LE DRAPEAU DE DAECH : MAITRISE DES SYMBOLES ET SUCCES MARKETING

01bis drapeau EI

Symbole marquant de l’Etat Islamique, en passe de devenir après la croix gammée nazie, le symbole de l’ennemi « absolu » autour duquel toute la Société occidentale va progressivement se reconstruire, cet étendard frappe aujourd’hui les esprits.

(Mises à jour du 29 avril 2016 à 24h en italique)

01 drapeau EI al Rai

drapeau intégré dans une peinture murale d’un bâtiment officiel – ville d’al-Raae au nord ouest d’Alep – Syrie (Merci à Wassim Nasr pour la précision)

Il devient un marqueur d’appartenance à l’EI de mouvements jihadistes, même s’il est employé bien au-delà de la sphère des mouvements ayant fait allégeance à l’EI.

Il est donc indispensable d’analyser ce qu’il signifie pour les musulmans, comme pour les non-musulmans. Cette analyse est nécessaire pour se rendre compte qu’à travers ce drapeau, c’est toute la relation, le « souchage » du projet de l’EI sur l’Islam qui apparaît, grâce à une maîtrise exceptionnelle des symboles qui fait de cette image avant tout un immense succès marketing.

Description

2 drapeau EI

Il s’agit d’un drapeau noir de forme carrée, avec des inscriptions blanches, construit en deux parties organisées verticalement.

Le choix de la couleur renvoie à l’étendard de l’aigle, « rayat al-`uqab », qui selon la légende aurait été choisi par Mohammed pour combattre, simplement à partir d’une pièce de tissus noir qui avait servi de châle à son épouse Aïcha. D’après des Hadiths[1], il serait carré et orné d’aucune inscription.

L’inscription sur la partie haute est tirée de la formule arabe : أشهد أن لآ إلَـهَ اِلا الله/ Achadou an lâ illâha illa-llâh, qui peut se traduire par « J’atteste qu’il n’y a pas de divinité en dehors de Dieu ». (MàJ) Une traduction littérale pourrait être « j’atteste qu’il n’y a pas de Dieu sauf Allah ».

Il s’agit de la première partie de la Chahada (ou Shahada), la profession de foi prononcée par toute personne pour devenir musulman. Cette phrase constitue le premier des cinq piliers de l’Islam, et qui est directement liée au tawhid, le principe de l’unicité de Dieu. Dans l’Islam, et par réaction aux polythéismes pratiqués à l’époque de Mohammed, tout acte d’adoration ne peut être dirigé que vers le Dieu unique, et c’est cette phrase qui le proclame et le rappelle[2].

Il existe de nombreux drapeaux qui comportent la Chahada (à commencer par celui de l’Arabie Saoudite), mais dans le drapeau de l’EI, la citation est incomplète.

D’abord, il manque le terme « j’atteste » (Achadou), ce qui transforme la formule en une affirmation « objective » sur l’unicité de Dieu, n’impliquant aucune adhésion du lecteur, à laquelle elle s’impose comme la première loi divine.

De plus, seule la première partie est citée, puisque la suite de la profession de foi « wa-achadou anna Mouḥammadan rassoûlou-llâh » c’est à dire «…et que Muḥammad est l’envoyé de Dieu », n’est pas reprise.

A la place, les chefs de l’EI ont opté pour la figuration du premier sceau connu de Mohammed, qui comporte les trois mots importants (de haut en bas) : Dieu – Envoyé (ou messager) – Mohammed.

3 Sceau-Mohammed_-saws--empreinte

4 Muhammad's_Letter_to_Mukaukis

Sources de ce premier sceau (une lettre de Mohammed)

Relevons que contrairement aux usages, la calligraphie utilisée n’est pas le Thuluth (calligraphie classique considérée comme la plus esthétique), mais le coufique ancien.

Rien dans ces éléments descriptifs n’est innocent et c’est ce que nous allons étudier.

Historique :

L’origine exacte de ce drapeau n’est pas connue.

La première trace historique de l’emploi d’une bannière noire date d’Abu Muslim, général perse des califes abassides de Bagdad, lors des guerres qui ont mis fin à la suprématie Omeyyade. Cet étendard concerne alors les troupes perses des abbassides qui vont vaincre les armées syriennes Omeyyades[3].

A l’époque, le drapeau devait être noir sans motifs, chaque camp s’attribuant une couleur pour l’étendard (la « raya ») et une couleur distinctive pour reconnaître les combattants, qui n’ont pas d’uniformes (un turban, un morceau de tissus noué sur la tête ou le bras, appelé parfois « liwā » ou « alam »).

L’apparition de drapeaux noirs avec la Chahada daterait des combats en zone Pachtoune (Afghanistan) au XVIIIème siècle. L’idée s’étend et les Talibans puis Al Qaïda reprennent la composition étendard noir + Chahada selon des calligraphies et des motifs différents.

Le drapeau du mouvement jihadiste à l’origine lointaine de l’EI, le Jama’at al-Tawhid wal-Jihad (Unicité et Jihad) d’Abu Moussab al-Zarqaoui reprenait déjà la structure, mais avec la calligraphie classique Thulut, et en associant le nom de l’organisation en doré.

5 drapeau JTJ

La proximité avec le drapeau de l’EI est remarquable même si l’étude des différences est riche d’enseignements sur les évolutions de l’organisation.

Le groupe fondé en 1999 en Afghanistan par al-Zarqaoui va s’étendre en Jordanie et surtout en Irak avec l’invasion américaine de 2003.

En 2004, le groupe fusionne avec d’autres pour faire allégeance à Al-Qaida, et devenir Tanzim Qaidat al-Jihad fi Bilad al-Rafidayn (qu’on peut traduire par Organization de la base – Al Qaida – du Jihad en Mésopotamie / Irak).

Le drapeau évolue pour se rapprocher de celui d’Al Qaida, signe de cette allégeance. Parmi les nombreuses variantes qui ont existé, celle-ci représente une évolution graphique notable avec laquelle les concepteurs du drapeau de l’EI ont voulu trancher.

6 Drapeau AQI

Le sceau est toujours vide, et le caractères (Chahada et nom de l’organisation) sont dorés, mais la calligraphie évolue.

Un exemple dans une vidéo de l’organisation à Bagdad (Rue d’Haïfa – contrôlée par Zarqaoui en septembre 2004) :

7 drapeau EI 2004-2

Cette organisation va rallier en janvier 2006 le Conseil consultatif des Moudjahidines en Iraq. Après la mort de Zarqaoui, ce Conseil se dissout pour proclamer l’Etat islamique en Iraq en octobre 2006[4].

Le drapeau actuel de l’EI apparaît en janvier 2007 notamment dans des vidéos de al-Fajr (agence Al Qaida), et il va rapidement s’étendre sur plusieurs continents.

En réalité ce drapeau est employé dès la fin 2006 dans les communiqués du mouvement, imprimés, photocopiés, et distribués à la sortie des Mosquées (au point que le gouvernement iraquien va interdire les imprimantes dans certaines zones).

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Voici un exemple de communiqué de l’EII

Puis il apparaît dans les combats, comme sur différentes vidéos :

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L’une des plus anciennes vidéos disponibles sur le net date de juillet 2007 et montre l’attaque d’un poste de police dans la province de Diyala[i].

Capture d’écran 2016-04-21 à 19.50.15

(Remerciements à @BiladFransa et @BrunFree pour leur aide dans mes recherches)

Il est intéressant de noter ici que le sous-titre est littéralement « état d’Iraq et islamique » Les mentions sont donc inversées par rapport au nom officiel (il n’a pas été possible de découvrir la raison de cette inversion).

En conclusion, le choix de ce drapeau, qui s’inscrit à la fois dans la continuité du mouvement jihadiste de Zarqaoui et en rupture avec les éléments figuratifs d’Al Qaida préfigure ainsi l’opposition qui va intervenir rapidement entre l’EI et Al Qaida.

Les variantes :

Nous avons relevé plusieurs variantes à ce drapeau de mouvements proches de l’EI (liste non exhaustive).

En Syrie, on constate de nombreuses variantes, essentiellement par l’ajout du nom d’un groupe ayant fait allégeance à l’EI, ou souhaitant le faire.

8 variante drapeau EI

Syrie – secteur sud-ouest Deraa – Brigade des martyrs de Yarmouk

9. variante drap EI

drapeau de la Katiba des hommes de dieu dans le pays de Sham

10 variante drapeau EI

insigne peinte sur un blindage d’un technical avec la mention « Etat islamique en Irak et au Sham »

Des variantes s’observent aussi dans les autres régions contrôlées par l’EI :

11 variante Inde Srinagar

En Inde (Shrinagar)

12 variante drapeau EI philipines

aux Philippines

13 variante drapeau EI Nigeria

variante très originale an Nigéria (pris par l’armée).

Il existe aussi des variantes de ce drapeau au sein de groupes qui ne sont pas rattachés à l’EI.

14 variante drapeau AQMI

Etendard utilisé par AQMI (variante par la calligraphie différente, y compris dans le sceau du Prophète).

15 variante Green battalion

Drapeau du bataillon vert (groupe jihadiste syrien qui va fusionner en 2014 avec le front Al-Nosra, donc Al Qaida)[5].

On constate par ces variantes (liste non limitative) que le phénomène d’appropriation de ce drapeau par les jihadistes de groupes et de régions très différents, est complet. C’est le signe comme nous le verrons du succès du coup marketing de l’EI.

Symbolique :

La force symbolique du drapeau de l’EI est extraordinairement efficace. Et il est intéressant d’aller au-delà de ce constat pour essayer d’analyser les signifiants qui sont derrière les symboles figurés sur cet étendard.

Le choix d’un drapeau de forme carrée découle d’une volonté de se conformer au modèle originel, en rejetant les formats occidentaux (drapeau en rectangle ou carré long).

La couleur noire est bien évidemment le premier élément qui frappe. D’autres couleurs auraient pu être choisies (par exemple le vert).

La référence historique à la bannière noire de Mohammed (rayat al-Uqab ou rayat al-Sawad) est classique et lisible. Pourtant ce choix n’a rien d’évident, y compris du strict point de vue des références jihadistes. La bannière la plus connue de Mohammed est en effet la bannière blanche (certains historiens doutant même de l’existence de la bannière noire puisque seuls certains Hadiths, certes jugés les plus sûrs, y font référence), sachant qu’il avait aussi une bannière rouge.

16 Philippines-training-camp-2014-672x372

il existe d’ailleurs une version en blanc du drapeau de l’EI (comme aussi aux Philippines).

En réalité, dans l’histoire musulmane, les bannières noires ont d’abord été le signe de la révolte, et c’est pour cela que les chiites en ont aussi fait usage, comme les troupes perses d’Abu Muslim, général Abbasside en révolte contre les Omeyyades. Le choix de cette couleur n’est donc pas anodin pour des sunnites, historiquement plutôt portés à la soumission aux autorités. C’est le signe que l’EI veut porter un projet de nature révolutionnaire.

C’est aussi un premier marqueur « d’irakocentrisme » de l’EI[6], le drapeau noir d’Abu Muslim étant celui des troupes du Calife Abbasside de Bagdad en guerre contre les armées syriennes[7].

De plus, il existe une version du récit de l’arrivée du Mahdi sur terre, le sauveur, qui viendra délivrer la terre du Dajjal (version jihadiste de l’Antéchrist) accompagné de légions arborant des drapeaux noirs. La couleur noire est donc aussi une référence à la dimension millénariste et apocalyptique de l’idéologie de l’EI.

16Bis Dajjal

exemple de représentation du Dajjal – figure centrale de la dimension apocalyptique de l’idéologie jihadiste

Enfin, les étendards noirs ont toujours plus frappé l’imagination des populations, bien au-delà du monde musulman (pensons aux pavillons « Jolly Rogers » des Pirates anglais[8]). Le noir est en Occident la couleur du deuil et des enfers, il possède donc un impact psychologique classique et largement utilisé dans l’histoire militaire (des Hussards de la mort français de la Révolution aux Waffen SS).

Les inscriptions du drapeau revêtent ensuite plusieurs dimensions symboliques qui dévoilent à la fois l’intention de ses concepteurs, et la nature de leur projet.

La reprise de la première partie de la Chahada, qui renvoie à l’unicité absolue du culte à dieu, a un lien direct avec l’idéologie jihadiste, qui prône un monothéisme extrémiste, rejetant tout culte associé (aux saints, aux savants, aux prophètes…), et allant jusqu’à détruire toutes les images de créatures de dieu.

Cette tendance est basée sur une conception extensive et ultra-rigoriste du Tawhid[9], dont cette phrase est le rappel permanent. C’est aussi plus prosaïquement une reconnaissance de la filiation de l’EI avec le groupe fondé par Zarqaoui, et qui se réclamait du Tawhid au point de le mettre dans son nom.

Le drapeau de l’EI est parfois surnommé « rayat al-Tawhid », c’est à dire la bannière de l’unicité ou du monothéisme.

(MàJ) La Chahada est aussi symboliquement importante pour les Jihadistes, car l’attestation de foi dans un dieu unique se matérialise par le sacrifice suprême, c’est à dire la mort au combat du croyant. L’autre sens de la Chahada est donc de mourir pour sa foi, en témoignage de sa croyance dans un dieu unique. Les musulmans morts pour leur foi en combattants sont donc appelés Chahîd, mot qui dérive de Chahada et qui a à la fois le sens de témoin (Châhid), mais aussi de martyr (Chahîd).

Afin de se démarquer à la fois d’Al Qaida et des nations arabes qui ont la Chahada inscrite sur leur drapeau, les concepteurs de l’étendard de l’EI ont fait deux choix très symboliques:

  • seule la 1ère partie de la Chahada est reprise
  • elle est écrite en alphabet Coufique ancien.

Rappelons que l’emploi du coufique ancien, qui n’est pas l’écriture originelle du Coran (c’est le Hijazi).

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Un exemple d’un des plus anciens Coran connus, écrit en Hijazi (différent du Coufique ancien).

En n’employant pas le Thuluth pour se différencier de ses ennemis et concurrents (à commencer par Al Qaida), l’EI choisit aussi une calligraphie qui renvoie aux premiers âges de l’Islam (sans être l’écriture d’origine), comme pour se replacer dans les pas et les écrits des compagnons de Mohammed (les fameux salafs).

Mais le choix du Coufique ancien n’est pas innocent, puisqu’il ne s’agit pas de l’écriture originelle du Coran. Cet alphabet est d’abord le premier alphabet arabe émanant d’Irak, de la ville de Koufa dont il tire son nom. Nous avons donc là une nouvelle preuve de « l’irakocentrisme » de l’EI, dont l’idéologie, le projet politique, la structure comme la hiérarchie sont indissociablement liés à l’Irak post-2003[10].

Enfin, cette calligraphie est aussi celle qui fut imposée par les premiers Califes pour unifier l’écriture arabe, signe donc de l’instauration d’un Etat.

La calligraphie employée n’a donc rien d’un choix esthétique ou anodin, mais relève d’une volonté de marquer politiquement un projet idéologique conçu autour de la construction d’un état (l’état islamique) et qui n’est pas dénué de nationalisme sous-jacent par son « irakocentrisme ».

La reprise du sceau de Mohammed est d’abord destinée à compléter de manière originale la Chahada, qui serait sinon tronquée et donc hérétique.

La particularité est qu’alors que le drapeau se lit de haut en bas, le cachet doit se lire de bas vers le haut : Mohammed – Rassoul – Allah.

Cette particularité n’est pas un détail. Outre qu’elle se référe à un document connu (et déjà cité) sur lequel apparaît ce cachet, il s’agit aussi de renforcer l’importance du Tawhid dans l’idéologie de l’EI : rien ne peut être au-dessus du nom de dieu, pas même celui de son prophète[11].

(MàJ) Cette présentation renvoie à la pratique de certains savants musulmans, qui commencent ainsi leurs exposés ou leurs textes par l’invocation du nom de Dieu, afin que rien ne le précède, pas même celui de son prophète.

Enfin, la référence du cachet employé par Mohammed, non dans ses actes de prophète – de messager de dieu – mais en qualité de chef d’état, de diplomate et d’homme politique, est aussi un signal fort adressé à toute la communauté sunnite : le projet de l’EI est d’abord politique. Et la construction d’un Etat suivant « à la lettre » l’exemple de Mohammed en est le cœur, l’ADN même.

On constate donc que la charge symbolique de cet étendard est puissante pour les sunnites, surtout ceux qui sont influencés par le Wahhabisme, forme d’Islam qui prépare à l’idéologie jihadiste de l’EI, sur la base d’un langage et d’une conception religieuse commune.

Un énorme succès marketing :

L’analyse de la symbolique de ce drapeau est donc nécessaire pour comprendre l’ampleur de son succès en tant qu’objet marketing[12].

Il s’agit comme certains l’ont relevé très vite, d’une « prise en otage » de symboles communs à l’ensemble des musulmans sunnites pratiquants[13].

En effet, contrairement au réflexe classique dans toute guerre, il ne sera pas possible aux sunnites opposés à l’EI d’humilier un drapeau chargé de symboles aussi sacrés pour eux, même s’ils ne partagent pas l’idéologie et le projet politique de l’EI.

18 Chiites et drapeau EI

Miliciens chiites brûlant un drapeau de l’EI capturé – un acte impossible pour des groupes sunnites ennemis de l’EI.

Et même, il existe des cas de sunnites arborant ce drapeau sans pour autant appartenir ou soutenir l’EI. Les exemples abondent où des sunnites reprennent ce drapeau simplement pour son contenu, et éventuellement pour sa dimension révolutionnaire et de restauration d’une fierté sunnite mise à mal depuis des décennies, et plus récemment en Iraq et en Syrie.

Voici quelques exemples avérés où le drapeau de l’EI a été arboré dans un tel cadre, complétement différent de toute adhésion au projet et à l’idéologie de l’EI :

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Manifestation anti-Assad à Idlib en mars 2016 (avec un drapeau jihadiste classique à droite).

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Drapeau de l’EI à côté de drapeaux du front al-Nosra à Alep (extrait reportage UOSLP sur la Syrie).

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Manifestation en mars 2016 anti-Assad où le drapeau de l’EI est brandi à côté de ceux de ses ennemis (ASL, Ahrar al-Sham et Al Nosra)

22 drapeau stade Tunisie

bannière de l’EI déployée à l’été 2015 dans un stade de foot par des supporters en Tunisie (appelant à l’avènement du Califat par la grâce de Dieu).

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Dans un collège de Konya en Turquie, la reprise de la partie basse du drapeau avec le sceau de Mohammed

(MàJ) La puissance symbolique du drapeau a aussi amené les ennemis de l’EI à tenter de l’utiliser dans les tracts lancés à Raqqa et dans d’autres endroits de Syrie. Mais le drapeau a été maladroitement représenté dans des tracts de la coalition, soit à l’envers, soit dessiné de manière stylisée avec des gribouillages pour figurer les mots et phrases arabes.

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Cette seconde image ci-dessous, a été particulièrement exploitée par la propagande locale de l’EI (dans les mosquées notamment), pour déconsidérer un ennemi en apparence incapable d’écrire correctement la Chahada.

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(MàJ) Le drapeau de l’EI a dès sa création été repris par toute la mouvance jihadiste, et particulièrement plusieurs branches d’Al Qaida. En fait, par sa charge symbolique, ce drapeau a séduit bien au-delà de l’Irak et de l’EI, et il s’est répandu au sein des jihadistes de groupes très divers, parfois ennemis.

Citons l’utilisation de ce drapeau par AQMI (voir photo plus haut), mais aussi AQPA, les Shebabs (qui l’utilisent en version fond noir, ou fond blanc), le MUJAO et Ansar Dine.

De fait, à partir de 2007-2008, ce drapeau s’est imposé comme l’emblème du jihad mondial et c’est ce qui explique qu’on puisse le retrouver dans de nombreux endroits (Palestine, Mali, Asie etc.).

Il faut donc insister sur le fait que dans des zones sunnites, le fait d’arborer ce drapeau ne signifie donc aucunement la preuve d’une allégeance avérée à l’EI.

Son utilisation par les branches d’Al Qaida interroge pourtant puisque, comme nous l’avons vu, ce drapeau a été conçu dès le départ comme un signe de rupture avec cette organisation.

Pourtant, AQPA comme AQMI vont reprendre à leur compte le drapeau et l’arborer à de multiples occasions.

Dans un nasheed antérieur à la rupture de 2013, Abu Hajar al-Hadrami, chanteur réputé d’AQPA appelle ce drapeau « Râyat at-tanzim » (soit la bannière de l’organisation, signe d’une appropriation de ce drapeau par l’organisation Al Qaida).

Il est vrai qu’outre ses qualités intrinsèques que nous avons étudiées, ce drapeau offre pour les jihadistes d’Al Qaida deux avantages :

  • d’une part une référence à l’Iraq alors zone privilégiée du jihad le plus prestigieux et le plus glorieux, car opposé directement aux Américains et concernant Bagdad, siège du Califat abbasside.
  • D’autre part ce drapeau est une rupture séduisante avec le drapeau d’Al Qaida, qui bien que noir, rappelle trop celui du régime saoudien honni des jihadistes.

Même après la rupture de 2013, les jihadistes d’Al Qaida vont continuer à brandir le drapeau de l’EI, car ce drapeau est devenu pour eux, non un signe d’allégeance à l’organisation concurrente, mais le symbole du jihad global. Pris au piège de l’extraordinaire charge symbolique de cette bannière, il est difficile pour AQPA ou les Shebab ou le MUJAO de changer ce drapeau et surtout pas dans le seul but de montrer leur désaccord avec l’EI. Ce drapeau dépasse aujourd’hui le simple fait d’être le drapeau de l’EI.

Son utilisation par le groupe Ansar al Dine interroge également. Il est le drapeau d’origine du groupe (de juillet à novembre 2012). Ce mouvement est considéré au sein des jihadistes comme illégitime car poursuivant des buts nationalistes et pas vraiment salafiste jihadiste.

Mais pour se démarquer du MUJAO et présenter un profil plus « modéré » lors des négociations avec le médiateur Blaise Compaoré au Burkina Faso, le groupe va changer de drapeau et prendre un emblème moins marqué par la symbolique salafiste jihadiste.

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Mais en 2014, le drapeau noir de l’EI est à nouveau adopté par le groupe Ansar Dine. La raison essentielle est la volonté du groupe de se rattacher à la mouvance jihadiste et d’en récupérer une partie de l’aura et du prestige (fin MàJ).

En réalité, la signification du fait d’arborer le drapeau de l’EI est différente selon l’endroit où il est brandi. Dans des pays sunnites, cela ne permet pas de tirer de conséquences quant à l’adhésion au projet idéologique et politique de l’EI. Cela peut valoir adhésion, ou non.

En dehors des pays sunnites, comme par exemple en Europe ou sur d’autres continents, le drapeau de l’EI est clairement lié, non aux symboles sacrés qu’il porte, mais à l’organisation qui l’a conçu.

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24 drapeau EI Balkan

Un exemple récent en Bosnie, analysé comme la preuve d’une implantation de l’EI dans les Balkans.

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capture d’écran de la vidéo posthume d’Amedy Coulibaly, auteur de l’attaque de l’Hypercasher au nom de l’EI (attentats de Paris – janvier 2015).

(MàJ) En France en 2013, ce drapeau est arboré lors de conférences d’une organisation musulmane (ANA MUSLIM), comme ici, lors d’une conférence de Thomas Barnouin (dont le thème est justement la première partie de la Chahada) :

Capture d’écran 2016-04-28 à 01.24.12

Pour terminer, il faut donc rappeler que si au Proche-orient et au Maghreb, arborer ce drapeau ne présume en rien d’une adhésion à l’idéologie de l’EI, il en est différemment en Europe, où ce drapeau est un marqueur clair de la volonté de soutenir le projet de l’EI.

La puissance symbolique de ce drapeau dépasse dans tous les cas la stricte obédience de l’EI, pour séduire toute la sphère jihadiste, et plus largement les sunnites pratiquants.

Conclusion :

Au-delà de l’analyse de ce drapeau, source d’informations sur la nature du projet de l’EI, il convient de constater que la richesse de la réflexion sur les symboles qu’il manipule a débouché sur un réel succès marketing.

25 drapeau EI

Affichette protestant contre l’indifférence de l’Occident au sort des populations syriennes de la Ghouta est, reprenant la forme du drapeau de l’EI pour attirer l’attention des médias.

Au-delà, c’est la question du « souchage » sur l’Islam d’une idéologie politique jihadiste portée à son paroxysme par l’EI qui doit interroger.

Car les éléments de différenciations vont aller en augmentant à mesure que les projets politiques jihadistes vont pouvoir être appliqués. Jusqu’à quand ce « souchage » va-t-il profiter aux jihadistes ? En d’autres termes jusqu’à quand seront-ils légitimes à manipuler aussi efficacement les symboles communs au sunnisme ?

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[1] Des sources jihadistes font référence à un Hadith tiré du Sahîh d’Al-Bukhârî, recueil de Hadith considéré comme le plus sûr et auhtentique pour les Musulmans.

[2] Cette phrase est dite par le père à l’oreille du nouveau né, elle est aussi prononcée à la fin de chaque prière, et au moment de la mort. Pour appuyer cette notion d’unicité de Dieu, la profession de foi est parfois accompagnée du geste de pointer l’index vers le ciel (signe que l’on retrouve également chez les jihadistes de l’EI).

[3] Nicolle, David & McBride, Angus, Armies of the Muslim Conquest, Men-at-Arms séries Nr. 255, , Osprey Publishing,‎ 1993, pp. 22-23 ;

[4] C’est ce qui explique la querelle qui agite les Jihadistes sur l’allégeance ou non de l’EI à Al Qaida. Pour les partisans de l’EI, seule une des organisations composant le Conseil consultatif avait fait allégeance, et cette allégeance prend fin lors de la dissolution dudit Conseil (et de ses composantes). Pour les partisans d’Al Qaida, cet enchaînement qui n’est pas sans rappeler certains montages juridiques « corporate » complexes de sociétés imbriquées pour échapper à des obligations (impôts, etc.), n’est qu’un artifice pour masquer une réalité : une allégeance originelle trahie de l’EI à Al Qaida. Nous ne pouvons trancher à ce jour et faute d’informations précises sur les évènements entre janvier et octobre 2006 sur une controverse qui a dégénéré en une guerre faisant de plus en plus de morts au sein des jihadistes.

[i] Voir le lien ici : https://www.youtube.com/watch?v=lPV5aNmFfOs&oref=https%3A%2F%2Fwww.youtube.com%2Fwatch%3Fv%3DlPV5aNmFfOs&has_verified=1 (merci à @BiladFransa )

[5] voir ici : https://en.wikipedia.org/wiki/Green_Battalion?oldid=622118886

[6] Au-delà du fait que l’Iraq est le pays où il est né, l’EI se réfère clairement à la tradition du Califat abbasside de Bagdad (et particulièrement au Calife Haroun Rachid), pourtant plus tardive que celle du Califat Omeyyade, reliée directement à Mahomet mais située à Damas et en Turquie, et non en Iraq.

[7] Bagdad occupe une place symbolique importante dans l’univers jihadiste, et ce depuis l’invasion américaine de 2003, avant même la création de l’EI.

[8] choisi pour frapper de terreur et amener la victime à se rendre sans combattre. En cas de résistance, le pavillon rouge était hissé, signal d’un combat sans quartier.

[9] Qui découle des conceptions religieuses du wahhabisme qui sont à l’origine du jihadisme moderne. Voir mon billet : https://blogs.mediapart.fr/cedric-mas/blog/300815/lideologie-de-letat-islamique-1-sur-2

[10] à noter que le drapeau de l’Irak adopté en 2008 est aussi écrit en Coufique, mais moderne.

[11] Il ne nous appartient pas de définir dans quelle mesure une telle présentation (à l’envers donc de la Chahada) est encore compatible avec l’Islam tel qu’il est pratiqué majoritairement. C’est aux savants et exégètes musulmans de se pencher sur cette question importante.

[12] Ce succès a aussi été alimenté par la réaction de l’Occident, orpheline de la figure d’un « mal absolu » à combattre depuis la fin du nazisme puis du communisme, et que l’image du jihadiste habillé en noir, cagoulé, en sandale, et brandissant le drapeau de Daech, est en passe de réincarner.

[13] Voir cet article http://www.lorientlejour.com/article/948541/letat-islamique-a-cree-un-logo-dune-force-dingue-et-la-completement-banalise-.html