Élodie ou la vie sauvage: chronique d’un harcèlement sexuel ordinaire.

Crédit photo: Rebecca Greenfield

Ce billet a été écrit en janvier 2018. J’ai ensuite renoncé à le publier. Pas dans mes thématiques, pas dans mes compétences. Un peu trop proche émotionnellement, aussi. Et le tumulte alors en cours sur le sujet aurait pu laisser penser à une forme d’opportunisme de ma part pour obtenir une audience. Sept mois plus tard, je change d’avis. J’espère ne décevoir personne en le faisant, surtout parmi les gens admirables qui traitent quotidiennement ce sujet pour faire reculer un mal tenace et insidieux. Il ne sera question ici ni de conflit armé ni de terrorisme. Mais peut-être un peu de stratégie, et de ces guerres que l’on croit avoir gagnées au soir d’une bataille parmi tant d’autres à venir. Nous discuterons également de sécurité des personnes et d’état de droit. De valeurs aussi. Mais aussi, surtout, de victimes, de coupables et de complices. Ce billet puisera en outre informations et statistiques dans l’enquête sur le harcèlement sexuel au travail réalisée en 2014 par l’IFOP pour le Défenseur des droits1.

Le 15 octobre 2017, dans la foulée des accusations d’agressions sexuelles pesant sur le producteur de cinéma Harvey Weinstein, l’actrice américaine Alyssa Milano a appelé sur les réseaux sociaux à exploiter sous forme de hashtag le slogan préexistant2 « Me too » – « moi aussi » –, appelant les victimes de violences sexuelles à témoigner publiquement. En France, le 14 octobre, la journaliste Sandra Muller a proposé le hashtag #BalanceTonPorc pour que « la peur change de camp ». Le succès de l’initiative a été considérable, et globalement très digne puisque la déferlante de témoignages ne s’est pas muée en vague de délation. Quelques personnages publics ont pu, ici et là, prendre contraints et forcés le chemin des tribunaux, et l’on s’abstiendra ici de commenter leurs cas en attendant que la justice ait tranché.

On ne présente plus le producteur américain Harvey Weinstein. Les accusations d’abus sexuels dont ils fait l’objet de la part de dizaines de femmes ont induit le lancement du mouvement #MeToo en octobre 2017. Crédit photo: Georges Biard

Le phénomène #BalanceTonPorc a cependant suscité quelques réactions qui interrogent votre humble serviteur. Celles de certains hommes mi apeurés, mi dépités qui, les yeux tombant jusqu’aux chevilles, vous expliquent que bientôt, « on ne pourra plus prendre l’ascenseur avec une femme ». Objection, votre Honneur. Je prends quotidiennement l’ascenseur, le métro, le bus, le tramway, l’escalator, le train, il n’est pas rare que s’y trouvent des femmes, et je n’ai jamais été inquiété pour des comportements inappropriés. Il me plait d’y voir un des effets de l’éducation exigeante que m’ont prodiguée mes parents. Mais deux élément de langage aussi touchants que sincères tendent à m’inquiéter beaucoup, et c’est d’eux que je voudrais vous parler ici : « la parole s’est libérée » et « la peur a changé de camp ». Avec celles et ceux qui le croient, nous pouvons tomber d’accord sur un point : les lignes ont bougé. D’ailleurs, ce ne sont pas les nouveaux phobiques de l’ascenseur qui diront le contraire et c’est fort bien ainsi. Mais quels sont les effets concrets de cette prétendue libération de la parole ? Les victimes, sur le terrain, parlent-elles vraiment plus qu’avant – d’ailleurs, parlaient-elle si peu que cela avant3 ? – et surtout, quand elles le font, quels effets cela produit-il ?  J’ai eu à connaitre un cas concret qui, certes, ne représente que lui-même. Mais il s’est produit pratiquement en même temps que le mouvement #BalanceTonPorc et ses effets perdurent aujourd’hui. Édifiant ? Peut-être pas. Symptomatique ? Je le crains. Je précise que bien sûr, tous les noms ont été modifiés. Mais j’assure qu’hélas! tout ce qui suit est le récit d’une histoire vraie.

Environnement de travail en plateau ouvert ou « open space » similaire à celui évoqué dans ce récit. Crédit photo: Veronica Therese

Prologue

Par un pâle lundi matin d’octobre 2017, Élodie se rend à son travail. Ingénieure dans un des services de support d’une grande entreprise industrielle, elle est encore en CDD et espère faire reconnaître ses compétences et son expérience par une titularisation, puisque le poste qu’elle occupe est permanent. Son mari lui avait suggéré d’attendre une meilleure opportunité. Mais à trente-quatre ans, licenciée économique avec deux jeunes enfants à charge, elle n’avait pas jugé bon de faire la fine bouche devant cet emploi certes précaire mais correctement rémunéré et peut-être porteur de quelques perspectives intéressantes. A cette heure matinale de la journée, elle trouve une place assise dans le tramway et décide d’en profiter. Son téléphone professionnel vibre. Un mail. Si tôt un lundi matin ? Surprenant. Ça n’arrive qu’en cas de gros problème. Tiens, c’est Antoine, un des collègues avec qui elle partage l’open space. Antoine, c’est le sourire du service. Marié, père de trois enfants magnifiques dont il n’est pas peu fier, il se distingue par un humour affûté comme un rasoir et un sens de la répartie aussi redouté qu’infatigable. La coqueluche des collègues. C’est, comme on dit, « un pilier ». Un de ces personnages qui confèrent une âme à la structure où ils travaillent. C’est sans doute pour cela que la hiérarchie ferme les yeux sur sa tendance quasiment maladive à arriver en retard le matin. D’ailleurs c’est vrai, ça, il est bien tôt pour qu’Antoine envoie des mails ! A une heure pareille, il est réputé être en train de négocier mollement avec sa couette pour qu’elle le relâche ! Voyons ce que raconte Antoine de bon matin.

— Salut beauté. Ce soir, after avec les collègues de 17 à 18 comme prévu. Ensuite, j’ai réservé une chambre juste à côté. Préviens ta nounou que tu vas bosser un peu tard lol.

Élodie reste bouche bée, rouge comme une pivoine, estomaquée. Elle doit être mal réveillée. Pour suivre l’humour d’Antoine, il faut parfois s’accrocher un peu aux branches. Elle répond.

— Mdr arrête tes conneries. Tu es déjà au travail ???

Elle s’en veut un peu, elle se trouve « cruche », comme elle dit souvent. Pour avoir imaginé ne serait-ce qu’une minute qu’Antoine lui proposait vraiment d’aller faire crac-crac dans un hôtel après le travail, il fallait l’être, n’est-ce pas ? Nouveau mail d’Antoine.

— Lol non, tu me connais. Je suis au lit. Je me prépare pour notre moment câlin de ce soir. 😉

Cette fois, elle est bien réveillée. Furieuse, elle serre les dents à s’en faire mal. Elle n’a qu’une envie : sortir de la rame, respirer l’air frais du matin. Au premier arrêt, elle descend. Elle décide de marcher jusqu’à la station suivante, ça l’aidera à reprendre ses esprits. Compulsivement, elle tape quelques mots sur l’écran tactile. Ses mains tremblent, le téléphone tombe, elle en amortit la chute avec le pied et le récupère de justesse avant qu’un passant pressé ne marche dessus.

— Antoine, dernier avertissement cordial : arrête tes conneries immédiatement. T’es pas drôle. Et si jamais ta proposition est sérieuse, ma réponse est un non définitif.

Dans 40% des cas, un collègue est à l’origine du harcèlement, loin devant le patron et le supérieur hiérarchique direct. Dans30% des cas, la victime est en situation précaire (IFOP / Défenseur des droits). Cliquer sur l’image pour l’agrandir.

Une bouffée d’air. Ça va mieux. Mais quelle mouche a piqué Antoine ? En arrivant à la station de tramway, Élodie doit courir un peu pour ne pas rater la rame qui arrive. La journée va être chargée, il ne faut pas traîner.

La mauvaise réputation

Elle arrive en bas de l’immeuble où sont établis les bureaux de son entreprise. Sa collègue Nora est déjà là. Elle écrase le mégot de sa cigarette et, tout sourire, vient embrasser Élodie.

— Ca va Élo ? Alors, tu es des nôtres ce soir pour l’after, hein, pas d’excuse à base de gamins à récupérer chez la nounou, cette fois ! Et puis il y aura Antoine !

Un petit rire et un clin d’œil ponctuent le propos. Élodie ne sait que dire ni que faire. Mais que lui arrive-t-il ? Dans l’ascenseur, Nora lui parle mais Élodie ne l’entend pas. Ses pulsations cardiaques se répercutent jusque dans ses tempes, sa gorge est nouée. Les bureaux sont vides. Vite, allumer l’ordinateur, et faire couler un café. Elle en offre un à sa collègue.

— Dis, Nora… Pourquoi me parlais-tu d’Antoine tout à l’heure ?

L’étonnement qu’exprime le visage de son interlocutrice est peut-être plus angoissant encore que l’attente de la réponse.

— Oh ça va, détends-toi. Ce n’est pas un mystère que tu es folle de son corps. T’as le droit, hein, on est en 2017 !

« Folle de son corps » !!?? Élodie, abasourdie, ne répond pas. A l’arrivée d’Antoine environ trente minutes plus tard, elle demande à discuter avec lui seul à seul.

— Tu plaisantais, n’est-ce pas ?

— C’est comme ça que tu me vois ? Un plaisantin ?

— Je te vois surtout comme quelqu’un qui ne répond pas à une question importante.

— Vas-y, pendant que tu y es, dis que c’est de ma faute. Fais-toi plaisir !

— Antoine, je suis désolée que tu aies pu imaginer que quelque chose serait possible. Je suis mariée, fidèle, il ne se passera rien entre nous, tu comprends ?

Antoine hoche la tête mais ne répond pas. Il a l’air à la fois dévasté et en colère. Qu’a-t-elle pu faire qui lui ait laissé entrevoir un espoir ? Elle insiste.

— Si j’ai fait quoi que ce soit qui t’ait fait croire que je voulais qu’il se passe quelque chose entre nous, je suis profondément désolée. Tu veux qu’on en discute ?

Antoine regarde par terre.

— Élo, j’en ai rien à foutre que tu sois désolée. Fallait y penser avant. Et maintenant, épargne-moi ton interrogatoire, tu m’as assez déglingué comme ça.

Atterrée, elle va s’asseoir à son poste de travail, relit l’échange de mails depuis son ordinateur et en conclut qu’un geste, un regard, une manière d’être de sa part a dû faire croire à Antoine que « quelque chose » serait possible. Maintenant, Antoine, le sourire du service, semble très mal. Pourvu qu’il parvienne à surmonter ça, et qu’il ne lui en veuille pas trop. Elle ne se savait pas aguicheuse. Elle va désormais faire attention et surveiller tout ça de près. Elle se sent sale. Elle pense à son mari, ses enfants. Elle pense même à l’épouse et aux enfants d’Antoine. Leurs visages font partie du quotidien de l’open space à travers les photos sur le bureau du collègue. Les doigts d’Élodie restent un bref instant en suspension au-dessus du clavier. Allez, un coup d’essuie-glace sur cet épisode désastreux… et sur cet épouvantable échange de mails. Maj + suppr, clic sur « confirmer ». La discussion disparaît de l’écran. Une grande inspiration. Ça va mieux.

Vers 10h, nouveau mail d’Antoine. Adressé à tout le service, cette fois.

— Obligé d’annuler pour l’after de ce soir. J’ai un empêchement. Désolé.

Nora, qui occupe le poste juste à gauche d’Élodie, se penche vers elle, la mine taquine.

— Tiens, Antoine annule pour ce soir ? Je suis sûre que tu vas nous faire le coup toi aussi. Eh, vous croyez qu’on ne vous voit pas ? Dites-nous tout de suite qu’on vous dérange au lieu d’inventer des empêchements !

— Nora, je…

Nouvelle bouffée d’angoisse, plus forte que tout. Elle ignore ce qu’elle a bien pu faire. Non seulement ça devait être rudement équivoque,  mais en plus ça semble s’être vu et bien vu ! Quelle honte ! Pour quoi passe-t-elle !?

La suite de cette histoire, je vais vous la résumer. Antoine a mis une ambiance désastreuse dans le service pendant de longues semaines, refusant ostensiblement de parler à Élodie. Puis il est venu la voir. Il lui a dit les yeux dans les yeux qu’il lui avait « fait une réputation dans tout le service » et qu’elle savait ce qu’elle avait à faire si elle voulait que tout redevienne comme avant. Il eut ces mots touchants : — Moi, je ne suis pas en CDD… Élodie en a parlé à son mari. Celui-ci, atterré, lui a donné le choix : soit elle « résolvait le problème », soit il cassait la figure à Antoine. L’idée d’un règlement de comptes entre mari et soupirant indélicat ne l’emballant guère, elle en a donc parlé à sa supérieure hiérarchique qui lui a répondu, visiblement outrée, qu’Antoine, « élément essentiel du service », n’avait « jamais posé problème ». Elle ajouta :

— Quand tout va bien et qu’à l’arrivée d’un nouvel élément tout se met à aller mal, il faut se poser les bonnes questions. Alors faites-le et trouvez les bonnes réponses. Je ne vous laisserai pas mettre ce service sens dessus-dessous !

Bien qu’elles soient 70% à en avoir parlé, une majorité de victimes n’ont pu compter que sur elles-mêmes (IFOP / Défenseur des droits). Cliquer sur l’image pour l’agrandir.

Epilogue

De nuits blanches en journées d’angoisse, Élodie a dépéri à vue d’œil, jusqu’à inquiéter un proche à l’occasion d’un café partagé en terrasse. Un concours de circonstances a fait que dans la conversation, elle a émis une vague allusion à ses mésaventures et que son interlocuteur a remonté le fil d’Ariane. Finalement mis dans la confidence, il a tâché de la convaincre de son rôle de victime, de son absence de culpabilité, de la démarche froidement perverse et préméditée d’Antoine visant à la déséquilibrer sans cesse, et du fait que le but était sans doute au moins autant de la soumettre par la violence morale que de coucher avec elle.

— As-tu gardé les mails ?

— Non, je les ai effacés comme une conne…

Reprenant le dessus, Élodie a bâti une stratégie. Elle ne côtoie plus Antoine qu’en présence de témoins. Ses échanges avec lui se restreignent à des sujets purement professionnels. Elle ne participe donc plus aux afters. Elle ne cherche pas à convaincre ses collègues que les rumeurs répandues par Antoine sont fausses. Elle préfère leur donner à voir la pure vérité. C’est plus judicieux que de donner du  volume à des foutaises en essayant de les démentir. Déséquilibré à son tour, Antoine a cessé de la harceler. Petit à petit, l’ambiance du service s’est détendue. Élodie a rassuré son mari : elle a géré le problème. Il l’a félicitée. — T’es la plus forte, ma chérie ! Le CDD d’Élodie se termine très bientôt. L’entreprise a choisi de se passer d’elle et de la remplacer par un autre CDD malgré des évaluations professionnelles positives. Certes, c’est illégal, son poste étant permanent. Certes, si elle intente une procédure prud’homale, elle la gagnera et empochera des dommages et intérêts. Le salaire de l’éviction. Et retour à la case chômage. En attendant, on a confié à Élodie une mission importante pour finir en beauté : former son successeur. Quel taquin, cet employeur… Quelques semaines avant la fin de son contrat, Antoine a fait un cadeau d’adieu à Élodie: une journée d’angoisse passée à lui faire croire qu’il lui ferait livrer un bouquet de roses et un mot doux à domicile en début de soirée – en présence de ses enfants et de son conjoint, donc. Quel taquin, cet Antoine…

 

51% de victimes jugent les faits « plutôt courants » sur le lieu de travail où elles ont été affectées. Voilà qui pose la question des écosystèmes toxiques (IFOP / Défenseur des droits). Cliquez sur l’image pour l’agrandir.

La peur a-t-elle vraiment changé de camp ?

Cette histoire vraie montre quelques ressorts bien connus des affaires de harcèlement sexuel au travail, d’ailleurs mis en exergue par l’enquête de l’IFOP réalisée en 2014 à la demande du Défenseur des droits. On retrouve ainsi l’absence de lien hiérarchique entre harceleur et harcelé, sans doute contre-intuitive mais constatée dans 40% des cas. Au cœur des mésaventures d’Élodie, un autre classique est la précarité de son contrat. En résulte une vulnérabilité objective présente dans 30% des cas de harcèlement sexuel étudiés par l’IFOP. Mais on notera aussi certains mécanismes que des statistiques ne suffisent pas à déchiffrer. Par exemple, le renversement de la culpabilité. Vous mêmes, chers lecteurs, serez nombreux à vous dire qu’effacer les mails constituant la preuve du harcèlement fut une faute de la part d’Élodie. Pourtant, ce fut un effet direct de ce harcèlement habilement conduit, et de la perversité au service de laquelle son auteur met une intelligence manifestement affûtée. La supérieure hiérarchique s’est bornée à constater qu’Antoine n’avait jamais posé de problème et qu’avant l’arrivée d’Élodie, tout allait bien. Donc Élodie était le problème. Vite fait, mal fait. N’avoir jamais eu vent de comportements déplacés n’exclut pas qu’ils aient eu lieu sans être rapportés, ni qu’ils soient en train de survenir pour la première fois. Élodie elle-même a eu pour première interprétation des événements l’idée qu’elle avait sans doute, par mégarde, provoqué son harceleur, lui laissant croire qu’elle était disposée à une aventure avec lui. On distingue là un biais selon lequel la femme devrait sans cesse réfréner un penchant naturel à aguicher les hommes. L’idée, farfelue mais culturellement bien ancrée, de la « salope par défaut ». Cette grille de lecture galvaudée mais tenace  veut que la femme harcelée, agressée ou violée ait forcément une part de culpabilité dans ce qui lui arrive. C’est ce même biais qui a plus d’une fois conduit des enquêteurs à pousser des victimes de viol dans leurs derniers retranchements pour leur faire avouer qu’elles avaient provoqué leur agresseur alors qu’elles n’avaient rien fait de tel4. La supérieure hiérarchique d’Élodie, pourtant elle-même une femme, a succombé à ce travers. Mais la misogynie héritée, latente, installée explique-t-elle tout ? Son expression quotidienne n’est-elle pas l’effet d’une faillite systémique plus large encore ?

L’état de droit se caractérise notamment par l’équilibre des droits et des devoirs de tous et de chacun sans nulle exception. Quand cet équilibre est mal assuré, toute organisation humaine est vouée à devenir un écosystème favorable à loi du plus fort, à l’expression des pires perversités, à la mise au silence des victimes, à la complicité passive des spectateurs. Dans chaque milieu où l’on relève des cas de harcèlement sexuel, d’agression ou de viol, il convient d’interroger les défaillances de l’état de droit. Le garant de l’état de droit dans l’entreprise est l’employeur. A quel point cette responsabilité est-elle prioritaire pour le chef de l’entreprise d’Élodie, et comment s’assure-t-il qu’elle est dignement prise en compte au quotidien à travers ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui la ligne managériale ? A quel point les instances régulatrices de l’Etat, comptables de l’état de droit sur le territoire de la République, jouent-elles leur rôle ? Enfin, pour éveiller les tenants du « ce n’est pas mon problème5 », un milieu où le harcèlement sexuel a trouvé sa place n’est-il pas également propice aux autres types de harcèlement ?

Parmi les victimes qui parlent, assez peu se tournent vers la hiérarchie et très peu vers la justice. Une des sources d’impunité, qui n’excuse pas la non-détection et la non-prise en compte des faits par des tiers (IFOP / Défenseur des droits). Cliquer sur l’image pour l’agrandir.

Élodie a parlé. Sa parole de victime, certes libérée, s’est perdue dans les limbes. Quant à Antoine, le fait de ne s’être jamais fait attraper lui a tenu lieu d’alibi à bon compte. Élodie se rappellera qu’un individu habile et mal intentionné peut aisément briser un beau rêve  professionnel pour le plaisir pervers de s’amuser avec sa victime. Antoine se rappellera qu’être attentif à ne jamais se faire attraper vous confère un a priori favorable, une impunité rechargeable. Quant à la responsable de service, elle continuera, à sa manière un peu poltronne, d’appliquer aveuglément la devise « mieux vaut le claquement sec d’un parapluie qui s’ouvre que le bruit sourd d’une carrière qui s’effondre ». Antoine a trouvé dans cette entreprise un écosystème propice à l’expression de ses bas instincts. Combien d’Antoine cet écosystème abrite-t-il ? Et combien d’Élodie s’y débattent ? Dans cette entreprise, dans ce service, la peur n’a pas encore changé de camp. Chaque agression subie, sexuelle ou autre, constitue une défaillance de de l’état de droit. Chaque fois que l’auteur des faits reste impuni, cette défaillance s’aggrave car le malfaisant se convainc que la seule chose vraiment interdite, c’est de se faire attraper. Alors, #BalanceTonPorc, inutile ? Certes non. En inquiétant les nouveaux phobiques de l’ascenseur, cette initiative leur fait réaliser qu’il est possible de se faire sanctionner quand on passe les bornes. La route est encore longue avant que cette possibilité de sanction ne devienne une probabilité largement dissuasive dans tous les compartiments de la société. Et que les victimes soient à juste titre convaincues que si elles donnent l’alerte, les garants de l’état de droit feront le nécessaire. Mais le but ultime, l’état final recherché, doit être qu’il n’y ait plus personne à attraper, plus aucun porc à balancer. Que chacun soit devenu aussi scrupuleux vis-à-vis de ses devoirs envers autrui que vis-à-vis de ses propres droits. Qu’à la maison comme à l’école on éduque des enfants convaincus que la liberté des uns s’arrête où commence celle des autres et qu’il n’y a pas de « mais ». De cela, on est encore loin, y compris en France. Cela devrait motiver quelques remises en question. Le monde nous regarde, notamment quand nous nous posons en donneurs de leçons.

Jean-Marc LAFON