Daech sur la défensive en France ? analyse du dernier Dar al Islam – février 2016
Dans la nuit du 6 au 7 février 2016, l’EI a diffusé le dernier numéro (le Nr. 8) de sa revue officielle en français, Dar al Islam que nous allons décortiquer en détail car elle se révèle très instructive et donne un point de vue différent sur la situation du jihadisme en France, laissant même penser que l’EI est sur la défensive en France à la suite des attentats du 13 novembre 2015.
Qu’est-ce que le magazine Dar al Islam ?
C’est au mois de décembre 2014 que l’EI s’est doté d’un magazine francophone de propagande, baptisé Dar al-Islam conçu depuis son sanctuaire iraquien par une équipe de jihadistes d’origine française.
Cette création suit en réalité celle d’une première revue en anglais, Dabiq[1], qui est l’un des outils de propagande et de communication de l’EI parmi les plus visibles dans le monde[2].
D’une conception qui cherche à paraître professionnelle, Dar al Islam émane de rédacteurs anonymes, qui ont, semble-t-il, beaucoup varié depuis les premiers numéros[3].
Avec en couverture le titre « attentats sur la voie prophétique « , le dernier numéro de la revue marque une modification importante par rapport aux précédents. L’ampleur et la nature de cette évolution nous livrent un grand nombre d’informations précieuses et éclairantes sur la stratégie de l’EI à l’égard de la France, ainsi que sur le positionnement des francophones au sein du mouvement en Iraq. L’analyse de ce document est donc indispensable pour comprendre et trouver des contre-mesures efficaces à la menace terroriste contre la France.
Le numéro 8 de Dar al Islam :
Relevons tout d’abord qu’avec 114 pages, ce magazine est considérablement plus volumineux que les précédents. Les deux premiers numéros avaient 15/14 pages puis la pagination a augmenté régulièrement pour se stabiliser à partir du numéro 6 à 57/58 pages.
Le numéro 8 a donc doublé, avec plus de 100 pages, ce qui lui donne un volume exceptionnel[4], signe d’un effort de communication important de l’EI à l’égard des francophones.
Le sommaire du magazine peut être résumé ainsi :
- éditorial : c’est le seul moment où les rédacteurs du magazine critiquent la réaction du gouvernement français aux attaques du 13 novembre. les communicants de l’EI se permettent ainsi de critiquer l’état d’urgence en termes durs et surprenants : « des perquisitions totalement arbitraires, des assignations à résidence aux effets contreproductifs et une surveillance de masse qui tourne à la politique totalitaire… » (sic)
- le dossier principal du magazine « attentats sur la voie prophétique », présente au lecteur un argumentaire volumineux (35 pages) qui a 2 objets : justifier, presque « excuser » les attaques du 13 novembre du point de vue de la religion et du droit musulmans vus par les jihadistes de l’EI ; réfuter et argumenter contre les avis unanimes rendus par les autorités musulmanes françaises qui ont condamné vigoureusement ces crimes (le CFCM, l’UOIF, les salafistes, la grande mosquée de Paris, les Etudiants musulmans de France, plusieurs imams français…) ; Après avoir posé ce cadre argumentaire (avec par exemple pas moins de 7 « ambiguïtés » critiquées), les rédacteurs promettent une deuxième partie dans le prochain Dar al Islam, annoncée comme une « étude de cas » de ces justifications appliquées aux attaques du 13 novembre.
- 3 testaments de kamikaze du 13 novembre 2015 répartis tout au long du magazine (Abdelhamid Abaaoud, Samy Amimour et Bilal Hadfi)
- un article plus proche du contenu habituel du magazine (en réalité la traduction d’un article paru dans le Dabiq13) sur les chiites, que l’EI cherche à assimiler aux juifs, et aux adorateurs du démon (le Dajjal pour les jihadistes[5]).
- « comment connaître la vérité » qui présente différents éléments censés être les « obligations de vie » de tout musulman et qui obéiraient aux règles de l’EI ; là encore un contenu de propagande habituel dans ce magazine.
- Un article rédigé par la veuve d’un membre de l’EI d’origine franco-algérienne, qui a quitté la France (Roubaix) pour l’Iraq et qui est mort dans des circonstances non précisées, après avoir combattu comme sniper sur différents fronts.
- Une interview d’un chef de l’EI en Afghanistan et au Pakistan (Wilayat du Khurasan), traduction d’un article paru dans le dernier Dabiq (Nr. 13).
- Un reportage photo sur les auteurs des attentats du 13 novembre (photos prises lors du tournage d’une vidéo de propagande ultraviolente tournée en Syrie et diffusée en janvier 2016) – avec des images insoutenables à l’esthétique morbide.
- Les rubriques habituelles « L’EI dans les mots de l’ennemi« (reprise de mon billet sur la menace terroriste en France en 2016, avec un « appareil critique » fourni sous la forme de NDLR commentant et critiquant mes analyses et projections) et « nouvelles de l’EI » (propagande habituelle sur les opérations militaires et les attentats de l’EI).
La structure du magazine :
Une analyse de la structure et du contenu de ce magazine permet d’identifier les inflexions, les méthodes et objectifs de la propagande de l’EI à l’égard de la France.
Pour étudier ce numéro, j’ai d’abord établi 8 catégories d’articles différentes, sur la base de critères basés sur leur contenu et leur objectif en tant que mode de propagande. Il faut rappeler que l’EI, plus encore qu’Al Qaida, utilise la propagande comme un moyen d’action opérationnel autonome, afin d’atteindre des objectifs stratégiques et politiques contre différents pays, même si je limiterai mon propos à la France.
Bien évidemment ces catégories sont imparfaites en ce que beaucoup d’articles – dont la qualité est très variable – ont des contenus aux logiques et objectifs mixtes, mélangés ou parfois même difficiles à identifier.
Catégorie 1 : la propagande « positive » en faveur de l’EI :
Recouvre les contenus qui présentent l’EI comme un mouvement militaire et idéologique vainqueur, parfait ou conquérant, afin de fortifier le moral de ses membres et sympathisants proches. C’est dans cette catégorie que l’on va trouver les contenus les plus violents (par exemple, certains reportages photos).
Catégorie 2 : L’avenir proche de l’EI :
Nous regroupons là les articles comportant soit des instructions, des conseils, des modes d’action, des cibles ainsi que ceux décrivant le projet de l’EI ou projetant dans le futur les désirs des rédacteurs du magazine (ex. un article menaçant les écoles publiques françaises dans le Nr. 7[6]) ; là encore le public visé est d’abord les membres ou sympathisants proches du groupe.
Catégorie 3 : la vie quotidienne dans les territoires sous domination de l’EI :
Sont regroupés ici des articles dépeignant la vie, et les règles applicables au sein des territoires de l’EI, en majorité avec un biais d’idéalisation d’une vie que l’ensemble des témoignages recueillis sur place dépeint comme très difficile ; le public visé est plus large, afin de séduire des musulmans.
Catégorie 4 : la propagande « défensive » de l’EI :
Il s’agit d’articles qui ont pour objectif de justifier les actions et règles de fonctionnement de l’EI, et de contredire les critiques, particulièrement à l’aide d’une lecture jihadiste des règles religieuses et juridiques de l’Islam sunnite wahhabite (nous pouvons citer les articles justifiant l’esclavage, la polygamie, la lapidation pour adultère, la destruction de monuments historiques…) ; là encore, le public visé est plus large, puisqu’il s’agit de « défendre » l’EI des critiques, de désamorcer les contre-discours produits contre le groupe.
Catégorie 5 : les discussions purement théologiques :
Certains articles n’ont qu’un contenu religion, consistant dans des citations, discours ou démonstrations purement théologiques. Le but est simplement d’afficher l’EI comme un mouvement « sérieux » et rigoureux dans sa pratique et sa connaissance de l’Islam, et donc « digne » du respect des musulmans ; le public visé est plus restreint : les jihadistes des autres mouvements, et les musulmans convertis ou « born-again » qu’une apparence de rigueur religieuse peut séduire.
Catégorie 6 : les ennemis de l’EI :
Cette catégorie regroupe les articles dénigrant et menaçant les ennemis de l’EI, et ils sont nombreux. Le premier article classé dans cette catégorie a été « histoire de l’inimitié entre la France et l’Islam » (Nr. 2), mais la plupart concernent les chiites (rafidites), les juifs, Al Qaida…. ; le public visé par ces contenus est plus large : les partisans de l’EI comme les sympathisants ou les jihadistes d’autres groupes.
Catégorie 7 : les membres de l’EI :
Sont regroupés là les contenus mettant en avant, par des textes et/ou des photos, les membres de l’EI, décris et présentés à titre d’exemples à l’attention des lecteurs ; le public visé est celui des sympathisants ou de tout lecteur susceptible d’être séduit.
Catégorie 8 : la rubrique « les mots de l’ennemi » :
Dans cette rubrique, les rédacteurs empruntent des propos et des écrits d’Occidentaux francophones afin de les utiliser, en s’appuyant sur une partie du contenu tout en critiquant ou contredisant les éléments gênants pour leur propagande[7] ; contrairement aux apparences c’est moins les Occidentaux que les partisans et membres de l’EI qui sont visés par ce type d’article, cherchant à manipuler et retourner les discours et études hostiles à l’EI.
Bien qu’imparfaites, ces catégories ont le mérite de pouvoir classer de manière pratique l’intégralité des contenus[8], qu’il s’agisse d’articles, d’interviews, de citations, de photos. J’ai donc repris les 8 numéros du magazine et classé l’ensemble de leurs contenus, en prenant en considération la pagination de chacun.
Nous en tirons deux schémas intéressants pour analyser les inflexions de la propagande induites par le numéro 8 du magazine officiel de l’EI.
Le premier montre l’évolution de la pagination de chaque catégorie de contenu :
Au-delà de la croissance du volume total du magazine, la comparaison du numéro 8 avec les numéros précédents du magazine permet plusieurs constats :
- augmentation très importante des contenus de propagande défensive (catégorie 4) et des contenus relatifs aux membres de l’EI (categ. 7)
- disparition des contenus relatifs à l’avenir (categ. 2) et de ceux sur la vie quotidienne dans les territoires de l’EI (categ. 3)
- pérennisation de la hausse constatée dans le précédent numéro de la rubrique « dans les mots de l’ennemi » (categ. 8).
Si l’on rapporte maintenant cette pagination en pourcentage sur chaque numéro, ces évolutions se confirment de manière visible :
Ce second schéma permet aussi de constater que dans le dernier numéro, la propagande positive (categ. 1) perd de l’importance par rapport à la propagande défensive (categ. 4).
De même, après plusieurs numéros dédiés aux ennemis de l’EI (categ. 6), l’accent est mis dans le dernier volume du magazine sur les membres de l’EI (categ. 7).
Les conclusions que l’on peut tirer :
Si l’on part du principe que le contenu et les choix rédactionnels pour la conception de chaque numéro de ce magazine sont validés par la hiérarchie de l’EI, il est possible de tirer au moins 3 conclusions sur les choix stratégiques en matière de propagande de l’EI à l’égard de la France :
1ère conclusion : les attentats du 13 novembre contraignent la propagande de l’EI à une posture défensive et d’auto-justification
Plusieurs fois déjà, la propagande de l’EI s’est crue obligée de justifier certaines actions qui pouvaient réduire ses efforts de propagande envers les Français musulmans (citons les attaques de Charlie Hebdo, pourtant l’œuvre de français obéissant à d’Al Qaida – « ceux qui insultent le prophète » Nr. 2 ; la destruction des idoles – Nr. 3 ; la lapidation pour adultère – Nr. 4 ; l’esclavage sexuel – Nr. 5…). Cependant, il s’est toujours agi jusque-là d’articles courts. Jamais avant le numéro 8, le contenu de propagande « défensive » n’avait occupé un tel volume de pagination.
L’EI est donc contrainte suite aux attentats du 13 novembre, de redéployer ses efforts de propagande vers l’argumentation et la justification de ses actions.
Ce que semble montrer cette évolution, c’est que les réactions et retours des Français musulmans suite aux attaques du 13 novembre ont été massivement négatifs.
J’ai déjà analysé la stratégie de l’EI lorsqu’il lance des attaques terroristes en France. Tout confirme que le centre de gravité de ces attaques est la communauté des Français musulmans, qui doivent être séparés du reste de la nation, et ralliés à la cause jihadiste, afin de déstabiliser le pays[9].
Si les attaques du 13 novembre avaient été un succès de ce point de vue, il n’y aurait pas de raisons d’adopter comme l’EI le fait dans ce dernier Dar al Islam un discours aussi défensif, aussi approfondi dans l’explication et la justification de ce qui a été fait.
De même, si les contre-discours qui ont été diffusés après le 13/11 par les autorités musulmanes étaient sans effets, il n’y aurait aucun intérêt à mobiliser un argumentaire aussi lourd et indigeste pour le contredire et le combattre.
Si l’on se place du point de vue des propagandistes de l’EI, le résultat des attaques du 13 novembre sur les Français musulmans a donc été éloigné des attentes. Et cela explique donc cette grande opération de communication afin d’essayer de remédier à une popularité altérée, à une image dégradée auprès de ceux-là même qui sont les objectifs prioritaires de la propagande comme des opérations du groupe terroriste.
Par leur caractère aveugle et injuste, en frappant des anonymes pris au hasard – surtout des jeunes, y compris des musulmans – les attaques du 13 novembre ont heurté le bon sens et l’humanité de tous, quels que soient la religion, les croyances, les opinions, les ressentiments personnels à l’égard d’une société française en crise.
Face à ce résultat contreproductif et imprévu, l’EI a donc engagé un effort de propagande défensive sur 2 axes :
- défendre les meurtres d’innocents par une argumentation juridico-religieuse particulièrement longue (et annoncée en deux parties)
- réfuter le contre-discours diffusé par les Français musulmans, qui a affirme que les actes terroristes de l’EI n’ont rien à voir avec l’Islam.
Ces 2 axes désignent ainsi le levier évident que le contre-terrorisme français se doit d’actionner pour combattre la propagande jihadiste : contester à l’EI sa légitimité religieuse, en s’appuyant sur les Français musulmans qui refusent que l’Islam soit pris en otage par des croyances violentes, minoritaires et importées.
C’est ainsi que dans ce dernier Dar el islam, l’EI nous indique par ses choix éditoriaux, ses faiblesses et ses craintes.
Enfin, la propagande défensive de l’EI pour tenter de limiter les effets contreproductifs des attaques du 13 novembre se retrouve aussi dans d’autres éléments de ce numéro :
- pour la première fois, l’EI semble cibler le FN[10], qui jusque-là était épargné de toute critique ou menace. L’objectif de cet artifice – sur lequel nous reviendrons plus bas – est évident : regagner la sympathie, sinon la popularité, des Français musulmans
- de même, la tonalité des textes du dossier central se veut rigoureuse et exhaustive, en prenant appui sur les critiques ennemies, comme si les rédacteurs de Dar al Islam voulaient prendre le contre-pied de la posture personnelle du Premier ministre qui refuse toute recherche d’explication, toute analyse, assimilées par lui à une « recherche d’excuse » qu’elles ne sont pas.
- Enfin, la publication de 3 testaments des auteurs, (associés au témoignage de la veuve d’un jihadiste français mort en Syrie) cherche à humaniser les auteurs d’attaques unanimement dénoncées comme « monstrueuses » ; là encore, il s’agit de réduire l’effet désastreux d’attentats aveugles et inhumains sur l’image de l’EI auprès des jeunes musulmans en France.
Il est évident que le ton général de ce dossier principal – comme du reste du magazine – est trop différent de la propagande triomphaliste que l’on avait observée jusque-là pour que cela ne fasse pas sens.
En adoptant un contenu « défensif », et un ton éloigné de tout triomphalisme[11], l’EI montre donc que les résultats des attaques du 13 novembre ne lui sont pas favorables.
Plus l’EI fait l’effort de se justifier de ses attentats, plus cela montre que ces actions n’ont pas produit l’effet escompté[12].
2ème conclusion : l’EI craint de se couper des français musulmans :
Dans ce numéro, la propagande de l’EI laisse apparaître encore plus que dans les précédents, la volonté de ses rédacteurs d’être « proches » des préoccupations des Français musulmans, malgré leur éloignement géographique et humain.
C’est le premier numéro où il y a autant de références à des éléments du paysage médiatique quotidien des Français : le tweet de David Thomson (p.8), un échange entre Olivier Galzi et Anouar Kbibech, président du CFCM sur iTélé au lendemain du 13 novembre. Et évidemment mon billet paru sur plusieurs sites, et reproduit intégralement dans la rubrique « les mots de l’ennemi« .
Il est vraisemblable que ces exemples ont été mûrement sélectionnés par les rédacteurs de Dar al Islam, en prenant comme base, ce qui a retenu l’attention de leurs contacts en France.
Ce que veulent les rédacteurs du magazine, de manière consciente ou non, c’est montrer que malgré leur éloignement géographique et idéologique, ils restent au courant de ce qui se passe en France. Bien que reclus dans une quasi-clandestinité, dans la partie de l’Irak sous la coupe de l’EI, ils continuent à partager les mêmes informations et réflexions que s’ils vivaient en France en 2016.
Ce choix de propagande nous expose, là encore une faiblesse potentiellement exploitable par le contre-terrorisme : insister sur le décalage réel entre la société française dans son ensemble et le petit groupe de ceux qui sont partis vivre en Iraq.
3ème conclusion : les Français sont dans une position ambiguë au sein de l’EI
La hiérarchie centrale de l’EI est essentiellement irakienne, et l’internationalisation de ce groupe, souvent annoncée, ne s’est toujours pas vérifiée à ce jour. Au niveau local, les leaders sont choisis parmi les responsables tribaux qui ont fait allégeance, en privilégiant les jeunes générations aux plus anciens.
Au sein de l’EI, les jihadistes étrangers sont donc à part : limités à des rôles militaires (souvent de courte durée entre l’arrivée et l’attentat suicide final), ou à des fonctions de propagande. Parmi eux, les jihadistes francophones ne « pèsent » pas beaucoup dans l’appareil de l’EI.
L’un des signes de cette faiblesse est l’absence de mise en valeur des attaques du 13 novembre dans la propagande anglophone de l’EI (le Nr. 13 de la revue Dabiq ne traite quasiment pas de ces attaques, malgré qu’elles fassent sa couverture).
Dans ce contexte, le contenu du dernier numéro de Dar al-islam montre que l’échelon français (et apparenté) de l’EI s’essouffle et manque de moyens pour poursuivre les attaques contre la France.
4 éléments nous paraissent fonder un tel constat, qui demandera d’être confirmé :
- d’abord, il n’y a jamais eu dans la revue Dar al islam, d’articles de dimension géopolitique comme il y en a dans Dabiq, montrant bien que les rédacteurs francophones ne sont pas dans la même sphère de réflexions, et n’ont pas accès aux mêmes niveaux hiérarchiques que les anglophones
- de même, si la revue francophone Dar al-Islam comporte de nombreux articles directement traduits de la revue anglaise Dabiq, il n’y a rien dans l’autre sens (même si la rédaction francophone dispose d’une relative autonomie rédactionnelle).
- ensuite, le Nr. 8 ne comporte aucun article de projection vers l’avenir[13], comme si avec les attentats du 13 novembre à Paris, l’EI avait épuisé ses capacités opérationnelles et ses réseaux d’opération en Belgique et en France, et n’avait d’autre choix que de « capitaliser » sur le passé plutôt que de se tourner vers le futur.
- Enfin, la reproduction de mon article, qui essaie d’analyser du point de vue français, la menace terroriste en 2016 et qui met l’accent sur la dilution d’une menace de plus en plus individuelle et auto-générée, montre que c’est là une évolution, non pas avérée, mais désirée par l’EI en France, faute de pouvoir disposer de réseau permettant de maintenir une capacité d’attaques terroristes projetées ou « glocales ».
Un signal fort de ce positionnement ambigu des francophones au sein de l’EI est la NDLR page 91 « …il est bien connu que le plus gros contingent de l’Etat islamique est constitué de locaux et ce sera toujours le cas. » Cette affirmation des jihadistes francophones en Iraq, sonne comme l’aveu d’un rôle subsidiaire, ou celui d’une ambition contrariée.
Observations finales :
Il ressort de ces analyses que ce numéro de la revue représente, par son volume, sa structure et son contenu, le signe de la fin d’une époque pour l’EI francophone en Syrie et en Iraq, comme pour l’EI en France.
Le refus de tout triomphalisme, la tonalité très « défensive », les choix rédactionnels… permettent de constater que l’EI s’est affaibli en lançant une opération de grande ampleur en France. Et les rédacteurs du Dar al Islam Nr. 8 s’adaptent à cette situation nouvelle, en préparant un avenir fixé à un horizon éloigné.
Ces observations nous offrent donc une vision très différente de celle dominant actuellement en France, y compris dans la communication gouvernementale, de morosité et de catastrophisme. Le danger n’a pas disparu – loin de là – mais il s’est réduit en ce début d’année 2016.
Après n’avoir pas su éviter un excès de confiance avant ce funeste mois de novembre, sachons éviter de tomber dans l’excès inverse. La perception de sa propre situation que l’EI nous renvoie à travers un changement aussi important et inattendu de sa propagande doit nous permettre de mieux prévenir la menace, en l’évaluant à sa juste mesure, sans sombrer dans la suffisance, ni dans le pessimisme incapacitant.
Après cette conclusion, il reste à aborder deux observations particulières.
1ère observation : l’emploi du terme Daech est officialisé pour désigner l’EI :
D’abord, très symboliquement, et pour la première fois dans cette publication[14], le terme de Daech est employé pour désigner l’EI par les rédacteurs eux-mêmes de la revue, en dehors de toute citation : pages 7 & 17.
Il s’agit d’une officialisation importante, symboliquement très forte, et passée quasiment complètement inaperçue des commentateurs du magazine.
Cet emploi peut avoir plusieurs raisons[15] :
- volonté de se « rapprocher » des jeunes français musulmans qui emploient tous ce mot, y compris parmi les sympathisants des jihadistes
- appropriation d’un terme péjoratif utilisé par l’ennemi.
Rappelons que l’appropriation par des combattants d’une désignation péjorative utilisée au départ par l’ennemi est fréquente en histoire militaire[16], même si elle est d’abord le fait de soldats sûrs d’eux et en confiance[17] au point de retourner à leur avantage la propagande ennemie qui cherchait à les dévaloriser.
Dans tous les cas, il est donc désormais possible pour les analystes d’user du terme Daech, au départ issu de la propagande des ennemis de l’EI, pour désigner l’EI, sans se départir de toute objectivité ou rigueur, puisqu’il est employé par les rédacteurs de Dar al Islam.
2nde observation : Daech et le Front National
Ensuite, pour la première fois, Daech menace le Front National dans ce numéro de sa revue officielle, en désignant les membres de l’extrême-droite comme une cible « de premier choix ».
C’est le principal, et seul élément, relevé par les commentateurs. Et le FN a immédiatement exploité cela politiquement (dès le lendemain de la parution de la revue, soit le dimanche 7 février 2016).
Cette menace est-elle sérieuse ?
Il faut relever tout d’abord que le FN n’est pas l’objet d’un article le désignant, avec force citation de la Sunna, comme une cible légitime et « légale ». La menace découle seulement d’une légende d’une photo isolée dans un article qui a un tout autre objet.
Il suffit de comparer cette « menace » avec l’article de 8 pages ciblant l’école publique française et les services de protection de l’enfance dans le Nr. 7 du magazine, pour se rendre compte que cela ne ressemble pas aux modalités de communication de l’organisation lorsqu’elle désigne ses cibles à ses partisans.
Cette menace n’est donc pas du tout du même niveau de gravité et de force.
L’objectif pour Daech en visant le FN n’est pas d’inviter à agir, mais d’abord de restaurer une popularité entamée auprès des Français musulmans.
L’avenir de cette menace très limitée dépendra donc de la manière dont Daech envisage de résoudre sa problématique d’impopularité et de rejet auprès des musulmans, conséquence imprévue des attentats du 13 novembre. Ce problème d’image est aussi inattendu que prioritaire pour la suite des projets criminels de l’EI contre la France.
Si les menaces à l’égard du FN devaient se renouveler ou se matérialiser par des projets d’attentats, ce serait ainsi le signe que ce problème d’impopularité de l’EI auprès des jeunes en France n’est pas réglé…
Le 15 février 2016.
Nota Bene :
Il a été évoqué plus haut que dans ce numéro de Dar al Islam, mon billet sur la menace terroriste en France en 2016 a été cité in extenso, dans la rubrique « les mots de l’ennemi ». Je précise tout d’abord qu’en me qualifiant d’ennemi de Daech, les rédacteurs de ce magazine ont totalement raison.
Malgré cette citation, je ne cesserai pas d’étudier et de publier sur ces questions de terrorismes, de jihadisme, et particulièrement sur l’Etat islamique. Poursuivre mon travail de décryptage et d’analyse, continuer à dévoiler les ressorts de la propagande de Daech, mettre à nu ses méthodes et stratégies, révéler ses buts et son projet idéologique totalitaire et messianique restent pour moi le plus sûr moyen d’en annuler les effets comme leur efficacité. Je continuerais donc à livrer au débat public le fruit de mes réflexions dans ce seul but en espérant qu’il soit utile.
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[1] La magazine Dabiq est lui-même un avatar propre à l’EI du magazine d’Al Qaida « Inspire« , dont il est très proche dans la forme et le contenu voir : http://www.huffingtonpost.com/entry/isis-dabiq-magazine_us_56a7e6cfe4b04936c0e8938a?ncid=tweetlnkushpmg00000067
[2] La diffusion sur internet de publication de format journaux et magazines en langue anglaise est un moyen classique dans les mouvements jihadistes internationaux, depuis l’Afghanistan.
[3] S’il est impossible par manque d’information d’identifier les rédacteurs anonymes de cette revue, certains indices montrent que ces rédacteurs ont changé (moins de fautes d’orthographe ou d’accord qu’au début – variation du style), et que pour ce dernier numéro leur nombre semble se réduire à 2-3 personnes, avec une perte nette de savoir-faire (le sommaire « interactif » avec hyperliens vers les articles apparu dans le n°6 a disparu).
[4] Il est même plus gros que le magazine anglophone Dabiq qui après avoir atteint 79 pages (Nr. 9 & 10) est redescendu avec le Nr. 13 à 56 pages
[5] Le Dajjal est une figure très proche de l’antéchrist ; dans leurs croyances messianiques millénaristes et apocalyptiques, ce Dajjal serait le démon qui apparaîtra à la fin des temps et dont la défaite marquera pour les jihadistes l’avènement d’une nouvelle ère.
[6] J’avais étudié en détail cet article dans un précédent billet, en omettant de relever qu’il s’agissait d’une traduction /adaptation à l’égard de la France d’un article paru dans un précédent Dabiq – Nr. 12)
[7] Cette rubrique apparue dans le Nr. 3 est en fait la reprise du principe d’une rubrique connue du magazine « Dabiq » (in the words of ennemies), qui est elle-même empruntée à une rubrique fondée sur le même principe de la revue « Inspire » d’Al Qaida
[8] Je répète que pour certains contenus, ce classement a été délicat et j’ai alors privilégié l’objectif poursuivi par les rédacteurs, dans la mesure où celui-ci est à la portée d’une analyse objective et rationnelle.
[9] Voir mon billet paru le 11/06/2015 et repris ici : http://kurultay.fr/blog/?p=612
[10] Dans la légende d’une photo de la page 22, montrant un cortège du FN désigné comme « cibles de premier choix«
[11] les légendes moqueuses de certaines photos du dossier relativisent le choix des rédacteurs de Dar al islam d’adopter un ton modéré dans ce numéro, manifestement conjoncturel.
[12] Rappelons que du point de vue de l’EI, les attaques du 13 novembre représente un succès majeur, ce qui est rappelé par ailleurs de manière assez maladroite par la légende de la photo p. 15 et surtout dans les NDLR p.95, or ce succès n’est pas célébré sur un ton triomphaliste, mais justifié et défendu, presque excusé…
[13] c’était déjà le cas du Nr. 4, sans que cela n’ait de conséquence, sauf qu’il s’agissait d’un magazine alors de 42 pages et non 114….
[14] Nous n’avons pas trouvé d’équivalent dans les derniers Dabiq sans avoir cherché dans les plus anciens numéros.
[15] Pour un tel emploi, dans une publication officielle, d’un terme utilisé de manière péjorative par les ennemis de l’EI à 2 reprises excluent selon nous la simple erreur ou maladresse.
[16] Citons par exemple les « Old contemptibles » de 1914 ou les « Deserts Rats » en 1941
[17] C’est fréquent chez les soldats britanniques ayant remporté un succès défensif – plus rare dans les armées latines ou moyen-orientales