’alertes et l’hypothèse d’initiatives russes visant à influencer l’élection présidentielle aux Etats-Unis.

Dans un registre plus technique, le vieux routard de la sécurité des process industriels a vécu de beaux moments intellectuels devant les définitions que l’auteure donne de la sécurité et de son organisation. Nous parlons bien là de la manière dont vous, citoyen libre et responsable, organiserez la sécurité de vos usages d’Internet, afin par exemple de préserver votre vie privée, vos données bancaires, etc. Mais nous parlons aussi de la façon dont les autorités organisent la sécurité de la collectivité, avec parfois la tentation d’opter pour des remèdes de nature à tuer le malade. La sécurité et l’insécurité peuvent être un sentiment – justifié ou non – comme une réalité – concordant ou pas avec le sentiment… La sécurité n’est jamais totale. Déterminer le niveau de risque acceptable et le besoin en mesures de mitigation dudit risque sont des décisions qui incombent à chacun. Pour pouvoir faire de tels choix, il faut connaître l’environnement où l’on évolue, ses opportunités et contraintes, de sorte à se faire une idée réaliste (« modéliser ») de la menace et des mesures nécessaires pour s’en prémunir.

Enfin, on m’a enseigné que la sécurité était un organe situé entre les oreilles. Or, La face cachée d’Internet rappelle que tout se joue entre la chaise et le clavier. Les mesures techniques ne sont rien si elles sont exploitées de manière inintelligente. L’auteure démontre en outre, à plusieurs reprises, à quel point la tentation du tout sécuritaire à l’échelle étatique peut se retourner contre le citoyen, dont le rôle régulateur se joue alors très au-delà de sa souris et de son clavier.

Anonymous, version image d’Épinal. Mais pourquoi diantre illustre-t-on toujours le hacker en veste à capuche !!??

Abordons enfin le parti pris de l’auteure en termes d’éthique, car il constitue l’axe de symétrie de La face cachée d’Internet. Premièrement, le postulat de base est que le citoyen est un adulte responsable aux commandes de son propre destin, et que sa liberté ne s’arrête que là où elle entraverait celle d’autrui. Deuxièmement, Rayna Stamboliyska n’est pas de ceux qui disent « je n’ai rien à cacher. » Et je vous le dis tout net : moi non plus. Vous n’avez pas envie que n’importe qui puisse connaitre votre patrimoine, vos coordonnées bancaires, vos petits caprices sentimentaux et/ou sexuels ni vos opinions politiques. Or, une porte ouverte aux autorités dans une application chiffrant les communications est également ouverte pour les malfaisants, c’est mécanique. Le chiffrement ne sert pas qu’à faire le jihad avec un clavier, il sert aussi et surtout à protéger le numéro de votre carte bancaire. À cet égard, La face cachée d’Internet vous offrira une visite guidée, illustrée de cas pratiques, de la criminalité et de la délinquance dans les méandres d’Internet.

De la même manière, le lecteur sera initié au travail des services de renseignement, de police et de la Justice, et tout cela donne une image particulièrement vivante d’un écosystème extrêmement mouvant : quand la menace évolue, la protection s’adapte, donc la menace évolue, donc la protection s’adapte… Cette intrigue fascinante se déroule dans un monde qui n’a rien de virtuel : celui sur lequel nous posons le pied dès le saut du lit et que le numérique influence en profondeur, y compris dans les champs politique, économique, monétaire – les crypto monnaies aussi font l’objet d’un passionnant exposé dans La face cachée d’Internet. Un monde que nous sommes réputés, en tant que citoyens, devoir influencer pour qu’il concilie au mieux les intérêts particuliers et collectifs. Un monde où la réalité d’aujourd’hui n’est pas celle d’hier, et où le choix des urnes peut se porter sur un dictateur auquel on réalisera peut-être un peu tard qu’on aurait dû cacher certaines choses…

Suspense à part…

Vous l’aurez compris : le présent billet n’est pas un roman dont la chute se laisse désirer jusqu’à l’ultime paragraphe. J’ai apprécié ce livre car il m’a rendu moins ignorant et a enrichi ma boîte à outils citoyenne. Je l’ai également apprécié car ce résultat a été obtenu de manière agréable. Cet aspect n’est pas uniquement sympathique d’un point de vue récréatif. Il fait partie intégrante de l’efficacité de La face cachée d’Internet. Mais ce n’est pas le seul atout de cet ouvrage. Rayna Stamboliyska a à cœur de faire vivre son livre et de lui donner une existence au-delà de sa lecture. Je ne parle pas uniquement des 475 références bibliographiques que vous y trouverez et qui vous donneront matière à explorer plus avant le sujet. Non, je parle aussi d’une auteure qui interagit volontiers avec son lectorat : à l’occasion de ses nombreuses interventions un peu partout en France, mais aussi via son compte Twitter et le site dédié à l’ouvrage, où vous trouverez la présentation du livre, celle de l’auteure, un formulaire de contact et un blog avec des articles complémentaires et une version numérique des ressources bibliographiques. Le numérique est quelque chose de vivant, en perpétuel mouvement, et son influence sur le cours de nos vies ne cesse d’évoluer. Il est donc appréciable de pouvoir compter sur des sachants qui vivent hors des tours d’ivoire, convaincus que le savoir est une ressource citoyenne qui se partage au quotidien, pour l’édification de tous.

À titre de synthèse, donc : si vous faites partie, comme moi, des gros bataillons dont la culture numérique se situe quelque part entre le niveau zéro et la connaissance « grosso modo », La face cachée d’Internet est fait pour vous. Si vous êtes d’ores et déjà un sachant dans le domaine, je vous suggère tout de même de le lire – si ce n’est déjà fait – car il porte en lui l’amorce de débats à la fois passionnants et structurants, en plus d’être agréable à lire.

Jean-Marc Lafon




Le centurion de Tonnel-en-Dunois : Bill Vendange

Bill Vendange, au faîte de sa gloire

Bill Vendange naquit au sein d’une famille estimée de la paisible bourgade de Tonnel-en-Dunois, dans l’Eure-et-Loir. C’est par une nuit qu’il vit le jour sur la table de la cuisine du domicile familial, comme le fit son père avant lui, conformément à la tradition. Fils unique d’Edmond Vendange, marchand d’articles de chasse et de pêche à Tonnel-en-Dunois, et de Camille Purseigle, femme au foyer, Bill aime à se décrire comme l’un des derniers Français. Son autobiographie Antifas, islamonazis, tafioles : mon triangle du feu (216 pages, avril 2016, aux éditions de Ceux qui en Ont) est riche en enseignements quant à l’influence de ses ancêtres dans l’élaboration du tissu de valeurs qui le structure aujourd’hui. On y apprend aussi que ses parents l’ont appelé Bill en hommage aux travaux de Jean Roba, dont la bande dessinée Boule et Bill leur avait redonné foi en l’être humain et en l’Europe, mettant un terme à une douloureuse période de doute.

Dans sa pudeur admirable, Bill Vendange ne s’appesantit pas sur la belle carrière militaire de son aïeul, Jean-Nicodème Vendange de Ouarville, pendant les guerres révolutionnaires. Son hommage le plus poignant à l’héritage de cet illustre ancien, c’est quand il parle d’une Europe des nations souveraines que Bill Vendange nous le livre avec, on le devine, un sanglot étouffé tandis que la plume glisse, lourde du bagage familial, sur le vélin immaculé. Car c’est bien grâce à l’Oberstleutnant Jean-Nicodème Vendange de Ouarville, victorieux au siège de Valenciennes en 1793 en tant qu’estafette de Frédéric Josias de Saxe-Cobourg-Saalfeld, que la dynastie Vendange apprit à la dure ce principe qui lui reste cher aujourd’hui encore : la surface au sol de la mère patrie dépasse de très loin celle de la nation.

C’est deux mois à peine après le départ de son père Edmond pour Lunel, où il effectuait son service militaire au sein du 173ème Régiment d’Arquebusier Blindés, que sa mère Camille tomba enceinte de Bill. Je t’ai conçu les yeux fermés, en pensant à la France, se plait-elle, encore aujourd’hui, à raconter devant l’âtre à son fils bien-aimé lors des longues soirées d’hiver, où l’ambiance feutrée de Tonnel-en-Dunois se prête depuis toujours au partage en famille des valeurs ancestrales. D’ailleurs, sont-ce les anecdotes colorées du père, contant chaque soir, le verre d’eau de vie de poire à la main, ses souvenirs du 173ème RAB, qui procurèrent à Bill le goût de l’engagement viril au service d’un idéal le dépassant ? Sans doute. Car tout juste avait-il décroché son bac G – avec une mention pas trop mal  dont il n’était pas peu fier – que le jeune homme, au terme d’une soirée mémorable avec quelques amis du FNJ au bar-tabac Chez Constance, poussa la porte du centre de recrutement le plus proche. Quand on lui demanda ce qu’il voulait faire dans l’armée, il répondit sans hésiter : « en tuer ! »

Au terme d’un contrat court rondement mené au sein de l’unité psychiatrique de l’hôpital d’instruction des Armées Laveran à Marseille, c’est tout naturellement que Bill décida de mettre son allant et son amour de l’autre au service de la collectivité. Fort de cette ambition tout de viril altruisme, il intégra la police municipale de Tonnel-en-Dunois en qualité de placier régisseur du marché. Ambitieux, courageux, dur à la tâche, il ne lui fallut pas dix ans pour gravir les échelons et atteindre le rang prestigieux et envié d’agent de surveillance du stationnement payant. C’est à cette fonction que vint le surprendre la création de Facebook, en février 2004. En digne héritier de Jean-Nicodème Vendange de Ouarville, Bill est un fin stratège : « à moi, on me la fait pas », se plait-il à dire. Il perçut donc instinctivement la portée de ce nouvel outil… non, la profondeur de ce nouvel espace où, il en était sûr, son amour des belles valeurs pourrait inonder les foules sans qu’il ait à se soucier des embûches que sèment les éditeurs, « ces chacals qui portent ongles sales et cheveux longs », sous les pas des purs, des authentiques.

En une phrase, il résume l’état de grâce qu’il traversa alors : « j’étais heureux. » Chaque jour, il prenait huit ou neuf heures de son temps libre pour animer sa page Facebook, qu’il avait nommée Décadance programé de ma France chéri (sic). Très vite, il parvint à en faire le carrefour où se rencontraient les foules avides de savoir et les idées des intellectuels de premier plan tels que Renaud Camus ou Robert Faurisson. Il y produisit une biographie remarquée de Jean Mabire en 76 volets, que les plus prestigieuses rubriques littéraires – à commencer par celles de Minute et Rivarol – encensèrent d’une dithyrambe incontestablement méritée. C’était la consécration. Mais hélas ! les charognards de l’anti-France ne dorment jamais…

« Crève, suppôt de Soros », dit Bill Vendange au maire de Tonnel-en-Dunois en apprenant sa mise à pied à titre conservatoire pour avoir défendu la France

Par un matin gris de novembre, la nouvelle tomba, telle un couperet. La demande de promotion de Bill était refusée. C’est « cette petite salope de Josiane » qui héritait du poste d’agent de surveillance des parcs et jardins. Non qu’elle eût couché avec le maire, le premier adjoint ni le directeur général des services. Loin de là, même. Mais un bobo bisounours islamo-nazi à la solde des grands remplaçants, un « suppôt de Soros », comme dit Bill, avait demandé, en pleine séance publique du conseil municipal, s’il était bien convenable qu’un agent de la commune publiât sur Internet un texte appelant à lapider les femmes voilées avec les gravats des mosquées démolies à l’explosif. Avec près de vingt ans de terrain dans les boots, Bill se voyait damer le pion par « une gonzesse, et même pas bonne. » Pis encore, la municipalité le révoqua et la justice le condamna.

Furieux, craignant pour la sécurité de la famille qu’il comptait fonder le jour où une fille bien de Tonnel-en-Dunois s’éprendrait de lui, n’écoutant que son courage, Bill prit la fuite. Aujourd’hui, c’est de Moscou qu’il appelle « (sa) France » à la résistance. Il y a ouvert un compte sur Twitter puis un autre sur Instagram. Il y a également écrit son autobiographie d’une plume amère mais incisive – et bien sûr lourde du bagage familial, ainsi que je vous l’écrivais un peu plus haut. Il compte sur les recettes de son livre pour financer la lutte qu’il entend conduire au nom de l’idée qu’il se fait de la France : « catholique, laïque, virile et filant doux. » Homme de plume – j’ai les noms de ceux qui ne suivent pas ! –, il se consacre à l’écriture de son prochain bestseller : Tu vas voir ta gueule quand je serai rentré en France et que j’aurai purgé mes six mois de trou. Discret quant au contenu de cet opus, tout au plus esquisse-t-il un sourire espiègle quand on lui demande s’il y pourfend Jean-Patrick Beaumont qui, Bill se décrivant comme « cent kilos de barbaque montés sur burnes », lui avait demandé si c’était bien les siennes. Il confirme en revanche avoir envisagé d’intituler l’ouvrage Crève, sale fiché S, mais s’être ravisé, le nombre de pieds que compte la phrase perturbant son sens inné de l’harmonie.

De grâce, Bill, n’abandonnez pas. Plus que jamais, la France elle a besoin de vous.

Jean-Marc LAFON




Élodie ou la vie sauvage: chronique d’un harcèlement sexuel ordinaire.

Crédit photo: Rebecca Greenfield

Ce billet a été écrit en janvier 2018. J’ai ensuite renoncé à le publier. Pas dans mes thématiques, pas dans mes compétences. Un peu trop proche émotionnellement, aussi. Et le tumulte alors en cours sur le sujet aurait pu laisser penser à une forme d’opportunisme de ma part pour obtenir une audience. Sept mois plus tard, je change d’avis. J’espère ne décevoir personne en le faisant, surtout parmi les gens admirables qui traitent quotidiennement ce sujet pour faire reculer un mal tenace et insidieux. Il ne sera question ici ni de conflit armé ni de terrorisme. Mais peut-être un peu de stratégie, et de ces guerres que l’on croit avoir gagnées au soir d’une bataille parmi tant d’autres à venir. Nous discuterons également de sécurité des personnes et d’état de droit. De valeurs aussi. Mais aussi, surtout, de victimes, de coupables et de complices. Ce billet puisera en outre informations et statistiques dans l’enquête sur le harcèlement sexuel au travail réalisée en 2014 par l’IFOP pour le Défenseur des droits1.

Le 15 octobre 2017, dans la foulée des accusations d’agressions sexuelles pesant sur le producteur de cinéma Harvey Weinstein, l’actrice américaine Alyssa Milano a appelé sur les réseaux sociaux à exploiter sous forme de hashtag le slogan préexistant2 « Me too » – « moi aussi » –, appelant les victimes de violences sexuelles à témoigner publiquement. En France, le 14 octobre, la journaliste Sandra Muller a proposé le hashtag #BalanceTonPorc pour que « la peur change de camp ». Le succès de l’initiative a été considérable, et globalement très digne puisque la déferlante de témoignages ne s’est pas muée en vague de délation. Quelques personnages publics ont pu, ici et là, prendre contraints et forcés le chemin des tribunaux, et l’on s’abstiendra ici de commenter leurs cas en attendant que la justice ait tranché.

On ne présente plus le producteur américain Harvey Weinstein. Les accusations d’abus sexuels dont ils fait l’objet de la part de dizaines de femmes ont induit le lancement du mouvement #MeToo en octobre 2017. Crédit photo: Georges Biard

Le phénomène #BalanceTonPorc a cependant suscité quelques réactions qui interrogent votre humble serviteur. Celles de certains hommes mi apeurés, mi dépités qui, les yeux tombant jusqu’aux chevilles, vous expliquent que bientôt, « on ne pourra plus prendre l’ascenseur avec une femme ». Objection, votre Honneur. Je prends quotidiennement l’ascenseur, le métro, le bus, le tramway, l’escalator, le train, il n’est pas rare que s’y trouvent des femmes, et je n’ai jamais été inquiété pour des comportements inappropriés. Il me plait d’y voir un des effets de l’éducation exigeante que m’ont prodiguée mes parents. Mais deux élément de langage aussi touchants que sincères tendent à m’inquiéter beaucoup, et c’est d’eux que je voudrais vous parler ici : « la parole s’est libérée » et « la peur a changé de camp ». Avec celles et ceux qui le croient, nous pouvons tomber d’accord sur un point : les lignes ont bougé. D’ailleurs, ce ne sont pas les nouveaux phobiques de l’ascenseur qui diront le contraire et c’est fort bien ainsi. Mais quels sont les effets concrets de cette prétendue libération de la parole ? Les victimes, sur le terrain, parlent-elles vraiment plus qu’avant – d’ailleurs, parlaient-elle si peu que cela avant3 ? – et surtout, quand elles le font, quels effets cela produit-il ?  J’ai eu à connaitre un cas concret qui, certes, ne représente que lui-même. Mais il s’est produit pratiquement en même temps que le mouvement #BalanceTonPorc et ses effets perdurent aujourd’hui. Édifiant ? Peut-être pas. Symptomatique ? Je le crains. Je précise que bien sûr, tous les noms ont été modifiés. Mais j’assure qu’hélas! tout ce qui suit est le récit d’une histoire vraie.

Environnement de travail en plateau ouvert ou « open space » similaire à celui évoqué dans ce récit. Crédit photo: Veronica Therese

Prologue

Par un pâle lundi matin d’octobre 2017, Élodie se rend à son travail. Ingénieure dans un des services de support d’une grande entreprise industrielle, elle est encore en CDD et espère faire reconnaître ses compétences et son expérience par une titularisation, puisque le poste qu’elle occupe est permanent. Son mari lui avait suggéré d’attendre une meilleure opportunité. Mais à trente-quatre ans, licenciée économique avec deux jeunes enfants à charge, elle n’avait pas jugé bon de faire la fine bouche devant cet emploi certes précaire mais correctement rémunéré et peut-être porteur de quelques perspectives intéressantes. A cette heure matinale de la journée, elle trouve une place assise dans le tramway et décide d’en profiter. Son téléphone professionnel vibre. Un mail. Si tôt un lundi matin ? Surprenant. Ça n’arrive qu’en cas de gros problème. Tiens, c’est Antoine, un des collègues avec qui elle partage l’open space. Antoine, c’est le sourire du service. Marié, père de trois enfants magnifiques dont il n’est pas peu fier, il se distingue par un humour affûté comme un rasoir et un sens de la répartie aussi redouté qu’infatigable. La coqueluche des collègues. C’est, comme on dit, « un pilier ». Un de ces personnages qui confèrent une âme à la structure où ils travaillent. C’est sans doute pour cela que la hiérarchie ferme les yeux sur sa tendance quasiment maladive à arriver en retard le matin. D’ailleurs c’est vrai, ça, il est bien tôt pour qu’Antoine envoie des mails ! A une heure pareille, il est réputé être en train de négocier mollement avec sa couette pour qu’elle le relâche ! Voyons ce que raconte Antoine de bon matin.

— Salut beauté. Ce soir, after avec les collègues de 17 à 18 comme prévu. Ensuite, j’ai réservé une chambre juste à côté. Préviens ta nounou que tu vas bosser un peu tard lol.

Élodie reste bouche bée, rouge comme une pivoine, estomaquée. Elle doit être mal réveillée. Pour suivre l’humour d’Antoine, il faut parfois s’accrocher un peu aux branches. Elle répond.

— Mdr arrête tes conneries. Tu es déjà au travail ???

Elle s’en veut un peu, elle se trouve « cruche », comme elle dit souvent. Pour avoir imaginé ne serait-ce qu’une minute qu’Antoine lui proposait vraiment d’aller faire crac-crac dans un hôtel après le travail, il fallait l’être, n’est-ce pas ? Nouveau mail d’Antoine.

— Lol non, tu me connais. Je suis au lit. Je me prépare pour notre moment câlin de ce soir. 😉

Cette fois, elle est bien réveillée. Furieuse, elle serre les dents à s’en faire mal. Elle n’a qu’une envie : sortir de la rame, respirer l’air frais du matin. Au premier arrêt, elle descend. Elle décide de marcher jusqu’à la station suivante, ça l’aidera à reprendre ses esprits. Compulsivement, elle tape quelques mots sur l’écran tactile. Ses mains tremblent, le téléphone tombe, elle en amortit la chute avec le pied et le récupère de justesse avant qu’un passant pressé ne marche dessus.

— Antoine, dernier avertissement cordial : arrête tes conneries immédiatement. T’es pas drôle. Et si jamais ta proposition est sérieuse, ma réponse est un non définitif.

Dans 40% des cas, un collègue est à l’origine du harcèlement, loin devant le patron et le supérieur hiérarchique direct. Dans30% des cas, la victime est en situation précaire (IFOP / Défenseur des droits). Cliquer sur l’image pour l’agrandir.

Une bouffée d’air. Ça va mieux. Mais quelle mouche a piqué Antoine ? En arrivant à la station de tramway, Élodie doit courir un peu pour ne pas rater la rame qui arrive. La journée va être chargée, il ne faut pas traîner.

La mauvaise réputation

Elle arrive en bas de l’immeuble où sont établis les bureaux de son entreprise. Sa collègue Nora est déjà là. Elle écrase le mégot de sa cigarette et, tout sourire, vient embrasser Élodie.

— Ca va Élo ? Alors, tu es des nôtres ce soir pour l’after, hein, pas d’excuse à base de gamins à récupérer chez la nounou, cette fois ! Et puis il y aura Antoine !

Un petit rire et un clin d’œil ponctuent le propos. Élodie ne sait que dire ni que faire. Mais que lui arrive-t-il ? Dans l’ascenseur, Nora lui parle mais Élodie ne l’entend pas. Ses pulsations cardiaques se répercutent jusque dans ses tempes, sa gorge est nouée. Les bureaux sont vides. Vite, allumer l’ordinateur, et faire couler un café. Elle en offre un à sa collègue.

— Dis, Nora… Pourquoi me parlais-tu d’Antoine tout à l’heure ?

L’étonnement qu’exprime le visage de son interlocutrice est peut-être plus angoissant encore que l’attente de la réponse.

— Oh ça va, détends-toi. Ce n’est pas un mystère que tu es folle de son corps. T’as le droit, hein, on est en 2017 !

« Folle de son corps » !!?? Élodie, abasourdie, ne répond pas. A l’arrivée d’Antoine environ trente minutes plus tard, elle demande à discuter avec lui seul à seul.

— Tu plaisantais, n’est-ce pas ?

— C’est comme ça que tu me vois ? Un plaisantin ?

— Je te vois surtout comme quelqu’un qui ne répond pas à une question importante.

— Vas-y, pendant que tu y es, dis que c’est de ma faute. Fais-toi plaisir !

— Antoine, je suis désolée que tu aies pu imaginer que quelque chose serait possible. Je suis mariée, fidèle, il ne se passera rien entre nous, tu comprends ?

Antoine hoche la tête mais ne répond pas. Il a l’air à la fois dévasté et en colère. Qu’a-t-elle pu faire qui lui ait laissé entrevoir un espoir ? Elle insiste.

— Si j’ai fait quoi que ce soit qui t’ait fait croire que je voulais qu’il se passe quelque chose entre nous, je suis profondément désolée. Tu veux qu’on en discute ?

Antoine regarde par terre.

— Élo, j’en ai rien à foutre que tu sois désolée. Fallait y penser avant. Et maintenant, épargne-moi ton interrogatoire, tu m’as assez déglingué comme ça.

Atterrée, elle va s’asseoir à son poste de travail, relit l’échange de mails depuis son ordinateur et en conclut qu’un geste, un regard, une manière d’être de sa part a dû faire croire à Antoine que « quelque chose » serait possible. Maintenant, Antoine, le sourire du service, semble très mal. Pourvu qu’il parvienne à surmonter ça, et qu’il ne lui en veuille pas trop. Elle ne se savait pas aguicheuse. Elle va désormais faire attention et surveiller tout ça de près. Elle se sent sale. Elle pense à son mari, ses enfants. Elle pense même à l’épouse et aux enfants d’Antoine. Leurs visages font partie du quotidien de l’open space à travers les photos sur le bureau du collègue. Les doigts d’Élodie restent un bref instant en suspension au-dessus du clavier. Allez, un coup d’essuie-glace sur cet épisode désastreux… et sur cet épouvantable échange de mails. Maj + suppr, clic sur « confirmer ». La discussion disparaît de l’écran. Une grande inspiration. Ça va mieux.

Vers 10h, nouveau mail d’Antoine. Adressé à tout le service, cette fois.

— Obligé d’annuler pour l’after de ce soir. J’ai un empêchement. Désolé.

Nora, qui occupe le poste juste à gauche d’Élodie, se penche vers elle, la mine taquine.

— Tiens, Antoine annule pour ce soir ? Je suis sûre que tu vas nous faire le coup toi aussi. Eh, vous croyez qu’on ne vous voit pas ? Dites-nous tout de suite qu’on vous dérange au lieu d’inventer des empêchements !

— Nora, je…

Nouvelle bouffée d’angoisse, plus forte que tout. Elle ignore ce qu’elle a bien pu faire. Non seulement ça devait être rudement équivoque,  mais en plus ça semble s’être vu et bien vu ! Quelle honte ! Pour quoi passe-t-elle !?

La suite de cette histoire, je vais vous la résumer. Antoine a mis une ambiance désastreuse dans le service pendant de longues semaines, refusant ostensiblement de parler à Élodie. Puis il est venu la voir. Il lui a dit les yeux dans les yeux qu’il lui avait « fait une réputation dans tout le service » et qu’elle savait ce qu’elle avait à faire si elle voulait que tout redevienne comme avant. Il eut ces mots touchants : — Moi, je ne suis pas en CDD… Élodie en a parlé à son mari. Celui-ci, atterré, lui a donné le choix : soit elle « résolvait le problème », soit il cassait la figure à Antoine. L’idée d’un règlement de comptes entre mari et soupirant indélicat ne l’emballant guère, elle en a donc parlé à sa supérieure hiérarchique qui lui a répondu, visiblement outrée, qu’Antoine, « élément essentiel du service », n’avait « jamais posé problème ». Elle ajouta :

— Quand tout va bien et qu’à l’arrivée d’un nouvel élément tout se met à aller mal, il faut se poser les bonnes questions. Alors faites-le et trouvez les bonnes réponses. Je ne vous laisserai pas mettre ce service sens dessus-dessous !

Bien qu’elles soient 70% à en avoir parlé, une majorité de victimes n’ont pu compter que sur elles-mêmes (IFOP / Défenseur des droits). Cliquer sur l’image pour l’agrandir.

Epilogue

De nuits blanches en journées d’angoisse, Élodie a dépéri à vue d’œil, jusqu’à inquiéter un proche à l’occasion d’un café partagé en terrasse. Un concours de circonstances a fait que dans la conversation, elle a émis une vague allusion à ses mésaventures et que son interlocuteur a remonté le fil d’Ariane. Finalement mis dans la confidence, il a tâché de la convaincre de son rôle de victime, de son absence de culpabilité, de la démarche froidement perverse et préméditée d’Antoine visant à la déséquilibrer sans cesse, et du fait que le but était sans doute au moins autant de la soumettre par la violence morale que de coucher avec elle.

— As-tu gardé les mails ?

— Non, je les ai effacés comme une conne…

Reprenant le dessus, Élodie a bâti une stratégie. Elle ne côtoie plus Antoine qu’en présence de témoins. Ses échanges avec lui se restreignent à des sujets purement professionnels. Elle ne participe donc plus aux afters. Elle ne cherche pas à convaincre ses collègues que les rumeurs répandues par Antoine sont fausses. Elle préfère leur donner à voir la pure vérité. C’est plus judicieux que de donner du  volume à des foutaises en essayant de les démentir. Déséquilibré à son tour, Antoine a cessé de la harceler. Petit à petit, l’ambiance du service s’est détendue. Élodie a rassuré son mari : elle a géré le problème. Il l’a félicitée. — T’es la plus forte, ma chérie ! Le CDD d’Élodie se termine très bientôt. L’entreprise a choisi de se passer d’elle et de la remplacer par un autre CDD malgré des évaluations professionnelles positives. Certes, c’est illégal, son poste étant permanent. Certes, si elle intente une procédure prud’homale, elle la gagnera et empochera des dommages et intérêts. Le salaire de l’éviction. Et retour à la case chômage. En attendant, on a confié à Élodie une mission importante pour finir en beauté : former son successeur. Quel taquin, cet employeur… Quelques semaines avant la fin de son contrat, Antoine a fait un cadeau d’adieu à Élodie: une journée d’angoisse passée à lui faire croire qu’il lui ferait livrer un bouquet de roses et un mot doux à domicile en début de soirée – en présence de ses enfants et de son conjoint, donc. Quel taquin, cet Antoine…

 

51% de victimes jugent les faits « plutôt courants » sur le lieu de travail où elles ont été affectées. Voilà qui pose la question des écosystèmes toxiques (IFOP / Défenseur des droits). Cliquez sur l’image pour l’agrandir.

La peur a-t-elle vraiment changé de camp ?

Cette histoire vraie montre quelques ressorts bien connus des affaires de harcèlement sexuel au travail, d’ailleurs mis en exergue par l’enquête de l’IFOP réalisée en 2014 à la demande du Défenseur des droits. On retrouve ainsi l’absence de lien hiérarchique entre harceleur et harcelé, sans doute contre-intuitive mais constatée dans 40% des cas. Au cœur des mésaventures d’Élodie, un autre classique est la précarité de son contrat. En résulte une vulnérabilité objective présente dans 30% des cas de harcèlement sexuel étudiés par l’IFOP. Mais on notera aussi certains mécanismes que des statistiques ne suffisent pas à déchiffrer. Par exemple, le renversement de la culpabilité. Vous mêmes, chers lecteurs, serez nombreux à vous dire qu’effacer les mails constituant la preuve du harcèlement fut une faute de la part d’Élodie. Pourtant, ce fut un effet direct de ce harcèlement habilement conduit, et de la perversité au service de laquelle son auteur met une intelligence manifestement affûtée. La supérieure hiérarchique s’est bornée à constater qu’Antoine n’avait jamais posé de problème et qu’avant l’arrivée d’Élodie, tout allait bien. Donc Élodie était le problème. Vite fait, mal fait. N’avoir jamais eu vent de comportements déplacés n’exclut pas qu’ils aient eu lieu sans être rapportés, ni qu’ils soient en train de survenir pour la première fois. Élodie elle-même a eu pour première interprétation des événements l’idée qu’elle avait sans doute, par mégarde, provoqué son harceleur, lui laissant croire qu’elle était disposée à une aventure avec lui. On distingue là un biais selon lequel la femme devrait sans cesse réfréner un penchant naturel à aguicher les hommes. L’idée, farfelue mais culturellement bien ancrée, de la « salope par défaut ». Cette grille de lecture galvaudée mais tenace  veut que la femme harcelée, agressée ou violée ait forcément une part de culpabilité dans ce qui lui arrive. C’est ce même biais qui a plus d’une fois conduit des enquêteurs à pousser des victimes de viol dans leurs derniers retranchements pour leur faire avouer qu’elles avaient provoqué leur agresseur alors qu’elles n’avaient rien fait de tel4. La supérieure hiérarchique d’Élodie, pourtant elle-même une femme, a succombé à ce travers. Mais la misogynie héritée, latente, installée explique-t-elle tout ? Son expression quotidienne n’est-elle pas l’effet d’une faillite systémique plus large encore ?

L’état de droit se caractérise notamment par l’équilibre des droits et des devoirs de tous et de chacun sans nulle exception. Quand cet équilibre est mal assuré, toute organisation humaine est vouée à devenir un écosystème favorable à loi du plus fort, à l’expression des pires perversités, à la mise au silence des victimes, à la complicité passive des spectateurs. Dans chaque milieu où l’on relève des cas de harcèlement sexuel, d’agression ou de viol, il convient d’interroger les défaillances de l’état de droit. Le garant de l’état de droit dans l’entreprise est l’employeur. A quel point cette responsabilité est-elle prioritaire pour le chef de l’entreprise d’Élodie, et comment s’assure-t-il qu’elle est dignement prise en compte au quotidien à travers ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui la ligne managériale ? A quel point les instances régulatrices de l’Etat, comptables de l’état de droit sur le territoire de la République, jouent-elles leur rôle ? Enfin, pour éveiller les tenants du « ce n’est pas mon problème5 », un milieu où le harcèlement sexuel a trouvé sa place n’est-il pas également propice aux autres types de harcèlement ?

Parmi les victimes qui parlent, assez peu se tournent vers la hiérarchie et très peu vers la justice. Une des sources d’impunité, qui n’excuse pas la non-détection et la non-prise en compte des faits par des tiers (IFOP / Défenseur des droits). Cliquer sur l’image pour l’agrandir.

Élodie a parlé. Sa parole de victime, certes libérée, s’est perdue dans les limbes. Quant à Antoine, le fait de ne s’être jamais fait attraper lui a tenu lieu d’alibi à bon compte. Élodie se rappellera qu’un individu habile et mal intentionné peut aisément briser un beau rêve  professionnel pour le plaisir pervers de s’amuser avec sa victime. Antoine se rappellera qu’être attentif à ne jamais se faire attraper vous confère un a priori favorable, une impunité rechargeable. Quant à la responsable de service, elle continuera, à sa manière un peu poltronne, d’appliquer aveuglément la devise « mieux vaut le claquement sec d’un parapluie qui s’ouvre que le bruit sourd d’une carrière qui s’effondre ». Antoine a trouvé dans cette entreprise un écosystème propice à l’expression de ses bas instincts. Combien d’Antoine cet écosystème abrite-t-il ? Et combien d’Élodie s’y débattent ? Dans cette entreprise, dans ce service, la peur n’a pas encore changé de camp. Chaque agression subie, sexuelle ou autre, constitue une défaillance de de l’état de droit. Chaque fois que l’auteur des faits reste impuni, cette défaillance s’aggrave car le malfaisant se convainc que la seule chose vraiment interdite, c’est de se faire attraper. Alors, #BalanceTonPorc, inutile ? Certes non. En inquiétant les nouveaux phobiques de l’ascenseur, cette initiative leur fait réaliser qu’il est possible de se faire sanctionner quand on passe les bornes. La route est encore longue avant que cette possibilité de sanction ne devienne une probabilité largement dissuasive dans tous les compartiments de la société. Et que les victimes soient à juste titre convaincues que si elles donnent l’alerte, les garants de l’état de droit feront le nécessaire. Mais le but ultime, l’état final recherché, doit être qu’il n’y ait plus personne à attraper, plus aucun porc à balancer. Que chacun soit devenu aussi scrupuleux vis-à-vis de ses devoirs envers autrui que vis-à-vis de ses propres droits. Qu’à la maison comme à l’école on éduque des enfants convaincus que la liberté des uns s’arrête où commence celle des autres et qu’il n’y a pas de « mais ». De cela, on est encore loin, y compris en France. Cela devrait motiver quelques remises en question. Le monde nous regarde, notamment quand nous nous posons en donneurs de leçons.

Jean-Marc LAFON