La Bombe, la Brute et le Truand

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Savoir si un projectile est intelligent ou non n’est pas toujours le sujet prioritaire.

Syrie: les Russes arrivent

Depuis le 30 septembre 2015, les ailes russes frappent en Syrie, amenant sur ce triste théâtre d’opérations des matériels et des doctrines d’emploi méconnus du public occidental. Kurultay.fr avait abordé le domaine des opérations aériennes en février dernier (1) en évoquant le travail des aviations de la coalition dirigée par les USA contre l’Etat Islamique. Disons-le tout net: la vision russe de la guerre diffère assez nettement de son équivalent occidental. Par conséquent, les matériels et règles d’engagement aussi. De plus, l’aviation militaire russe a traversé une longue période noire après la chute de l’URSS, avec des investissements et des budgets en berne qui, longtemps, ne permirent d’entraîner et d’entretenir convenablement qu’un noyau opérationnel certes crédible, mais petit et employant des matériels vieillissants. Aujourd’hui, des matériels anciens, modernisés dans une certaine mesure, restent les indispensables bêtes de somme de l’aviation de combat russe, aux côtés de systèmes récents, modernes mais encore peu nombreux.

Depuis le début de l’intervention militaire russe en Syrie, les propagandes pro et anti intervention russe sont aussi prolixes l’une que l’autre, et s’autorisent quelquefois des interprétations frivoles de la réalité dans le but d’influencer l’opinion. Pas évident pour le public de détecter de façon autonome les âneries les plus grossières qui le guettent dans les ruelles sombres de l’univers médiatique, entre une frappe russe contre l’Etat islamique là où ce dernier ne se trouve pas et des affirmations sottes sur ce qu’impliquerait l’usage par les Russes d’armes guidées ou non. D’ailleurs, l’armement guidé a-t-il les pouvoirs magiques que l’on voudrait bien pouvoir leur attribuer?

Armement guidé: le biais cognitif

Par ailleurs, et à propos d’armes guidées, qu’il soit permis à votre serviteur de maugréer un coup contre les contrevérités que trop de commentateurs assènent – le plus souvent de bonne foi – avec pour effet d’ôter à l’opinion publique tout sens des réalités vis-à-vis de la guerre. Commençons par les fondamentaux: les mots que l’on met sur les notions. Celui qui a le premier qualifié d’ « intelligente » – smart en anglais – la bombe guidée a sans doute conçu ce jour-là l’idée la plus stupide de sa carrière. La bombe qui se dirige obstinément vers une tache laser ou des coordonnées GPS est certes obéissante quand elle condescend à fonctionner – ce qui n’est absolument pas systématique – mais elle n’a nulle autre intelligence que celle de l’eau qui suit le cours de la gouttière tout en obéissant à la loi de la pesanteur. Elle est rigoureusement incapable de différencier un bon d’une brute ou d’un truand, elle fait juste de son mieux pour aller là où on l’envoie. Si l’on cherche l’intelligence dans le process qui a conduit à délivrer cette bombe sur une cible, on la trouvera éventuellement dans l’autorité politique et les différents opérateurs qui ont eu à prendre des décisions et / ou à les exécuter. L’élément le plus stupide de la chaîne, même dans les contextes où la concurrence en la matière est la plus rude, reste… la bombe. Par conséquent, le bougre qui a eu l’idée d’appeler la bombe non-guidée « bombe stupide » – dumb bomb en anglais – a surtout péché en essayant de faire croire que les bombes guidées ne l’étaient pas. La bonne nouvelle reste que l’inventeur du smart et celui du dumb sont sans nul doute un seul et même individu. Sa punition ne nous coûtera donc qu’une tarte à la crème (2), rien moins qu’intelligente.

A propos d’économies de tartes, l’armement guidé a justement été inventé afin d’optimiser les ressources. La neutralisation du pont nord-vietnamien de Thanh Hoa, à une centaine de km au nord d’Hanoï, en fut un des exemples les plus flagrants. Ce pont fut un objectif majeur de l’aviation américaine qui lui consacra 700 sorties lors de l’opération Rolling Thunder, entre le 2 mars 1965 et le 31 octobre 1968. Il en coûta aux USA huit appareils, dont un C-130 engagé dans une nocturne et rocambolesque opération de mouillage de mines magnétiques destinées à démolir le pont. Et ce dernier, malgré quelques coups au but, resta ouvert à la circulation… D’autres tentatives infructueuses eurent lieu les années suivantes, entraînant trois nouvelles pertes. Le 27 avril 1972, l’US Air Force employa des bombes guidées par laser, mit des coups au but et obtint des effets concrets. Le 13 mai, lors de l’opération Linebacker I, elle récidiva, et put obtenir la fermeture du pont à la circulation. Le 6 octobre, les avions de l’US Navy frappèrent à nouveau en vue de compliquer d’éventuelles réparations. Des bombes Walleye à guidage TV (3) furent utilisées, à nouveau avec succès. L’arme guidée, réellement précise et utilisable à distance de sécurité, avait permis – enfin! – d’emporter un succès majeur en quelques sorties et sans pertes. Politiques et militaires en furent ravis, et aucun d’entre eux ne s’est alors inquiété de savoir si d’innocents civils nord-Vietnamiens avaient été tués ou mutilés par les bombardements du pont de Thanh Hoa ou leurs conséquences.

Cette image représente à la fois une cible irakienne vue à travers le pod de désignation laser d’un avion de la coalition en 1991, et le prisme à travers lequel on a, depuis cette époque, conduit les opinions publiques occidentales à regarder les guerres auxquels participaient leurs forces.

La 1e guerre du Golfe – du 2 août 1990 au 28 février 1991 – posa les fonts baptismaux d’une escroquerie intellectuelle dont les conséquences n’ont pas fini de nous faire croire que la guerre sait être belle. Le commandement de la coalition anti-Saddam Hussein (4) matraqua la scène médiatique, par CNN interposé, de vidéos issues de pods de guidage laser (5) et montrant bombes et missiles frappant avec une précision phénoménale. Des bombes qui passent par la cheminée, M’ame Michu! Pas de morts, pas de sang, pas de cris mais un beau jeu vidéo.  Bien sûr, les journalistes séjournant à Bagdad, encadrés de près par des militaires irakiens, purent filmer des maisons effondrées et des civils disloqués dans un bunker. On parla de dommages collatéraux, et il se murmura même que Saddam Hussein abritait des civils dans les sites sensibles pour imputer leur mort à la coalition. De toute façon, l’élément de langage suprême était lâché, incontestable, solennel, souverain : la frappe chirurgicale.

Tortionnaire de la joie

Nous sommes en 2015, et j’aimerais, à toutes fins utiles, rappeler au lecteur que les chirurgiens ne frappent pas les gens. Que la frappe est à la chirurgie ce que la torture est à la bonne humeur. Qu’une bombe guidée est une bombe comme une autre, sur laquelle on a greffé un kit de guidage pour (essayer de) l’obliger à aller où l’on veut. Ce faisant, on ne lui a ôté ni sa charge explosive, ni son corps métallique qui projette, en se brisant, des éclats meurtriers. Ses effets thermiques et mécaniques restent entiers. Tout au plus ce pouvoir destructeur est-il mieux dirigé. Encore que… Il n’est pas extrêmement rare qu’une bombe guidée rate sa cible, comme en témoigne le taux de fiabilité de 72% qu’affiche la GBU-12 (6). Soit 28% de « déchet » tapant ailleurs que là où l’on souhaitait que la munition produise ses effets. Il arrive aussi que la cible soit touchée très précisément mais que le choix de ladite cible ait été erroné (7). Mais surtout, dans le contexte d’une guerre civile, le combattant et le civil ne sont souvent qu’une seule et même personne. Et c’est tout à fait logiquement que, pour se protéger, le combattant brouille les pistes en évoluant autant que possible dans l’environnement civil. On a beau jeu de traiter de sales types ceux qui mettent leurs mortiers en batterie au beau milieu d’un village, mais à leur place, iriez-vous délibérément servir de cible facile à l’aviation en rase-campagne si vous pouviez faire autrement? Ainsi, il arrive que la cible soit touchée très précisément mais que son périmètre soit au moins autant fréquentée par des innocents que par des combattants. Là, il n’y a pas d’intelligence qui tienne. Juste des effets thermiques et mécaniques face auxquels nous sommes tous égaux.

Situation avant impact. La cible est le véhicule. Le réticule du pod de désignation donne l’échelle.

Permettez-moi d’imager quelque peu mon propos. Supposons que j’aie un fusil de précision pourvu d’une lunette aussi chère qu’un gros diesel Volkswagen non-polluant (8), et que l’ensemble soit capable de toucher un citron à 800m soixante-douze fois sur cent. Envisageriez-vous sereinement que je puisse m’en servir pour chasser le pigeon sur les Champs-Elysées par un beau samedi après-midi de printemps? Seriez-vous rassuré si je vous disais qu’un avion va lancer sur le pavillon d’en face (celui qui est habité par un quatuor de sympathisants d’al-Qaeda, hein, pas le vôtre) un tube de 140 kg d’acier contenant 87 kg d’explosif – du Tritonal, très bien: 80% de TNT, 20% de poudre d’aluminium – guidé par laser, GPS, Mappy et Via Michelin réunis? Chirurgical, mon bon ami, rien à craindre. Baissez tout de même la tête et envoyez le chien à la niche, on ne sait jamais…

Pour en revenir aux réalités du terrain, tout est relatif, à commencer par les effets indésirables d’une bombe. Il y a sans nul doute moins de risques de tuer ou blesser des civils en jetant quatre bombes « stupides » à chute libre sur une mitrailleuse en batterie à la lisière d’un bosquet qu’une seule bombe « intelligente » guidée sur un dépôt d’armes au beau milieu d’une agglomération. Tout comme il est moins risqué d’engager un ennemi en rase-campagne par une rafale d’arme automatique que par une seule cartouche de pistolet dans un marché bondé. Le tout n’est pas de savoir ce qu’on tire et quelle quantité on en tire, encore faut-il savoir, pour évaluer le risque, combien de personnes non-belligérantes on expose au danger. On a tout lieu de s’inquiéter des conséquences à long terme pour les civils de l’usage de conteneurs à sous-munitions par des belligérants contemporains (9). Le largage massif et imprécis de bombes lourdes ou de bombes-barils (10) sur des zones urbaines est évidemment voué à causer des dommages très au-delà des seuls combattants. Pour autant, qu’un belligérant emploie majoritairement des armes guidées ne le dédouane de rien, surtout s’il les tire dans des milieux très fréquentés par les non-combattants. Ajoutons à cela que correctement délivrée dans des conditions atmosphériques et opérationnelles satisfaisantes, la bombe à chute libre n’est pas nécessairement très imprécise, notamment si l’avion qui en est le vecteur dispose d’un système de navigation et d’armement adéquat.

Après impact. La cible a été touchée et détruite. Mais les effets s’étendent bien au-delà. Le résultat s’apprécie aussi à ce qu’abritait le bâtiment mitoyen, désormais en ruines…

Toute l’ingratitude de la responsabilité politique

De toutes ces considérations, que faire? En ces temps de coupe du monde de rugby, la réponse est sans nul doute à emprunter au langage rugbystique: revenir aux fondamentaux. La guerre est un acte d’essence politique. Il revient à l’échelon politique, et notamment à l’exécutif, d’en définir l’état final recherché, le cadre éthique, les limites au-delà desquelles les pertes amies et civiles seront intolérables – et donc, en creux, à l’intérieur desquelles elles seront acceptables –, et, ceci fait, d’en prendre et d’en assumer la responsabilité. En théocratie, cette responsabilités se prend devant Dieu. Et en démocratie, devant le peuple souverain. Cette responsabilité, l’élément de langage « frappe chirurgicale » a été inventé pour la fuir en se cachant derrière le mythe mensonger de la guerre cool. Et petit à petit, l’outil a mangé l’ouvrier. A clamer trop fort et trop souvent que l’on sait conduire des guerres propres parce qu’on n’est pas des barbares, on se condamne à le faire vraiment. Et donc, comme c’est impossible, on s’en trouve réduit soit à ne pas agir pour éviter à tout prix les dommages indésirables, soit à mentir, non pas comme un chirurgien (dentiste) mais comme un arracheur de dents, afin de camoufler les « bavures ».

Le propos n’est pas ici de dire qui, parmi les utilisateurs actuels d’armes intelligentes ou stupides, a raison ou tort. Mais on peut pointer du doigt les incohérences. Occidentales, par exemple. Critiquer une frappe russe qui tue des civils en Syrie tout en ne pipant mot sur une frappe saoudienne qui tue autant de civils au Yémen, voilà qui pose question. Et quand Laurent Fabius, ministre français des Affaires étrangères, a déclaré, le 5 octobre 2015 au Monde  « J’espère que les frappes russes viseront désormais vraiment et uniquement Daech et les groupes proches d’Al-Qaida » (11), autant il a en cette occasion condamné l’usage de barils d’explosifs par les forces de Bachar al-Assad, autant il n’a pas plus parlé des bombes à sous-munitions russes – dont l’usage en Syrie était publiquement documenté depuis la veille (12) – qu’il ne l’a jamais fait des bombes à sous-munitions saoudiennes – dont l’emploi au Yémen est aussi avéré que décomplexé. Il serait tout à fait fâcheux qu’en démocratie, l’exécutif de la République se réjouisse secrètement de voir Russes et Saoudiens faire « le sale boulot qui tache mais il faut ce qu’il faut » tout en se drapant lui-même, publiquement, dans une vertu de façade…

Jean-Marc LAFON

Pour aller plus loin, je vous encourage à lire l’article de Joseph Henrotin paru dans DSI n° 117 (septembre 2015): « Sociologie de la bombe guidée, les paradoxes de la précision ».

(1) Aviation contre Etat islamique JM LAFON, kurultay.fr http://kurultay.fr/blog/?p=125

(2) L’auteur laisse le lecteur seul juge du caractère intelligent ou non de la tarte à la crème en tant que munition, et des contextes opérationnels où son usage est opportun.

(3) « Guidage TV »: le nez de la bombe contenait une caméra renvoyant ses images sur un écran dans l’avion, où un mini-manche permettait de corriger la trajectoire de la bombe.

(4) A laquelle, pour la petite histoire, participait l’armée syrienne d’Hafez al-Assad, père et prédécesseur de l’actuel président Bachar al-Assad.

(5) Le principe de fonctionnement du pod de désignation a été détaillé dans l’article cité au (1) ci-dessus.

(6) En Afghanistan, les Rafale tirent leur nouvelles bombe AASM Jean-Dominique MERCHET, blog Secret Défense http://secretdefense.blogs.liberation.fr/2008/04/23/en-afghanistan/

(7) Guettons à ce propos les résultats de l’enquête diligentée par les autorités US après le tragique et tout récent bombardement de l’hôpital MSF de Kunduz en Afghanistan.

(8) Toute ressemblance avec des évènements réellement survenus serait fortuite et, pour tout dire, déplacée.

(9) La Russie en Syrie et l’Arabie Saoudite au Yémen font un usage avéré de ces munitions.

(10) Barils remplis de centaines de kg d’explosifs largués depuis des hélicoptères, particulièrement utilisés par les forces syriennes.

(11) Transcription complète disponible sur le site du ministère: http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/le-ministre-les-secretaires-d-etat/laurent-fabius/presse-et-media/article/syrie-laurent-fabius-s-allier-avec-bachar-al-assad-serait-une-impasse-02-10-15

(12) Vidéo saisie le 04/10/2015 dans la région d’Alep: https://www.youtube.com/watch?v=3sKZE7qs0Qk&feature=youtu.be

A propos Jean-Marc Lafon

Cofondateur du think-tank Action Résilience. Fondateur et webmaster de Kurultay.fr. Observateur des mouvements jihadistes, du terrorisme et des conflits au Proche-Orient, au Moyen-Orient et en Afrique. Veille et analyse. Audit et consulting en prévention des tensions politiques, religieuses et de la radicalisation. Spectateur engagé (clin d’œil à Raymond Aron) du cours des planètes en général, et de la nôtre en particulier. Twitter: @JM_Lafon
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