L’ATTAQUE DE PALMA AU MOZAMBIQUE : L’EI entre résurgence et translation
Avec la chute de Baghouz en mars 2019, l’EI perd ses dernières possessions territoriales. Dès cette époque, les analystes alertent sur deux risques : d’une part celui d’une nouvelle « résurgence » de l’organisation dans ces mêmes zones, et d’autre part, une « translation » vers de nouvelles zones géographiques dévastées par la guerre, la corruption où elle pourrait profiter d’une faiblesse des États pour recréer une emprise territoriale.
Ainsi en Irak et en Syrie, l’organisation terroriste n’a pas disparu. Elle est retournée dans la clandestinité, suivant en cela une voie déjà empruntée entre 2006 et 2014 face aux Américains et qui avait abouti à sa résurgence jusqu’à la proclamation du Califat.
Mais la menace d’une translation géographique est loin d’être théorique. L’EI cherche ainsi à répéter une évolution déjà suivie par Al Qaïda, qui après avoir perdu ses camps d’entraînement en Afghanistan et au Pakistan, a profité du désordre régnant au Yemen pour s’y installer durablement à partir de 2009, grâce à la création d’une structure locale à partir de l’agrégation de groupes locaux avec des vétérans de l’organisation échappés d’autres régions. En 2011, l’ensemble devient Ansar al-Shari’a et prend progressivement possession de zone avec des villes importantes comme Mukalla et Zinjibar, la capitale de la province d’Abyan, en partie transformée en émirat djihadiste.
Cette évolution permet à l’organisation AQPA de bénéficier à nouveau d’un sanctuaire, fournissant des revenus réguliers permettant la création de camps d’entraînement et la diffusion d’une propagande. Rappelons que l’acquisition par une organisation terroriste d’un sanctuaire territorial, où qu’il se trouve, rejaillit inéluctablement sur la sécurité des Etats-unis et de l’Europe, et particulièrement celle de la France (1)
Les évènements récents en Afrique centrale, entre la Tanzanie et le Mozambique font craindre que cette menace d’évolution de l’EI par une « translation géographique » ne soit déjà en train de se réaliser.
Pourquoi l’Afrique centrale ?
La guerre actuelle dans la province de Cabo Delgado, la plus pauvre du Mozambique, a commencé en octobre 2017. A partir de la nuit du 5 au 6 octobre 2017, des hommes armés parfois de machettes, commencent à attaquer régulièrement des postes de police ou des forces gouvernementales. Ils se réclament explicitement du djihadisme, sois différentes appellations “Al-Shabaab”, “Swahili Sunna”, “Ahlu Sunnah Wa-Hamo” or “Al-Sunna wa Jama’a”. Nous les retiendrons ici ASWJ (2).
Au même moment, un autre groupe djihadiste se réclamant de l’EI lance un appel au Djihad au Congo (3).
La situation dégénère rapidement dans le Cabo Delgado, à mesure que les rangs des groupes djihadistes sont renforcés par l’afflux de combattants s’échappant du Congo par la Tanzanie, ainsi que par des recrutements de jeunes locaux écoeurés par la corruption du gouvernement.
En réalité cette région voit se réunir progressivement les facteurs bien connus d’une plongée dans un chaos politique, économique et humain, que l’EI va habilement chercher à accélérer dans le but d’en tirer profit.
La population du Cabo Delgado est jeune. La province est l’une des deux seules provinces à majorité sunnite dans un pays largement dominé par les Chrétiens. Elle est délaissée par un pouvoir central éloigné (la capitale Maputo est à l’autre bout du pays), et qui se contente de capter les revenus tirés des ressources naturelles. Le gouvernement s’appuie sur les notables de la tribu du Nord Makondé (chrétiens) favorisés par le gouvernement, au détriment des pauvres Makondé et surtout des musulmans de la tribu côtière des Mwani, bien plus nombreux. Les Mwani ont historiquement soutenu la guérilla RENAMO lors de la guerre civile contre le pouvoir des FRELIMO (4).
La Province est riche de multiples ressources, qu’il s’agisse de ses forêts ou de ses gisements de gaz naturel dont l’exploitation intéresse différentes compagnies, dont Exxon, Total et ENI, ainsi que la Russie. La compagnie Total a lancé un programme d’investissement de 23 Milliards de $ pour construire un complexe géant sur la péninsule d’Afunga (5).
La zone est donc traversée de fortes pressions politiques et économiques, qui aggravent par des clivages géographiques, tribaux et religieux jusqu’à déstabiliser un équilibre précaire.
Zone frontalière avec la Tanzanie où de nombreux islamistes ont trouvé refuge, les tensions augmentent contre un pouvoir central qui prive spoliant la jeunesse des bénéfices tirées des énormes gisements de gaz.
Pratiquant traditionnellement un islam sunnite chaféite et soufi, la jeunesse est travaillée par l’irruption de courants salafistes depuis 2007, et surtout par la propagande des groupes terroristes djihadistes qui cherchent à enrôler sa colère dans leur projet extrémiste.
Aux violences commises par ces groupes (au départ de quelques dizaines de djihadistes) succèdent une répression aveugle et massive des forces gouvernementales, avec la multiplication des arrestations aveugles, accompagnées de mauvais traitements, tortures, viols, meurtres… (6).
Le résultat est une plongée progressive dans la guerre civile dès 2018, avec des groupes djihadistes qui sortent renforcés de l’engrenage de violences qu’ils ont provoqué et qu’ils alimentent.
Dès 2018, les ASWJ publient des vidéos où ils déclarent faire allégeance à l’EI. Mais ce n’est qu’en avril 2019 que l’agence Amaq et ses supports de propagande officialise cette allégeance, en instaurant une « Wilayat Wasat Ifriqiyya” (province d’Afrique Centrale, désignée IS-CAP pour Central Africa Province) réunissant le groupe ASWJ du Mozambique et le groupe djihadiste présent au Congo (7).
Le gouvernement du Mozambique ayant opté pour une réponse exclusivement sécuritaire et une stratégie de répression violente des actions des groupes djihadistes, sans aucune mesure d’accompagnement pour traiter les causes profondes des problèmes de la jeunesse de la Province : pauvreté, manque d’éducation, marginalisation politique et économique, expropriation, et absence de perspective d’emplois.
C’est ainsi que le Mozambique a fait appel en 2019 à de mercenaires russes et sud-africains pour rétablir l’ordre par la force, après l’échec de ses forces face aux djihadistes.
En août 2019, le Président du pays signe un accord à Moscou avec Poutine, négociant le soutien armé russe contre l’accès de la compagnie russe Rosneft aux gisements de gaz naturel (8).
A partir du mois de septembre 2019, des mercenaires russes de la compagnie Wagner sont déployés grâce à un pont aérien d’An-124, qui amènent également des hélicoptères de combat russe Mi-17. Mais les combats contre les djihadistes tournent vite au fiasco pour les Russes, confrontés à des groupes en pleine croissance, et disposant de matériels et de tactiques de plus en plus perfectionnés. En quelques semaines, les mercenaires russes subissent plusieurs pertes et Moscou finit par prendre ses distances avec leur présence qui se réduit (9).
Le gouvernement du Mozambique se tourne alors vers les mercenaires sud-africains, en engageant le groupe Dyck Advisory Group, officiellement pour former ses forces à la contre-insurrection. Là aussi, les pertes augmentent, les mercenaires sud-africains perdant au moins deux hélicoptères, dont un détruit par les djihadistes (Une Gazelle abattue en avril 2020) (10).
Les groupes djihadistes voient leurs effectifs augmenter rapidement, du fait des exactions commises par les forces gouvernementales, qui permet d’augmenter rapidement le tempo des opérations. A mesure que les succès leur permettent de récupérer des armes, de plus en plus lourdes , les djihadistes organisent et entraînent les forces recrutées localement grâce à l’apport de vétérans qui affluent de toute l’Afrique (11).
La chute de Palma :
Les évènements de mars 2021 sont ainsi la conséquence d’une accélération de la dégradation de la situation au Cabo Delgado en 2020.
Après une série d’attaques préparatoires en 2020, l’ASWJ déclenche son offensive coordonnée contre le port de Mocimboa da Praia et en quelques heures, les djihadistes s’emparent du port le 11 août 2020 (12). Les troupes du gouvernement fuient, les prisonniers sont exécutés ainsi que de nombreux civils, certains étant décapités. L’hôpital de la ville est détruit par les djihadistes, qui exploitent leur succès vers les îles environnantes, coulant même un navire de la marine gouvernementale avec des RPG (13).
La chute du port inquiète la communauté internationale qui réagit en faisant pression sur le gouvernement pour qu’il prenne les mesures qui s’imposent, sans résultat manifestement (14).
La pression des djihadistes s’intensifie, ils lancent même des opérations en Tanzanie. Appliquant les méthodes des djihadistes pour terroriser les populations et les ennemis, ils pratiquent l’enlèvement et les mariages forcés (viols), les exécutions sommaires, notamment par décapitation, le pillage et la destruction des infrastructures. La terreur s’empare des populations qui s’enfuient, aggravant encore la situation humanitaire.En décembre 2020, le nombre de déplacés dans la province atteint 550000 civils. Il dépasse aujourd’hui 670000 civils, et le nombre de morts continue d’augmenter (15)
C’est donc dans ce contexte que les djihadistes ont lancé une offensive complexe et foudroyante contre le port de Palma. A la différence du port de Mocimboa da Praia, il s’agit d’un point de passage clé pour l’exploitation des ressources gazières. Le coup est donc particulièrement rude et montre que les djihadistes cherchent avant tout à contrecarrer les projets des compagnies pétrolières.
Après la fuite des forces gouvernementales, la ville est rapidement prise et un certain nombre de travailleurs, dont des expatriés, s’y retrouvent coincés, encerclés notamment dans un hôtel.
Les civils pris au piège de l’hôtel tentent de s’échapper par un convoi qui sera intercepté. Tombé dans une embuscade, le convoi sera en partie détruit. Les civils qui fuient l’horreur des exactions djihadistes s’échappent par la mer, récupérés par une flottille de navires de toutes sortes, mobilisée en urgence (16).
Le groupe djihadiste annonce avoir tué plusieurs dizaines de civils, dont des Occidentaux, et annonce avoir saccagé des bâtiments publics et des Banques (17).
Une translation qui menace directement la France :
Si l’EI parvient à établir durablement un territoire en Afrique centrale, la sécurité des pays occidentaux et particulièrement de la France va s’en trouver durablement dégradée.
En effet, l’organisation d’attaques terroristes complexes contre les pays occidentaux, dont la France, reste un objectif stratégique pour l’EI. Mais cela nécessite une infrastructure (camps d’entraînement, sources de financement) dont le groupe a été privé en Irak, en Syrie ou au Mali. Et il est donc primordial de s’assurer qu’il n’en bénéficiera pas en Afrique.
La France est de surcroît en première ligne dans cette zone, face aux djihadistes.
Il existe ainsi ce que les analystes ont qualifié de « djihadisme francophone » dans l’Océan Indien, qu’il s’agisse des Comores, de l’île de Mayotte ou de la Réunion (18).
La présence de Total parmi les acteurs économiques intéressés par les ressources de la zone du Cabo Delgado est particulièrement actif, peut ainsi amener le groupe ASWJ à soutenir le milieu djihadiste francophone afin de frapper la France en métropole.
Depuis 2018, plusieurs jeunes comoriens djihadistes ont été appréhendés alors qu’ils tentaient de venir en France, dont au moins une jeune femme (19). De même, les Comores ont expulsé vers la France deux jeunes djihadistes (20).
Au moins neufs français ont quitté Mayotte pour rejoindre la Syrie et les rangs de l’EI, dont le plus célèbre est un déserteur de l’armée française – il aurait été tué dans un bombardement en juin 2015 – (21), et une ancienne militaire qui serait morte en Syrie en 2017 (22).
L’île de la Réunion a vu aussi une proportion de personnes radicalisées. Un certain nombre vont rejoindre l’EI en Syrie, dont au moins une a été arrêtées par les Kurdes. Elle figure parmi les vingt djihadistes français qui sont parvenue à s’échapper (23). Son sort est inconnu (24).
En avril 2017, la police française a réussi à empêcher un projet d’attentat terroriste et à arrêter un djihadiste, Jérôme Lebeau et sa mère. Il a été condamné à 28 ans de prison en mars 2020 (25).
L’existence d’un terreau fertile à la radicalisation avec la proximité d’un sanctuaire territorial de l’EI au Mozambique engendre donc une menace nouvelle sur la France et les Français, que les intérêts économiques en Afrique ne suffisent à expliquer isolément.
Comme au Mali, la France se retrouve par sa position et sa situation en première ligne, et ne saurait tolérer l’instauration d’un émirat durable de l’EI sur les côtes orientales de l’Afrique centrale, sans courir le risque d’une augmentation de la menace pour sa sécurité intérieure.
Le gouvernement a d’ailleurs rapidement réagi pour proposer dès janvier 2021 son aide militaire au Mozambique (26).
Mais comme au Mali ou ailleurs, une aide strictement limitée à un soutien militaire ne produira que des résultats insuffisants ou non durables.
L’interconnexion des intérêts, les capacités de projection de la menace terroriste à la vitesse de l’information rendent une translation de l’EI vers le Mozambique aussi dangereuse pour Paris qu’une résurgence dans les confins irako-syriens, qui est également en cours de réalisation.
La définition d’une stratégie globale qui engloberait les actions militaires et sécuritaires dans une démarche plus durable et ambitieuse. On ne peut vaincre le terrorisme djihadisme qu’en gagnant la « bataille des cœurs », en offrant à ceux qu’il cherche à recruter une alternative à la violence, à la fuite dans une escalade de l’horreur, en faisant de leur avenir immédiat une perspective plus enviable que celle d’atteindre un paradis hypothétique par le combat et le suicide.
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(1) l’un des frères Kouachi, auteurs de l’attaque de Charlie Hebdo en janvier 2015, a ainsi séjourné dans une zone AQPA.
(2) https://reliefweb.int/report/mozambique/mozambique-update-july-21-2018
(4) https://www.cmi.no/publications/file/7231-war-in-resource-rich-northern-mozambique-six-scenarios.pdf
(6) https://www.amnesty.org/download/Documents/AFR4135452021ENGLISH.PDF
(8) https://www.rosneft.com/press/releases/item/196635/
(9) https://edition.cnn.com/2019/11/29/africa/russian-mercenaries-mozambique-intl/index.html
(11) https://www.ctc.usma.edu/jihadi-insurgency-in-mozambique-grows-in-sophistication-and-reach/
(13) https://acleddata.com/blog/2020/08/19/cabo-ligado-weekly-10-16-august-2020/
(14) https://www.newframe.com/the-lie-of-islamist-terrorists-in-cabo-delgado/
(17) https://twitter.com/SimNasr/status/1376526622766071811
(20) https://la1ere.francetvinfo.fr/mayotte/deux-francaises-fichees-s-expulsees-union-comores-784779.html
(21) https://www.linfo.re/ocean-indien/mayotte/673317-un-mahorais-tue-en-faisant-le-djihad-en-syrie
(22) https://la1ere.francetvinfo.fr/mayotte/deces-jeune-mahoraise-syrie-529295.html