Avec l’intervention de la Turquie, la résistance de l’Etat islamique et l’escalade entre la Russie et les USA, les évènements en Syrie s’accélèrent depuis l’été 2016, dans une séquence d’opérations de plus en plus chaotiques. Cela impose de prendre du recul pour démêler un écheveau complexe. Nous proposons donc un rappel de principaux faits et une analyse des évènements survenus dans la guerre en Syrie entre notre précédent texte de février 2016 et aujourd’hui. Cette analyse sera aussi comparée à celle effectuée en octobre 2015.
La trêve du printemps 2016 :
L’intervention russe déclenchée en septembre 2015 a contribué à faire évoluer la situation, en arrêtant l’enchaînement de défaites militaires subies par le régime de Damas depuis le milieu de l’année 2014.
Prenant de court les autres parties impliquées dans ce conflit, assumant la mise en oeuvre d’une stratégie du piéton imprudent[1], associant des frappes lourdes et peu regardantes sur le respect des populations civiles et des droits de l’homme avec une intense activité de propagande dans tous les médias, la Russie peut alors se targuer d’avoir réussi ses premiers objectifs :
- sauver son allié syrien, Bachar el Assad
- adresser un message clair sur la scène internationale (message que l’on peut résumer par « Russia is back ! »)
La Russie a aussi fait étalage de sa nouvelle puissance militaire, et des qualités de ses armes auprès de clients potentiels[2], la Syrie servant de plus en plus de « show-room » pour les systèmes d’armements modernes, sans égard pour les populations qui y vivaient.
Toutefois, la victoire militaire a été laborieuse sur le terrain, et les rebelles ont montré des facultés de résilience d’autant plus importantes, que le soutien étranger s’est tari au moment où le poids militaires du bloc russo-iranien s’est fait le plus sentir (voir notre précédente analyse de février 2016).
Au-delà des actions symboliques (Kweires, Alep & Palmyre), les forces au sol n’ont pu se targuer que de trois succès à moyen terme :
- dégagement du secteur de Lattaquié (cœur vital du système d’Assad, région alaouite et zone de projection principale des Russes), avec la prise de Salm
- dégagement des poches au nord d’Alep et renforcement des positions du régime
- l’EI est repoussé à l’est avec la reprise de Palmyre.
Un seul succès stratégique a été atteint, avec la coupure d’un lien important entre les rebelles et la Turquie au nord d’Alep (mais il demeure une liaison Idlib – Turquie).
Signalons en revanche les échecs, tournant parfois au désastre, au nord de Hama, au sud de la poche rebelle de la Ghouta, et au sud d’Alep (où malgré la conquête d’un important terrain, la route stratégique M5 n’a pas été coupée).
Avec une habileté consommée, la Russie cherche à capitaliser sur ces succès, et offre aux USA une trêve qui est négociée puis acceptée par le régime de Damas le 23 février 2016.
Cette trêve est partielle :
- elle ne couvre que certaines zones
- elle ne s’applique pas aux groupes rebelles jihadistes (qui sont devenus majoritaires au sein des groupes armés rebelles)
- elle ne s’applique pas à l’Etat islamique.
Malgré ces réserves importantes, cette trêve commence officiellement le 27 février 2016. Elle est sujette à de nombreuses violations dans les deux camps, mais il n’en demeure pas moins que l’on constate une réduction globale des opérations. Il n’y aura ainsi aucun changement important dans les positions en Syrie occidentale au printemps 2016.
Enfin, la Russie va retirer avec autant d’ostentation qu’elle les avait déployées, une partie de ses forces aériennes, afin de se créer une image de pays « pacifique » et « raisonnable » dans les médias.
L’Etat islamique résiste
Les combats se déplacent alors au nord et à l’est, avec deux opérations importantes.
D’abord, les forces du régime, renforcées par des éléments russes au sol, tentent de pousser vers l’est à partir de Palmyre récemment repris. L’objectif est évidemment de faire le lien avec la poche qui tient toujours à Deir ezzor, mais aussi vers le nord-est et al-Tabqah (position stratégique à proximité du cœur des possessions syriennes de l’EI, Raqqah). L’avance vers l’est est entravée par des offensives lancées par l’EI sur les flancs de la route qui mène vers Palmyre (notamment dans les champs gaziers Shaer).
(source edmaps)
Ensuite au nord, l’avance des Kurdes du YPG et des rebelles syriens « modérés » des SDF[3] marque le pas vers Manbij, malgré le soutien aérien de la coalition internationale.
La trêve est aussi l’occasion pour les deux camps de redéployer leurs unités et de réarmer leurs forces.
Curieusement, on découvrira ultérieurement que le retrait partiel russe est accompagné d’un retrait tout aussi partiel des forces chiites armées par l’Iran, les groupes du Hezbollah étant par exemple redéployés vers l’Ouest. La présence militaire d’obédience iranienne demeure forte sur le front autour d’Alep.
Les statistiques montrent ainsi en mars 2016, une chute de l’emploi de missiles antichars TOW sur les différents fronts syriens (avec un usage observé de 5 pour tout le mois).
Au mois d’avril, les camps ayant reconstitué leurs forces, les opérations se développent, avec un usage de missiles antichars qui monte à 42 unités tirées sur le mois (soit plus que le nombre de missiles lancés en septembre 2015, période du début de l’offensive faisant suite à l’engagement russe).
Les rebelles syriens lancent en avril une offensive au sud d’Alep pour reconquérir une partie du front perdu et soulager les positions dans la ville, ce qui donne lieu à une contre-offensive du régime, les positions finissant sur un front proche de la ligne précédente, malgré les pertes.
Dès la fin avril, le représentant de l’ONU lance un cri d’alarme sur le danger qui pèse sur un cessez-le-feu qui disparaît bientôt, les pourparlers engagés échouant à nouveau face à l’incompatibilité des projets proposés par les deux camps quant au sort de Bachar el Assad.
Mai-juin 2016 : reprise des combats
Bien qu’ils n’aient jamais complètement cessé, les combats reprennent intensément en mai 2016, sur plusieurs fronts. la situation générale est alors la suivante :
(source @archivilians)
L’avance de Palmyre est enfin relancée vers l’est, avec la prise par les forces pro-régime de zones vers As-Sukhnah (carrefour stratégique contrôlant les routes vers al-Tabqah / Raqqah, et Deir Ezzor).
De même au nord de Raqqah, les Kurdes YPG/SDF poursuivent leur progression en faisant fortement reculer l’EI à la fin du mois de mai.
(source edmaps)
Une offensive importante est lancée le 31 mai sur Manbij, et progresse grâce au soutien aérien de la coalition. En juin, la ville est encerclée.
Juin 2016 est le moment où l’EI passe à la contre-offensive sur plusieurs fronts.
C’est d’abord le régime qui subit une sévère revers à l’est de Palmyre, obligé d’abandonner tout le terrain conquis vers Al-Tabqah dans ce qui ressemble même à une débandade le 20 juin. Le revers est important et symbolique, puisqu’il montre les limites atteintes par l’appareil militaire du régime, malgré le soutien à « bout de bras » de l’Iran et de la Russie.
(source @edmaps)
Ensuite, début juillet, l’EI profite habilement de l’affaiblissement des rebelles FSA, qui sont coincés dans la poche d’Azaz entre les Kurdes à Afrin, les forces pro-régime à Alep et la frontière turque, dans des positions sans aucune profondeur stratégique.
Exploitant une nouvelle fois les « intervalles » ouverts par les multiples guerres que se livrent ses ennemis, l’EI attaque sur plusieurs points. Si les opérations contre Mare’ sont à nouveau un échec, il reprend une part importante des zones conquises le long de la frontière turque. Ce succès est là encore symptomatique puisqu’il se fait malgré le soutien ouvert des Turcs (qui n’hésitent pas à bombarder à travers la frontière), et symbolise la faiblesse des groupes armés rebelles FSA.
(source edmaps)
En parallèle, la poche de l’EI encerclée de Manbij est en train d’être nettoyée, et les Kurdes du YPG poursuivent leur effort vers l’ouest, au grand dam des USA, qui se font de plus en plus pressants pour leur demander de repasser l’Euphrate.
La tentative de coup d’état et son impact sur la Syrie
La tentative de coup d’état en Turquie du 15 juillet va amener à un changement radical de la situation dans le nord de la Syrie.
Dans notre précédent billet, nous évoquions l’un des aspects clés, à savoir la capacité des USA à s’appuyer à la fois sur les Kurdes (et les FDS), et à forcer la main aux Turcs pour assurer les succès du YPG contre l’EI.
Or, le ressentiment du gouvernement d’Erdogan, qui estime ne pas avoir été soutenu par les Américains, va être aggravé par le constat que les USA « jouent » la carte kurde, et que les Kurdes du YPG sont en train de progresser au point de pouvoir constituer un territoire cohérent tout le long de la frontière turque (alors que les régions kurdes de Turquie sont toujours marquées par une guérilla alimentée par la répression policière d’Ankara).
Pire, la Russie a manifesté très tôt son soutien à Ankara, et le risque d’une confrontation entre les deux pays en cas d’intervention turque en Syrie du nord se réduit, alors qu’il était au plus haut lorsque la Turquie avait abattu un avion russe le 24 novembre 2015.
Dans ce contexte, la Turquie va-t-elle intervenir militairement (officiellement en soutien des groupes rebelles FSA) dans la dernière zone encore tenue par l’EI sur sa frontière pour empêcher qu’elle ne tombe entre les mains des Kurdes ?
Juillet/août 2016 : Alep, Manbij et Jarablus
Le régime lance une nouvelle offensive et parvient à couper la dernière route qui reliait la zone tenue par les rebelles dans Alep-est et l’extérieur (la célèbre « Castello road »).
(source @GlobalEventMaps)
La progression est lente mais à la fin du mois de juillet, les rebelles qui défendent Alep-est sont encerclés.
(source @deSyracuse)
Début août, les rebelles lancent une contre-offensive au sud qui perce rapidement les lignes et parvient à rétablir un corridor avec Alep-est le 6 août.
(carte montrant les positions juste avant la percée – source @WarNews24_7)
Les forces pro-régime, essentiellement des groupes chiites armés par l’Iran, contre-attaquent et rétablissent le siège le 8 août.
Début août, les Kurdes nettoient la ville de Manbij tandis que l’EI lance plusieurs offensives à partir du front nord (le plus proche de la Turquie), sans parvenir à reprendre la ville ni à repousser le front.
(source @deSyracuse)
Le 12 août, la ville est déclarée complètement nettoyée, et alors que les USA demandent aux Kurdes de se retirer à l’est de l’Euphrate et de passer la main aux seules FDS, les troupes YPG/FDS poursuivent leur avance vers l’ouest. L’objectif est Al-Bab, dernière ville importante entre les deux zones kurdes de Syrie, la Rojava à l’est et la poche d’Afrin à l’ouest.
(source @CivilWarMap)
Le 24 août au matin, les forces armées turques franchissent la frontière et occupent la ville de Jarablus, abandonnée par l’EI, dans une opération appelée « Euphrate Shield », et regroupant les forces rebelles FSA et leurs alliés au sein d’une nouvelle coalition.
(source @badly_xeroxed)
(source @CivilWarMap)
L’intervention turque marque un nouveau tournant dans la guerre en Syrie, et confirme que l’une des clés du conflit Syrien se trouve à Ankara.
Au 10 octobre 2016 : « chroniques des deux courses syriennes » (A Tale of two Races)
A la fin du mois d’août, la situation s’est encore compliquée, avec une guerre sur 3 fronts au nord, une nouvelle vaste poche rebelle encerclée à Alep, et différentes autres opérations en cours (près de Damas, à la Ghouta-est, au sud et dans le Qalamoun). L’embrasement est général puisque les fronts au nord de Hama et dans le secteur côtier de Lattaquié se sont également « réveillés ».
Le mois d’août voit ainsi un record pour l’année 2016, avec 118 missiles antichars lancés (soit presqu’autant qu’en octobre 2015, mois des grandes offensives du régime).
(source @yarinah1)
C’est dans ce contexte que le 12 septembre, un accord secret USA/Russie aboutit à un nouveau cessez-le-feu, où des engagements sont pris par le régime (dont l’arrêt des bombardements aériens et l’autorisation des convois humanitaires), en contrepartie d’une coopération des Américains dans les frappes contre les groupes rebelles jihadistes.
Le cessez-le-feu entre en vigueur le 12 septembre et ne tiendra pas réellement. Il cesse officiellement le 18 septembre.
Il est vrai que les conditions tenues secrètes, et l’engagement par tous les camps de multiples opérations en cours le rendait difficilement acceptable par les acteurs sur le terrain.
L’EI relance ses offensives contre Deir Ezzor et parvient, grâce à des frappes aériennes américaines dirigées par erreur sur des positions des forces pro-régime, à conquérir une position clé au sud de l’aéroport, menaçant gravement la poche. La frappe erronée de la coalition occidentale sert de prétexte à la Russie pour relancer ses raids, et bombarder violemment diverses cibles humanitaires, dont un convoi humanitaire de l’ONU et plusieurs hôpitaux à Alep.
De même, l’EI relance son offensive vers le Qalamoun[4], prenant quelques positions aux rebelles obligés de combattre sur deux fronts, face à l’EI comme aux forces pro-régime.
1ère course : Un « Keirin » pour Al-Bab
Au nord, les forces turques et les rebelles FSA continent de progresser, atteignant le 9 septembre des positions permettant d’espérer couper la progression des Kurdes.
La manière dont l’opération « Euphrate Shield » est menée montre bien que l’objectif est moins l’EI que l’avancée Kurde cherchant à lier les forces ayant pris Manbij – à l’ouest – à celle qui sont à Afrin – à l’est.
Mais l’EI va là encore contre-attaquer et repousser les rebelles syriens vers la frontière turque, malgré le soutien de l’armée d’Ankara.
A deux reprises (mi-septembre puis début octobre), les forces FSA soutenues par l’armée turque vont perdre une série de villages dans des contre-attaques aussi brutales qu’inattendues.
Profitant de ce piétinement turc, les Kurdes relancent leur avance à partir de la poche d’Afrin, vers l’est début octobre, sans parvenir à avancer beaucoup.
(source edmaps)
En réalité, qu’il s’agisse, des Turcs, des Kurdes ou des forces pro-régime, l’objectif est al-Bab, carrefour stratégique encore tenu par l’EI. Et c’est désormais à une course de type Keirin (épreuve cycliste, avec l’EI dans le rôle du derny) entre ces trois camps, dont deux s’opposent autant qu’ils font la guerre à l’EI, qui a commencé, et dont nul ne peut aujourd’hui prédire l’issue.
Deux illustrations pour montrer la situation :
La 1ère vision limitée à la course Turcs et FSA vs Kurdes et FDS :
(source @CivilWarMap)
Une autre plus large qui intègre les positions des forces pro-régime, qui sont aussi à portée d’Al-Bab. Elles sont même les plus proches de l’objectif mais elles restent étonnamment passives face à l’EI.
(source @CivilWarmap)
Actuellement, le préalable est pour les Turcs la prise de Dabiq, village qui permettrait de fermer une première poche au nord-ouest, et qui a aussi une valeur symbolique pour les jihadistes (Dabiq est le lieu de la prophétie millénariste qui fonde une grande partie de la croyance jihadiste).
Ce soir sont annoncés de nouveaux gains sur les positions de l’EI au nord de Dabiq.
(source @archicivilians)
2ème course : Le « Alep-Hama sprint »
A Alep, les raids aériens russes et de l’aviation du régime se déchaînent, notamment contre les hôpitaux et les civils coincés dans la zone rebelle d’Alep-est.
Les forces pro-régime lancent plusieurs offensives, d’abord au sud de la poche d’Alep-est, sans succès, puis au nord, où les rebelles évacuent des positions et abandonnent du terrain en octobre.
(source edmaps)
Les forces pro-régime revendiquent aussi une petite progression au sud de la poche, mais il semble que la résistance soit plus forte au sud qu’au nord pour l’instant.
Au matin du 10 octobre, les rebelles FSA viennent d’annoncer un nouveau front uni de 15 groupes pour relancer les opérations de dégagement de la zone encerclée à l’est, toujours sous l’égide de la coalition Jaish al-Fatah, y compris Jabhat Fatah al-Sham (ex-al Nosra) et Ahrar al-Sham. Nul ne peut dire s’il s’agit d’un nouveau tournant ou d’un énième rassemblement de « coordination » des groupes rebelles qui ne produira pas plus d’effets tactiques que les précédents.
A Hama, les rebelles ont lancé une série d’opérations pour conquérir la ville. Cette offensive est très liée aux opérations à Alep à plusieurs niveaux :
- d’abord, la menace sur Hama oblige le régime à envoyer des forces qui vont donc dégarnir le front à Alep
- ensuite, les raids aériens sur Alep partent en grande partie de l’aérodrome de Hama, et les rebelles s’en sont suffisamment approchés pour le frapper de tirs de roquettes à partir de septembre
- Enfin, la prise de Hama compenserait par son effet moral la perte symbolique d’Alep est.
(source @FSAPlatform)
La progression est régulière fin août début septembre dans le nord, montrant que les forces pro-régime dans ce secteur sont de piètre qualité. Plusieurs positions fortes sont perdues (dont des points d’appui très fortifiés qui barraient la route de Hama), et des zones considérées comme neutres (village Abu Dali, zone tenue par une milice locale et servant de marché d’échanges et de zone de contacts aussi bien aux rebelles qu’au régime[5]) passent complètement dans la sphère rebelle.
Pire, les rebelles passent aussi à l’offensive à partir du nord de la poche qu’ils ont au nord de Homs, prenant la zone de Hama « en sandwich ».
(source @yakupmisri)
Le 24 septembre, alors que le front au nord de Hama donne des signes d’effondrement, un renversement complet de la situation intervient lorsque l’une des composantes jihadistes des forces rebelles, Jund al-Aqsa, se retire de la coalition Jaish al-Fatah, au moment où une autre composante (salafiste mais non jihadiste), la puissante Ahrar al-Sham, l’accuse d’héberger des cellules pro-EI.
L’opposition Jund al-Aqsa / Ahrar al-Sham dégénère en un affrontement armé violent dans la zone rebelle, et s’étend du front jusqu’à Idlib.
Malgré les tentatives d’arbitrage, les affrontements continuent, et les forces pro-régime en profite pour reprendre une portion du terrain perdu au nord de Hama, grâce aux renforts rameutés d’Alep par la route de Khanasser, désormais solidement tenue (voir carte @FSAPlatform ci-dessus zone cerclée en rouge).
Le 10 octobre, il semblerait que les rebelles aient repris une partie du terrain perdu ces trois derniers jours. De même, pour échapper à l’anéantissement, Jund al-Aqsa annonce faire allégeance au Jabat Fatah al-Sham (nouveau nom du groupe al-Nosra depuis sa séparation « officielle » avec Al-Qaida[6]), renforçant ainsi l’influence d’Al Qaida au sein de la rébellion syrienne.
Et ensuite ?
Il est impossible de prévoir ce qui va se passer dans les prochains mois, les évènements s’enchaînant sur un rythme accéléré et de manière de plus en plus chaotique.
Toutefois, l’analyse des faits récents permet de livrer certains enseignements.
Le premier est que la rébellion est aujourd’hui confrontée à ses ambiguïté et ses contradictions à l’égard des groupes islamistes / jihadistes. Ils forment une composante puissante aussi bien numériquement que par leur motivation. Ils sont souvent décisifs pour les offensives, mais peu présents sur le front pour tenir les positions. Ils préfèrent jouer le rôle de « réserve » et essaient d’éviter de s’impliquer dans les tâches usantes et peu médiatisées de tenir des fronts en apparence plus « calmes ».
Au-delà de ce reproche émanant de formations FSA sur le terrain, l’intégration étroite de ces groupes au sein des forces rebelles constitue le prétexte donné à tous les alliés du régime, y compris dans les médias occidentaux, pour critiquer le soutien occidental à la rébellion.
Les rebelles ont donc besoin sur le terrain de ces groupes, mais leur emploi constitue aussi le principal frein à une augmentation de l’approvisionnement vital en armes de leurs soutiens (pays occidentaux, monarchies du golfe ou Turquie).
Il est donc important de suivre attentivement les soubresauts internes à la rébellion, comme l’affrontement récent dans la région d’Idlib, car c’est là que se trouve l’une des clés pour distinguer sur le moyen et le long terme ce qui va advenir de la Syrie.
A cet égard, il faut aussi signaler que les évènements de 2014 et 2015 ont montré qu’après les bombardements criminels des aviations du régime et russes, la cause principale de l’émigration vers l’Europe des réfugiés syriens réside dans les affrontements internes aux groupes rebelles, qui ont souvent débouchés sur le succès des plus extrémistes.
Du côté du régime de Bachar el Assad, malgré des succès de façade, le principal enseignement de ce premier semestre 2016 est la faiblesse de plus en plus grande des forces armées pro-régime, qui ont désormais perdu les capacités d’une armée régulière pour se réduire à des groupes morcelés et souvent incapables d’affronter des ennemis motivés.
Les forces pro-régime peuvent ainsi se décomposer en 3 groupes :
- l’ancienne armée régulière, qui fait le nombre, souvent composée de conscrits sunnites peu sûrs, et qui reste confinée dans les casernes ou à des tâches secondaires comme la tenue des nombreux check-points qui quadrillent le pays.
- Une élite agissant comme les « pompiers » du front (les « brigades » de la 4ème division mécanisée, de la garde républicaine, et la Tiger Force), mais dont la composante est essentiellement alaouite. Son emploi intensif engendre une usure rapide, même si elle bénéficie des meilleurs chefs (dont les deux figures charismatiques que sont le colonel promu général Suheil al-Hassan et le général Issam Zahreddine) et du meilleur matériel (grâce aux livraisons russes).
- Des alliés (troupes iraniennes, milices chiites irakiennes, afghanes, groupes du Hezbollah, etc.) et supplétifs locaux (NDF, milices locales druzes ou palestiniennes, certains groupes kurdes à Afrin ou Alep, etc…) qui sont de qualité et de fiabilité très variables, et dont l’emploi semble échapper de plus en plus aux décisions de Damas. Leur flexibilité est donc réduite, soit parce qu’il n’est pas possible de les engager sur un front éloigné, soit parce qu’ils poursuivent d’abord d’autres objectifs que ceux du régime de Damas.
Ce morcellement explique que malgré le soutien matériel important des Russes et des Iraniens, les résultats atteints restent juste suffisants pour conjurer la spirale de défaites vécues par le régime en 2014 et au premier semestre 2015.
Combattre l’EI n’est pas la priorité du régime[7], et une éventuelle victoire militaire contre les rebelles n’est envisageable que de manière laborieuse et couteuse, au point de la vider tous ses effets politiques.
En d’autres termes, même la reconquête totale d’Alep (que l’on peut aujourd’hui qualifier de possible mais non inéluctable) ne rendrait pas le régime de Bachar el-Assad légitime pour présider l’avenir du pays.
Enfin, en ce qui concerne la position des Américains, qui influent sur celles des autres Occidentaux dont la France, le choix fait au début de l’année, et dont nous avions fait état, de soutenir un groupe artificiellement créé à partir d’un « attelage » du YPG kurde et FDS devient de plus en plus difficile avec l’implication directe de la Turquie.
Désormais les Occidentaux vont devoir choisir et s’engager dans une voie, ce qu’ils ont toujours cherché à éviter en maintenant plusieurs « fers au feu ».
D’abord, il va falloir choisir entre la Turquie (+ FSA/Jihadistes) et les Kurdes(+ FDS). Le choix n’est pas évident car si à l’ouest de la Syrie, les FSA sont les seuls à pouvoir lutter efficacement à la fois contre l’EI et contre le régime, à l’est et en Irak, le soutien kurde est indispensable au succès d’une offensive sur Mossoul ou sur Raqqah, qui restent les cœurs névralgiques de l’EI, et dont la conquête est fréquemment annoncée pour « bientôt », sans qu’on puisse raisonnablement l’envisager à court terme.
Ensuite, face à l’engagement russe et aux crimes manifestes auquel il donne lieu, les Occidentaux vont devoir choisir entre
- une posture passive et démissionnaire en continuant ce qu’ils ont fait jusqu’à aujourd’hui, c’est à dire un soutien des rebelles a minima,
- et une posture plus « agressive » mais dont les conséquences seront impossibles à contrôler, en offrant aux rebelles les moyens de lutter contre les moyens mis à disposition du régime par les Russes et les Iraniens.
Le signe de ce choix résidera notamment dans la livraison aux groupes rebelles de MANPADS[8], qui ne changeront pas la situation stratégique[9], mais causeront des pertes directes aux Russes, mais aussi en cas de dissémination, aggraveront le risque terroriste.
Les perspectives électorales à venir aux Etats-Unis et en France peuvent de prime abord constituer un obstacle à ce que ces choix soient faits avant le printemps 2017. Toutefois, le contexte d’une campagne électorale pourrait aussi accélérer la prise de choix plus risqués, effectués par des dirigeants politiques soit en fin de mandat, soit engagés dans l’escalade de campagnes électorales « atypiques ».
En d’autres termes, l’automne 2016 est un nouveau moment où le contexte permettrait de faire des choix différents de ceux faits jusque-là pour accélérer la fin d’une guerre qui sinon, risque de se poursuivre pendant des années.
En conclusion, le flot des réfugiés syriens (dont une majorité de femmes et d’enfants) s’est réduit mais il risque à tout moment de se relancer, avec tous les risques de destabilisation politique d’une Europe de plus en plus fragile.
De même, le calvaire de la Syrie et de son peuple n’est pas prêt de s’arrêter.
Avertissements :
Les cartes présentées à titre d’illustration peuvent donner une image fausse de la situation sur le terrain. Les fronts ne sont pas continus, et les terrains sont rarement contrôlés en permanence comme peut le laisser penser l’emploi de couleurs “à plat”. La réalité est bien plus complexe, les positions étant limitées à des check-points et à l’occupation de certains villages ou installations, la situation est en pratique très fluide et les fronts sont “poreux”. Pour autant ces cartes permettent de visualiser les grandes tendances des opérations.
Enfin, les analyses sur la situation syrienne sont toutes frappées d’une obsolescence programmée très brève, eu égard aux enchaînements rapides des évènements. Ce billets a été rédigé le 10 octobre 2016 à 17 heures, et il présente donc une analyse à cet instant, sans présumer de ce qui peut suivre.
[1] Nous empruntons le terme du colonel Michel Goya, particulièrement a propos pour décrire la voini novogo pokoleniia, appelée aussi Doctrine Gerasimov (désignée par les anglo-saxons sous l’acronyme de NGW pour New Generation Warfare), qui est la réponse russe au concept de guerre hybride occidental.
[2] Relevons ainsi que les système d’armes projetés par les Russes en Syrie sont ceux offerts à l’exportation, et non les plus récents.
[3] Nous rappelons que le terme modéré n’est employé que par rapport au projet politique des groupes, et notamment leur éloignement avec un projet politique fondé sur la Charia, qui caractérise les groupes jihadistes, opposés à toute forme de démocratie comme à tout pluralisme religieux.
[4] Les opérations dans le Sud et l’ouest de la Syrie mériteraient à elles seules de longs développement, l’absence de changements étant en elle-même riche d’enseignements.
[5] Voir ici : http://english.enabbaladi.net/archives/2016/06/abu-dali-free-zone-opposition-regime-syrian-deputy-facilitates-operations/
Les guerres civiles comme celles du Liban ou celle de Syrie comportent de nombreux cas de ce type, illustrant la complexité de la situation mais expliquant aussi que des zones assiégées puissent tenir aussi longtemps.
[6] Voir l’excellente analyse publiée ici : http://kurultay.fr/blog/?p=876
[7] comme l’a avoué ingénument le Ministre des affaires étrangères du régime le 1er septembre ici : https://www.alaraby.co.uk/english/news/2016/9/1/syrian-foreign-minister-fighting-is-not-our-prime-concern
[8] missiles antiaériens portables, très efficaces en Afghanistan, mais aussi très dangereux pour l’aviation civile du monde entier.
[9] Rappelons que ces missiles déjà présents en Syrie, sont d’un emploi complexe, de nature versatile et d’une grande fragilité (à la différence des TOW bien plus rustiques). De plus, les appareils russes disposent de contre-mesures contre ces missiles, même si elles restent sans effets en cas de tirs à courte portée.
Bonjour Monsieur MAS,
Merci pour votre résumé, très bien fait.
On pourrait rajouter la position ambivalente des YPG (PYD):
Allié du régime à l’Ouest de la Syrie, au point de lancer des offensives communes, mais ayant une situation plus tendue avec ce dernier à l’Est.
Même courts, les combats de Qamichli (Avril) et Hassaké (Aout) montrent une crainte de la part du régime de perdre l’aéroport de Qamichli. En effet ce dernier permet l’approvisionnement de Deir Ezzor.
Meilleures salutations
Jeff
Merci pour toutes ces informations très détaillées et fort intéressantes !
Comment voyez vous la sortie de crise ? Quels sont selon vous les différents scénarios possibles ? Je sais bien que cet exercice est fort complexe, hasardeux et dépendant fortement des évènements
Y a t-il une forte probabilité que les Kurdes obtiennent une situation comme celle en Irak ?
Bien fouillé cet article, apporte plus de questions que de réponses. Une conclusion plus franche sur les résultats des uns et des autres, assez simplifiée aurait bien éclaircie cette guerre multi face.
Bonjour,
Il serait peut-être temps, que tous ceux qui ont une position sur la guerre en Syrie prennent leurs responsabilités est admettent trois points essentiels par delà leurs soutient à « un camp ».
C’est à la limite du caricatural, cela n’en reste pas moins vrai.
Je souhaite que Monsieur MAS, l’équipe de Kurultay et tous lecteurs, ne le prennent pas comme une attaque personelle car ce n’est pas la cas. Si quelqu’un l’estime, alors je lui présente mes excuses.
1) Quel que soit le « camp » que vous soutenez, vous soutenez des personnes qui ont des liens, plus ou moins forts, avec des groupes Terroristes qui ont du Sang Français sur les mains:
-le Hezbollah si vous soutenez le gouvernement Syrien
-Al Quaida si vous soutenez les Rebelles
-Le PKK si vous soutenez les Forces démocratiques Syriennes.
Quelque soit votre choix, merci alors de l’admettre et dire au familles des victimes: « la cause dépasse votre douleur, ne prenez pas mal que l’on s’allie avec ceux qui vous ont fait du tort »!
2) Quelque soit le camp que vous soutenez, vous soutenez des groupes responsables de nettoyage ethnico-religieux à plus ou moins grande échelle:
-La population Sunnite par l’intermédiaire des (para)militaires chiites si vous soutenez le gouvernement Syrien
-Les Alouites, Chrétiens et Druzes, par l’intermédiaire des Jihadistes, si vous soutenez les rebelles.
-Les populations Arabes et Turkmènes (sunnites généralement) par l’intermédiaire du YPG, si vous soutenez les Forces Démocratiques Syriennes.
Merci de dire alors aux membres de ces communautés: « il faut accepter de vous sacrifier (un peu) pour le bien des autres. »
3) Quelque soit le camp qui gagne, cela auro ZERO influences à court et moyen terme sur les attentats djihadistes en France.
-Si le Régime ou les FDS gagne, les groupes Jihadistes redeviendront clandestins, les Jihadistes étrangers regagneront leurs pays d’origine et la haine, qui existe déjà, montera dans la population sunnite à l’égard du vainqueur et des puissances occidentales qui les ont abandonnée.
-Si les Rebelles gagnent, Al Quaida n’en abandonnera pas sa haine et volonté de détruire l’Occident, de plus sa stratégie d’infiltrer et modéliser la population et les autres groupes lui donnera une assise territoriale (même partagée) où l’organisation sait qu’elle ne sera pas déjà dérangé (comme l’est la Libye aujourd’hui)
Merci de dire alors aux Français et autres Européens inquiet du terrorisme jihadiste: « Notre soutient a ABCD contre XYZ, n’aura aucune influence sur d’éventuels attentats et préparez vous à en avoir encore d’autres pendant un bout de temps! »
Une fois que ceci est fait on peut s’assoir à une table réfléchir et discuter à quelle est la moins mauvaise des solutions pour la population civile Syrienne et pour nous.
Jeff
Un lecteur en colère contre tout ceux qui refusent de voir la vérité cynique et sanglante en face, et de reconnaître que dans « moins mauvais » il y a le mot « mauvais ».