Processus de paix pour la Syrie: chronique d’un échec annoncé

Alep sous le feu.

La crise qui a vu l’Arabie Saoudite rompre ses relations diplomatiques avec l’Iran le 3 janvier 2016 ne devait pas, selon Riyad, « compromettre les efforts de paix » pour la Syrie, censés s’exprimer à travers le « processus de Vienne » à l’occasion, notamment, d’un sommet devant se tenir à Genève début 2016. On le croit sans peine aujourd’hui encore, car les chances d’une issue favorable à ce processus semblaient d’ores et déjà pratiquement nulles avant même le dernier coup de sang diplomatique en date entre les deux principales puissances rivales de la région. D’ailleurs, les diverses pressions de dernière minute, dont certains craignent qu’elles fassent capoter le processus, ne crèveront sans doute guère qu’un pneu d’ores et déjà bien à plat. Voyons quels maux affectent les « processus de paix » qui, jusqu’à aujourd’hui, ont, sans exception, failli à leur vocation de mettre un terme à la sanglante guerre civile syrienne.

Qu’est-ce que « l’opposition syrienne » ?

« L’opposition syrienne » – soit l’ensemble des groupes, armés ou non, petits et grands, opposés au régime de Bachar al-Assad – est en cela remarquable qu’elle intègre, peu ou prou, tout et son contraire. Il n’est pas question ici d’en livrer une étude par le menu: la tâche serait immense… Donc nous synthétiserons. On y trouve des groupes animés par une interprétation des plus rigoristes de l’islam sunnite, parmi lesquels des mouvements jihadistes, aussi bien que des formations laïques et nationalistes, et toutes les nuances imaginables entre ces deux extrêmes. Le seul point commun qui les unisse tous est la volonté d’en finir avec l’actuelle gouvernance. Mais en termes de finalités poursuivies, et même de moyens, tout diffère, voire… s’oppose. Les uns veulent un Etat de nature islamique – la démocratie est pour eux annulative de l’islam car elle confère au peuple un pouvoir qui n’appartient qu’à Allah – et un système judiciaire fondé sur la charia et les tribunaux islamiques, tandis que les autres souhaitent des élections libres ainsi qu’une gouvernance et un système judiciaire laïcs. Certains sont les « proxys » plus ou moins fidèles de puissances régionales ou mondiales. Il y a également, au sein de « l’opposition », des éléments massivement actifs sur le théâtre des opérations, et d’autres dépourvus de toute composante militaire. L’interprétation clausewitzienne de la guerre nous enseigne que l’essence de celle-ci est la poursuite de finalités politiques par l’opposition violente des volontés. On comprendra donc que ceux qui produisent – et subissent – des effets sur le terrain, qui y vivent, tuent et meurent les armes à la main, n’accordent pas une légitimité débordante aux groupes qui n’ont aucune activité militaire, a fortiori s’ils sont en sécurité hors de Syrie, sans aucun pouvoir de cesser le feu puisqu’ils ne l’ont pas ouvert. On imagine par ailleurs les frictions qui s’opposent à la constitution d’un socle politique d’opposition, unissant durablement autour d’un projet commun des groupes aussi différents, qui visent souvent des finalités antinomiques. Dure réalité mais réalité tout de même: aujourd’hui, aucune de ces entités ne peut se prétendre la représentante unique, synthétique et légitime de l’opposition. La cacophonie a donc de beaux jours devant elle. Par ailleurs, des groupes particulièrement puissants militairement ont la capacité de réduire à néant, sur le terrain, tout accord de paix éventuel. Certains de ceux-là, comme Jabhat al-Nusra et l’Etat islamique, condamnent purement et simplement les « processus de paix » successifs, dont ils considèrent qu’ils font le jeu de leurs ennemis.

L’indéracinable « communiqué de Genève »

Le 30 juin 2012, le Groupe d’Action pour la Syrie, composé de puissances mondiales et régionales, des Nations Unies, de l’Union Européenne et de la Ligue des Etats arabes, a produit un communiqué final de sa réunion à Genève (1). Ce document se donnait pour vocation de poser les bases d’un arrêt des combats afin de mettre en œuvre une transition politique fondée sur un processus démocratique. Il visait à l’application du « plan en six points » proposé par Kofi Annan à Bachar al-Assad le 10 mars 2012, et validé par le président syrien le 27 (2). La guerre durait depuis quinze mois et n’avait fait « que » 16 000 morts environ. Ce que l’on connait aujourd’hui sous le nom d’Etat islamique (EI), alias Daesh, n’était alors « que » l’Etat islamique d’Irak. Il n’avait pas encore rompu avec al Qaïda. Jabhat al-Nusra était à l’époque son antenne syrienne, et n’était considéré comme organisation terroriste que par Damas et Téhéran. L’attaque sur Ghouta au gaz sarin, imputée au régime de Damas, n’avait pas encore eu lieu. Les puissances occidentales, Etats-Unis et France en tête, n’avaient pas encore laissé entendre qu’elles interviendraient militairement contre Bachar al-Assad, pour faire volteface au dernier moment. Si quelqu’un avait alors prédit la situation actuelle au Moyen-Orient et l’intervention directe de la Russie en Syrie, il aurait été mis au pilori sans ménagement et soupçonné de toxicomanie suraigüe. Il n’est pas exagéré, en janvier 2016, de considérer que nous parlons là d’une autre époque, bel et bien révolue. Trois ans et demi de guerre supplémentaires et plus de 200 000 morts ont aggravé le bilan syrien, sans parler des famines, des millions de personnes jetées sur les routes du monde, ni du niveau insensé de dévastation qui affecte le pays, et sans oublier les conséquences sécuritaires mondiales qu’engendre l’instabilité du Moyen-Orient.

Kofi Annan, artisan du « plan en six points » promu par le communiqué de Genève jusqu’à aujourd’hui

C’est pourtant bien le communiqué final de la réunion à Genève le 30 juin 2012 du Groupe d’Action pour la Syrie qui constitue la trame de négociation du processus de Vienne aujourd’hui en cours, entre factions d’opposition et régime de Bachar al-Assad. Or, ce document ne garantit pas le départ de Bachar al-Assad préalablement à la formation d’un gouvernement de transition. Et ceci se trouve être aujourd’hui une revendication fondamentale de la plupart des groupes armés d’opposition, qui considèrent que si cette condition n’est pas garantie, il n’y a pas de négociation possible. Revenons à la guerre vue selon le prisme clausewitzien: ces factions armées font la guerre pour chasser le régime de Bachar al-Assad et lui substituer une autre forme de gouvernance. Or, elles n’ont pas été vaincues sur le terrain après ces longues années d’un conflit meurtrier, et ne voient par conséquent aucune raison valable de tempérer leurs exigences. Donc elles n’entendent cesser le feu, a minima, qu’une fois Assad et son régime renversés, et il n’est pas question pour elles d’envisager qu’Assad participe à l’avenir de la Syrie, ne serait-ce qu’à travers la mise en place d’un gouvernement de transition. D’autant que la probabilité serait forte de voir Assad mettre à profit sa participation à la phase transitoire pour créer les conditions de sa propre pérennité: « Genève 2012 » prévoit que le gouvernement de transition organise des élections libres. Celles-ci nécessiteraient évidemment un cessez-le feu effectif sur l’ensemble du territoire, d’autant que le maintien de la Syrie dans ses frontières fait partie du paradigme. Le processus électoral serait rendu impossible par la persistance des groupes les plus belliqueux, ne seraient-ce que les puissants Etat islamique et Jabhat al-Nusra. Du coup, Assad resterait au pouvoir sous un prétexte conforme à un accord diplomatique de grande échelle, et sans avoir au préalable remporté la victoire sur le terrain… C’est sur cette base qu’échoua la conférence « Genève II », entre le 22 janvier et le 15 février 2014.

Le communiqué de Genève a été formellement endossé par le Conseil de sécurité de l’ONU le 27 septembre 2013 à travers la résolution 2118 (3). Initié par la diplomatie onusienne, approuvé par pratiquement tous les participants à la réunion du Groupe d’Action – y compris la Russie –, et confirmé par le Conseil de sécurité, le texte est, selon les modes de fonctionnement propres à l’ONU, pour ainsi dire gravé dans le marbre. Au point de constituer aujourd’hui la trame du processus de Vienne actuellement en cours, au titre de la résolution 2254 adoptée par le Conseil de sécurité de l’ONU le 18 décembre 2015 (4), selon un scenario bien rodé à défaut d’avoir fait ses preuves en termes de résolution de conflits. Malgré tous les artifices oratoires déployés à l’occasion des prises de parole officielles s’y rapportant, le processus de Vienne campe donc sur le texte fondateur qui fut à l’origine des échecs passés (5). Pour détendre l’atmosphère, disons qu’à ce stade du présent billet, le lecteur devrait commencer à subodorer la présence inopportune d’un énorme clou de charpente solidement planté dans chaque pneumatique de la bicyclette diplomatique…

La conférence de Riyad

Les puissances régionales qui, depuis le début des hostilités, verraient d’un bon œil la chute de l’actuel régime de Damas, sont parfaitement au fait des dissensions propres à « l’opposition syrienne ». Aussi, dans le contexte actuel qui voit la Russie s’impliquer  directement aux côtés d’Assad, et les discours occidentaux se détendre tant envers Moscou que Damas (6), leur a-t-il semblé urgent de contribuer à unifier un socle politique d’opposition cohérent. C’est dans ce but que l’Arabie Saoudite a organisé, à Riyad, entre les 8 et 10 décembre 2015, une conférence rassemblant une grosse centaine de représentants de « l’opposition syrienne ». Dix groupes armés ont participé à cette conférence. C’est peu. Parmi eux, trois (7) constituent, chacun, une force significative sur le terrain. Parmi ces trois-là, un – Ahrar al-Sham – a quitté la conférence pour cause d’incompatibilité politique fondamentale avec les autres, et de sur-représentation de groupes d’opposition qu’Ahrar al-Sham soupçonne de négocier trop volontiers en sous-main avec Damas. Pour se faire une idée des revendications politiques qu’il s’agissait de concilier et de leur positionnement vis-à-vis de la trame internationale de négociation, je renvoie le lecteur au tableau réalisé par Genevieve Casagrande sous l’égide du think-tank américain Institute for the Study of War, indiquant les principaux axes politiques développés par Genève 2012, Vienne 2015,  la Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution, le Front Sud de l’Armée Syrienne Libre et Ahrar al-Sham (8). On notera la concession que fait Ahrar al-Sham à la démocratie: des élections libres pour choisir ceux qui seront chargés d’implémenter la charia, le principe de celle-ci ne pouvant, par nature, être soumis au vote…

Les participants à la conférence de Riyad, le 9 décembre 2015

La conférence de Riyad s’est conclue par un texte commun (9) – sans Ahrar al-Sham, donc. A sa lecture, on note des trésors de précautions pris pour maintenir le communiqué final de Genève dans son rôle structurant pour la trame de négociations. A un détail près: l’exigence du départ de Bachar al-Assad et de ses proches collaborateurs dès le début de la période transitoire… Par ailleurs, le texte fonde un « haut comité de négociation » constitué de 30 représentants chargés de désigner le pool qui négociera avec les autorités de Damas sous l’égide du processus de Vienne. C’est Riad Hijab, sunnite originaire de Deir ez-Zor, premier-ministre de Bachar al-Assad pendant un mois et demi avant de faire défection le 6 août 2011, qui a été désigné pour diriger ce haut-comité. La première charge est venue du secrétaire d’Etat américain John Kerry, qui s’est indigné de la non-conformité du communiqué de Riyad à celui de Genève. Riad Hijab a rétorqué que la non-participation d’Assad à la phase transitoire n’était pas négociable. La Russie s’est indignée de la participation de Jaish al-Islam, qu’elle tient pour une organisation terroriste, au haut-comité. D’ailleurs, le leader de Jaish al-Islam, Zahran Alloush, a été tué par un bombardement dont il était sans nul doute la cible prioritaire, le 25 décembre 2015 (10). Moscou cherche également à ce que le PYD kurde syrien et son aile militaire (YPG/YPJ), tenus pour terroristes par la Turquie, participent au haut-comité ou constituent, avec d’autres groupes, une deuxième délégation de négociation. Le haut-comité de Riad Hijab manifestant son exaspération et menaçant de boycotter purement et simplement la conférence de Genève, les Etats-Unis ont entamé un jeu de pression à son encontre qui pourrait bien, en fin de compte, sonner le glas de la conférence. (11).

Conférence ou pas, accord ou pas: est-ce important?

La moindre des choses, quand on participe à des pourparlers visant sincèrement à mettre un terme à une guerre, et a fortiori quand on les organise, est de veiller à ce que le résultat des négociations puisse être implémenté sur le terrain. Or, même si l’on fait abstraction des divisions profondes qui affectent les factions d’opposition, même si l’on jette un voile pudique sur le caractère inconciliable des revendications des uns et des autres, même si l’on part du principe ridiculement optimiste que Bachar al-Assad est prêt à cesser le feu et à se retirer humblement moyennant quelques aménagements de forme, bref même si l’on renonce à tout réalisme politique de base, il restera un hic. La mise en œuvre d’un cessez-le-feu est rendue impossible par la persistance, sur le terrain, de belligérants puissants, invaincus, toujours déterminés à remporter militairement cette guerre et considérant que le but des combats n’est pas la paix mais la victoire. Jabhat al-Nusra, franchise locale d’al-Qaïda, est imbriqué avec nombre d’autres groupes armés sur le terrain, jouant avec eux de coopération militaro-administrative tout autant que de pressions parfois considérables. Il est devenu, auprès d’eux, un vecteur de succès militaires, une source d’ingénierie, une aide à la gouvernance et… un suzerain – de fait – implacable. Or, Jabhat al-Nusra considère qu’il n’est pas temps de parler de paix mais de chasser Assad, ainsi que le rappelait son émir dans une interview télévisée en décembre 2015. Quant à l’Etat islamique alias Daesh, l’état actuel de son implantation syrienne et la nature de son projet politique n’en font pas le partenaire rêvé à l’heure d’envisager une transition pacifique au profit d’une Syrie pluraliste et séculière. Ces deux mouvements ne tiendraient aucun compte d’un accord de cessez-le feu, qu’ils verraient comme une trahison, et feraient tout pour qu’il capote sur le terrain. Ahrar al-Sham n’est sans doute guère mieux disposé qu’eux, et malgré toute la modération que veulent bien lui prêter les habitués des dîners mondains, malgré même sa participation au haut-comité issu de Riyad, Jaish al-Islam non plus. Que dire, d’ailleurs, des monarchies du Golfe, à qui la situation en Syrie (et en Irak) a paru suffisamment peu urgente pour qu’elles se consacrent à une guerre au Yémen? Quant à la souffrance des populations civiles, comme elle est de nature à ancrer les radicalités de part et d’autre, on voit mal en quoi le cynisme de belligérants endurcis par les longues années de violence extrême y trouverait une raison de s’adoucir.

La paix en Syrie n’est donc pas sur le point de survenir. La rigidité des organisations internationales, alimentée par le cynisme et / ou les défaillances politico-stratégiques des Etats qui les animent, donne même à redouter que le pire reste à venir. Si: pire, c’est toujours possible. Notamment en y mettant du sien. Et comme on a pu s’en rendre compte à Paris le 13 novembre 2015, ça a un prix. Celui du sang, ici comme là-bas. Mondialisation oblige… Et à propos de mondialisation, la question se pose avec acuité de savoir si le problème syrien n’est pas qu’une déclinaison d’un profond malaise global.

Jean-Marc LAFON

 (1) Version française du Communiqué final de la Réunion du Groupe d’Action pour la Syrie, à Genève le 30 juin 2012 : http://discours.vie-publique.fr/notices/122001263.html
(2) Text of Annan’s six-point peace plan for Syria, Reuters: http://www.reuters.com/article/us-syria-ceasefire-idUSBRE8330HJ20120404
(3) Résolution 2118 (2013) adoptée par le Conseil de sécurité à sa 7038e séance, le 27 septembre 2013, au format pdf, depuis le site Internet de l’ONU: http://www.un.org/fr/documents/view_doc.asp?symbol=S/RES/2118%282013%29
(4) Résolution 2254 (2015) adoptée par le Conseil de sécurité à sa 7558e séance, le 18 décembre 2015, au format pdf, depuis le site Internet de l’ONU: http://www.un.org/fr/documents/view_doc.asp?symbol=S/RES/2254%282015%29
(5) Communiqué conjoint agréé par les ministres lors de la réunion internationale de Vienne sur la Syrie (30 octobre 2015) (en anglais): http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/syrie/la-france-et-la-syrie/actualites-2015/article/communique-conjoint-agree-par-les-ministres-lors-de-la-reunion-internationale?xtor=RSS-4
(6) Contexte notamment affecté par les conséquences des attentats perpétrés à Paris par l’EI le 13 novembre 2015.
(7) Armée Syrienne Libre, Jaish al-Islam et Ahrar al-Sham. Les puissants groupes jihadistes Etat islamique et Jabhat al-Nusra étaient naturellement absents, condamnant énergiquement le principe même de la conférence.
(8) Syrian Opposition Negotiating Positions Compared to International Frameworks (pdf), Genevieve Casagrande, Institute for the Study of War: http://www.understandingwar.org/sites/default/files/Negotiating%20positions%20for%20political%20transition%20in%20Syria_3.pdf
(9) Final Statement of the Conference of Syrian Revolution and Opposition Forces Riyadh (December 10, 2015): http://www.diplomatie.gouv.fr/en/country-files/syria/events/article/final-statement-of-the-conference-of-syrian-revolution-and-opposition-forces
(10) (Re)lire à ce sujet le billet de Cédric Mas dans les colonnes de Kurultay.fr: 25 décembre : L’aviation russe tue Zahran Alloush le chef militaire de Jaish al-Islam http://kurultay.fr/blog/?p=515
(11) US piles pressure on Syria opposition to attend talks, Jacquelyn Martin, afp.com: http://www.afp.com/en/news/us-piles-pressure-syria-opposition-attend-talks



LA MENACE TERRORISTE EN FRANCE EN 2016

L’année 2015 et le début d’année 2016 a montré que la France était une cible prioritaire pour les attaques terroristes de l’état islamique (EI). Nous avions identifié dans un précédent billet les buts stratégiques poursuivis par cette organisation lorsqu’elle agit en France. Il faut maintenant étudier plus en détail les menaces, leurs diversités afin de mieux réaliser à quel point la réponse que nous leur opposons doit être révisée et intégrée dans une démarche globale.

1/ La France cible prioritaire de l’état islamique :

« Alors Oh Muwahhid[i] (…) Si vous pouvez tuer un infidèle américain ou européen – et spécialement ces français pitoyables et dégoutants – ou un australien, ou un canadien, ou un autre de ces infidèles parmi ceux qui nous font la guerre, y compris les citoyens des pays qui sont entrés dans la coalition contre l’état islamique, alors remets-t’en à Dieu, et tue-le de n’importe quelle façon ou moyen qui sera nécessaire. Ne demande de conseil à personne ou ne sollicite aucun verdict. Tue l’infidèle qu’ils soit civil ou militaire, car ils sont jugés pareil. Ils sont tous deux des infidèles. Ils sont tous deux considérés comme faisant la guerre (le civil en obéissant à un Etat qui fait la guerre aux musulmans)….  »[ii]

Ainsi depuis cette allocution du 22 septembre 2014, la France ne peut ignorer qu’elle est une cible prioritaire pour l’état islamique.

Ce discours est aussi important car il matérialise un changement de stratégie majeur de l’EI.

Jusque-là, l’EI se distinguait d’autres organisations jihadistes terroristes, comme Al-Qaida, par le fait qu’il privilégiait la lutte contre les « ennemis proches » (chiites, potentats locaux ou mouvements armés concurrents) par opposition aux « ennemis lointains « (Europe, USA)[iii].

A partir de ce discours du 22 septembre 2014, l’EI effectue un « pivot stratégique », et réoriente une part de ses opérations contre les Occidentaux, les Etats-Unis et généralement tous les pays qui s’opposent à lui en ciblant plus particulièrement la France.

Toutefois, cette réorientation ne se fait pas en revenant à ce que faisait al-Qaida, mais de manière complètement différente, puisque l’EI ne menace pas simplement ses « ennemis lointains » d’attaques terroristes, mais insiste dès le départ sur le caractère spontané et diffus de ces attaques.

Citons un autre extrait de ce message du 22 septembre 2014 qui, au-delà des propos de pure propagande, illustre parfaitement la manière dont l’EI entend agir contre les Occidentaux :

« Oh Américains, Oh Européens, l’état islamique ne vous a pas déclaré la guerre, comme vos gouvernements et vos médias veulent vous faire croire. C’est vous qui avez commencé l’agression contre nous, et de cela vous en êtes les responsables, et vous en payerez le prix le plus élevé. Vous en payerez le prix quand vos économies s’effondreront. Vous en payerez le prix quand vos fils seront envoyés faire la guerre contre nous et reviendront invalides, amputés ou dans des cercueils ou mentalement malades. Vous en payerez le prix quand vous aurez peur de voyager vers n’importe quel pays. Et même vous en payerez le prix quand vous marcherez dans vos rues, tournant à droite et à gauche, en ayant peur des musulmans. Vous ne vous sentirez plus en sécurité, même dans vos propres lits. Vous en payerez le prix quand votre croisade s’effondrera et qu’ensuite nous vous frapperont dans votre propre pays, et qu’après ça, vous ne serez plus jamais capable de faire du mal à qui que ce soit. Vous en payerez le prix et nous avons préparé pour vous ce qui vous fera le plus souffrir. »

L’EI menace donc à la fois d’attaques organisées (« nous avons préparé pour vous… ») mais surtout appelle tous ses sympathisants à frapper dans le même sens.

Ce pivot stratégique montre une capacité à penser et à se projeter stratégiquement dans l’avenir, puisqu’au moment où ce discours est prononcé (septembre 2014), l’EI est encore en phase d’expansion territoriale. Dès cette époque, les chefs de l’EI préparent déjà le contrecoup, et adaptent leur stratégie pour neutraliser la riposte des Américains et des Européens, en étendant la guerre loin de leurs possessions.

Ce choix est parfaitement cohérent, et il ne doit rien à l’idéologie jihadiste, à une prétendue « jurisprudence religieuse » ou au hasard.

En redéployant une partie de ses moyens pour frapper directement l’Occident sur son propre sol, l’EI poursuit un double objectif opérationnel :

  • d’une part immobiliser les moyens militaires et sécuritaires de ses ennemis loin de son sanctuaire territorial, afin d’alléger la pression et de disperser les forces qui lui sont opposées
  • d’autre part, frapper les « zones grises », où coexistent musulmans et non-musulmans, afin de faciliter le ralliement des musulmans à leur califat nouvellement proclamé.

Sur ces deux aspects, la France offre des perspectives de succès qui la place parmi les cibles prioritaires :

  • elle s’est d’abord engagée de manière très ostentatoire dans des opérations militaires contre le terrorisme jihadiste soutenant voire suppléant aux Etats-Unis ;
  • ses moyens militaires sont limités et ne lui permettent pas de soutenir à la fois une menace sur son territoire national et plusieurs opérations extérieures ;
  • la société française est traversée depuis des années par des tensions internes, liées à la crise de son modèle politique (débat sur la laïcité, l’identité nationale), aggravées par la lourde récession économique frappant la zone euro depuis 2007-08 ;
  • la France est l’un des pays avec une communauté musulmane importante, très liée au monde musulman (Maghreb et Machrek), dont l’intégration est avancée mais encore incomplète ;
  • Enfin, la France représente symboliquement pour les jihadistes un ennemi particulièrement légitime (laïcité, histoire commune avec de nombreux pays musulmans, ex-puissance coloniale…) et en l’attaquant, l’EI peut augmenter son influence au sein de la sphère jihadiste, contestant le leadership d’al-QaidaPour toutes ces raisons, le choix de cibler la France est rationnel et évident pour l’EI.

2/ le redéploiement des actions terroristes de l’état islamique vers la France :

Toutefois, à la date du 22 septembre 2014, l’EI ne dispose ni des réseaux, ni de l’expérience nécessaires pour lancer des attentats de grande ampleur sur le sol français. L’EI a de nombreux sympathisants et bénéficient de réseaux d’abord mobilisés pour son financement, sa propagande, le recrutement de volontaires et leur envoi en Syrie et en Irak.

De fait, une filière de recruteurs et de passeurs vers la Syrie n’a pas la même structure, ni la même composition qu’une cellule destinée à mener des actions terroristes en France.

D’ailleurs, avant le mois de septembre 2014, on n’observe que peu d’attentats (ou de projets d’attentats déjoués) reliés à l’EI.

Pire même, l’EI en effectuant son pivot stratégique de septembre 2014, se retrouve à poursuivre deux finalités contradictoires à court terme :

  • recruter et faire venir à lui le plus de candidat jihadiste,
  • promouvoir des attaques terroristes sur place de jihadistes.

En réalité, cette contradiction va être résolue, grâce à un effort de propagande sophistiqué, qui va permettre à l’EI de rendre compatible ces deux finalités, notamment en élargissant les publics visés afin de limiter les interactions contradictoires. Les attaques sont soit le fait de personnes qui ne peuvent rejoindre l’EI, soit de personnes qui vont échouer à rejoindre l’EI, soit de personnes revenues après un séjour au sein de l’EI – la priorité restant au recrutement de volontaires pour défendre le sanctuaire territorial.

Rapidement, le nombre d’opérations terroristes montées en Europe, et surtout en France, et reliées à l’état islamique va augmenter. Les statistiques sont évidentes[iv]:

annex article attentats

Schéma des attentats ou projets d’attentat déjoué, de janvier 2011 au 13 janvier 2015 en Europe (bleu) et en France (vert) (avec ceux liés à l’EI rouge pour l’Europe/violet pour la France)

Le nombre des projets d’attaques terroristes augmente fortement à partir de septembre 2014, en Europe mais surtout en France. Cette augmentation est la conséquence directe du pivot stratégique de l’EI, qui est désormais l’acteur majoritaire de ces projets, au point d’atteindre au second semestre 2015 100% des attentats terroristes en France.

Cette statistique n’est pas isolée, ni due à une coïncidence, puisqu’elle se vérifie aussi à l’égard de l’Australie, autre pays nommément visé dans le discours du 22/09/2014[v], et qui va être la cible de nombreuses attaques. Pour ce pays, l’augmentation est encore plus flagrante puisque nous passons de 0 projets terroristes connus ou déjoués entre 2011 et 2014, à 4 projets en 2014 – dont 3 dès septembre 2014 – et 3 jusqu’en juin 2015.

Il faut donc constater que le redéploiement des moyens de l’EI contre l’Europe s’est fait rapidement malgré la distance, et l’augmentation des réactions sécuritaires des pays concernés. L’EI a donc été en mesure de susciter très vite après le 22 septembre 2014 des attaques terroristes contre la France.

Le changement entre après le 22 septembre et avant est donc incontestable et rapide : avant, l’activité terroriste est réduite, et souvent le fait d’anciens jihadistes revenus en Europe[vi], ou de cellules terroristes liées à Al-Qaida[vii] (dont l’EI fait partie jusqu’en 2013). En réalité à une exception près[viii], l’EI n’apparaît que très rarement dans les projets d’attentats terroristes avant 2014.

3/ Comment l’état islamique a-t-il réussi à générer aussi vite des attaques terroristes ?

C’est essentiellement grâce à une utilisation des moyens de communication modernes au service d’une propagande opérationnelle, que l’EI a réussi à susciter des attaques terroristes en Europe et en France.

Nous allons voir que l’EI fait un usage militaire et opérationnel de la propagande, qui n’est plus simplement un moyen de se légitimer, ou de recruter, mais réellement un mode d’action opérationnel autonome contre ses ennemis.

Pour cela, l’EI profite d’un projet idéologique, dont les caractères messianiques[ix] et apocalyptiques[x] sont de puissants leviers pour provoquer un passage à l’acte terroriste. Sans entrer dans de longs développements, on relèvera que tout projet millénariste et apocalyptique bénéficie de 3 avantages pour sa diffusion, sa capacité de séduction et de conviction :

  • une théorie apocalyptique semble plus facilement retenir l’attention, par son opposition aux messages dominants des pouvoirs politiques ou religieux en place. Sa diffusion se fait de manière virale et donc très rapide ; cette rapidité de diffusion est démultipliée par les nouvelles technologies d’information et de communication qui privilégient justement le mode de diffusion « viral ».
  • une idéologie apocalyptique etmillénariste provoque chez ses adeptes un degré de fanatisme et de violence, comme une propension au passage à l’acte violent, plus importants que pour les personnes convaincus par d’autres idéologies.
  • Enfin le traitement et la déradicalisation d’adeptes d’une idéologie apocalyptique et millénariste est rendu compliqué par le fait que cette idéologie est très résistante à la contradiction objective et à l’argumentation raisonnée. Le mode de pensée privilégie l’analogie à la déduction. Et lors que l’idéologie est infirmée par la réalité, les adeptes se réfugient dans le déni, et dans la violence, ce qui facilite le passage à l’acte terroriste.

Ces éléments sont énoncés ici de manière empirique puisqu’il n’existe pas à notre connaissance, d’étude sérieuse sur l’idéologie de l’état islamique de ce point de vue. Pourtant, il y a là une des clés ouvrant à la réussite des politiques antiterroristes, et notamment de programme de déradicalisation.

Il est donc urgent que l’on mobilise des chercheurs en sciences humaines sur ces questions aux confins de l’anthropologie, du droit et de la psychiatrie[xi].

De manière plus concrète, la propagande de l’EI est dirigée vers le plus grand nombre, et elle est construite de manière à non seulement convaincre de nouveaux adeptes, mais leur donner tous les éléments psychologiques et opérationnels pour qu’ils puissent passer à l’action et commettre des attentats terroristes sans aucun rapport hiérarchique ni intégration dans une organisation structurée.

Il s’agit « d’activer » au sein des esprits fragilisés par différents facteurs (parcours personnels, politiques publiques ou situations économiques difficiles…), les leviers permettant non seulement l’adhésion au projet idéologique mais encore le passage à l’acte terroriste.

4/ une menace diffuse et à plusieurs niveaux :

La méthode de l’EI lui autorise une grande réactivité, une démultiplication de ses capacités d’actions, qui sont fondées sur des enchaînements très différents menant tous à la violence terroriste. Cela engendre une menace diffuse presqu’impossible à parer.

Dans leurs travaux, Thomas Hegghammer et Petter Nesser distinguent pas moins de 6 typologies d’attaques terroristes en Occident reliées à l’EI (nous y joignons les exemples cités par eux) [xii] :

  • 1) training and top-level directives : auteur entraîné par l’EI et projet décidé au plus haut niveau de l’organisation (aucun exemple au mois de juin 2015 – mais on peut penser que les auteurs y classeraient aujourd’hui les attaques du 13 novembre 2015 à Paris)
  • 2) training and mid-level directives : auteur entraîné et projet conçu au sein de l’organisation (cellule Verviers démantelée en janvier 2015)
  • 3) training : auteur entraîné par l’EI (attaque du musée juif de Bruxelles par Nemmouche en mai 2014)
  • 4) Remote contacts with directives : contacts réguliers (téléphone, internet) avec des membres de l’organisation qui guident le projet d’attaque (projet de Vienne démantelé en octobre 2014)
  • 5) Remote contacts without directives : contacts réguliers avec des membres de l’organisation sans directives pour effectuer l’attaque (cellule de Ceuta démantelée en mars 2015)
  • 6) Sympathy, no contact : sympathisant sans aucun contact avec l’organisation (l’attaque de Hamid el-Hussain à Copenhague en février 2015 contre des caricaturistes du prophète).

Cette typologie est très intéressante mais elle me paraît souffrir de certaines critiques :

  • une complexité trop importante par rapport aux besoins liés à la conception de politiques antiterroristes efficaces et adaptées : les distinctions entraînement/contacts directs ou non sont trop difficiles, et l’utilité de savoir si les directives ont été données en haut lieu ou non au sein de l’EI – outre la difficulté à avoir l’information – ont peu d’intérêt pour les prévenir.
  • Ces catégories laissent de côté certains facteurs : par ex.  en ne tenant pas compte de la fourniture de matériels, de finances, de logistique, ou de la projection intégrale du commando destiné à réaliser l’attaque (à la manière des attentats du 11/09 par exemple) ; de même où placer les attaques suggérées ou suscitées par la manipulation mentale lors de contacts réguliers avec un membre de l’EI ?

A la lumière des évènements récents, il nous semble donc possible de réduire ces catégories à 3 niveaux, en fonction de l’origine des attaques et de l’ampleur de l’engagement de l’EI dans leur réalisation.

En effet, l’EI s’est donné la capacité de déployer ses moyens pour générer 3 types d’attaques terroristes, supposant trois niveaux d’implication, de l’attentat « classique », organisé et ordonné au plus niveau de la hiérarchie (comme les attaques du 13 novembre 2015 à Paris) jusqu’à des actions isolées de personnes autoradicalisées, n’ayant absolument aucun contact direct avec l’EI, mais qui vont tout de même agir consciemment pour son compte (ex. l’attaque à la machette contre un enseignant juif à Marseille de janvier 2016).

Nous essayons de matérialiser par un schéma ces trois niveaux d’attaques :

Diapositive1

Les trois catégories, dont les contours sont nécessairement arbitraires compte tenu de la fluidité des situations et de la dilution de la menace terroriste en France, nous semblent permettre d’appréhender au mieux la diversité des attaques, et surtout de pouvoir évaluer nos réponses en termes de prévention et de sécurité.

Le terrorisme projeté : il peut être constitué de commandos constitués dans les zones tenues par l’EI, entraînés, puis transférés vers les pays européens en plusieurs mois, prépositionnés à proximité de la cible (si possible dans un Etat voisin) puis dont l’attaque est déclenchée soit selon un planning préétabli, soit à l’initiative du responsable local, soit sur une instruction de la hiérarchie.

L’exemple type est l’attaque du 13 novembre à Paris.

Cette catégorie vise aussi les attaques menées par les jihadistes européens qui reviennent après un séjour dans les zones EI (que ce soit en Syrie en Irak, ou en Libye), comme le projet avorté d’une attaque en août 2015 contre une salle de concert (déjà à Paris).

Ce type d’opération nécessite une logistique lourde et une préparation sophistiquée et complexe. Il présente des vulnérabilités face aux dispositifs antiterroristes européens mis en place après 2001, et constamment améliorés depuis. Nos services de renseignement et de sécurité sont en théorie organisés et équipés afin de rendre de telles attaques très difficiles à mener à leur terme. Leur réussite paraît donc aléatoire, que ce soit du fait de la facilité à identifier en amont ses auteurs (jihadistes de retour des régions tenues par l’EI, et devant traverser de nombreux pays) ou encore, de la vulnérabilité d’un commando projeté par l’EI depuis la Syrie, qui sera exposé à l’action des services de sécurité pendant la longue période de préparation et de mise en place.

Les dispositifs légaux actuels semblent pertinents en France pour traiter cette menace, et l’effort doit être mis sur les moyens, et surtout sur la rigueur du travail des agents des services de sécurité dont la vigilance est constamment menacée par la routine, les erreurs individuelles, les rivalités…

De même, les statistiques des jihadistes étrangers engagés au sein de l’EI, et celles de ceux revenus en Europe, permettent d’évaluer les risques à venir[xiii].

En conclusion, ce type d’attaque ne peut réussir en Europe que lorsque les auteurs parviennent à « profiter » de manquements, de failles ou de carences des services de sécurité européens.

Le terrorisme glocal : Il s’agit d’un mode d’action terroriste qui découle directement des évolutions internes à al-Qaida[xiv], qui repose donc sur des cellules locales, plus ou moins soutenues (financement, entraînement, moyens) mais qui agissent dans un cadre global, donné soit par des directives expresses de l’organisation, soit lors de contacts réguliers émanant de l’état islamiques (qui ne sont pas exempts de manipulation mentale).

Ce qui caractérise cette catégorie intermédiaire est l’existence d’un lien organisationnel évident avec l’EI mais sans que ce lien n’aille jusqu’à une projection de force. Les moyens et les auteurs sont eux issus des zones cibles (ou voisines). Il peut s’agir d’une cellule constituée autour d’un recruteur ou de sympathisants de l’EI ayant fait allégeance (allégeance acceptée ou au moins connue de l’organisation), ou de membres de l’entourage ou de la famille d’un jihadiste parti rejoindre l’EI.

La difficulté pour prévenir ce type d’attaque est son caractère « localo-centré » manifeste : il n’y a pas d’allers-retours entre la France et l’une des zones tenues par l’EI qui permet d’identifier et de suivre les menaces potentielles. En revanche, les interceptions des communications avec les contacts au sein de l’état islamique constituent un moyen de prévention important.

Cette catégorie regroupe le plus grand nombre de projet d’attentats déjoués récemment en Europe. Les statistiques connues montrent d’ailleurs que la majeure partie des projets d’attentats en Europe de l’EI ne sont pas le fait de combattants partis rejoindre l’organisation puis revenus, mais de membres ou de sympathisants locaux restés sur place[xv].

C’est contre ce type de terrorisme que se sont orientés récemment les dispositifs législatifs et les services de renseignement. La menace est connue, et souvent ces cellules sont liées à des réseaux anciens, donc identifiés. Ces menaces peuvent donc être prévenues, à condition d’y mettre les moyens et la rigueur.

Le terrorisme opportuniste (ou d’opportunité) : cette catégorie recouvre en réalité des situations très différentes qui  ont comme point commun que le passage à l’acte découle de la conjonction d’une propagande opérationnelle largement diffusée par l’EI, et d’un terreau individuel favorable. Aucun lien direct ne peut être établi avec l’EI (pas de contacts directs, pas de soutien financier ou matériel, pas d’entraînement).

J’avais initialement identifié cette catégorie à la suite de l’attentat commis en Isère par un individu radicalisé (et en connexion avec l’EI), qui avait décapité son employeur avant de tenter de faire exploser un dépôt de gaz[xvi].

De l’attaque à la voiture bélier contre un piquet de militaires (Valence décembre 2015), à l’attaque d’un juif dans la rue par un adolescent (Marseille janvier 2016), ce type d’opération s’est multiplié en France, au point que parfois, le caractère jihadiste de l’opération soit nié par les autorités (c’est le cas pour l’instant à Valence).

C’est sur ce type d’attaques que les services de sécurité comme les législations antiterroristes sont les plus démunis.

Susceptibles de toucher des individus isolés, indétectables, ces actions sont imprévisibles (modes opératoires, cibles, moments…) et leurs effets sur la société française sont d’autant plus lourds qu’elles seront répétées partout sur le territoire, créant un climat de terreur et des réactions contreproductives à tous les niveaux du pays, épuisant les services de sécurité dépassés par une menace complètement diluée, et réalisant la menace d’al-Adnani du 22/09/2014 citées ci-dessus : « (…) vous en payerez le prix quand vous marcherez dans vos rues, tournant à droite et à gauche, en ayant peur des musulmans. Vous ne vous sentirez plus en sécurité, même dans vos propres lits. »

Au passage, dans cette catégorie va se trouver des attaques qui ont d’abord relevé du fantasme journalistique : celles de loup solitaire. Longtemps invalidé dans les faits, le « loup solitaire » semble aujourd’hui devenir une réalité du terrorisme de 2016.

Logiquement, l’EI veut développer cette catégorie d’actions qui présentent de multiples avantages (aucun engagement en cas d’échec, coût nul…). L’EI multiplie les instructions générales pour guider de telles attaques terroristes, qu’il s’agisse du choix des cible (comme l’appel récent à attaquer les enseignants de l’école publique et les agents des services de protection de l’enfance) ou des modes opératoires comme nous allons le voir[xvii].

La capacité de l’EI à susciter une telle menace est l’un des aspects les plus inquiétants de la menace terroriste en France en 2016. L’efficacité du terrorisme opportuniste sur le long-terme est liée aux sous-jacents de la stratégie qui l’a générée.

5) les sous-jacents du terrorisme opportuniste de l’état islamique

Les sous-jacents à l’efficacité du terrorisme opportuniste sont doubles :

  • Une maximisation des initiatives individuelles
  • Une transformation de la propagande en arme de guerre.

La maximisation des initiatives individuelles locales

Ce que l’EI a réussi à faire pour le terrorisme jihadiste en Europe n’est pas nouveau. Il s’agit d’une forme adaptée d’une méthode d’opération que l’armée allemande avait théorisé au début du XIXème siècle : l’auftragstaktik, c’est-à-dire un système d’action militaire fondé sur la souplesse et une grande latitude des acteurs subalternes.

Il s’agissait de générer une capacité intrinsèque des différents niveaux de commandement à agir et à prendre toute initiative nécessaire au plan général. Cela reposait donc sur 3 facteurs : un plan suffisamment souple pour donner de l’autonomie aux exécutants sur le terrain (pas de micro-management par exemple), un plan diffusé et compris de tous les exécutants afin qu’ils puissent agir dans le sens voulu par le supérieur, et une éducation valorisant l’initiative.

« il n’y a rien de plus important que d’éduquer le soldat à penser et agir par lui-même. Son autonomie et son sens de l’honneur le pousseront alors à faire son devoir même lorsqu’il ne sera plus sous les yeux de son supérieur » (Règlement d’infanterie allemand de 1908)

On constate que l’EI réutilise avec le terrorisme opportuniste, en le maximisant, ce mode d’opérations militaires : les attaques terroristes opportunistes suscitées par des messages généraux et collectifs, permettent de poursuivre l’objectif stratégique final tout en se fondant sur une autonomie tactique complète de ses auteurs, qui n’ont rappelons-le aucun lien direct avec l’EI.

Il faut pour cela diffuser les objectifs, et c’est l’objet d’une propagande sophistiquée mais surtout volumineuse[xviii], et utilisant tous les canaux disponibles. Il ne s’agit plus simplement de convaincre, de légitimer, de recruter ou convertir, mais aussi de provoquer des attaques infligeant des pertes à l’ennemi.

La propagande de l’EI remplit donc 3 fonctions :

  • La fonction classique de propagande : recrutement et renforcement moral
  • Une fonction de transmission des instructions et des objectifs permettant à chacun de s’en imprégner pour agir ensuite sur sa seule initiative
  • Une fonction d’éducation en diffusant les modes operatoires, régulièrement mis à jour en fonction des expériences des attaques réussies ou avortées.

Par exemple, l’EI vient ainsi de diffuser en novembre 2015 une plaquette de 64 pages de recommandations techniques sur les règles de prudence et de sécurité des jihadistes projetant un attentat en Occident, règles rédigées entre 2013 et 2014 sur la base de cours donnés aux jihadistes au sein de l’EI. Ce fascicule, « Safety and Security guidelines for Lone Wolf Mujahideen and small cells« [xix] a été adapté afin qu’il puisse s’appliquer  expressément aux « loups solitaires » et aux petites cellules d’action.

Ce guide confirme que l’EI a intégré dans ses priorités la transmission des savoirs nécessaires à la réalisation d’attaques terroristes opportunistes, reproduisant ainsi l’éducation des officiers de l’armée allemande au temps de l’auftragstaktik !

Et l’EI pousse la maximisation des initiatives individuelles locales jusqu’à cette éducation. Dans ce fascicule les personnes qui souhaitent commettre un attentat sont invitées à se tenir informées des rapports et analyses émis par les européens eux-mêmes :

« …l’ennemi lui-même te montre comment l’attaquer, il te donne des idées et te guide. Dasn les mots mêmes de l’ennemi, tu peux découvrir ses peurs, tu peux identifier ses points faibles, ses problèmes, et tirer avantage de tout ça dans tous les différentes étapes de la préparation de ton opération. Il y a quelques jours, je lisais un rapport écrit par des officiers de services de renseignement de plusieurs pays qui avaient analysé plus de 10 simulations d’attaques. Gloire à dieu (Subhan’Allah), au fur et à mesure que je lisais, j’avais des idées encore plus imaginatives et créatives. Ils pensent même à des choses auxquelles nous ne pensons pas, et dès que nous parvenons à découvrir ce à quoi ils s’attendent, nous pouvons l’utiliser à notre profit et contourner leurs plans… »[xx]

Cet extrait montre à quel point il est de la responsabilité de tous, y compris les passionnés ou analystes de mesurer en permanence leurs interventions, afin qu’elles ne puissent profiter aux jihadistes de l’EI, qui sont souvent les premiers à s’y intéresser.

De même, la publicité faite par les médias occidentaux aux messages de l’EI doit être évaluée afin qu’elle ne facilite pas des attentats jihadistes.

La propagande devient une arme de guerre :

L’utilisation de la propagande a toujours fait partie des moyens déployés par les belligérants lors d’une guerre. Tromper l’ennemi, maintenir le moral des troupes et des populations, recruter des alliés, soutenir l’effort de guerre sont des fonctions classiques.

La propagande est d’abord destinée à son propre camp, du fait de la proximité culturelle et linguistique qui garantit une meilleure compréhension et efficacité. Elle sert également à intoxiquer l’ennemi, à le tromper, à l’affaiblir moralement et à influencer les neutres en vue d’en faire des alliés.

Progressivement dans l’histoire, la propagande a été utilisée de plus en plus offensivement. C’est ainsi que la victoire des Soviétiques lors de la guerre civile russe est indissociablement liée à l’agitprop de Lénine, qui a autant diffusé l’idéologie communiste auprès des populations, que subvertit le moral des ennemis nombreux du régime de Moscou, à commencer par les corps expéditionnaires franco-britanniques.

Pour autant, la propagande n’a pas vocation à infliger directement des pertes à l’ennemi, elle n’est pas une arme de guerre au sens strict du terme.

Aujourd’hui, l’EI utilise sa propagande comme une arme, capable « d’activer » des soldats au sein même du camp ennemi, et de lui infliger directement des dommages.

Par son contenu et ses moyens de diffusion, la propagande « récupère » les parcours personnels, les échecs, les carences affectives ou spirituelles voire les troubles mentaux, d’individus aux profils très variés, et de les mettre au service de la cause et des objectifs stratégiques de l’EI.

Les auteurs impliqués dans des actes relevant du terrorisme opportuniste, agissent souvent seuls ou en très petits groupes. Ils suivent chacun un processus différent et éminemment individuel, lié à leur tempérament, leur vécu, leurs déceptions, leurs ratages, voire leurs maladies. Mais par leur action, ils servent les objectifs de l’EI, qui n’étant aucunement lié à eux, reste libre de les désavouer ou de les reconnaître.

6) Conclusions :

Les perspectives pour 2016 montrent donc une diversification et une dilution de la menace terroriste en France, autour de trois typologies d’attentats.

Si les moyens de prévenir les deux premières sont aujourd’hui connus et mis en oeuvre, il n’en est pas de même pour les actes relevant du terrorisme opportuniste.

La mise en place d’une contre-propagande est évidemment une bonne chose même si on peut s’interroger sur un discours contre-terroriste qui ne s’appuient sur aucune étude sérieuse quant aux ressorts de séduction et d’efficacité de la propagande de l’EI.

Pourtant une telle étude est indispensable. Elle suppose une démarche pluridisciplinaire afin de comprendre pourquoi le discours jihadiste est si efficace pour pousser des profils très variés à passer à basculer dans la violence aveugle.

La menace terroriste se dilue. Elle implique désormais des fractions diversifiées de la Société française. Le terrorisme ne concerne plus seulement les membres de réseau – reliés à l’EI – ou des sympathisants (qu’il s’agisse de milieux jihadistes ou familiaux), mais plus largement des publics très différents qui vont s’engager dans une attaque terroriste opportuniste.

Face à cette dilution, il devient impérieux de concevoir une démarche globale sur le long terme de prévention du terrorisme, comme je l’avais déjà préconisé ici notamment, qui ne peut reposer seulement sur un volet répressif et policier, qui est inopérant et impossible à déployer face au terrorisme opportuniste.

Il serait intéressant ainsi de réfléchir à faire évoluer le droit pénal applicable au terrorisme. La politisation progressive des sanctions pénaux applicables aux actes terroristes semble alimenter la menace de terrorisme opportuniste. Notre droit pénal paraît ainsi inadapté pour répondre à une menace à la fois diversifiée à l’extrême et très cohérente[xxi]. De même il est possible de réfléchir à l’adaptation des règles de responsabilité pénale, compte tenu des profils de certains auteurs d’attaque terroriste opportuniste (mineurs, malades mentaux…).

Etudier, comprendre, concevoir (enfin) des réponses globales et les appliquer sont donc des étapes indispensables et urgentes.

La sécurité de la France face au terrorisme de l’EI est à ce prix.

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[i] Muwahhid est le musulman croyant qui met l’accent sur le Tawhid , c’est à dire le monothéisme absolu de la foi dans l’Islam.

[ii] Déclaration connue de Abu Mohammed al-Adnani, porte-parole de l’état islamique le 22 septembre 2014, https://pietervanostaeyen.wordpress.com/2014/09/25/abu-muhammad-al-adnani-ash-shami-indeed-your-lord-is-ever-watchful/

[iii] « Daesh se distingue aussi d’Al-Qaida Central par un renversement de ses priorités stratégiques. Celles-ci ne vont plus à la lutte contre « l’ennemi lointain », c’est-à-dire les Etats-Unis et leurs alliés « croisés », les pays occidentaux, mais à « l’ennemi proche », à savoir les régimes arabes locaux, jugés corrompus et indignes de l’islam » in Rapport d’information sur le Proche et Moyen-Orient, Assemblée Nationale, Commission des affaires étrangères, rapporteur Odile SAUGUES, n°2666, déposé le 18 mars 2015, p.63 http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i2666.asp#P524_178705

[iv] Statistiques établies sur la base des travaux de Thomas Hegghammer et Petter Nesser, Assessing the Islamic State’s Commitment to Attacking the West, in Perspectives on Terrorism, Vol. 9 Issue 4 – Agust 2015 – pp. 14-30 http://www.terrorismanalysts.com/pt/index.php/pot/article/view/440/html , et particulièrement l’annexe 2 qui dénombre tous les attentats et projets d’attentats en Europe de janvier 2011 à juin 2015, actualisée jusqu’au 13 janvier 2016.

[v] Egalement le Canada mais dans une moindre mesure.

[vi] nous citerons Ibrahim Boudina (France – février 2014), Mehdi Nemmouche (Belgique – mai 2014), Mohamed Ouharani (France – juillet 2014)

[vii] C’est notamment le cas en France du démantèlement de la cellule Cannes-Torcy en septembre 2012, directement liée au front al-Nosra, alors externalisation en Syrie d’un état islamique ayant fait allégeance à Al-qaida.

[viii] Il y a au moins une affaire où l’implication de l’état islamique est possible, mais non avérée, il s’agit de l’affaire dite de « London Mumbai plot » d’octobre 2013, mais il n’y a aucune certitude.

[ix] Un projet messianique et un projet idéologique fondé la création d’une société ou d’un monde idéal et parfait, complètement mythique et dont l’instauration marquera l’entrée dans une ère nouvelle, la transformation radicale du monde ou même la fin de l’histoire – Définition inspirée par le livre de Richard Landes, Heaven on Earth : The Varieties of the Millennial Experience, Oxford University Press,Oxford 2011 p. 21

[x] Un projet apocalyptique est un projet fondé sur la croyance que la fin du monde ou sa transformation radicale, sont proches, et il est naturellement nourri de tous signaux négatifs ou pessimistes sur l’avenir de ses adeptes. Même source p. 18

[xi] Etude qui pourrait partir des travaux séminaux de J.M. Berger « The Metronome of Apocalyptic Time: Social Media as Carrier Wave for Millenarian Contagion », Perspectives on Terrorism, Vol. 9 Issue 4 – Agust 2015 – pp. 61-71 :

http://www.terrorismanalysts.com/pt/index.php/pot/article/view/444/html

[xii] Thomas Hegghammer et Petter Nesser, Assessing the Islamic State’s Commitment to Attacking the West, in Perspectives on Terrorism, Vol. 9 Issue 4 – Agust 2015 – p. 22 http://www.terrorismanalysts.com/pt/index.php/pot/article/view/440/html

[xiii] Voir par exemple Thimothy Holman, The Swarm : Terrorist Incidents in france, in terrorism Monitor, Volume 13, Issue 21, 30/10/2015 p. 5 : http://www.jamestown.org/programs/tm/single/?tx_ttnews%5Btt_news%5D=44538&tx_ttnews%5BbackPid%5D=787&no_cache=1#.Vpe3Y_32Z9A

[xiv] Il s’agissait même du mode d’action privilégié au début d’al-qaida avant qu’Oussama Ben Laden ne prenne le leadership et n’influence le mouvement vers des attentats de grande ampleur.

[xv] De janvier 2011 à juin 2015, on constate ainsi 22 projets de sympathisants pour 9 de jihadistes revenus de zones EI, source, Hegghammer & Nesser, Ibid. p. 27.

[xvi] Voir mon billet attentat en Isère : crime ordinaire et Jihad opportuniste.

[xvii] L’état islamique vient même de diffuser une plaquette complète de 64 pages recommandations techniques sur les règles de prudence et de sécurité des jihadistes projetant un attentat en Europe, règles rédigées entre 2013 et 2014 mais adaptées au cas des « loups solitaires » : « Safety and Security guidelines for Lone Wolf Mujahideen and small cells »

[xviii] Les statistiques des messages et vidéos diffusées par les différents services de communication et de propagande de l’EI dépassent de loin par leur nombre et leur fréquence la communication de toutes les autres organisations jihadistes.

[xix] Voir notamment http://www.investigativeproject.org/5021/new-islamic-state-document-shows-us-still-in# et http://www.jamestown.org/single/?tx_ttnews%5Btt_news%5D=44834&tx_ttnews%5BbackPid%5D=381#.Vpf4n_32Z9A

[xx] Citations traduites de Safety and Security guidelines for Lone Wolf Mujahideen and small cells, de Abu Ubayda Abdullah al-Adm, p. 11.

[xxi] Les attaques de terroristes opportunistes donnent ainsi lieu à des débats byzantins sur le fait de savoir s’il s’agit encore de terrorisme ou non (par ex. les attaques à Valence ou à la Goutte d’or, mais aussi les attaques de marchés de Noël en 2014), ce qui montre que les frontières actuelles de notre droit en matière de terrorisme ne sont pas adaptées à l’évolution de la menace.




[ARCHIVES] le pourquoi des attentats terroristes en France en 2015

Pour commencer une série de billets analysant les attentats jihadistes en France, un billet publié sur le blog de Paul Jorion, et sur mon blog Mediapart sous le titre : un attentat en France : pourquoi faire ? le 11 juin 2015.

Il s’agissait d’analyser la question des objectifs opérationnels et politiques poursuivis par les jihadistes lorsqu’ils cherchent à frapper la France par des attaques terroristes, qui constituent l’un des modes de leur action militaire. Ce billet rédigé à la suite des évènements de janvier 2015, dont nous commémorant aujourd’hui-même le premier triste anniversaire, me semble constituer une bonne base pour pousser la réflexion plus loin, même s’il mérite des corrections et des précisions, ainsi qu’une mise à jour pour 2016 qui feront l’objet d’un autre billet à suivre.

Si l’on part du principe avéré que l’action des jihadistes, qu’il s’agisse d’Al Qaida comme de Daesh, obéit à une logique et une rationalité, il est alors possible de concevoir un véritable modèle expliquant les attentats terroristes organisés ou projetés en France, et permettant même de les prévoir.

Cela suppose d’essayer de tenir compte de ce que font les jihadistes, de leur conception du monde, de leur méthode de pensée et d’action mais surtout en intégrant leurs objectifs. Une telle analyse ne vaut bien évidemment aucune adhésion, ni validation des crimes qu’ils commettent.

Les jihadistes défendent une conception particulière de l’islam, qui est réduite à la notion de jihad physique et matériel, avec ce que cela implique de violence. Il n’est pas dans notre propos de questionner la légitimité d’une telle vision au regard du Coran, mais en revanche de relever deux éléments clés de la pensée et de l’action jihadiste :

– le jihadiste s’estime « l’avant-garde éclairée » de la communauté des croyants (la « Umma »), qu’il doit guider et défendre vers la pureté d’une pratique de l’Islam (aujourd’hui essentiellement basée sur la Shari’a et les préceptes takfiristes ou salafistes) ;

– le jihadiste doit aussi propager la vraie foi sur toute la terre et donc convertir l’ensemble de l’humanité (il existe de nombreuses variantes sur la méthode plus ou moins coercitive de cette conquête).

Dans ce cadre de pensée, la société française de 2015 peut donc être séparée en 3 groupes distincts :

– la population non-musulmane : par définition ennemie, elle doit être combattue ;

– la population musulmane : par définition ignorante du danger qui la guette, on doit lui dévoiler qu’elle est menacée par un ennemi, puis la mobiliser pour sa défense et/ou la conquête du pays ;

– la sphère jihadiste (appelée aussi jihadosphère) : constituée des sympathisants directs du jihad, elle a un effectif très minoritaire. Il s’agit d’un milieu fait de rivalités mais aussi d’entraides entre de multiples groupes plus ou moins structurés. La jihadosphère française est travaillée en 2015 par la rivalité plus globale entre les deux grands réseaux : Al Qaida (réseau classique et puissant à l’international, mais affaibli et vieilli), et ISIS (Califat jeune, dynamique mais plus attaché à l’acquisition de sanctuaires territoriaux), chacun cherchant par ses actions à se valoriser au sein de la jihadosphère pour recruter et assurer sa suprématie.

Voici un schéma permettant de bien visualiser les trois groupes et leurs liens respectifs :

La situation est donc aisément compréhensible (…) : il ne s’agit pas de frapper les ennemis directs de l’islam mais de séparer la communauté musulmane du reste de la société.

Il faut donc frapper les zones les plus proches :

– cible non musulmane permettant de séparer les deux groupes ;

– cible musulmane intégrée (qualifiée d’apostat et méritant donc la mort), les membres des forces de l’ordre musulmans sont donc systématiquement visé sans pitié (que ce soit par les frères Kouachi comme par Coulibaly).

L’action peut survenir à partir de l’extérieur (situation privilégiée par AQ mais rendue compliquée par les systèmes de surveillance contre-terroristes européens) ou à partir d’éléments locaux radicalisés (donc exclus de la société française).

Voici le schéma d’une opération jihadiste « optimale » :

Par voie de conséquence, observons le résultat recherché par les attentats jihadistes en France en 2015 :

C’est à la lumière de ces éléments qu’il faut analyser les réactions politiques et sociales françaises aux attentats de janvier et constater que toute stigmatisation (par exemple celles d’un parti politique récemment rebaptisé « Les Républicains »), toute réaction violente amalgamant les musulmans aux jihadistes ou exigeant d’eux des réactions imposées, va en réalité répondre aux souhaits et aux objectifs des auteurs des attentats.

L’objectif à long terme des jihadistes en France peut être résumé de la manière suivante :

Nous sommes bien évidemment loin – et c’est heureux – de cette situation, mais il est évident que chacune des initiatives ou des actes de nos hommes politiques, comme de chacun de nous, devrait être pesé et apprécié à l’aune de ce que recherchent les jihadistes.

Ces schémas, forcément simplificateurs, n’apprendront pas grand-chose à tous ceux qui ont réfléchi, même intuitivement, à la situation. Ils éclairent d’un jour nouveau à la fois les critiques et accusations d’islamophobie injustement adressées à Charlie hebdo (et à tous les manifestants), et les réactions lâches et clientélistes de nos politique, plus prompts à exploiter politiquement les attentats jihadistes qu’à convertir en actes concrets et efficients la prise de conscience collective qui a suivi le choc émotionnel de janvier 2015.

On le voit, la solution est dans ce qui fera échec au but recherché par les jihadistes, et non dans un renforcement d’une surveillance, un abandon de nos valeurs et de nos principes. La solution est politique, économique, sociale, humaine, et non juridique ou policière.

Analysons donc les « ingrédients » privilégiés par les jihadistes pour leurs actions en France :

Les attentats sont aujourd’hui conçus et pensés de manière à générer des « effets multiples » sur les trois groupes concernés en même temps :

– brutalisation du groupe non-musulman ;

– mobilisation du groupe musulman ;

– prise de l’ascendance au sein de la jihadosphère.

Cela implique des opérations caractérisées par :

– le choix précis des cibles (on est loin des attentats aveugles à la bombe) ;

– la saturation médiatique ;

– l’ultra-violence des moyens ;

– le martyr des auteurs (j’avais déjà écrit à quel point l’arrestation des auteurs vivants est importante pour contrer les effets de ces actions).

J’ai essayé de synthétiser les effets des différents types d’actions jihadistes, ce qui permet d’en exclure certaines, et d’en craindre d’autres. Je précise que ce tableau se place du point de vue de la « logique jihadiste ». Il ne s’agit donc ni de soutenir, ni d’excuser les attaques terroristes, mais d’essayer d’en comprendre les sous-jacents du point de vue des leaders jihadistes :

On peut ainsi classer Charlie comme un « ennemi symbolique de la foi musulmane » (ce qu’il n’est pas mais qui reste son image au sein de la communauté musulmane). Mais c’était déjà le cas de la cathédrale de Strasbourg (visée par un projet d’AQ en 2000).

Il est à craindre désormais des opérations contre des cibles à plus forte valeur émotionnelle (hôpitaux, maternité, école, habitations privées…), et des attaques encore plus dynamiques (par exemple le débarquement sur la côte de commandos suicide armés).

En guise de conclusion provisoire, il est intéressant de signaler que les actions jihadistes s’inscrivent désormais dans une démarche différente de celles des attentats précédemment commis en France par des mouvements islamistes : le but des jihadistes n’est plus aujourd’hui de châtier la France, de lui faire peur, de l’amener à changer sa politique internationale, son soutien à tel ou tel régime, ou à telle opération jugée anti-islamique. Le but des jihadistes n’est plus de « terroriser » la France, mais d’exporter le conflit. Il s’agit donc désormais davantage d’actions militaires que d’actions terroristes, pensées mais aussi exécutées dans un cadre stratégique global, avec des moyens d’ailleurs de plus en plus militarisés.

De même, on notera la disparition des attaques des moyens de transport et de communication (cible privilégiée par AQ pendant longtemps : avions, trains, bus…), principalement du fait de l’adaptation des services de contre-terrorisme à ce type de ciblage.

Enfin, nous ne traiterons ici que de la France. Le but d’opérations terroristes dans d’autres pays (les États-Unis par exemple)  n’obéissant pas aux mêmes analyses des jihadistes, ni aux mêmes objectifs.

Cette spécificité de la situation en France, et la fragilité qu’elle exprime aux yeux de fanatiques du jihad, explique pourquoi notre pays est actuellement au premier rang des cibles menacées, et va le rester longtemps encore.

(à suivre pour une mise à jour et un approfondissement des actions jihadistes en France en 2016)