La face cachée d’Internet, de Rayna Stamboliyska. Larousse, juin 2017, 352 pages
Quel est l’objet de l’ouvrage ?
« Qu’est-ce qu’Internet ? » Cette question peut sembler ridicule, tant Internet est devenu l’un des pivots incontournables de nos vies quotidiennes. Et pourtant, il en va du numérique en général et d’Internet en particulier comme, par exemple, de notre propre corps : on s’en sert tous les jours, mais c’est quand un pépin survient que l’on découvre un tissu de subtilités dont on ignorait tout jusque-là. Qu’il s’agisse du piratage de ses données bancaires ou d’une atteinte physique sévère due à des gestuelles inadaptées au travail ou lors des loisirs, il n’est pas rare de se dire que si l’on avait su comment cela fonctionnait, il aurait été possible de se faire une idée du risque encouru afin de mieux s’en prémunir.
Eh bien voilà justement une partie de ce qu’ambitionne l’ouvrage auquel votre serviteur consacre ces quelques lignes : donner au lecteur les connaissances de base et les clefs de lecture essentielles à la compréhension d’Internet – mais aussi, plus globalement, de ce qu’il est convenu d’appeler le numérique – afin de s’en servir de manière sûre et responsable. Mais pas seulement.
Dans La face cachée d’Internet, l’auteure ne s’adresse pas qu’à un simple utilisateur de l’outil numérique. Elle s’adresse à un citoyen. Elle lui fait découvrir que le numérique en général et Internet en particulier ne sont pas qu’une suite d’outils dotés de forces et de faiblesses qui leur sont propres. On voit grandir sans cesse une cohorte d’objets connectés et d’applications logicielles dont l’architecture fermée ne permet pas une vérification concrète par l’utilisateur de la confiance qu’on peut leur accorder, tandis qu’on leur délègue de plus en plus de décisions. Le numérique et Internet sont aussi un inépuisable sujet d’inspiration pour toutes sortes de commentateurs angoissés dont certains swinguent invariablement à côté de leurs chaussures. Cela pourrait prêter à sourire si parmi eux ne se trouvaient pas des décideurs politiques ou des influenceurs fort écoutés dont la diatribe repose souvent sur une connaissance du sujet proche du néant. Au surplus, quand le discours anxiogène s’exprime en période troublée – dans la foulée d’un attentat par exemple –, il charrie dans son sillage la pulsion liberticide.
À travers ce livre, Rayna Stamboliyska met le lecteur dans un rôle qui n’incombe qu’à lui : à la fois interface chaise-clavier et acteur de la vie de sa collectivité, amené à interagir avec ses pairs, avec l’environnement technique, avec ses fournisseurs, avec le législateur, avec les forces de l’ordre, avec des inconnus pas toujours très clairs et avec des malveillants. Tout cela forme un écosystème dont les limites s’étendent très au-delà de votre ordinateur, tablette ou smartphone, jusque dans le secret opaque des antichambres présidentielles, jusqu’à… la vie sexuelle de l’usager. On a, de mémoire d’être humain, connu biotope moins complexe !
D’un point de vue purement pratique, à quoi ce livre sert-il ?
Rayna Stamboliyska voit en La face cachée d’Internet une action de médiation et de salubrité numérique. Un « ouvrage d’intérêt général. » Un moyen pour l’utilisateur lambda du numérique et d’Internet d’apprendre à connaitre cet environnement, sa genèse, ses acteurs, les problèmes qu’on est susceptible d’y rencontrer et les stratégies permettant de s’en prémunir. Avant de voir ensemble si l’œuvre est à la hauteur de cette ambition, ne nous privons pas de jeter un œil au bref état des lieux de la connaissance citoyenne du numérique évoqué par le camarade @MarkoA_Ramius – Conn, Sonar ! Crazy Ivan ! – via son tweet ci-dessous – cliquez dessus pour le voir en entier, l’image vaut le coup d’œil.
C’est la qu’on se dit que l’éducation au numérique devrait VRAIMENT être faite au profit de tous, cf la dernière phrase (tiré de cet article « Gilets jaunes » : sur les ronds-points, la chasse à l’info et la tentation du complot https://t.co/M4QCyd3697
via Le Monde) pic.twitter.com/uhs1opVfgk— Marko A. Ramius ⚓(@MarkoA_Ramius) 13 décembre 2018
On y percevra tout l’intérêt d’une appropriation par chacun de la connaissance de cet espace. Nous y évoluons en toute décontraction, souvent sans le minimum de connaissances nécessaire à l’exercice éclairé de notre rôle de citoyens et, pardonnez-moi la métaphore, en tenue légère.
Quelle est la structure de l’ouvrage ?
La face cachée d’Internet est structuré en trois chapitres eux-mêmes subdivisés en trois sous-sections. Ces trois chapitres sont dédiés, respectivement :
- Aux piratages et autres actes de malveillance, à la façon dont ils surviennent, à l’équilibre précaire entre protection du citoyen et invasion de son champ privé et à la question cruciale de la confiance.
- Aux hackers – qui sont-ils, quels sont leurs réseaux ? –, trolls, « hacktivistes », sans oublier les lanceurs d’alertes ni les dilemmes éthiques et juridiques qui s’y rapportent.
- Aux darknet, darkweb et deep Web et à ce qui s’y rapporte – [Spoiler] ces trois mots désignent trois notions complètement distinctes et quelqu’un dans le monde tue un bébé phoque chaque fois qu’on les intervertit à tort et à travers…
Nous n’irons pas plus avant dans l’examen structurel de l’ouvrage. Trop de recensions se muent en mauvais résumés d’un livre, et ce serait dommage d’infliger ça à La face cachée d’Internet.
En effet, ce livre ne saurait être réduit aux seules informations qu’il contient – et il en est riche. La démarche pédagogique de vulgarisation est originale, efficace et somme toutes agréable. Sans être totalement inculte sur le sujet, votre humble serviteur traînait suffisamment de lacunes pour se dire que cette lecture n’allait pas être de tout repos. C’est la raison pour laquelle La face cachée d’Internet est longtemps resté dans la bibliothèque avant qu’enfin je le laisse me révéler son contenu. Mea culpa, mea maxima culpa, ce fut une erreur. Les préjugés, sacrebleu, quelle plaie ! Car au bout du compte, au lieu de laborieusement m’ennuyer comme je le redoutais, j’ai beaucoup appris tout en passant un bon moment.
« Et sinon, ça se lit bien ? »
Ça fait déjà longtemps qu’on se connait, je vous dois donc la vérité : oui, ça se lit très bien mais non, ça ne se lit pas comme un roman de gare. Quand un thème à haut niveau de technicité est expliqué puis mis en perspective sous les angles historique, éthique, pratique et politique, il n’y a pas de miracle : le lecteur ne peut rester simplement passif. Certaines notions clefs imprègneront bien plus aisément les cerveaux réfractaires – le mien vous salue bien – si l’on veut bien revenir aux fondamentaux enseignés à l’école : un livre sérieux se lit avec un stylo et un cahier à portée de main. Si vous lui accordez cet égard, celui-ci vous le rendra au centuple. D’autant que tout cela se fera dans une ambiance certes studieuse mais néanmoins détendue. Car l’écriture est à la fois précise, efficace et d’une espièglerie fort peu conformiste. Votre serviteur ayant le cerveau normatif en plus de l’avoir réfractaire – les tares aussi volent en escadrille –, il s’en est ému au début de sa lecture, mais s’y est rapidement fait, au point d’en redemander.
Les occasions de rire et de sourire ne manquent pas dans La face cachée d’Internet. Rayna Stamboliyska écrit comme elle parle – elle le revendique – et autant dire que ça n’inspire pas la mélancolie. Pour autant, on aurait tort de la prendre pour une rigolote. Non seulement ces occasions d’exercer les zygomatiques sont autant de repères autour desquels s’articule l’apprentissage, mais on appréciera aussi que le ton s’allège après l’évocation de certaines horreurs dans lesquelles Internet joue un rôle. Car si La face cachée d’Internet veut tordre le cou à la dialectique anxiogène qui voit dans tous les recoins des darkwebs des pédophiles, des terroristes, des dealers et des tueurs à gages prêts à surgir de sous votre lit pour vous découper en chiffonnade, il ne nous emmène pas pour autant au pays des Bisounours. Le lecteur est traité comme la grande personne qu’il est, les côtés sombres lui sont exposés au même titre que tout ce qu’il peut y avoir de vertueux ou d’anodin dans les différentes couches de l’oignon, et c’est parfait comme cela.
De la technique, de la perspective et… des valeurs
Parmi les aspects du livre que votre serviteur a le plus appréciés figurent les mises en perspective historique, juridique, éthique et technique de sujets tels que le vote électronique, les collectifs comme Anonymous ou encore Wikileaks, les lanceurs d’alertes et l’hypothèse d’initiatives russes visant à influencer l’élection présidentielle aux Etats-Unis.
Dans un registre plus technique, le vieux routard de la sécurité des process industriels a vécu de beaux moments intellectuels devant les définitions que l’auteure donne de la sécurité et de son organisation. Nous parlons bien là de la manière dont vous, citoyen libre et responsable, organiserez la sécurité de vos usages d’Internet, afin par exemple de préserver votre vie privée, vos données bancaires, etc. Mais nous parlons aussi de la façon dont les autorités organisent la sécurité de la collectivité, avec parfois la tentation d’opter pour des remèdes de nature à tuer le malade. La sécurité et l’insécurité peuvent être un sentiment – justifié ou non – comme une réalité – concordant ou pas avec le sentiment… La sécurité n’est jamais totale. Déterminer le niveau de risque acceptable et le besoin en mesures de mitigation dudit risque sont des décisions qui incombent à chacun. Pour pouvoir faire de tels choix, il faut connaître l’environnement où l’on évolue, ses opportunités et contraintes, de sorte à se faire une idée réaliste (« modéliser ») de la menace et des mesures nécessaires pour s’en prémunir.
Enfin, on m’a enseigné que la sécurité était un organe situé entre les oreilles. Or, La face cachée d’Internet rappelle que tout se joue entre la chaise et le clavier. Les mesures techniques ne sont rien si elles sont exploitées de manière inintelligente. L’auteure démontre en outre, à plusieurs reprises, à quel point la tentation du tout sécuritaire à l’échelle étatique peut se retourner contre le citoyen, dont le rôle régulateur se joue alors très au-delà de sa souris et de son clavier.
Abordons enfin le parti pris de l’auteure en termes d’éthique, car il constitue l’axe de symétrie de La face cachée d’Internet. Premièrement, le postulat de base est que le citoyen est un adulte responsable aux commandes de son propre destin, et que sa liberté ne s’arrête que là où elle entraverait celle d’autrui. Deuxièmement, Rayna Stamboliyska n’est pas de ceux qui disent « je n’ai rien à cacher. » Et je vous le dis tout net : moi non plus. Vous n’avez pas envie que n’importe qui puisse connaitre votre patrimoine, vos coordonnées bancaires, vos petits caprices sentimentaux et/ou sexuels ni vos opinions politiques. Or, une porte ouverte aux autorités dans une application chiffrant les communications est également ouverte pour les malfaisants, c’est mécanique. Le chiffrement ne sert pas qu’à faire le jihad avec un clavier, il sert aussi et surtout à protéger le numéro de votre carte bancaire. À cet égard, La face cachée d’Internet vous offrira une visite guidée, illustrée de cas pratiques, de la criminalité et de la délinquance dans les méandres d’Internet.
De la même manière, le lecteur sera initié au travail des services de renseignement, de police et de la Justice, et tout cela donne une image particulièrement vivante d’un écosystème extrêmement mouvant : quand la menace évolue, la protection s’adapte, donc la menace évolue, donc la protection s’adapte… Cette intrigue fascinante se déroule dans un monde qui n’a rien de virtuel : celui sur lequel nous posons le pied dès le saut du lit et que le numérique influence en profondeur, y compris dans les champs politique, économique, monétaire – les crypto monnaies aussi font l’objet d’un passionnant exposé dans La face cachée d’Internet. Un monde que nous sommes réputés, en tant que citoyens, devoir influencer pour qu’il concilie au mieux les intérêts particuliers et collectifs. Un monde où la réalité d’aujourd’hui n’est pas celle d’hier, et où le choix des urnes peut se porter sur un dictateur auquel on réalisera peut-être un peu tard qu’on aurait dû cacher certaines choses…
Suspense à part…
Vous l’aurez compris : le présent billet n’est pas un roman dont la chute se laisse désirer jusqu’à l’ultime paragraphe. J’ai apprécié ce livre car il m’a rendu moins ignorant et a enrichi ma boîte à outils citoyenne. Je l’ai également apprécié car ce résultat a été obtenu de manière agréable. Cet aspect n’est pas uniquement sympathique d’un point de vue récréatif. Il fait partie intégrante de l’efficacité de La face cachée d’Internet. Mais ce n’est pas le seul atout de cet ouvrage. Rayna Stamboliyska a à cœur de faire vivre son livre et de lui donner une existence au-delà de sa lecture. Je ne parle pas uniquement des 475 références bibliographiques que vous y trouverez et qui vous donneront matière à explorer plus avant le sujet. Non, je parle aussi d’une auteure qui interagit volontiers avec son lectorat : à l’occasion de ses nombreuses interventions un peu partout en France, mais aussi via son compte Twitter et le site dédié à l’ouvrage, où vous trouverez la présentation du livre, celle de l’auteure, un formulaire de contact et un blog avec des articles complémentaires et une version numérique des ressources bibliographiques. Le numérique est quelque chose de vivant, en perpétuel mouvement, et son influence sur le cours de nos vies ne cesse d’évoluer. Il est donc appréciable de pouvoir compter sur des sachants qui vivent hors des tours d’ivoire, convaincus que le savoir est une ressource citoyenne qui se partage au quotidien, pour l’édification de tous.
À titre de synthèse, donc : si vous faites partie, comme moi, des gros bataillons dont la culture numérique se situe quelque part entre le niveau zéro et la connaissance « grosso modo », La face cachée d’Internet est fait pour vous. Si vous êtes d’ores et déjà un sachant dans le domaine, je vous suggère tout de même de le lire – si ce n’est déjà fait – car il porte en lui l’amorce de débats à la fois passionnants et structurants, en plus d’être agréable à lire.
Jean-Marc Lafon