A Ramâdi, Bagdad retrouve ses vieux démons
L’objectif affiché ces derniers mois était, pour le gouvernement irakien, la reprise de Mossoul (1). Dans la nuit du 17 au 18 mai 2015, les autorités de Bagdad admettaient que Ramâdi, 200 000 habitants, adossée à l’Euphrate, chef-lieu de la province d’al-Anbâr, se trouvait désormais aux mains des combattants de l’Etat Islamique en Irak et au Levant (EI, alias Daesh). Par leur incapacité à tenir cette ville clef un an après leur déroute au nord, les forces gouvernementales enregistrent leur plus humiliant échec depuis l’été 2014. Comment en est-on arrivé là et où va-t-on ?
Dans un précédent billet sur ce même blog, on passait en revue la doctrine du Management de la Sauvagerie (2). Il n’aura pas échappé au lecteur attentif que pour être éligible au rang de théâtre d’opérations pour le jihad, un territoire doit offrir de la profondeur géographique. Traduisez: être si vaste que les forces gouvernementales doivent dégarnir des pans entiers de territoire pour espérer être efficaces dans d’autres. C’est évidemment le cas en Irak… Une des dures réalités de la guerre est que si on concentre ses forces, on devient localement puissant mais on déshabille militairement des territoires. En contrepartie, si on cherche à être présent partout, on disperse ses forces et on est alors faible partout. Or, les forces favorables au gouvernement irakien (3) ont concentré une grande partie de leurs moyens militaires sur le chemin de Mossoul (axe nord-sud), encouragées en cela par les difficultés rencontrées de Tikrit à Baiji, où presque chacun de leur succès est fragilisé voire annulé par de vives réactions de Daesh. Les zones vives de la province d’al-Anbâr (axe est-ouest) s’en sont trouvées dégarnies en termes de troupes opérationnellement valables. C’est, pour ainsi dire, mécanique. Mais d’autres facteurs que nous allons aborder, éminemment politiques, ont favorisé cette vulnérabilité. Daesh a su en profiter, fort de ses caractéristiques fondatrices : une vision du monde où politique et religion ne sont qu’un seul et même sujet; un pragmatisme et une expérience qui l’empêchent d’oublier que guerre et politique ne sont, là encore, qu’un seul et même sujet. A titre de synthèse, on appelle cela le jihadisme…
Combats en Irak : qui affronte qui ?
Le spectateur lointain de l’actualité irakienne tend à croire que le conflit oppose « simplement » Daesh à l’armée de Bagdad. Or, dans la région, rien n’est aussi simple. L’Irak est une mosaïque, d’un point de vue religieux mais également tribal et politique, les trois aspects étant subtilement liés. L’Islam y est massivement majoritaire, mais divisé. Une part de la population – et une part seulement –, notamment urbaine, affiche un penchant laïc prononcé. Le profond clivage chiites / sunnites y est bien présent, aggravé par les plaies non-cicatrisées héritées de l’ère Saddam Hussein puis de l’occupation US. La communauté chiite, numériquement plus imposante, est plus particulièrement présente au sud. Elle est l’objet de toutes les attentions de la part de Téhéran, et permet à l’Iran, outre la fluidification des échanges économiques, de se créer en Irak une sorte de zone tampon sécurisant une part du millier de kilomètres de frontière commune (4). Au nord, on trouve notamment les tribus sunnites, mais aussi les Kurdes – avec une forte composante laïque et nationaliste. Loin d’être exhaustive, cette énumération ne vise qu’à attirer l’attention du lecteur sur les subtilités du tissu social local. Elle est synthétique à l’extrême et le sujet s’accommode mal des résumés (5).
L’armée irakienne ne manque pas d’équipements, fournis notamment par les Etats-Unis et leurs alliés d’une part, et par l’Iran d’autre part. Elle bénéficie également de cursus de formation de qualité dispensés par ses puissants alliés. Mais elle ne s’est jamais relevée des guerres de 1991 et 2003, suivies de sa dissolution sous l’égide de Paul Bremmer, l’administrateur civil américain en Irak. (6) Pour qu’une armée combatte et vainque, il faut qu’elle soit soudée par un ciment fort, constitué de valeurs communes en général, et en particulier de toutes les bonnes raisons qu’ont ses soldats de consentir, si nécessaire, le sacrifice suprême. Quand l’unicité de la nation est tout sauf évidente, quand la population est fragmentée en termes de valeurs, de culture, d’idéaux et d’intérêts, l’armée peut attirer des citoyens soucieux de s’assurer un revenu fixe et garanti, voire une perspective de carrière. Mais elle porte en elle toutes les fractures de la société. Ainsi, fin 2014, avec le scandale des 50 000 soldats fantômes (7), l’armée irakienne s’illustra-t-elle comme la chambre d’écho de la corruption décomplexée qui fait rage dans la région. Quand 50 000 hommes sur les 300 000 théoriques sont absents « excusés » et que les officiers s’arrosent de pots de vin en remontant la chaîne hiérarchique, c’est que la structure étatique – au-delà même des forces de sécurité – est sclérosée. A l’heure de l’épreuve du feu, il ne faut alors pas imaginer que les hommes présents à leur poste se bousculeront massivement pour l’honneur de tomber en martyrs, quand bien même seraient-ils supérieurement formés et équipés. Après avoir vu les vidéos de ses camarades décapités, la débâcle cataclysmique provoquée par un ou deux blindés-suicides bourrés de quelques tonnes d’explosifs, et le drapeau du Tawhid hissé un peu plus loin par les jihadistes pour montrer qu’ils sont déjà là, le « bidasse » moyen plante là matériel de pointe, armes, tenue camouflée et bonnes manières pour aller se mettre à l’abri. Cela s’est produit à l’été 2014 lors de la grande offensive de Daesh. Cela s’est reproduit à Ramâdi au printemps 2015. Synthèse: l’armée irakienne n’est pas une force de combat fiable. C’est un fait, et les faits sont têtus.
Les milices chiites
Un des héritages laissés par l’ancien premier-ministre irakien Nouri al-Maliki répond au nom de Hashd al-Sha’abi: les « comités de mobilisation du peuple ». Sous cet artifice de langage aux accents socialistes se cache un conglomérat de milices chiites soutenues, armées, formées et souvent coordonnées par Téhéran (8). La réponse de Bagdad à l’inefficacité notoire de son armée. La communauté chiite d’Irak n’est pas un bloc monolithique, et son unité n’allait pas de soi. Cette division a d’ailleurs bien aidé Saddam Hussein pour, en son temps, neutraliser l’hypothétique menace intérieure chiite. Mais la progression spectaculaire de Daesh, peu amène envers les chiites, a dopé le processus. Les noyaux durs armés préexistants sont devenus autant de pôles d’attraction, et Hashd al-Sha’abi a évolué comme un ensemble opérationnel cohérent, uni par un sectarisme commun. Lequel sectarisme vise naturellement Daesh, mais aussi, pour beaucoup de ces milices, tout ce qui est plus ou moins sunnite ou soupçonné de l’être. Certains y voient un pendant des Pasdaran, les gardiens de la révolution iranienne, évoluant en marge de l’armée régulière. L’emploi sur le terrain, contre Daesh, de Hashd al-Sha’abi a certes révélé des qualités opérationnelles intéressantes, mais le sectarisme s’embarrassant rarement de détails, on ne compte plus les exactions perpétrées par ses combattants, y compris sur les populations civiles sunnites : pillages, assassinats, exécutions sommaires, tortures, mutilations, le tout étant assumé et souvent filmé puis diffusé sur Internet pour avertir les récalcitrants potentiels (9). Le résultat en est souvent contreproductif, puisque pour de nombreux sunnites pas forcément inconditionnels de Daesh, entre le sectarisme violent des milices chiites et celui de Daesh, ils préfèrent celui de Daesh qui, au moins, ne leur est pas a priori hostile puisque sunnite comme eux… Répétons-le, les faits sont têtus. Notamment deux d’entre eux : 1) les guerres hybrides ne se gagnent pas uniquement via les affrontements armés, le soutien des populations étant essentiel; 2) le soutien de gens dont on a massacré les proches et pillé les biens n’est ni durable, ni sincère. Sans pour autant mériter une effusion de louanges pour ses qualités militaires, Hashd al-Sha’abi s’est avéré plus efficace au combat que bien des unités de l’armée irakienne. Mais en termes de soft-power – l’art de s’attacher l’adhésion des populations –, le compte n’y est clairement pas. Voilà sans doute les raisons du non-déploiement des milices chiites dans la province d’al-Anbâr : 1) Bagdad essaie de tenir les milices chiites loin des agglomérations sunnites et 2) leurs raisonnables aptitudes au combat sont nécessaires sur le chemin de Mossoul.
Et maintenant ?
Ce que Daesh fera de Ramâdi n’est pas encore prévisible. A-t-il les moyens de s’y établir pour durer ou se repliera-t-il progressivement au fil des jours et semaines à venir, attendant l’opportunité d’adresser à ses ennemis un nouvel uppercut sous l’effet de la surprise ? Toujours est-il que ce succès offensif apportera des bénéfices à Daesh, et aucun à Bagdad. Les autorités irakiennes cherchaient à promouvoir l’image d’un Daesh acculé, affaibli par les raids aériens des aviations les plus modernes du monde, prêt à recevoir le coup de grâce. Et soudain, on voit tomber un nouveau chef-lieu de province tandis que s’expose à nouveau sur Internet et toutes les TV du monde le spectacle consternant d’une armée irakienne en débâcle, abandonnant armes et bagages. Nul doute que la propagande de Daesh saura exploiter durablement cet épisode.
La surprise exploitée par Daesh pose question quant aux choix faits par le pouvoir irakien et aux compétences de ses forces de sécurité. La province d’al-Anbâr est propice aux infiltrations, et les rives de l’Euphrate ne manquent pas d’objectifs intéressants pour Daesh. Alors que certaines tribus sunnites y sont enclines à lutter contre Daesh ou à observer une neutralité bienveillante envers le gouvernement, Bagdad rechigne à les armer sérieusement, les rendant du même coup vulnérables aux représailles des jihadistes. Cela ne manque pas d’affecter leur fidélité. L’examen de la situation tactique de ces dernières semaines rend la surprise de Ramâdi… surprenante. Le problème des infiltrations au nez et à la barbe de l’aviation de la coalition est bien connu et documenté (10) mais il faut croire qu’il n’a pas été pris suffisamment au sérieux. D’autre part, le pouvoir multiplie les maladresses de nature à perdre chaque jour un peu plus de crédit auprès des populations sunnites que Daesh n’a pas encore converties à sa cause. Au point qu’à défaut d’adhérer à l’idéologie de Daesh, nombre d’autochtones finissent par le considérer comme un moindre mal comparé aux milices de Hashd al-Sha’abi et à un pouvoir central perçu comme de plus en plus inféodé à Téhéran. La méthode la plus prometteuse pour Bagdad serait sans doute celle des petits pas : exploiter les milices chiites en rase-campagne, loin des populations sunnites, et prendre son temps pour gagner méticuleusement la confiance de celles-ci. C’est apparemment l’option qui a été retenue après la bataille de Tikrit et les exactions qu’y ont commises des miliciens chiites : Hashd al-Sha’abi a été affecté aux secteurs les moins peuplés, l’armée et la police se chargeant plus particulièrement des zones à forte densité de population – principalement à dominante sunnite. Il semble que Daesh ait interrompu cet ambitieux programme…
Rester sans réaction reviendrait, pour le gouvernement irakien, à émettre un message désastreux. Ce serait un aveu d’impuissance de nature à l’affaiblir encore plus : le signe que depuis la débâcle de l’été 2014, rien n’a vraiment changé. Mais réagir condamnerait Bagdad à faire le jeu de Daesh. En effet, l’armée n’ayant pas la capacité de se confronter avec succès aux jihadistes, la reconquête de Ramâdi impliquerait le déploiement sur zone des milices chiites de Hashd al-Sha’abi, au grand désarroi d’une large part des populations sunnites qui subiront leur pesante présence. Daesh a ainsi mis le gouvernement irakien dans une situation où tous les choix sont mauvais et où il va falloir opter pour le moins délétère. Il est assurément des situations plus enviables. Dans ce sanglant jeu de dupes, aucun pays de la coalition dirigée par les Etats-Unis n’a encore affiché clairement ses buts de guerre. A se demander si l’on en a vraiment… A moins que l’instabilité de la région ne recèle suffisamment d’avantages pour que bon an, mal an, on s’en contente ?
Jean-Marc LAFON
(1) Mossoul est le chef-lieu de la province de Ninive. Elle est tombée aux mains de Daesh en juin 2014.
(2) Le Management de la Sauvagerie, Jean-Marc LAFON : http://kurultay.fr/blog/?p=187
(3) Nous parlons là des forces terrestres : forces de sécurité irakiennes, milices chiites, quelques milices sunnites. Les Peshmergas rechignent à opérer hors du Kurdistan.
(4) Iraq is Iran’s ‘strategic depth : Army commander, agence iranienne IRNA: http://www.irna.ir/en/News/81533347/
(5) Les ressorts sociaux sont évoqués dans cet intéressant article d’avant la guerre actuelle: 10 ans après, que devient l’Irak ? 2013, le Monde Diplomatique, Peter Harling http://www.monde-diplomatique.fr/2013/03/HARLING/48806
(6) Feu l’armée de Saddam Hussein. Article pour Libération de Marc SEMO, alors envoyé spécial en Irak http://www.liberation.fr/monde/2003/05/24/feu-l-armee-de-saddam-hussein_434712
(7) L’Irak veut combattre la corruption après la découverte de 50 000 soldats fictifs http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2014/11/30/l-irak-veut-combattre-la-corruption-apres-la-decouverte-de-50-000-soldats-fictifs_4531763_3218.html
(8) Hashd al-Shaabi / Hashd Shaabi Popular Mobilization Units / People’s Mobilization Forces, GlobalSecurity.org http://www.globalsecurity.org/military/world/para/hashd-al-shaabi.htm
(9) Des miliciens chiites rivalisent de barbarie avec l’EI, France 24 http://observers.france24.com/fr/content/20140910-miliciens-chiites-surenchere-barbare-etat-islamique-irak-video-decapitation
(10) Sujet évoqué ici même dans le billet Aviation contre Etat Islamique, Jean-Marc LAFON : http://kurultay.fr/blog/?p=125