Guerre en Syrie et Irak: physionomie du terrain

syrie-viergeLe web et la presse fourmillent de cartes illustrant les zones « contrôlées », « possédées », « tenues » par telle ou telle faction. Un exemple criant est le foisonnement de cartes montrant, telle une gangrène rongeant une jambe, la  « progression » de l’Etat Islamique sur de vastes périmètres de territoire syrien et irakien. Si vous le voulez bien, nous allons aujourd’hui nous projeter un peu sur le terrain pour mieux appréhender cette notion de « contrôle » de zone.

Un périmètre que l’on « tient », qu’est-ce que ça signifie ? Disons qu’à minima, en situation de conflit, il s’agit, pour un belligérant, de se trouver établi quelque part — d’y être présent physiquement donc — et d’y maintenir certaines conditions :

  • que la probabilité d’atteinte à ses personnels et matériels par un ennemi y soit minime ;
  • que ses flux logistiques y soient sécurisés envers les initiatives adverses ;
  • que ses forces y bénéficient d’une large liberté de manœuvre et d’initiative ;
  • qu’il y rende la liberté de manœuvre d’un ennemi nulle ou très risquée.

Passons maintenant à l’observation de la carte. Voyons, par exemple, les périmètres du territoire syrien supposés être sous le contrôle de l’Etat Islamique en novembre 2014 selon la page Wikipédia dédiée à cette organisation : http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89tat_islamique_(organisation) . Pour éviter d’alourdir le présent billet, nous nous focaliserons sur la Syrie, étant entendu que le problème est le même en Irak. Superposons la carte présentée par Wikipédia — conforme à des dizaines d’autres mondialement diffusées — et une vue satellite de la Syrie (Google Earth).

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Maintenant, passons à la vue satellite dépouillée.

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Comme vous pouvez le constater, il y a du jaune, du vert, et du vert pâle. Le décryptage est aisé : les zones vertes sont fertiles et humides, et ce n’est pas un hasard si elles sont principalement situées le long des cours et étendues d’eau. Les zones jaunes, c’est le désert syrien, une vaste étendue aride parsemée de pierres tranchantes et grosses mangeuses de pneus. Le vert pâle, ce sont les périmètres intermédiaires, souvent menacés par la désertification. Vous voyez donc que la Syrie est une vaste étendue aride agrémentée de quelques maigres zones fertiles et hospitalières.

J’ai placé ci-dessus un repère rouge vers Deir Ezzor, sur les rives du fleuve Euphrate. Zoomons donc sur ce repère, via la vue ci-dessous.

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On voit là l’Euphrate, les zones cultivées, l’agglomération de Deir Ezzor et le réseau routier qui la dessert. Puis, à l’Est, sec, aride, le désert. Une image valant mieux qu’un discours, voici à quoi il ressemble.

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Austère, n’est-ce pas? Et tout à fait idéal pour se faire repérer par les aéronefs de la coalition, de jour comme de nuit, avec ou sans camouflage puisqu’ils disposent de senseurs thermiques et de radars air-sol. Rappelons que cet environnement est redoutable pour les véhicules et leurs pneumatiques, et qu’on y roule à un train de sénateur.

Continuons les investigations en étudiant une de ces grosses taches menaçantes sur la carte, réputées « zones EI ». Ci-dessous, le sud-ouest de Deir Ezzor, avec, toujours en rouge, le périmètre réputé aux mains de l’EI. Et 200 km de désert conforme à la photo ci-dessus…

En jaune, l’unique route du secteur, reliant Deir Ezzor à Palmyre

Interprétation de la carte: l’EI tiendrait le secteur sur une profondeur de 200 km en partant de l’Euphrate. Il tiendrait tout sauf la route et Palmyre. Mais dans le mot « tout », à part des cailloux et du sable, qu’y a-t-il? Des pipelines que la coalition s’est empressée de rendre inaptes à leur fonction quand ils profitaient à l’EI, et deux petits champs d’extraction au sort incertain, mais que le régime a probablement cessé d’exploiter faute de pouvoir les sécuriser. Voici à titre indicatif une carte sommaire des ressources fossiles, pipelines et gazoducs.

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Les seules choses intéressantes qu’il reste à contrôler dans le secteur sont donc la route et Palmyre, que l’EI ne tient pas puisqu’elles sont aux mains du régime. Vous pouvez conclure sans risque d’erreur que l’EI ne tient rien dans cette grosse tache rouge en plein désert… Le régime de Bachar al Assad non plus, ni aucune faction rebelle. De telles zones inhospitalières sont le plus souvent délaissées car inexploitables à quelque fin que ce soit. En novembre 2014, j’envisageais plutôt la carte de l’EI en Syrie comme suit:

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D’autres, plus portés sur un travail de cartographie de longue haleine, auront matière à critiquer sur tel ou tel détail et je les écouterai respectueusement. Mais la situation de novembre dernier n’est pas le problème de fond. Le propos est ici de rappeler que la carte doit traduire les contraintes du terrain. L’EI, comme tout belligérant compétent, cherche à contrôler aussi rigoureusement que possible les routes, les cours d’eau et les ressources. La zone grise décrite ci-dessus est a priori moins vertigineuse, en termes de surface « couverte » par l’EI, que l’énorme tache rouge dont Wikipédia et de nombreux médias ont repeint le désert syrien. Mais qu’on ne s’y trompe pas. L’EI contrôle le cours de l’Euphrate jusqu’aux environs directs de Bagdad, celui du Tigre jusqu’à Mossul, des ressources fossiles encore conséquentes, et on ne devrait pas avoir besoin de renverser un pot de peinture sur une carte pour expliquer ça à ses lecteurs. A propos, voici un lien vers un travail du New York Times, dont la documentation cartographique me semble tout à fait crédible à défaut d’être spectaculaire: http://www.nytimes.com/interactive/2014/06/12/world/middleeast/the-iraq-isis-conflict-in-maps-photos-and-video.html?_r=0

Ce billet n’a pas l’ambition de vous livrer sur le ton du scoop l’ensemble des positions de combats de l’EI. Son but est juste d’inviter le lecteur à valider les cartes qui lui sont proposées en allant jeter un œil curieux sur des outils tels Google Maps et Google Earth. Si vous vous piquez au jeu, vous apprendrez à aimer aussi Wikimapia, très utile quand l’actualité traite de zones urbaines comme c’est le cas à Kobané ou Mossul par exemple.

Jean-Marc LAFON

PS: ne le dites à personne mais ça marche aussi avec l’Ukraine… 😉




« Les Français jihadistes » de David Thomson

123Le phénomène des Français partis faire le jihad a suscité un choc quand, fin 2014, l’opinion publique hexagonale a découvert qu’un Normand converti avait non seulement rejoint les rangs de l’Etat Islamique, mais qu’en plus il avait participé, en tant que bourreau, à une vidéo mettant en scène la décapitation d’un groupe de prisonniers syriens.

L’intéressé n’était pas issu de l’immigration, ne vivait pas dans une banlieue sordide, n’a pas été délaissé par des parents démissionnaires, n’était pas analphabète, ni délinquant, ni chômeur de longue durée… Les idées reçues étaient mises à mal. Et l’on découvrit qu’il n’était pas unique en son genre quand un combattant syrien de l’EI participant à la même vidéo fut confondu avec un autre Français, lui aussi combattant du califat de Raqqa. David Thomson, auteur du livre dont il est question ici, fut alors, si ma mémoire est bonne, le premier à remarquer qu’on se trompait de bonhomme. Le jihadiste de la vidéo avait les yeux bruns. Le Français pour qui on le prenait les avait clairs. Quand tout le monde vibrionnait, David Thomson a tout simplement regardé, puis dit ce qu’il avait vu.

C’est cette approche qui fait tout l’intérêt du livre. Hors du tumulte de l’actualité brûlante et des ses émotions désordonnées, l’auteur ne se pose ni en avocat, ni en procureur. Avec recul, il a observé, consigné puis raconté, sans manières mais avec pudeur, le parcours de ces Français, le plus souvent très jeunes, partis donner leur vie à Allah avec une ambition au-dessus de tout: le martyre. Des gens à peu près comme tout le monde. Leur petite histoire, pas spécialement exceptionnelle. Le concours de circonstances, le virage qui les a conduits dans cette voie. Tout simplement. Sans chercher à condamner ni à promouvoir leur démarche. Ce livre est un constat. Il est factuel.

« Les Français jihadistes » est un ouvrage très accessible, qui se lit d’une traite. Oserai-je dire « presque comme un roman »… Quand on referme ce livre, on n’a pas réponse à tout, et c’est aussi cela qui le rend crédible. Mais on a découvert beaucoup de choses, jeté aux orties pas mal d’idées reçues, et on se pose enfin les bonnes questions sur ce qu’il reste à apprendre.

Quelques exemplaires n’ont pas encore été vendus. Et une réédition est dans les tuyaux. Ca tombe bien car il serait dommage de s’en passer.

Jean-Marc LAFON




Jabhat al Nusra, l’autre menace syrienne

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Combattants d’al Nusra peu avant l’attaque de Tal Salmo, dans la région d’Idlib.

Associer les noms « jihad » et « Syrie » conduit la plupart des occidentaux à penser à Daech, l’Etat Islamique en Irak et au Levant (EI). Les prestations choc de l’EI sur le terrain et leur mise en scène médiatique pourraient faire supposer au spectateur distrait que le califat de Raqqa monopolise à la fois l’engagement djihadiste en Syrie et la menace qui pèse sur l’Occident depuis ce pays déchiré. Mais une autre entité, au moins aussi inquiétante, s’est développée dans le substrat de la guerre civile syrienne, selon une méthodologie très spécifique. Il s’agit du front al Nusra (ou « Nosra »), alias Jabhat al Nusra li-Ahl ash- Shām : Front pour le Secours au Peuple du Levant, JAN, franchise syrienne du réseau al Qaeda. En voici une présentation. Elle n’est pas exhaustive car couvrir l’histoire de cette structure mériterait déjà un grand livre malgré son jeune âge. (1)

  • Une entité djihadiste s’invite en Syrie

A l’été 2011, en plein Ramadan, ce qui est encore l’Etat Islamique d’Irak envoie un petit corps expéditionnaire en Syrie, où l’insurrection contre Bachar al Assad bat son plein depuis le 15 mars. Ce noyau dur est composé, pour l’essentiel, de Syriens d’Al Qaeda, vétérans de la guerre en Irak, qu’ils ont livrée contre les Etats-Unis et leurs alliés locaux, certains ayant également combattu en Afghanistan. Ils sont rapidement rejoints par des djihadistes du même tonneau, que le régime de Bachar al Assad détenait dans la prison politique de Sednaya jusqu’à sa décision de les libérer en mai et juin 2011. Cet épisode souvent oublié s’inscrit dans la stratégie de diabolisation de ses opposants par Assad, qui les présente au monde comme des « terroristes » depuis les premières manifestations de rues.

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Mohammad al Joulani, leader de Jabhat al Nusra

Il ne faut que quelques mois à Abu Mohammad al-Joulani et à son staff pour structurer une petite force de frappe, encore peu nombreuse, principalement constituée de Syriens, mais qui capitalise des capacités cruciales dont elle a le monopole parmi les insurgés de Syrie. Commander et coordonner des opérations offensives massives et complexes ; savoir conjuguer fluidité tactique et discipline ; posséder et savoir utiliser des troupes d’assaut aptes à créer des brèches que des forces alliées de second ordre exploiteront ensuite ; posséder et savoir utiliser des « forces spéciales » ; bénéficier de combattants intégralement « politisés », pour qui la question du sacrifice suprême n’est pas un problème ; avoir dans ses rangs un pool de combattants prêts à mener des opérations suicide en vue de « ramollir » les dispositifs ennemis ou d’éliminer des personnages importants. Les premières actions d’al Nusra visent des structures importantes des services de sécurité du régime syrien, dans l’ensemble du territoire et en très peu de temps. L’effet de choc est rude pour le régime, tandis que les autres mouvements rebelles sont impressionnés et admiratifs. Quoique des djihadistes étrangers combattent d’ores et déjà sous sa bannière, l’origine syrienne d’une majorité de combattants de JAN fait en outre vibrer la fibre nationaliste des rebelles.

  • Se rendre indispensable

Tandis que d’autres groupes bénéficient d’effectifs imposants mais de qualité médiocre, Al Nusra devient pour eux un prestataire de services incontournable. Ces formations, incapables de concevoir une manœuvre d’envergure puis de la coordonner sur le terrain, verront vite en al Nusra un démultiplicateur de forces inespéré. Des vétérans de JAN montent les grandes opérations et en assurent le commandement. JAN prend en charge la coordination des transmissions — l’usage de fréquences multiples évite la « bouillie radio » mais est très gourmande en compétences et discipline — et intègre des hommes dans les groupes rebelles où ils se chargent des communications avec le commandement. JAN envoie ses kamikazes — certains à bord de blindés chargés de plusieurs tonnes d’explosifs — fissurer les défenses de l’adversaire et démoraliser ses combattants. Puis il lance ses troupes d’assaut qui empêchent l’ennemi de se réorganiser et ouvrent grand la brèche. Enfin, les grosses formations rebelles de moindre qualité peuvent venir fournir la masse afin d’exploiter le succès initial, judicieusement coordonnées par le commandement de JAN et ses relais auprès des combattants insurgés.

Un SVBIED (véhicule suicide piégé) d'al Nusra vient d'atteindre sa cible à Daraa

Un SVBIED (véhicule suicide piégé) d’al Nusra vient d’atteindre sa cible à Daraa

Cette coopération militaire victorieuse d’al Nusra avec les autres mouvements rebelles lui attire un grand respect de leur part, ainsi qu’une réelle dépendance opérationnelle dès lors qu’il s’agit d’affronter les éléments les plus efficaces des forces du régime. Face aux meilleures forces de Bachar al Assad, sans al Nusra, on ne gagne pas… C’est alors qu’al Nusra se révèle comme un puissant vecteur stratégique des méthodologies politiques d’Ayman al Zawahiri, le leader du réseau Al Qaeda. En effet, le régime, voyant ses villes menacées — y compris sa capitale Damas —, consacre d’énormes moyens à leur défense… au détriment des campagnes. Les effets de cet abandon des campagnes par Bachar al Assad sont majeurs. Un vide politique absolu y est créé. Les services publics se délitent ; la distribution d’énergie et d’eau se dégrade rapidement ; la santé publique vacille ; les populations viennent vite à manquer de tout ; la loi de la jungle s’installe. Mais le réseau Al Qaeda veille, fort de financements occultes et abondants…

  • La nature a horreur du vide : s’intégrer dans le tissu social

Après avoir fait la démonstration de ses atouts militaires et y avoir acquis le respect de l’opposition syrienne combattante, al Nusra transforme l’essai sur le terrain civil. Déployant ingénieurs, techniciens, combattants chargés des missions de police, personnels de santé, JAN travaille au bien-être des populations. Campagnes de vaccinations, livraison de vivres aux réfugiés, remise en état des réseaux de distribution d’eau, d’énergie, et rétablissement de l’ordre public sont autant de vecteurs qui contribuent à la popularité de JAN. Rapidement, al Nusra est présent un peu partout, intégré au tissu social. Ses clercs prennent en main l’éducation religieuse, substituent la charia au non-droit laissé derrière lui par le régime, et fondent, avec la participation bienveillante des autochtones et de certains groupes rebelles, des conseils locaux. Pour ainsi dire, al Nusra ne s’impose nulle part mais a créé les conditions qui font de lui le bienvenu presque partout. Ce qui lui permet d’ailleurs d’alimenter un solide recrutement autochtone et, ainsi, de se renforcer tout en se présentant comme un acteur légitime de la vie politique syrienne post-Bachar al Assad. Les Syriens, même fondamentalistes, sont en effet souvent animés par un sentiment national qu’un trop fort pourcentage de djihadistes étrangers pourrait froisser. Tout en tenant un discours aux accents nationalistes, JAN modèle la société par touches successives pour la rendre compatible avec sa vision mondialiste du jihad et son objectif à moyen terme : fonder en Syrie un émirat islamique tout entier dévolu à la stratégie globale d’Al Qaeda…

Institut Al Farook d'études islamiques

Institut Al Farook d’études islamiques

  • Décrédibiliser les Occidentaux et leurs alliés

Une succession d’évènements habilement exploités va permettre à al Nusra d’asseoir un statut encore plus fort dans la région. Le 8 février 2012, Ayman al Zawahiri, le leader d’Al Qaeda, appelle les musulmans à soutenir l’insurrection syrienne. Le 10 décembre de la même année, les Etats-Unis inscrivent al Nusra sur leur liste des organisations terroristes, au titre de sa filiation avec Al Qaeda. Cette démarche suscite un tollé presque unanime parmi les rebelles syriens. Comment admettre que l’allié qui fait gagner les batailles, qui protège la population et qui structure la société soit ainsi traité par les Etats-Unis, dont beaucoup espèrent qu’ils contribueront militairement à l’éviction de Bachar al Assad ? Vingt-neuf (!) groupes rebelles signent une pétition condamnant l’attitude américaine, proclamant « nous sommes tous al Nusra », et vont parfois jusqu’à pavoiser aux couleurs de JAN… Un leitmotiv parcourt une majorité de l’opposition syrienne combattante : « lutter contre Al Qaeda ne figure pas parmi nos objectifs ».

  • Exploiter la brutalité du régime et les atermoiements occidentaux

Le 21 aout 2013, le régime de Bachar al Assad attaque Ghouta — un faubourg de Damas aux mains de la rébellion — au gaz Sarin. L’opposition syrienne appelle les Occidentaux à intervenir. Il n’en sera rien puisqu’à l’initiative des Etats-Unis, une solution négociée sera adoptée, visant à l’abandon de son arsenal chimique par le régime, les Occidentaux assurant pacifiquement la destruction des armes. Al Nusra lance alors une campagne de représailles nommée « œil pour œil ». La communauté alaouite, minorité d’où est issue la famille de Bachar al Assad, est ciblée dans tout le pays. Massacres de civils, enlèvements, exécutions médiatisées de personnalités, vagues d’attentats… On assiste alors à une radicalisation savamment calculée et orchestrée de l’action de JAN, avec le soutien croissant de l’opinion indignée par la brutalité souvent extrême et aveugle du régime. Sur les territoires où JAN est présent, l’organisation affiche désormais des positions sectaires en accord avec ses principes, misant sur la popularité acquise en « punissant » Bachar tandis que « les Occidentaux complices et leurs alliés laissent faire ».

Le MV Cape Ray, un vieux roulier de la réserve de l'US Navy, à bord du quel sera neutralisé l'arsenal chimique livré par al Assad. Ce n'est pas le type d'intervention US espéré par les révolutionnaires Syriens

Le MV Cape Ray, un vieux roulier de la réserve de l’US Navy, à bord du quel sera neutralisé l’arsenal chimique livré par al Assad. Ce n’est pas le type d’intervention US espéré par les révolutionnaires Syriens

  • Le schisme avec Daech met à l’épreuve l’aptitude de JAN à repenser sa stratégie

En avril 2013, Abu Bakr al Baghdadi fonde l’Etat Islamique en Irak et au Levant, développant en Syrie une vision plus directement militaire du jihad : conquête de vive force, soumission des populations au prix de déportations et de massacres, contrôle et administration exclusifs des territoires, afflux massif de combattants étrangers, rejet du nationalisme — notion impie —, le tout appuyé par un outil de communication massivement performant qui sème la terreur et décourage les combattants adverses. Daech veut réabsorber JAN, mais Abu Mohammad al-Joulani s’y oppose, ne reconnaissant comme seul chef que le leader d’al Qaeda, Ayman al Zawahiri. Le schisme est consommé en février 2014, quand al Zawahiri exclut formellement Daech du réseau al Qaeda. Après des affrontements directs particulièrement violents entre JAN et Daech, notamment dans le bastion historique de JAN à Deir Ezzor, dans l’Est du pays, sur les bords de l’Euphrate, JAN décide de repenser sa stratégie. Il se retire des bords de l’Euphrate et opère un redéploiement complet vers le nord-Ouest et le sud-Ouest de la Syrie, s’imbriquant encore plus étroitement avec les autres mouvements rebelles, et exerçant une pression croissante sur le plateau du Golan et le Liban… Face à deux ennemis majeurs, Daech et Bachar al Assad, al Nusra a fait un choix : Bachar al Assad d’abord, tout en s’ouvrant des opportunités pour mettre sous haute tension la communauté internationale via les pays du voisinage. Cette capacité d’adaptation aux circonstances nouvelles est, de la part d’al Nosrah, signe d’une résilience de haut niveau, dans la droite ligne de la « maison-mère » al Qaeda.

  • Contrôle accru de JAN sur les autres mouvements rebelles

Pour al Nusra, tout gain de popularité doit être exploité. Perçu comme le vecteur du retour à l’ordre, l’entité qui permet de remporter des victoires sur le régime, le protecteur du peuple face à ses oppresseurs, JAN ne se contente plus de collaborer avec les autres mouvements rebelles. En mai 2014, les leaders de Harakat Ahrar al-Sham al-Islamiyya (HASI, mouvance du Front Islamique) et de Jaysh al-Mujahideen lancent un appel du pied aux Occidentaux en se déclarant opposés au fondamentalisme et aux interférences étrangères qui le véhiculent. Al Nusra condamne ces propos dans les termes les plus vifs. En résulte sans délai une « clarification » des deux mouvements rebelles : le fondamentalisme visé était uniquement « celui de Daech »… Le même mois, le colonel Ahmad al Nameh de l’Armée Syrienne Libre (ASL) déclare vouloir ouvrir un front sud débarrassé des fondamentalistes. Lâché par la plupart des mouvements rebelles, invité à s’expliquer par le conseil local de la sharia, al Nameh avouera, dans une vidéo diffusée sur Internet, avoir agi sur ordre de la Jordanie et de ses alliés pour nuire à JAN. Plus al Nusra est populaire, plus il établit son autorité, et plus il s’approprie les leviers de la gouvernance des territoires où il évolue.

  • Frappes aériennes US exploitées par JAN

Le 22 septembre 2014, les Etats-Unis lancent une série de frappes aériennes à l’ouest d’Alep, visant une cellule créée par al Nusra, que l’on nomme « groupe Khorasan ». Il s’agit d’une petite force spéciale dédiée à la préparation d’opérations extérieures, notamment des actions terroristes dans les pays occidentaux, au service du réseau al Qaeda et de ses desseins mondiaux. Mais la population perçoit surtout une agression contre JAN qui, on l’a vu, est désormais populaire de par son engagement anti-Assad. De plus, l’imbrication de JAN parmi les autres insurgés a des effets immédiats. Des combattants de HASI sont touchés par un bombardement américain visant Khorasan le 23 septembre 2014. Al Nusra exploite habilement ces évènements pour convaincre l’opinion que les Etats-Unis et leurs alliés ont choisi d’appuyer Bachar al Assad au détriment de la révolution syrienne.

  • Un défi stratégique pour les Occidentaux et leurs alliés

A l’heure où ces lignes sont écrites, Daech, organisation expansionniste, est sous la pression des acteurs de la « proxy-war », la guerre par procuration coordonnés et appuyés par les Occidentaux, leurs alliés et l’Iran. Daech ne parvient plus à progresser. Des cartes farfelues pullulent dans la presse et sur Internet, faisant passer de vastes étendues désertiques parfois parcourues par de petits commandos de Daech comme des zones contrôlées par le califat de Raqqa. Le ridicule ne tue pas… Le régime de Bachar al Assad, lui, reste arc-bouté sur de grands centres urbains massivement peuplés, laissant de vastes étendues parfois riches en ressources, y compris humaines, aux mains d’une opposition de plus en plus contrôlée par al Nusra. Et il continue d’entretenir la haine des populations qu’il ne contrôle pas, n’hésitant pas à bombarder aveuglément toute zone, même densément peuplée, où évoluent les rebelles. Les armements livrés par les occidentaux aux mouvements « modérés » tels l’ASL sont régulièrement filmés et photographiés au combat, aux main de JAN et même de Daech, signe que quelque chose ne se passe pas comme on voudrait… JAN se permet d’évincer d’un revers de main les casques bleus de l’ONU déployés dans le Golan, tout en accroissant sa pression sur le Liban, où il enlève des soldats et perpètre des attentats meurtriers. Il faut dire que le Liban est la base arrière d’un des plus redoutables alliés de Bachar al Assad : le Hezbollah chiite, qui pèse lourd sur l’échiquier politique local, et donc sur l’équilibre régional.

Les zones fertiles en vert, le désert en jaune. Pour rire un peu des faiseurs de cartes qui voient en chaque caillou du désert un combattant de Daech...

Les zones fertiles en vert, le désert en jaune. Pour rire un peu des faiseurs de cartes qui voient en chaque caillou du désert un combattant de Daech…

Le défi de l’année 2015, pour les Occidentaux et leurs alliés — aux objectif pas forcément uniformes… — est d’empêcher que la Syrie soit coupée en trois : Bachar al Assad, Daech et JAN. D’une part parce qu’aucune de ces trois entités n’est compatible avec nos intérêts ni avec notre sécurité. D’autre part parce que les acteurs locaux sont capables de realpolitik à un point qui surprend souvent les mentalités occidentales. A l’échelle locale, l’intérêt commun bien compris conduit parfois des ennemis jurés à combattre côte à côte — ainsi JAN et Daech dans le Qalamoun, près de la frontière libanaise — et / ou à commercer, y compris dans le domaine des armes et… des otages. Cet attachement à la realpolitik ouvre des opportunités folles aux mouvements djihadistes pour s’adapter à l’adversité. Les choix s’échelonnent depuis une confrontation totale JAN / Daech jusqu’à une coopération plus récurrente entre eux, en passant par toute une gamme d’alternatives, y compris la fusion de JAN dans les autres structures préexistantes. De plus, de l’aveu même des services américains, Khorasan, entité dédiée au jihad mondial et composée de djihadistes de toutes provenances, n’a pas été désorganisé par les frappes aériennes.

  • Bilan temporaire

Al Nusra montre au monde une leçon de stratégie réaliste au service d’un but politique intangible. Une démonstration éloquente de « conquête des cœurs et des consciences », et une autre de résilience. Enkysté dans le tissu social des zones hors de contrôle de Bachar al Assad et de Daech, il est parvenu en un temps record à modeler la société de sorte à en devenir un organe perçu comme plus encore que légitime : essentiel. Il est déjà très tard pour proposer au peuple syrien, qui a tant souffert, une alternative à la fois à Bachar al Assad et aux djihadistes. Et il est peut-être beaucoup trop tard pour parer à la source les futures opérations extérieures de Khorasan, qui continue de préparer ses actions sous la protection de JAN, étroitement imbriqué dans la population locale, au service des desseins d’al Qaeda tels qu’on a pu y gouter à Paris début janvier 2015… Si ces évènements ont rappelé Al Qaeda dans la Péninsule Arabique au bon souvenir des Français, n’oublions pas que la déclinaison syrienne du réseau al Qaeda — qu’on ne cesse d’appeler abusivement « nébuleuse » alors que c’est une solide structure décentralisée — a le regard résolument tourné vers nous, qu’elle n’est pas le moins du monde Charlie, et qu’elle n’est, somme toutes, géographiquement pas bien loin d’ici.

Jean-Marc LAFON

(1) Pour aller plus loin, je vous propose de lire, en anglais, l’étude réalisée par Jennifer Cafarella pour le compte de l’ Institute for the Study of War, disponible au format PDF sur cette page: http://www.understandingwar.org/report/jabhat-al-nusra-syria




Le jour d’après la tuerie de Charlie Hebdo

L'ultime dessin de Charb, on ne peut plus prémonitoire

L’ultime dessin de Charb, on ne peut plus prémonitoire

Les fidèles de ce blog l’auront tout de suite vu: c’est mon deuxième « le jour d’après » en à peine plus de trois mois. Le précédent était le jour d’après l’assassinat d’Hervé Gourdel…

Il est un temps pour l’émotion, déclinée selon les sensibilités de chacun. Le deuil en somme. Mais votre serviteur est convaincu qu’un devoir citoyen fondamental est d’ouvrir dès que possible le temps de la réflexion. Et si on pensait, un peu ?  Dans le conflit qui s’est décliné hier sur notre territoire national, le citoyen est acteur. D’une part parce qu’on lui tire dessus en fonction de ce qu’il dit ou pense. D’autre part parce c’est le citoyen que l’adversaire veut influencer afin de s’imposer. L’adversaire porte des coups réfléchis. La réplique, pour être efficace, doit être tout autant réfléchie, voire plus. Il me semble donc urgent, pour pouvoir penser droit, de se débarrasser de quelques habitudes conditionnées, bien ancrées mais totalement contreproductives et qui obscurcissent le jugement.

101421238[1]Clamer que ces gens-là sont des fous. Il est certes confortable de le penser. Mais non, non, et non. Halte à la psychiatrisation des conflits. Il n’y a pas de folie djihadiste. Les victimes de pathologies mentales ne s’agglomèrent pas pour développer et exercer, ensemble, dans un cadre opérationnel structuré, leurs compétences de fantassins, artilleurs, transmetteurs, artificiers, bourreaux, communicants, interprètes, etc. Rejeter notre système de valeurs, en adopter un autre — en l’occurrence une certaine interprétation de l’Islam — et s’y conformer, ce n’est pas de la folie. C’est un choix. Et de vous à moi, Al Qaeda, par exemple, n’est plus un perdreau de l’année depuis belle lurette. Ces gens savent « être et durer », c’est un signe évident de bonne santé mentale. Ils veulent imposer leur vision de la charia, vous ne voulez pas, vous les bombardez, ils vous tuent, le décor est campé : c’est une opposition violente de volontés. La définition même de la guerre…

Psalmodier : mais que fait la police ? Quel laxisme ! Ca aussi, c’est une pensée prémâchée, confortable en cela qu’elle fait croire qu’il y a des solutions faciles aux problèmes. Peut-être un peu trop faciles pour être honnêtes, d’ailleurs. Scoop : il n’y a jamais d’attentats en Corée du Nord. Eh oui, les droits individuels induisent des risques collectifs. Or, la tentation est grande de « bricoler ». Si l’on jetait toutes les expressions numériques de nos vies privées en pâture à de savants algorithmes à l’usage des « services », la DGSI pourrait cueillir les djihadistes au saut du berceau et on les coffrerait à vie au terme d’un procès d’intention en référé. Ah, qu’il serait sécurisant de sentir le souffle chaud de Big Brother dans sa nuque H 24, J 365. Un peu de sérieux, que Diable ! Certes, s’ils ont attaqué Charlie Hebdo, c’est qu’on n’a pas su les en empêcher. Mais enfin, à la guerre, quand on prend un coup, c’est avant tout parce que l’ennemi est déterminé à l’asséner. Pourra-t-on éviter toutes les attaques ? On s’en épargnera certaines, c’est sûr. La plupart, peut-être. Mais toutes, non.

101421449[1]Adopter quelques bons réflexes permet à la pensée individuelle et collective de s’épanouir. Ainsi, on évitera de relayer des balivernes qui font de l’ignorance un mal plus contagieux qu’Ebola : on ne chope pas Ebola à travers un écran. Mais on y chope l’intox… Un exemple tout simple : merci de ne plus diffuser des citations du coran ou des hadiths si vous n’avez pas lu la mouture officielle au préalable. On trouve sur le net des locutions inventées de toutes pièces, des textes tronqués dont on a délibérément détourné le sens mais que de braves bougres de bonne foi ventilent à tour de bras, tout un tissu de sornettes employé aussi bien pour promouvoir maladroitement l’Islam que pour le condamner à bon compte.

Ceci étant posé, je ne vais pas me permettre de vous dire ce que vous devez penser. Je préfère vous livrer les axes de ma propre réflexion.  Et le faire au fil du temps, car ceci est un blog, pas un bouquin monolithique en dix volumes. Vous en ferez ce que vous voudrez, car c’est aussi ça, la liberté : choisir ce qu’on lit, décider d’y adhérer ou non, et passer la vraie vie au tamis de son propre sens critique au lieu d’acheter les pensées toutes faites du voisin.

Je conclurai donc aujourd’hui sur la réflexion suivante, à moi rien qu’à moi. Les gens qui ont tué froidement, posément, méthodiquement leurs congénères dans les locaux de Charlie Hebdo l’ont fait pour générer de l’effet politique. C’est à ça que servent les guerres.  Il ne s’agit pas, ici, d’être fairplay mais de vaincre. Cela s’applique aux deux camps. Si l’on estime être leur adversaire, la première chose à faire est de ne pas réagir comme ils le souhaitent, car les tripes produisent rarement de bonnes idées, si vous voyez ce que je veux dire. Ne pas se laisser conduire là où l’adversaire veut que l’on aille. Ne pas délaisser ces valeurs d’équité qui l’enragent et dont il cherche justement à nous éloigner. Et enfin mettre les pensées en ordre pour produire, individuellement puis collectivement, l’effet inverse à celui souhaité par l’ennemi. Ils veulent diviser pour régner. Les suivrons-nous ? Ceux qui font le jihad avec un clavier cherchent, via les réseaux sociaux, à alarmer les musulmans à propos d’hypothétiques actes massifs de violence à leur encontre qui, selon eux, seraient imminents. Si certains excités, au sein de la communauté nationale, offrent sur un plateau à l’ennemi les erreurs qu’il attend de nous, on pourra non seulement se poser des questions sur leur compte, mais aussi commencer à y répondre. My two cents, comme disait Richard III à Louis XVIII.

Jean-Marc LAFON




Barkhane: réappropriation de la dimension « temps »?

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Comme la distance, le temps se mesure. Comme celle de la distance, la perception du temps est relative : le temps peut sembler long selon les circonstances et les dispositions dans lesquelles on se trouve. Les deux notions sont étroitement liées, et le temps passé à parcourir une distance est une obsession humaine de longue date. A la guerre, nul ne songerait à alléguer que de Bamako à Tessalit il n’y a que 10 km. Alors pourquoi se condamner à la frustration en imaginant qu’une guerre devrait se jouer sur le temps court, comme si un marathon pouvait se boucler aussi vite qu’un 100 m ?

Lors de sa visite à nos forces déployées à Madama, au Niger, le ministre de la DéfenseJean-Yves Le Drian a prononcé au micro d’un journaliste une phrase qui n’a pas manqué d’attirer l’attention de votre serviteur. Voici le lien vers le reportage. La phrase clef intervient vers 1 min 20 dans la vidéo. http://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/video-jean-yves-le-drian-en-visite-au-niger-proche-des-sanctuaires-jihadistes_786241.html

Le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian se fait présenter un fusil-mitrailleur Minimi à Madama, au Niger

« Les opérations de contre-terrorisme que nous menons en partenariat avec les Etats de la région […] sont prévues pour la longue durée. » Pour quiconque se fait une idée pas trop étriquée des ressorts à influencer pour infléchir la dynamique expansionniste djihadiste dans la bande sahélienne — et ailleurs car tout se tient –, la phrase pourrait sembler anodine. Mais vous l’avez sans doute constaté comme moi : en suivant chaque opération militaire française lancée à partir de 1991, la presse a commencé dès la 48e heure à évoquer le spectre — voix grave et mine lugubre de rigueur — de l’enlisement, les affres du bourbier, l’enfer du guêpier, les mâchoires du piège.

Sous cette pression zélée, l’échelon politique est souvent tenté d’user d’artifices de communication, formulant des promesses intenables de guerre éclair et de relève rapide par des forces autochtones. Chérie, aujourd’hui je libère l’Afrique de tous ses maux. Ne t’en fais pas, je passe le relai à une force autochtone vers 18h. Je serai rentré pour le diner. A lire les réactions des internautes sur les réseaux sociaux, plus personne n’y croit depuis bien longtemps et ce n’est pas dommage. L’heure n’est-elle donc pas arrivée de dire la vérité toute nue à l’opinion publique ? A la guerre, le temps est une des dimensions que l’on se doit de maîtriser. Certaines victoires nécessitent les efforts de plusieurs générations.

La bande sahélienne, de la Mauritanie au Soudan, de l'Atlantique à la mer Rouge

La bande sahélienne, de la Mauritanie au Soudan, de l’Atlantique à la mer Rouge

Il n’est pas interdit de supposer qu’une opinion publique éclairée puisse rendre la nation plus forte quand elle adhère en connaissance de cause à une démarche aussi grave qu’une guerre. On peut même imaginer qu’elle sera plus patiente et compréhensive en connaissant l’importance du temps long dans certaines luttes. Voire qu’elle tendra plus volontiers vers un consensus pour le soutien de la démarche. Non, on n’extirpe pas une hydre djihadiste d’un territoire complexe sur tous les plans — topographique, géologique, climatique, culturel, ethnique et donc politique. Non, on ne fabrique pas une force autochtone opérationnelle en un mois, pas plus qu’en un an d’ailleurs, même — et surtout ? —  si pris individuellement, chacune de ses recrues est un guerrier-né. Quant à l’opinion publique, les vérités pénibles qu’on lui prédit lui sont souvent moins amères que la découverte tardive de vérités dont on aurait pu la prévenir.

Enfin, il n’est pas nécessairement judicieux de montrer qu’on est pressé à un ennemi qui, lui, s’inscrit au contraire dans le très long terme. Jean-Yves Le Drian a pris le parti de dire ouvertement à l’opinion et à l’ennemi que la mention « être et durer » gardait toute sa force pour la France et ses soldats. Votre serviteur espère très fort que cela préfigure la réappropriation de la dimension « temps » au service de la réinvention d’un art français de la guerre, pour et avec un peuple conscient, face aux défis d’aujourd’hui, et de demain puisqu’on a le temps.

Jean-Marc LAFON