Comme la distance, le temps se mesure. Comme celle de la distance, la perception du temps est relative : le temps peut sembler long selon les circonstances et les dispositions dans lesquelles on se trouve. Les deux notions sont étroitement liées, et le temps passé à parcourir une distance est une obsession humaine de longue date. A la guerre, nul ne songerait à alléguer que de Bamako à Tessalit il n’y a que 10 km. Alors pourquoi se condamner à la frustration en imaginant qu’une guerre devrait se jouer sur le temps court, comme si un marathon pouvait se boucler aussi vite qu’un 100 m ?
Lors de sa visite à nos forces déployées à Madama, au Niger, le ministre de la DéfenseJean-Yves Le Drian a prononcé au micro d’un journaliste une phrase qui n’a pas manqué d’attirer l’attention de votre serviteur. Voici le lien vers le reportage. La phrase clef intervient vers 1 min 20 dans la vidéo. http://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/video-jean-yves-le-drian-en-visite-au-niger-proche-des-sanctuaires-jihadistes_786241.html
« Les opérations de contre-terrorisme que nous menons en partenariat avec les Etats de la région […] sont prévues pour la longue durée. » Pour quiconque se fait une idée pas trop étriquée des ressorts à influencer pour infléchir la dynamique expansionniste djihadiste dans la bande sahélienne — et ailleurs car tout se tient –, la phrase pourrait sembler anodine. Mais vous l’avez sans doute constaté comme moi : en suivant chaque opération militaire française lancée à partir de 1991, la presse a commencé dès la 48e heure à évoquer le spectre — voix grave et mine lugubre de rigueur — de l’enlisement, les affres du bourbier, l’enfer du guêpier, les mâchoires du piège.
Sous cette pression zélée, l’échelon politique est souvent tenté d’user d’artifices de communication, formulant des promesses intenables de guerre éclair et de relève rapide par des forces autochtones. Chérie, aujourd’hui je libère l’Afrique de tous ses maux. Ne t’en fais pas, je passe le relai à une force autochtone vers 18h. Je serai rentré pour le diner. A lire les réactions des internautes sur les réseaux sociaux, plus personne n’y croit depuis bien longtemps et ce n’est pas dommage. L’heure n’est-elle donc pas arrivée de dire la vérité toute nue à l’opinion publique ? A la guerre, le temps est une des dimensions que l’on se doit de maîtriser. Certaines victoires nécessitent les efforts de plusieurs générations.
Il n’est pas interdit de supposer qu’une opinion publique éclairée puisse rendre la nation plus forte quand elle adhère en connaissance de cause à une démarche aussi grave qu’une guerre. On peut même imaginer qu’elle sera plus patiente et compréhensive en connaissant l’importance du temps long dans certaines luttes. Voire qu’elle tendra plus volontiers vers un consensus pour le soutien de la démarche. Non, on n’extirpe pas une hydre djihadiste d’un territoire complexe sur tous les plans — topographique, géologique, climatique, culturel, ethnique et donc politique. Non, on ne fabrique pas une force autochtone opérationnelle en un mois, pas plus qu’en un an d’ailleurs, même — et surtout ? — si pris individuellement, chacune de ses recrues est un guerrier-né. Quant à l’opinion publique, les vérités pénibles qu’on lui prédit lui sont souvent moins amères que la découverte tardive de vérités dont on aurait pu la prévenir.
Enfin, il n’est pas nécessairement judicieux de montrer qu’on est pressé à un ennemi qui, lui, s’inscrit au contraire dans le très long terme. Jean-Yves Le Drian a pris le parti de dire ouvertement à l’opinion et à l’ennemi que la mention « être et durer » gardait toute sa force pour la France et ses soldats. Votre serviteur espère très fort que cela préfigure la réappropriation de la dimension « temps » au service de la réinvention d’un art français de la guerre, pour et avec un peuple conscient, face aux défis d’aujourd’hui, et de demain puisqu’on a le temps.
Jean-Marc LAFON