LA SITUATION EN SYRIE AU 10 OCTOBRE 2016

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Avec l’intervention de la Turquie, la résistance de l’Etat islamique et l’escalade entre la Russie et les USA, les évènements en Syrie s’accélèrent depuis l’été 2016, dans une séquence d’opérations de plus en plus chaotiques. Cela impose de prendre du recul pour démêler un écheveau complexe. Nous proposons donc un rappel de principaux faits et une analyse des évènements survenus dans la guerre en Syrie entre notre précédent texte de février 2016 et aujourd’hui. Cette analyse sera aussi comparée à celle effectuée en octobre 2015.

La trêve du printemps 2016 :

L’intervention russe déclenchée en septembre 2015 a contribué à faire évoluer la situation, en arrêtant l’enchaînement de défaites militaires subies par le régime de Damas depuis le milieu de l’année 2014.

Prenant de court les autres parties impliquées dans ce conflit, assumant la mise en oeuvre d’une stratégie du piéton imprudent[1], associant des frappes lourdes et peu regardantes sur le respect des populations civiles et des droits de l’homme avec une intense activité de propagande dans tous les médias, la Russie peut alors se targuer d’avoir réussi ses premiers objectifs :

  • sauver son allié syrien, Bachar el Assad
  • adresser un message clair sur la scène internationale (message que l’on peut résumer par « Russia is back ! »)

La Russie a aussi fait étalage de sa nouvelle puissance militaire, et des qualités de ses armes auprès de clients potentiels[2], la Syrie servant de plus en plus de « show-room » pour les systèmes d’armements modernes, sans égard pour les populations qui y vivaient.

Toutefois, la victoire militaire a été laborieuse sur le terrain, et les rebelles ont montré des facultés de résilience d’autant plus importantes, que le soutien étranger s’est tari au moment où le poids militaires du bloc russo-iranien s’est fait le plus sentir (voir notre précédente analyse de février 2016).

Au-delà des actions symboliques (Kweires, Alep & Palmyre), les forces au sol n’ont pu se targuer que de trois succès à moyen terme :

  • dégagement du secteur de Lattaquié (cœur vital du système d’Assad, région alaouite et zone de projection principale des Russes), avec la prise de Salm
  • dégagement des poches au nord d’Alep et renforcement des positions du régime
  • l’EI est repoussé à l’est avec la reprise de Palmyre.

Un seul succès stratégique a été atteint, avec la coupure d’un lien important entre les rebelles et la Turquie au nord d’Alep (mais il demeure une liaison Idlib – Turquie).

Signalons en revanche les échecs, tournant parfois au désastre, au nord de Hama, au sud de la poche rebelle de la Ghouta, et au sud d’Alep (où malgré la conquête d’un important terrain, la route stratégique M5 n’a pas été coupée).

Avec une habileté consommée, la Russie cherche à capitaliser sur ces succès, et offre aux USA une trêve qui est négociée puis acceptée par le régime de Damas le 23 février 2016.

Cette trêve est partielle :

  • elle ne couvre que certaines zones
  • elle ne s’applique pas aux groupes rebelles jihadistes (qui sont devenus majoritaires au sein des groupes armés rebelles)
  • elle ne s’applique pas à l’Etat islamique.

Malgré ces réserves importantes, cette trêve commence officiellement le 27 février 2016. Elle est sujette à de nombreuses violations dans les deux camps, mais il n’en demeure pas moins que l’on constate une réduction globale des opérations. Il n’y aura ainsi aucun changement important dans les positions en Syrie occidentale au printemps 2016.

Enfin, la Russie va retirer avec autant d’ostentation qu’elle les avait déployées, une partie de ses forces aériennes, afin de se créer une image de pays « pacifique » et « raisonnable » dans les médias.

L’Etat islamique résiste

Les combats se déplacent alors au nord et à l’est, avec deux opérations importantes.

D’abord, les forces du régime, renforcées par des éléments russes au sol, tentent de pousser vers l’est à partir de Palmyre récemment repris. L’objectif est évidemment de faire le lien avec la poche qui tient toujours à Deir ezzor, mais aussi vers le nord-est et al-Tabqah (position stratégique à proximité du cœur des possessions syriennes de l’EI, Raqqah). L’avance vers l’est est entravée par des offensives lancées par l’EI sur les flancs de la route qui mène vers Palmyre (notamment dans les champs gaziers Shaer).

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(source edmaps)

Ensuite au nord, l’avance des Kurdes du YPG et des rebelles syriens « modérés » des SDF[3] marque le pas vers Manbij, malgré le soutien aérien de la coalition internationale.

La trêve est aussi l’occasion pour les deux camps de redéployer leurs unités et de réarmer leurs forces.

Curieusement, on découvrira ultérieurement que le retrait partiel russe est accompagné d’un retrait tout aussi partiel des forces chiites armées par l’Iran, les groupes du Hezbollah étant par exemple redéployés vers l’Ouest. La présence militaire d’obédience iranienne demeure forte sur le front autour d’Alep.

Les statistiques montrent ainsi en mars 2016, une chute de l’emploi de missiles antichars TOW sur les différents fronts syriens (avec un usage observé de 5 pour tout le mois).

Au mois d’avril, les camps ayant reconstitué leurs forces, les opérations se développent, avec un usage de missiles antichars qui monte à 42 unités tirées sur le mois (soit plus que le nombre de missiles lancés en septembre 2015, période du début de l’offensive faisant suite à l’engagement russe).

Les rebelles syriens lancent en avril une offensive au sud d’Alep pour reconquérir une partie du front perdu et soulager les positions dans la ville, ce qui donne lieu à une contre-offensive du régime, les positions finissant sur un front proche de la ligne précédente, malgré les pertes.

Dès la fin avril, le représentant de l’ONU lance un cri d’alarme sur le danger qui pèse sur un cessez-le-feu qui disparaît bientôt, les pourparlers engagés échouant à nouveau face à l’incompatibilité des projets proposés par les deux camps quant au sort de Bachar el Assad.

Mai-juin 2016 : reprise des combats

Bien qu’ils n’aient jamais complètement cessé, les combats reprennent intensément en mai 2016, sur plusieurs fronts. la situation générale est alors la suivante :

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(source @archivilians)

L’avance de Palmyre est enfin relancée vers l’est, avec la prise par les forces pro-régime de zones vers As-Sukhnah (carrefour stratégique contrôlant les routes vers al-Tabqah / Raqqah, et Deir Ezzor).

De même au nord de Raqqah, les Kurdes YPG/SDF poursuivent leur progression en faisant fortement reculer l’EI à la fin du mois de mai.

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(source edmaps)

Une offensive importante est lancée le 31 mai sur Manbij, et progresse grâce au soutien aérien de la coalition. En juin, la ville est encerclée.

Juin 2016 est le moment où l’EI passe à la contre-offensive sur plusieurs fronts.

C’est d’abord le régime qui subit une sévère revers à l’est de Palmyre, obligé d’abandonner tout le terrain conquis vers Al-Tabqah dans ce qui ressemble même à une débandade le 20 juin. Le revers est important et symbolique, puisqu’il montre les limites atteintes par l’appareil militaire du régime, malgré le soutien à « bout de bras » de l’Iran et de la Russie.

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(source @edmaps)

Ensuite, début juillet, l’EI profite habilement de l’affaiblissement des rebelles FSA, qui sont coincés dans la poche d’Azaz entre les Kurdes à Afrin, les forces pro-régime à Alep et la frontière turque, dans des positions sans aucune profondeur stratégique.

Exploitant une nouvelle fois les « intervalles » ouverts par les multiples guerres que se livrent ses ennemis, l’EI attaque sur plusieurs points. Si les opérations contre Mare’ sont à nouveau un échec, il reprend une part importante des zones conquises le long de la frontière turque. Ce succès est là encore symptomatique puisqu’il se fait malgré le soutien ouvert des Turcs (qui n’hésitent pas à bombarder à travers la frontière), et symbolise la faiblesse des groupes armés rebelles FSA.

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(source edmaps)

En parallèle, la poche de l’EI encerclée de Manbij est en train d’être nettoyée, et les Kurdes du YPG poursuivent leur effort vers l’ouest, au grand dam des USA, qui se font de plus en plus pressants pour leur demander de repasser l’Euphrate.

La tentative de coup d’état et son impact sur la Syrie

La tentative de coup d’état en Turquie du 15 juillet va amener à un changement radical de la situation dans le nord de la Syrie.

Dans notre précédent billet, nous évoquions l’un des aspects clés, à savoir la capacité des USA à s’appuyer à la fois sur les Kurdes (et les FDS), et à forcer la main aux Turcs pour assurer les succès du YPG contre l’EI.

Or, le ressentiment du gouvernement d’Erdogan, qui estime ne pas avoir été soutenu par les Américains, va être aggravé par le constat que les USA « jouent » la carte kurde, et que les Kurdes du YPG sont en train de progresser au point de pouvoir constituer un territoire cohérent tout le long de la frontière turque (alors que les régions kurdes de Turquie sont toujours marquées par une guérilla alimentée par la répression policière d’Ankara).

Pire, la Russie a manifesté très tôt son soutien à Ankara, et le risque d’une confrontation entre les deux pays en cas d’intervention turque en Syrie du nord se réduit, alors qu’il était au plus haut lorsque la Turquie avait abattu un avion russe le 24 novembre 2015.

Dans ce contexte, la Turquie va-t-elle intervenir militairement (officiellement en soutien des groupes rebelles FSA) dans la dernière zone encore tenue par l’EI sur sa frontière pour empêcher qu’elle ne tombe entre les mains des Kurdes ?

Juillet/août 2016 : Alep, Manbij et Jarablus

Le régime lance une nouvelle offensive et parvient à couper la dernière route qui reliait la zone tenue par les rebelles dans Alep-est et l’extérieur (la célèbre « Castello road »).

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(source @GlobalEventMaps)

La progression est lente mais à la fin du mois de juillet, les rebelles qui défendent Alep-est sont encerclés.

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(source @deSyracuse)

Début août, les rebelles lancent une contre-offensive au sud qui perce rapidement les lignes et parvient à rétablir un corridor avec Alep-est le 6 août.

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(carte montrant les positions juste avant la percée – source @WarNews24_7)

Les forces pro-régime, essentiellement des groupes chiites armés par l’Iran, contre-attaquent et rétablissent le siège le 8 août.

Début août, les Kurdes nettoient la ville de Manbij tandis que l’EI lance plusieurs offensives à partir du front nord (le plus proche de la Turquie), sans parvenir à reprendre la ville ni à repousser le front.

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(source @deSyracuse)

Le 12 août, la ville est déclarée complètement nettoyée, et alors que les USA demandent aux Kurdes de se retirer à l’est de l’Euphrate et de passer la main aux seules FDS, les troupes YPG/FDS poursuivent leur avance vers l’ouest. L’objectif est Al-Bab, dernière ville importante entre les deux zones kurdes de Syrie, la Rojava à l’est et la poche d’Afrin à l’ouest.

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(source @CivilWarMap)

Le 24 août au matin, les forces armées turques franchissent la frontière et occupent la ville de Jarablus, abandonnée par l’EI, dans une opération appelée « Euphrate Shield », et regroupant les forces rebelles FSA et leurs alliés au sein d’une nouvelle coalition.

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(source @badly_xeroxed)

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(source @CivilWarMap)

L’intervention turque marque un nouveau tournant dans la guerre en Syrie, et confirme que l’une des clés du conflit Syrien se trouve à Ankara.

Au 10 octobre 2016 : « chroniques des deux courses syriennes » (A Tale of two Races)

A la fin du mois d’août, la situation s’est encore compliquée, avec une guerre sur 3 fronts au nord, une nouvelle vaste poche rebelle encerclée à Alep, et différentes autres opérations en cours (près de Damas, à la Ghouta-est, au sud et dans le Qalamoun). L’embrasement est général puisque les fronts au nord de Hama et dans le secteur côtier de Lattaquié se sont également « réveillés ».

Le mois d’août voit ainsi un record pour l’année 2016, avec 118 missiles antichars lancés (soit presqu’autant qu’en octobre 2015, mois des grandes offensives du régime).

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(source @yarinah1)

C’est dans ce contexte que le 12 septembre, un accord secret USA/Russie aboutit à un nouveau cessez-le-feu, où des engagements sont pris par le régime (dont l’arrêt des bombardements aériens et l’autorisation des convois humanitaires), en contrepartie d’une coopération des Américains dans les frappes contre les groupes rebelles jihadistes.

Le cessez-le-feu entre en vigueur le 12 septembre et ne tiendra pas réellement. Il cesse officiellement le 18 septembre.

Il est vrai que les conditions tenues secrètes, et l’engagement par tous les camps de multiples opérations en cours le rendait difficilement acceptable par les acteurs sur le terrain.

L’EI relance ses offensives contre Deir Ezzor et parvient, grâce à des frappes aériennes américaines dirigées par erreur sur des positions des forces pro-régime, à conquérir une position clé au sud de l’aéroport, menaçant gravement la poche. La frappe erronée de la coalition occidentale sert de prétexte à la Russie pour relancer ses raids, et bombarder violemment diverses cibles humanitaires, dont un convoi humanitaire de l’ONU et plusieurs hôpitaux à Alep.

De même, l’EI relance son offensive vers le Qalamoun[4], prenant quelques positions aux rebelles obligés de combattre sur deux fronts, face à l’EI comme aux forces pro-régime.

1ère course : Un « Keirin » pour Al-Bab

Au nord, les forces turques et les rebelles FSA continent de progresser, atteignant le 9 septembre des positions permettant d’espérer couper la progression des Kurdes.

La manière dont l’opération « Euphrate Shield » est menée montre bien que l’objectif est moins l’EI que l’avancée Kurde cherchant à lier les forces ayant pris Manbij – à l’ouest – à celle qui sont à Afrin – à l’est.

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Mais l’EI va là encore contre-attaquer et repousser les rebelles syriens vers la frontière turque, malgré le soutien de l’armée d’Ankara.

A deux reprises (mi-septembre puis début octobre), les forces FSA soutenues par l’armée turque vont perdre une série de villages dans des contre-attaques aussi brutales qu’inattendues.

Profitant de ce piétinement turc, les Kurdes relancent leur avance à partir de la poche d’Afrin, vers l’est début octobre, sans parvenir à avancer beaucoup.

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(source edmaps)

En réalité, qu’il s’agisse, des Turcs, des Kurdes ou des forces pro-régime, l’objectif est al-Bab, carrefour stratégique encore tenu par l’EI. Et c’est désormais à une course de type Keirin (épreuve cycliste, avec l’EI dans le rôle du derny) entre ces trois camps, dont deux s’opposent autant qu’ils font la guerre à l’EI, qui a commencé, et dont nul ne peut aujourd’hui prédire l’issue.

Deux illustrations pour montrer la situation :

La 1ère vision limitée à la course Turcs et FSA vs Kurdes et FDS :

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(source @CivilWarMap)

Une autre plus large qui intègre les positions des forces pro-régime, qui sont aussi à portée d’Al-Bab. Elles sont même les plus proches de l’objectif mais elles restent étonnamment passives face à l’EI.

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(source @CivilWarmap)

Actuellement, le préalable est pour les Turcs la prise de Dabiq, village qui permettrait de fermer une première poche au nord-ouest, et qui a aussi une valeur symbolique pour les jihadistes (Dabiq est le lieu de la prophétie millénariste qui fonde une grande partie de la croyance jihadiste).

Ce soir sont annoncés de nouveaux gains sur les positions de l’EI au nord de Dabiq.

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(source @archicivilians)

2ème course : Le « Alep-Hama sprint »

A Alep, les raids aériens russes et de l’aviation du régime se déchaînent, notamment contre les hôpitaux et les civils coincés dans la zone rebelle d’Alep-est.

Les forces pro-régime lancent plusieurs offensives, d’abord au sud de la poche d’Alep-est, sans succès, puis au nord, où les rebelles évacuent des positions et abandonnent du terrain en octobre.

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(source edmaps)

Les forces pro-régime revendiquent aussi une petite progression au sud de la poche, mais il semble que la résistance soit plus forte au sud qu’au nord pour l’instant.

Au matin du 10 octobre, les rebelles FSA viennent d’annoncer un nouveau front uni de 15 groupes pour relancer les opérations de dégagement de la zone encerclée à l’est, toujours sous l’égide de la coalition Jaish al-Fatah, y compris Jabhat Fatah al-Sham (ex-al Nosra) et Ahrar al-Sham. Nul ne peut dire s’il s’agit d’un nouveau tournant ou d’un énième rassemblement de « coordination » des groupes rebelles qui ne produira pas plus d’effets tactiques que les précédents.

A Hama, les rebelles ont lancé une série d’opérations pour conquérir la ville. Cette offensive est très liée aux opérations à Alep à plusieurs niveaux :

  • d’abord, la menace sur Hama oblige le régime à envoyer des forces qui vont donc dégarnir le front à Alep
  • ensuite, les raids aériens sur Alep partent en grande partie de l’aérodrome de Hama, et les rebelles s’en sont suffisamment approchés pour le frapper de tirs de roquettes à partir de septembre
  • Enfin, la prise de Hama compenserait par son effet moral la perte symbolique d’Alep est.

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(source @FSAPlatform)

La progression est régulière fin août début septembre dans le nord, montrant que les forces pro-régime dans ce secteur sont de piètre qualité. Plusieurs positions fortes sont perdues (dont des points d’appui très fortifiés qui barraient la route de Hama), et des zones considérées comme neutres (village Abu Dali, zone tenue par une milice locale et servant de marché d’échanges et de zone de contacts aussi bien aux rebelles qu’au régime[5]) passent complètement dans la sphère rebelle.

Pire, les rebelles passent aussi à l’offensive à partir du nord de la poche qu’ils ont au nord de Homs, prenant la zone de Hama « en sandwich ».

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(source @yakupmisri)

Le 24 septembre, alors que le front au nord de Hama donne des signes d’effondrement, un renversement complet de la situation intervient lorsque l’une des composantes jihadistes des forces rebelles, Jund al-Aqsa, se retire de la coalition Jaish al-Fatah, au moment où une autre composante (salafiste mais non jihadiste), la puissante Ahrar al-Sham, l’accuse d’héberger des cellules pro-EI.

L’opposition Jund al-Aqsa / Ahrar al-Sham dégénère en un affrontement armé violent dans la zone rebelle, et s’étend du front jusqu’à Idlib.

Malgré les tentatives d’arbitrage, les affrontements continuent, et les forces pro-régime en profite pour reprendre une portion du terrain perdu au nord de Hama, grâce aux renforts rameutés d’Alep par la route de Khanasser, désormais solidement tenue (voir carte @FSAPlatform ci-dessus zone cerclée en rouge).

Le 10 octobre, il semblerait que les rebelles aient repris une partie du terrain perdu ces trois derniers jours. De même, pour échapper à l’anéantissement, Jund al-Aqsa annonce faire allégeance au Jabat Fatah al-Sham (nouveau nom du groupe al-Nosra depuis sa séparation « officielle » avec Al-Qaida[6]), renforçant ainsi l’influence d’Al Qaida au sein de la rébellion syrienne.

Et ensuite ?

Il est impossible de prévoir ce qui va se passer dans les prochains mois, les évènements s’enchaînant sur un rythme accéléré et de manière de plus en plus chaotique.

Toutefois, l’analyse des faits récents permet de livrer certains enseignements.

Le premier est que la rébellion est aujourd’hui confrontée à ses ambiguïté et ses contradictions à l’égard des groupes islamistes / jihadistes. Ils forment une composante puissante aussi bien numériquement que par leur motivation. Ils sont souvent décisifs pour les offensives, mais peu présents sur le front pour tenir les positions. Ils préfèrent jouer le rôle de « réserve » et essaient d’éviter de s’impliquer dans les tâches usantes et peu médiatisées de tenir des fronts en apparence plus « calmes ».

Au-delà de ce reproche émanant de formations FSA sur le terrain, l’intégration étroite de ces groupes au sein des forces rebelles constitue le prétexte donné à tous les alliés du régime, y compris dans les médias occidentaux, pour critiquer le soutien occidental à la rébellion.

Les rebelles ont donc besoin sur le terrain de ces groupes, mais leur emploi constitue aussi le principal frein à une augmentation de l’approvisionnement vital en armes de leurs soutiens (pays occidentaux, monarchies du golfe ou Turquie).

Il est donc important de suivre attentivement les soubresauts internes à la rébellion, comme l’affrontement récent dans la région d’Idlib, car c’est là que se trouve l’une des clés pour distinguer sur le moyen et le long terme ce qui va advenir de la Syrie.

A cet égard, il faut aussi signaler que les évènements de 2014 et 2015 ont montré qu’après les bombardements criminels des aviations du régime et russes, la cause principale de l’émigration vers l’Europe des réfugiés syriens réside dans les affrontements internes aux groupes rebelles, qui ont souvent débouchés sur le succès des plus extrémistes.

Du côté du régime de Bachar el Assad, malgré des succès de façade, le principal enseignement de ce premier semestre 2016 est la faiblesse de plus en plus grande des forces armées pro-régime, qui ont désormais perdu les capacités d’une armée régulière pour se réduire à des groupes morcelés et souvent incapables d’affronter des ennemis motivés.

Les forces pro-régime peuvent ainsi se décomposer en 3 groupes :

  • l’ancienne armée régulière, qui fait le nombre, souvent composée de conscrits sunnites peu sûrs, et qui reste confinée dans les casernes ou à des tâches secondaires comme la tenue des nombreux check-points qui quadrillent le pays.
  • Une élite agissant comme les « pompiers » du front (les « brigades » de la 4ème division mécanisée, de la garde républicaine, et la Tiger Force), mais dont la composante est essentiellement alaouite. Son emploi intensif engendre une usure rapide, même si elle bénéficie des meilleurs chefs (dont les deux figures charismatiques que sont le colonel promu général Suheil al-Hassan et le général Issam Zahreddine) et du meilleur matériel (grâce aux livraisons russes).
  • Des alliés (troupes iraniennes, milices chiites irakiennes, afghanes, groupes du Hezbollah, etc.) et supplétifs locaux (NDF, milices locales druzes ou palestiniennes, certains groupes kurdes à Afrin ou Alep, etc…) qui sont de qualité et de fiabilité très variables, et dont l’emploi semble échapper de plus en plus aux décisions de Damas. Leur flexibilité est donc réduite, soit parce qu’il n’est pas possible de les engager sur un front éloigné, soit parce qu’ils poursuivent d’abord d’autres objectifs que ceux du régime de Damas.

Ce morcellement explique que malgré le soutien matériel important des Russes et des Iraniens, les résultats atteints restent juste suffisants pour conjurer la spirale de défaites vécues par le régime en 2014 et au premier semestre 2015.

Combattre l’EI n’est pas la priorité du régime[7], et une éventuelle victoire militaire contre les rebelles n’est envisageable que de manière laborieuse et couteuse, au point de la vider tous ses effets politiques.

En d’autres termes, même la reconquête totale d’Alep (que l’on peut aujourd’hui qualifier de possible mais non inéluctable) ne rendrait pas le régime de Bachar el-Assad légitime pour présider l’avenir du pays.

Enfin, en ce qui concerne la position des Américains, qui influent sur celles des autres Occidentaux dont la France, le choix fait au début de l’année, et dont nous avions fait état, de soutenir un groupe artificiellement créé à partir d’un « attelage » du YPG kurde et FDS devient de plus en plus difficile avec l’implication directe de la Turquie.

Désormais les Occidentaux vont devoir choisir et s’engager dans une voie, ce qu’ils ont toujours cherché à éviter en maintenant plusieurs « fers au feu ».

D’abord, il va falloir choisir entre la Turquie (+ FSA/Jihadistes) et les Kurdes(+ FDS). Le choix n’est pas évident car si à l’ouest de la Syrie, les FSA sont les seuls à pouvoir lutter efficacement à la fois contre l’EI et contre le régime, à l’est et en Irak, le soutien kurde est indispensable au succès d’une offensive sur Mossoul ou sur Raqqah, qui restent les cœurs névralgiques de l’EI, et dont la conquête est fréquemment annoncée pour « bientôt », sans qu’on puisse raisonnablement l’envisager à court terme.

Ensuite, face à l’engagement russe et aux crimes manifestes auquel il donne lieu, les Occidentaux vont devoir choisir entre

  • une posture passive et démissionnaire en continuant ce qu’ils ont fait jusqu’à aujourd’hui, c’est à dire un soutien des rebelles a minima,
  • et une posture plus « agressive » mais dont les conséquences seront impossibles à contrôler, en offrant aux rebelles les moyens de lutter contre les moyens mis à disposition du régime par les Russes et les Iraniens.

Le signe de ce choix résidera notamment dans la livraison aux groupes rebelles de MANPADS[8], qui ne changeront pas la situation stratégique[9], mais causeront des pertes directes aux Russes, mais aussi en cas de dissémination, aggraveront le risque terroriste.

Les perspectives électorales à venir aux Etats-Unis et en France peuvent de prime abord constituer un obstacle à ce que ces choix soient faits avant le printemps 2017. Toutefois, le contexte d’une campagne électorale pourrait aussi accélérer la prise de choix plus risqués, effectués par des dirigeants politiques soit en fin de mandat, soit engagés dans l’escalade de campagnes électorales « atypiques ».

En d’autres termes, l’automne 2016 est un nouveau moment où le contexte permettrait de faire des choix différents de ceux faits jusque-là pour accélérer la fin d’une guerre qui sinon, risque de se poursuivre pendant des années.

En conclusion, le flot des réfugiés syriens (dont une majorité de femmes et d’enfants) s’est réduit mais il risque à tout moment de se relancer, avec tous les risques de destabilisation politique d’une Europe de plus en plus fragile.

De même, le calvaire de la Syrie et de son peuple n’est pas prêt de s’arrêter.

Avertissements :

Les cartes présentées à titre d’illustration peuvent donner une image fausse de la situation sur le terrain. Les fronts ne sont pas continus, et les terrains sont rarement contrôlés en permanence comme peut le laisser penser l’emploi de couleurs “à plat”. La réalité est bien plus complexe, les positions étant limitées à des check-points et à l’occupation de certains villages ou installations, la situation est en pratique très fluide et les fronts sont “poreux”. Pour autant ces cartes permettent de visualiser les grandes tendances des opérations.

Enfin, les analyses sur la situation syrienne sont toutes frappées d’une obsolescence programmée très brève, eu égard aux enchaînements rapides des évènements. Ce billets a été rédigé le 10 octobre 2016 à 17 heures, et il présente donc une analyse à cet instant, sans présumer de ce qui peut suivre.


[1] Nous empruntons le terme du colonel Michel Goya, particulièrement a propos pour décrire la voini novogo pokoleniia, appelée aussi Doctrine Gerasimov (désignée par les anglo-saxons sous l’acronyme de NGW pour New Generation Warfare), qui est la réponse russe au concept de guerre hybride occidental.

[2] Relevons ainsi que les système d’armes projetés par les Russes en Syrie sont ceux offerts à l’exportation, et non les plus récents.

[3] Nous rappelons que le terme modéré n’est employé que par rapport au projet politique des groupes, et notamment leur éloignement avec un projet politique fondé sur la Charia, qui caractérise les groupes jihadistes, opposés à toute forme de démocratie comme à tout pluralisme religieux.

[4] Les opérations dans le Sud et l’ouest de la Syrie mériteraient à elles seules de longs développement, l’absence de changements étant en elle-même riche d’enseignements.

[5] Voir ici : http://english.enabbaladi.net/archives/2016/06/abu-dali-free-zone-opposition-regime-syrian-deputy-facilitates-operations/

Les guerres civiles comme celles du Liban ou celle de Syrie comportent de nombreux cas de ce type, illustrant la complexité de la situation mais expliquant aussi que des zones assiégées puissent tenir aussi longtemps.

[6] Voir l’excellente analyse publiée ici : http://kurultay.fr/blog/?p=876

[7] comme l’a avoué ingénument le Ministre des affaires étrangères du régime le 1er septembre ici : https://www.alaraby.co.uk/english/news/2016/9/1/syrian-foreign-minister-fighting-is-not-our-prime-concern

[8] missiles antiaériens portables, très efficaces en Afghanistan, mais aussi très dangereux pour l’aviation civile du monde entier.

[9] Rappelons que ces missiles déjà présents en Syrie, sont d’un emploi complexe, de nature versatile et d’une grande fragilité (à la différence des TOW bien plus rustiques). De plus, les appareils russes disposent de contre-mesures contre ces missiles, même si elles restent sans effets en cas de tirs à courte portée.




Al Qaeda a-t-il perdu sa branche syrienne?

Première photo officielle d'Abu Muhammad al-Joulani, émir de Jabhat al-Nusra, publiée le 28 juillet 2016, en amont de son allocution fondant Jabhat Fath al-Sham

Première photo officielle d’Abu Muhammad al-Joulani, émir de Jabhat al-Nusra, publiée le 28 juillet 2016, en amont de son allocution fondant Jabhat Fath al-Sham

Lors d’une allocution prononcée le 28 juillet 2016 et amplement diffusée le jour même, Abu Muhammad al-Joulani, émir de Jabhat al-Nusra, franchise syrienne d’al-Qaeda, a annoncé la fin de toute activité de son organisation sous ce nom, et la création d’une autre entité nommée Jabhat Fath al-Sham, « affiliée à aucune entité extérieure ». Certains commentateurs ont bien voulu y voir une «rupture de liens», une concession faite à la «modération », et même un coup dur voire le début de la fin pour al Qaeda (1). Plus d’un a considéré que le but de la manœuvre était d’éviter d’éventuels bombardements conduits par un partenariat américano-russe. Il est toutefois fort à craindre que cette interprétation ne résiste pas à un examen circonstancié des faits. L’évènement pourrait même entraîner dans son sillage des conséquences tout à fait indésirables, du point de vue occidental et au-delà.

Nous ne retracerons pas ici l’historique de Jabhat al-Nusra, déjà traité sur Kurultay.fr en janvier 2015 (2), et qu’il sera utile d’avoir en mémoire pour appréhender le sujet du présent article. Rappelons tout de même que Jabhat al-Nusra a tiré un parti considérable de l’attaque que menèrent les forces de Bachar al-Assad, le 21 août 2013, contre Ghouta – un faubourg de Damas aux mains de la rébellion – avec un gaz fortement soupçonné d’être du sarin. De nombreux groupes syriens d’opposition appelèrent à une intervention militaire US, mais la Maison Blanche adhéra à une proposition de règlement émanant de Moscou, prévoyant que Damas remette ses armes chimiques aux Occidentaux pour destruction. Cette gestion en demi-teinte fut accueillie par une grande part de l’opinion en Syrie comme une impunité accordée à Bachar al-Assad. Jabhat al-Nusra acquit alors un crédit de sympathie conséquent parmi la population en exerçant « le talion » à travers des actions spectaculaires – enlèvements, exécutions médiatisées de personnalités, vagues d’attentats – visant le régime et les communautés réputées proches de lui. Déjà connue comme une composante redoutable et difficilement contournable de l’opposition armée à Bachar al-Assad, l’organisation s’affichait ainsi en punisseuse des crimes du régime tandis que les Occidentaux étaient présentés comme complices d’Assad. Ce fut là un excellent accélérateur pour la démarche, d’ores et déjà initiée dans les campagnes, d’instauration d’une gouvernance fondée sur les tribunaux islamiques et l’implémentation de la charia – progressive, car contrairement à l’EI, Jabhat al-Nusra n’administre pas seul, préférant s’imbriquer dans des organisations multi-groupes qui lui permettent d’influencer les autres entités tout en rendant plus difficiles des frappes occidentales sélectives. Il en résulte qu’aujourd’hui, Jabhat al-Nusra ne tient aucun territoire seul mais est présent un peu partout dans les secteurs de Syrie sous influence rebelle, bien au-delà de la province d’Idlib où il constitue la clef de voûte d’une administration islamique conforme à ses vues.

Logo de la coalition Jaysh al Fath qui a conquis, administre et opère militairement dans la province d’Idlib. Les groupes fondateurs sont Jabhat al-Nusra, Ahrar al Sham, Jund al Aqsa, Liwa al Haqq, Jaysh al Sunna, Ajnad al Sham et Faylaq al Sham.

« Jabhat al-Nusra light » : une idée neuve?

Pour entamer cette étude sur la mutation de Jabhat al-Nusra en Jabhat Fath al-Sham, rappelons que l’idée d’un « Jabhat al-Nusra light » non inféodé à al Qaeda n’est pas à proprement parler une nouveauté. Ainsi, en mars 2015, Mariam Karouny, du bureau libanais de l’agence Reuters, signalait les échos de tractations conduites sous l’égide du Qatar, visant à la fondation d’un nouveau mouvement sur la base de Jabhat al-Nusra, sous un autre nom et sans inféodation à al Qaeda (3). Citant des sources internes au mouvement, Mariam Karouny annonçait le processus comme irréversible et d’ores et déjà amorcé par Abu Muhammad al-Joulani. S’appuyant sur une «source proche» du ministère qatarien des Affaires étrangères, la journaliste soulignait que Doha chercherait à exploiter les capacités opérationnelles de Jabhat al-Nusra au profit de ses propres objectifs dans la région, tout en s’affranchissant d’un obstacle juridique de taille: son inscription par l’ONU sur sa liste des organisations terroristes. Rappelons par ailleurs que les Etats du Conseil de Coopération du Golfe ­– dont le Qatar fait partie – ont cosigné le communiqué de Djeddah, une initiative de la diplomatie US engageant les signataires à s’interdire de soutenir les groupes terroristes. Et quoique le tout récent Country Reports on Terrorism(4) du département d’Etat US souligne que des organisations et particuliers qatariens continuent de financer les éléments du réseau al Qaeda, ce soutien ne saurait égaler en efficacité un appui logistique et financier qui serait opéré directement et au grand jour par l’Etat. D’où la quête d’une telle possibilité sur le plan juridique.

Fakk al-irtibat

Toujours est-il que par la suite, épisodiquement, des rumeurs furent propagées par certains relais, non officiels mais habituels et réputés fiables, de Jabhat al-Nusra sur les réseaux sociaux. Elles laissaient envisager une possible « rupture de liens » – en arabe, fakk al-irtibat. La notion consiste en la rupture du serment d’allégeance, la baya, qui en l’occurrence liait Abu Muhammad al-Joulani à Ayman al-Zawahiri, émir d’al Qaeda. Quand l’EI instaura le califat et fut en cela désavoué par al-Zawahiri, al-Joulani dénonça la baya le liant au calife de l’EI, Abu Bakr al-Baghdadi, en arguant du fait qu’il avait prêté ce serment après la baya d’al-Baghdadi à al-Zawahiri. Al-Joulani, émir de Jabhat al-Nusra, se trouvait par conséquent lié par baya  à al-Zawahiri. Jusque dans les heures qui ont précédé l’allocution d’Abu Muhammad al-Joulani le 28 juillet 2016, les réseaux sociaux ont résonné de ce fakk al-irtibat qui, selon la rumeur, alimentait de rudes débat au sein de Jabhat al-Nusra. Le verbe « résonner » est ici employé à dessein car cela résonne encore à travers les titres de certains des principaux articles dédiés à la question dans la presse internationale. «Jabhat al-Nusra Breaking ties with Al Qaeda ». «Breaking ties» : littéralement, la rupture du lien, c’est Fakk al-irtibat…

Le discours d’Ayman al-Zawahiri diffusé le 8 mai 2016

Ayman al-Zawahiri, discours publié sous forme audio le 8 mai 2016: « Hâtons-nous en direction du Sham »

En mai 2016, Ayman al-Zawahiri, émir d’al Qaeda, successeur d’Oussama Ben Laden à la tête de l’organisation, a publié un message audio dédié à la question du jihad au Levant, «Hâtons-nous en direction du Sham » (5). Il y louait « la seule révolution populaire du ‘printemps arabe’ qui ait pris la bonne voie : celle de la Dawa (6) et du Jihad pour établir la Charia, gouverner par elle et s’efforcer d’établir le Califat selon la méthodologie prophétique, pas le Califat d’Ibrahim Badri » (7). Il y mettait en garde les moudjahidines du Sham : « L’unité est pour vous une question de vie ou de mort. Soit vous vous unirez et vivrez dans l’honneur tels des Musulmans, soit vous serez mangés un par un ». Le message s’adresse à la fois à la branche syrienne d’al-Qaeda et aux groupes idéologiquement compatibles mais qui n’ont pas rejoint formellement le réseau. Au centre du discours, ce propos tout sauf anodin: « Nous n’avons eu de cesse de répéter que si les Musulmans du Sham – et en leur sein les braves Moudjahidines – fondent leur Etat Musulman et choisissent leur Imam, alors ce choix n’incombera qu’à eux.  Nous, par la grâce d’Allah, ne luttons pas pour l’autorité, nous combattons pour le règne de la Charia. Nous n’ambitionnons pas de diriger les Musulmans mais voulons être dirigés comme des Musulmans, par l’Islam. Nous avons appelé, et continuons de le faire, à l’unification des Moudjahidines du Sham pour établir une gouvernance Islamique. Celle-là même qui répand la justice, la Choura (8), restaure les droits du peuple, aide les opprimés et ravive le jihad, ouvrant ainsi les territoires, et lutte pour libérer al-Aqsa (9) et restaurer le Califat selon la méthodologie prophétique. Par la volonté d’Allah, l’association à une organisation (à savoir al Qaeda) ne sera jamais un obstacle face à ces grands espoirs ». La graine était semée. L’idéologie motrice, salafiyya jihadiyya, considère politique et religion comme un seul et même sujet. Selon son paradigme, la finalité politique prime sur tout le reste parce qu’elle est conforme à la légalité religieuse et aux devoirs suprêmes de la communauté des croyants – l’Oumma. Cette allocution d’Ayman al-Zawahiri constituait une intéressante illustration du principe. La mettre en perspective avec la suite des événements renforcera ce constat. Elle fixait pour finalité la gouvernance islamique sous l’égide de la charia et sous l’autorité des tribunaux islamiques dédiés à son application, ladite finalité dominant de toute sa hauteur l’ambition de pouvoir des individus et des organisations. D’une pierre deux coups : al-Zawahiri donnait une leçon de vertu et jetait un pavé dans la mare de l’Etat Islamique (alias Daesh) – d’ailleurs, un peu plus loin dans son allocution, il ironisait sur le « calife surprise ».  Et d’enfoncer le clou : « En vérité, nous, al Qaeda, n’acceptons pas de serment d’allégeance qui ne soit formulé volontairement, nous ne forçons personne à nous prêter allégeance sous peine de décapitation, pas plus que nous n’excommunions ceux qui nous combattent, contrairement aux Khawarij d’aujourd’hui ». Mais il pondère:«  Les grands criminels internationaux se satisferont-ils pleinement de ce que [les gens de] Jabhat al-Nusra rompent leurs liens – il s’agit bien là de la notion de fakk al-irtibat, ndlr –  avec al-Qaeda ? Ils les forceraient ensuite à s’asseoir à la même table que les assassins, puis à entrer dans le jeu malsain de la démocratie. Enfin, ils les jetteraient en prison comme ils l’ont fait avec le Front Islamique du Salut en Algérie et les Frères Musulmans en Egypte. »

Des mots lourds de sens et de portée politique. Dans un premier temps, le rappel du but ultime qu’est l’instauration du califat, et l’énonciation des principes : l’intérêt de l’Oumma avant l’intérêt des groupes; le besoin d’unifier pour ne pas se faire dévorer; le caractère facultatif des allégeances. Mais dans un deuxième temps, la pondération des principes par une mise en perspective avec l’expérience acquise : la rupture de lien – fakk al-irtibat – conduirait à la catastrophe. Comment pourrait-on analyser la « mutation » de Jabhat al-Nusra en Jabhat Fath al Sham sans se référer à ce discours d’Ayman al-Zawahiri ?

Qu’est-ce que le Sham?

Accordons-nous un bref intermède sémantique pour noter que l’emploi récurrent du mot « Sham » dans le présent article n’est pas le fait d’une fantaisie langagière de votre serviteur. Le terme, qui n’est qu’imparfaitement traduit par notre « Levant », désigne un périmètre d’une importance historique et symbolique fondamentale pour l’islam, depuis les premiers siècles de l’Hégire. Il embrasse la Palestine (Israël), le Liban, la Syrie, la Jordanie et les provinces de Gaziantep, Diyarbakir et Hatay dans l’actuelle Turquie. Nous attirons vivement l’attention du lecteur sur le fait que les frontières actuelles – héritées, après maintes péripéties, des accords Sykes & Picot – ne sont pas reconnues par les tenants de l’idéologie jihadiste. Dans aucun des discours évoqués ici ne figure le mot Suria (Syrie). Et Sham n’en est pas synonyme. Pas plus que son emploi ne relève du tic de langage chez les intéressés. Mais poursuivons…

Le discours d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr al-Masri le 28 juillet 2016

Le visuel associé par al-Manara al-Bayda, branche médiatique de Jabhat al-Nusra, à l’allocution (audio) d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr, Naïb d’Ayman al-Zawahiri, le 28 juillet 2016

Le 28 juillet dernier, al-Manara al-Bayda, la branche médiatique de Jabhat al-Nusra, publiait une allocution de l’Egyptien Ahmad Hassan Abu al-Khayr al-Masri, présenté pour la première fois comme le Naïb (l’adjoint) d’Ayman al-Zawahiri. Naïb dont des sources crédibles et concordantes signalent qu’il vit actuellement en Syrie. Ce discours soutient le besoin impérieux d’user de « tous les moyens possibles pour préserver le jihad au Sham » et d’ « écarter toute excuse inspirée par l’ennemi visant à diviser les Moudjahidines de leur environnement sunnite qui les soutient  ». Cette formule vise tout particulièrement les groupes armés qui rechignent à avancer trop loin leur partenariat avec Jabhat al-Nusra car celui-ci, considéré comme organisation terroriste par la communauté internationale, est non seulement une cible juridiquement légitime pour elle, mais il est en outre exclu, tout comme l’EI, de tout cessez-le-feu conclu sous l’égide des Nations Unies. Le terme «excuse» implique que les intéressés fuient un devoir. Cette « excuse » effacée, ils n’en auraient plus et seraient donc à considérer comme des hommes fuyant leur devoir s’ils ne consentaient toujours pas à serrer les rangs avec Jabhat al-Nusra.  Puis, la pièce maîtresse du propos vient assurer la liaison entre le discours de mai d’Ayman al-Zawahiri et la suite des évènements : «Nos frères Moudjahidines du Sham sont devenus une force qui ne peut être sous-estimée, gouvernant avec excellence les territoires libérés à l’aide de tribunaux légitimes qui appliquent la Loi d’Allah, et mettent en œuvre des institutions qui protègent le peuple et en prennent soin. […] Le stade qu’a atteint l’Oumma en matière de diffusion du jihad ne doit pas être étouffé par les logiques de groupe ou d’organisation ». La bénédiction d’al-Qaida est dès lors constituée pour la poursuite de la lutte de Jabhat al-Nusra hors de sa tutelle formelle. Il ne faut toutefois jamais perdre de vue le fait que dans de telles communications, chaque mot  est savamment pesé afin de revêtir toute la force nécessaire sans pour autant fermer des voies qui pourraient s’avérer utiles par la suite… La conclusion d’Ahmad Hassan Abu Al-Khayr constitua en l’occurrence une sorte de merveille du genre : « Serrez les rangs pour protéger notre peuple et défendre notre terre, émerveillez nos yeux de votre unité dans une gouvernance islamique vertueuse qui restitue leurs droits aux Musulmans et établit la justice entre eux. » Notez bien, cher lecteur « notre peuple » et « notre terre ».  Qui est « nous » ? Ahmad Hassan Abu al-Khayr est un jihadiste égyptien de 58 ans. « Notre peuple » et « notre terre » sont, de sa bouche, deux notions qui n’ont pas le moindre rapport avec un quelconque nationalisme syrien, pas plus qu’avec la reconnaissance des frontières actuelles. « Notre peuple » est l’Oumma et « notre terre » la terre de l’Oumma. A noter: dans cette allocution, de fakk al-irtibat, point l’ombre…

Le discours d’Abu Muhammad al-Joulani le 28 juillet 2016

Le logo de Jabhat fath al-Sham, dont la parenté symbolique et graphique avec celui de Jaysh al-Fath est incontestable

L’allocution (11) d’Abu Muhammad al-Joulani, émir de Jabhat al-Nusra, a été diffusée une poignée de dizaines de minutes après celle d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr, notamment via al-Jazeera et Orient News (12). Nous allons l’étudier sous deux aspects : le texte et l’image, car le choix d’un média audiovisuel ne doit rien au hasard, la mise en scène et les détails s’étant mis au service du discours après avoir fait l’objet d’un soin tout particulier.

Le texte

Le discours d’Abu Muhammad al-Joulani est plutôt concis, commençant par de chaleureux remerciements aux « dirigeants d’Al Qaeda en général, au Dr Sheikh Ayman al-Zawahiri et à son Naïb le Sheikh Ahmad Hassan Abu al-Khayr en particulier ». Remerciements « pour leur position, par laquelle ils donnent la priorité au peuple du Sham, à son Jihad, à sa révolution, ainsi que pour leur juste estimation des bienfaits du Jihad. Cette noble position restera dans les annales de l’histoire ». Le jihad et la révolution dans la même phrase sont de toute évidence la reprise de l’argument d’Ayman al-Zawahiri sur « la seule révolution populaire du ‘printemps arabe’ qui ait pris la bonne voie : celle de la Dawa et du Jihad ». Le jihad étant présent dans les discours de l’émir d’al-Qaeda et de son Naïb, la reprise du concept par Abu Muhammad al-Joulani l’inscrit dans une continuité incontestable. Les trois hommes emploient le même langage pour évoquer les mêmes concepts. Abu Muhammad al-Joulani salue au passage la philosophie des dirigeants d’al Qaeda consistant à faire primer l’intérêt de la communauté sur celui des groupes spécifiques, assortissant son propos d’une citation d’Oussama Ben Laden – référence dont le choix ne doit assurément rien au hasard. Là encore, on note une linéarité exemplaire, depuis le discours de mai d’Ayman al-Zawahiri jusqu’à celui d’Abu Muhammad al-Joulani le 28 juillet, en passant par celui d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr quelques instants plus tôt. Suit un argumentaire fondé sur le devoir incombant à Jabhat al-Nusra d’ « alléger le fardeau du peuple sans compromettre nos solides convictions ni nous relâcher face à la nécessaire continuité du Jihad du Sham ». Il insiste sur la lutte pour « combler les décalages entre les groupes de Moudjahidines et nous-mêmes », dans l’espoir de « former une organisation unifiée fondée sur la Choura ». Encore et toujours la continuité conceptuelle et sémantique entre les trois discours. Vient enfin un argument d’une importance politique cruciale : « répondre aux demandes du peuple du Sham d’exposer au grand jour les supercheries de la communauté internationale, dirigée par les Etats-Unis et la Russie, dans ses implacables bombardements et déplacements des masses musulmanes du Sham, sous le prétexte de viser Jabhat al-Nusra, une filiale d’al Qaeda » (13). Ce propos descend en droite ligne de celui d’Ayman al-Zawahiri quand il évoquait les conséquences d’une éventuelle rupture de liens. Puis Abu Muhammad al-Joulani en vient à l’annonce de la décision tant attendue : «pour les raisons précitées, nous déclarons l’annulation de toutes opérations sous le nom de Jabhat al-Nusra et la formation d’un nouveau groupe opérant sous le nom de « Jabhat Fath al-Sham », cette nouvelle organisation n’étant affiliée à aucune entité extérieure»(14). Notez que le « lien rompu », fakk al-irtibat, ne fait nullement partie de la formulation. Enfin Abu Muhammad al-Joulani conclut-il en énumérant les cinq buts fondamentaux de cette nouvelle organisation :

«1- Travailler à l’établissement de la religion d’Allah (swt) (15), en ayant sa Charia pour législation, établissant la justice parmi tous. »  L’attribution du n°1 à cette proposition est d’une évidence implacable pour un mouvement à finalité théocratique. Notez que la poursuite de ce but n’est circonscrite à aucun périmètre exprimé.

« 2- Tendre vers l’unité avec tous les groupes, afin d’unifier les rangs des Moudjahidines et de libérer la terre du Sham du hukm al-tawaghit et de ses alliés.»  Dans le sous-titre en anglais de la vidéo du discours d’al-Joulani tel qu’apparu sur la chaîne Orient News, et dans les communiqués en anglais de Jabhat Fath al-Sham, hukm al-tawaghit est traduit the rule of the tyrant [Bashar].  « Le règne du tyran (Bachar) ». Mais à ce stade, votre serviteur tique vigoureusement. Dans le champ lexical des partisans de la salafiyya jihadiyya, le terme hukm al-tawaghit désigne la loi de la fausseté, l’adoration des fausses divinités, c’est-à-dire tout ce qui prétend régir la vie des peuples hors de la loi d’Allah, la Charia. Il y avait d’autres manières d’exprimer le fait de renverser Bachar al-Assad. Par ailleurs, tawaghit est un pluriel. Celui de taghout. S’il s’agissait de renverser « le tyran Bachar al-Assad » comme le laisse entendre la traduction en anglais, pourquoi tawaghit, au pluriel alors que Taghout Bachar al-Assad aurait fort bien fait l’affaire? Hukm al-tawaghit peut signifier « l’empire des tyrans » – et non pas « du tyran ». Mais alors, «tyran» est à considérer selon une acception théocratique : « celui qui a usurpé la puissance souveraine dans un Etat » , en l’occurrence au détriment d’Allah et de la Charia.  Dans le lexique jihadiste, hukm al-tawaghit convient aussi pour décrire la vision politique du mouvement rebelle musulman mais nationaliste Hazm, contraint de se dissoudre le 1er mars 2015 après avoir été étrillé par Jabhat al-Nusra. Celle du Front Révolutionnaire Syrien, que Jabhat al-Nusra a durement frappé en quelques occasions. Celle de la Division 13 de l’Armée Syrienne Libre, dont Jabhat al-Nusra a pris d’assaut le QG à Maraat al-Nu’man en mars 2016, emportant tout l’armement, et quarante otages en prime. Et de bien d’autres mouvements, en l’occurrence tous ceux qui veulent doter la Syrie d’une constitution (16) alors que l’agenda de Jabhat al-Nusra est en la matière celui d’al-Qaeda : il n’est pas question d’une constitution portée par un parlement mais de la charia portée par les tribunaux islamiques dans une théocratie administrée via la choura.

« 3- Protéger le Jihad du Sham et assurer sa continuité, en employant pour ce faire tous moyens légitimes d’un point de vue islamique. » L’évocation de la continuité du jihad du Sham constitue une répétition délibérée, le propos figurant déjà dans le texte précédant l’énumération des buts. Notons que la notion de « continuité » n’est assujettie à aucune limite périmétrique. La continuité du jihad du Sham peut tout à fait être assurée, par la suite, hors du Sham, comme celle du jihad d’Afghanistan fut assurée, par exemple, en Irak et au Sham, y compris par bon nombre de vétérans de Jabhat al-Nusra. Insistons sur la cohérence sémantique et conceptuelle des trois discours…

« 4- S’efforcer de servir les Musulmans, de s’occuper de leurs besoin quotidiens et de soulager leur fardeau par tous les moyens possibles. »

« 5-Assurer la sécurité, la stabilité et une vie honorable pour la population en général. » On notera simplement que les musulmans et la population en général sont deux notions bien distinctes, ce qui est tout à fait cohérent avec la vision à laquelle adhèrent les jihadistes de la cohabitation des croyances.

Que dire pour conclure sur le propos d’Abu Muhammad al-Joulani si ce n’est que, dans la continuité des deux allocutions évoquées ci-avant, la rupture du lien, fakk al-irtibat, avec al Qaeda n’y a pas été abordée ? L’allégeance d’Abu Muhammad al-Joulani à Ayman al-Zawahiri ne figure tout simplement pas parmi les sujets traités. Et au terme de ce discours, il est tout à fait clair, sans aucune équivoque, que cette baya demeure. Ceux qui ont intitulé leurs analyses breaking ties ou «rupture des liens» ont lu la formule au hasard des réseaux sociaux, et ne l’ont en aucun cas tirée des propos des officiels, où elle n’est même pas implicitement présente, sauf dans le discours d’Ayman al-Zawahiri qui n’en a parlé que pour en évoquer les lourds dangers.

Mise en scène et décor

Abu Muhammad al-Joulani (au centre) prononçant le discours fondateur de Jabhat Fath al-Sham le 28 juillet 2016, entouré du jihadiste égyptien Abu Faraj al-Masri (en blanc) et du juge de la charia originaire de Syrie Abu Abdullah al-Shami.

La pièce est habillée d’un blanc cassé délicat qui supporte le logo de Jabhat Fath al-Sham, rondement calligraphié de noir sur fond blanc. Oubliés les étendards noirs inquiétants. Assis derrière un bureau de bois massif, trois hommes. Au centre se tient Abu Muhammad al-Joulani. A cette occasion parait sa première photo officielle – mais son visage n’est pas inconnu de l’observateur assidu. Lequel observateur assidu a du mal à réfréner une impression de déjà-vu. Le turban blanc dont un pan tombe par-dessus l’épaule droite jusque sur le buste, le visage serein, le sourire bienveillant et la veste camouflée évoquent avec tant de force une photo célèbre d’Oussama Ben Laden que votre serviteur a dû faire un gros effort pour ne pas sourire. Rappelez-vous : Abu Muhammad al-Joulani a cité Ben Laden dans son discours.

A gauche, Oussama Ben Laden. A droite, Abu Muhammad al Joulani le 28 juillet 2016. Qui croit au hasard?

Penchons-nous maintenant sur le cas des deux hommes assis de part et d’autre d’Abu Muhammad al-Joulani.

A gauche de l’émir – à droite de l’image donc – se tient Abdel Rahim Atoun, alias Abu Abdullah al-Shami. C’est un jihadiste syrien, qui se trouve être un éminent juge de la charia au sein de Jabhat al-Nusra. A ce titre, il incarne dans cette mise en scène un sujet transversal des trois allocutions évoquées ici : la gouvernance islamique par la charia et ses tribunaux. Etant, comme al-Joulani, natif de Syrie, il contribue à étoffer à l’écran la représentation des autochtones, en quantité comme en prestige.

Abu Abdullah al-Shami, l’homme assis à la gauche d’Abu Muhammad al-Joulani

A droite de l’émir – à gauche de l’image, pour les distraits – est assis l’Egyptien Ahmed Salama Mabrouk, alias Abu Faraj al-Masri. Vieux compagnon de route d’Ayman al-Zawahiri, on trouve sa trace dès le complot qui conduisit à l’assassinat du président Anouar al-Sadate en 1981, ce qui lui valut sept ans de prison au terme desquels il se rendit en Afghanistan. Sa biographie fut traitée par Thomas Joscelyn dans un article dédié en mars 2016 (17). Il représente ici  la vieille école – il a soixante ans–, dont il apporte symboliquement la caution, tout en incarnant la continuité. Mais est aussi l’icône du jihad mondial – Jabhat al-Nusra, et Jabhat Fath al-Sham dans sa continuité, compte un nombre conséquent d’étrangers dans ses rangs, ainsi que parmi ses alliés les plus fidèles, à l’image des Ouïghours du Parti Islamique du Turkestan. Sans oublier le lien avec al-Qaeda – sa biographie ne trahit guère de penchants pour la modération ni le nationalisme, et on le voit mal en symbole du fakk al-irtibat avec al-Qaeda. L’auteur de ces lignes avoue bien humblement avoir perdu un peu de son habituel sérieux en constatant que non seulement Abu Faraj al-Masri avait teinté sa barbe pour l’occasion, mais qu’il l’avait aussi… taillée.

Abu Faraj al-Masri, l’homme assis à la droite d’Abu Muhammad al-Joulani, saisi ici avant que sa barbe ne subisse un surprenant traitement.

Si Abu Muhammad al-Joulani a choisi de prononcer son discours face aux caméras plutôt que de se contenter de micros, cela visait un but. Nous n’avons pas là des gens qui organisent les moments importants de leur combat avec frivolité. Si l’image a été utilisée, c’est au service du but politique. Il fallait afficher certains symboles immuables tout en brouillant les cartes pour assurer la continuité de l’écho de la « rupture de liens ». Pour ce faire, on a campé un décor simple mais tout en rondeur, rassurant. Et on y a installé Abu Muhammad al-Joulani déguisé en Ben Laden à sa période afghane, un juge de la charia vêtu de tons de kaki des pieds à la tête et un vieux baroudeur du jihad mondial proche depuis toujours de l’émir d’al-Qaeda, tout de blanc vêtu et… à la barbe taillée. Tout cela est fort bien, mais en déduire le supposé message fakk al-irtibat, qui n’a pas non plus été formulé verbalement, n’est pas possible.

Synthèse

Le Front pour le Secours du Peuple du Sham – Jabhat al-Nuṣrah li-Ahli ash-Sham – est donc devenu le Front pour la Conquête du Sham – Jabhat Fath al-Sham. Ce processus a été jalonné par trois prises de parole successives, fondamentales, que nous avons commentées ci-avant. Ces trois discours sont les pièces maîtresses d’un même édifice. Ils se suivent chronologiquement et politiquement selon une pente descendante hiérarchiquement : l’émir d’al-Qaeda, puis son Naïb, et enfin l’émir de Jabhat al-Nusra. Tous trois conformes à une même charte philosophique et sémantique, ces discours fixent les mêmes buts fondamentaux, à la fois religieux et politiques, les deux notions n’étant pas séparables selon les prémisses de l’agenda jihadiste : l’unité des moudjahidines pour le succès du jihad en vue de l’établissement d’une gouvernance fondée sur la charia. Ils s’inscrivent dans la même finalité : l’instauration du califat selon la méthodologie prophétique. Cet épisode de l’histoire du jihad moderne ne peut être étudié qu’à la lecture des trois discours, pas uniquement du dernier. A aucun moment il n’est question de la rupture de liens dont tant de titres de presse se sont faits l’écho, reflétant en cela plutôt l’activité des réseaux sociaux que les propos habilement ciselés des leaders d’al-Qaeda et de Jabhat al-Nusra. L’allégeance d’Abu Muhammad al-Joulani à Ayman al-Zawahiri est toujours en vigueur. Le « jihad du peuple du Sham » est toujours en marche, et rien de concret n’autorise à penser que le sens du mot «jihad », concept qui ignore les frontières politiques actuelles, a changé pour Abu Muhammad al-Joulani, lui qui en son temps était parti le faire en Irak, ni pour aucun de ses deux compères assis autour de lui à la table d’où il a prononcé son allocution. Rien ne permet d’imaginer que les leaders de Jabhat Fath al-Sham vont promouvoir un agenda « focalisé localement » tout en bénéficiant, par exemple, de l’appui militaire des Chinois – Ouïghours en l’occurrence – du PIT venus de leurs sanctuaires d’Afghanistan et du Pakistan mourir pour leur jihad au Sham, parce que c’est un devoir de « porter le jihad contre tous les ennemis de l’Islam », comme le dit l’émir du PIT Abdul Haq al Turkistani (18). Rien ne permet d’imaginer que Jabhat Fath al-Sham va renvoyer à leurs foyers ses combattants étrangers venus des quatre coins du monde – d’Egypte, par exemple, en blanc à la table du discours – car tout cela, voyez-vous, n’est qu’une affaire de « focus local ». Au contraire, un peu d’histoire très contemporaine nous enseigne qu’en 2006, al-Qaeda en Irak est devenu Dawlat al-Iraq al’Islamiyah, « Etat Islamique d’Irak », en s’unissant avec les cinq autres mouvements du Conseil  de la Choura des Moudjahidines d’Irak. Et si la nouvelle entité essuya un sévère revers militaire lié à l’accroissement de l’effort de guerre US s’appuyant sur les acteurs sunnites locaux, elle portait en germe l’EI d’aujourd’hui dont est né Jabhat al-Nusra. Les mouvements jihadistes sont incroyablement aptes à muter pour s’adapter aux circonstances. En voici une nouvelle démonstration. Jabhat Fath al-Sham va se focaliser sur le combat en Syrie parce que c’est celui qui est actuellement en cours. Le « jihad du Sham » est sa priorité, certes, mais sa priorité du moment car c’est le sujet du moment. Mais le « jihad du Sham » n’est pas une finalité. Quand il sera terminé et s’il s’achève sur l’accomplissement des buts politiques de Jabhat Fath al-Sham, l’entité mutera encore et poursuivra sur la voie du jihad, car dans son idéologie, le jihad n’est pas la libération de la Syrie mais la libération des terres d’islam  en vue de la finalité ultime : l’établissement du califat tel qu’il fut au temps de sa gloire.

Le califat omeyyade au temps de sa plus vaste étendue territoriale, en 750 de notre ère.

Al-Qaeda, que certains observateurs voient déjà mourant d’avoir perdu sa branche syrienne, remporte là un vrai succès. Un succès d’estime dans un premier temps : il a fait passer l’intérêt de l’Oumma avant celui de l’organisation, refusant les basses luttes de pouvoir qui relèvent de logiques impies. Sur ce plan, la concurrence morale avec l’EI est évidente. Quant à Jabhat Fath al-Sham, trois jours après sa fondation, il s’est lancé dans l’opération de rupture du siège d’Alep-Est par le sud-ouest, structurant l’action des éléments rebelles et prenant part aux combats les plus violents. A l’heure où ces lignes sont écrites, deux kamikazes de Jabhat Fath al-Sham ont, à la connaissance de l’auteur, contribué aux succès de cette opération : Abu Al-Baraa al-Shami et Abu Yaqub Al-Shami. Les kamikazes sont parmi les spécificités qui ont rendu Jabhat al-Nusra si incontournable pour qui, dans l’opposition syrienne armée, veut remporter des succès militaires dans des opérations de forte envergure. Depuis toujours, Jabhat al-Nusra apparait comme l’organisation que l’on soutient, qu’on l’aime ou non, car elle aide les Syriens alors que les Occidentaux les ont laissés tomber. Jabhat Fath al-Sham constitue un accélérateur dans cette démarche. Si les Occidentaux maintiennent une ligne frileuse vis-à-vis de la gouvernance de Bachar al-Assad en ménageant la Russie et l’Iran, ce qui changera, c’est que l’étiquetage al Qaeda n’étant plus là, l’on pourra fusionner avec Jabhat Fath al-Sham sans être accusé de collusion avec le terrorisme, en pouvant invoquer la bonne raison que l’on n’aura personne d’autre sur qui s’appuyer. Si les Occidentaux bombardent Jabhat Fath al-Sham en partenariat avec la Russie, Jabhat Fath al-Sham pourra alors démontrer la validité de son argumentaire initial, découlant du discours d’Ayman al-Zawahiri : « la communauté internationale vous leurre. L’étiquette Al Qaeda est pour elle un faux prétexte et elle nous bombarde en fait car elle combat l’islam authentique auquel elle préfère hukm al-tawaghit, le règne de la fausseté, qu’elle corrompt à l’envi ». Dans ce cas, la communauté sunnite locale sera, à un terme assez court, perdue pour l’Occident, et acquise en grande partie aux mouvements jihadistes, quitte à ce que ce ne soit que par dépit. Il n’y aura plus aucune raison de cacher les liens jamais rompus avec al Qaeda. Et cerise sur le gâteau, Jabhat Fath al-Sham, ou peu importe le nom qu’il aura pris alors, deviendra non seulement un pôle d’attraction de jihadistes étrangers – y compris occidentaux – encore plus puissant qu’aujourd’hui, mais aussi un solide vecteur pour l’argument « les pays occidentaux sont les ennemis de l’Islam ». Nous verrions alors combien son « focus est local », car, exploitant jusque sur notre sol son audience auprès des partisans de l’idéologie jihadiste, il nous frapperait alors par tous les moyens possibles en brandissant l’argument du talion, qui lui a jusqu’ici plutôt bien réussi… localement, depuis ses débuts dans l’insurrection syrienne. Aveuglé par l’EI, l’Occident semble amorphe face à la manœuvre en cours. Que le Département d’Etat US y voie un simple « ré-étiquetage » prépare l’inscription de Jabhat Fath al-Sham dans la liste des organisations terroristes sanctionnées par l’ONU. Mais on n’a guère vu d’analyse plus fine émaner des organismes étatiques occidentaux, et c’est fort inquiétant.

(1) It’s not you, it’s me: al-Qaeda lost Jabhat al-Nusra. And now, what? Clint WATTS  pour War On The Rocks le 29 juillet 2016 http://warontherocks.com/2016/07/its-not-you-its-me-al-qaeda-lost-jabhat-al-nusra-now-what/

(2) Jabhat al-Nusra: l’autre menace syrienne. Jean-Marc LAFON pour Kurultay.fr http://kurultay.fr/blog/?p=68

(3) Syria’s Nusra Front may leave Qaeda to form new entity Mariam KAROUNY pour Reuters, le 4 mars 2015 http://www.reuters.com/article/us-mideast-crisis-nusra-insight-idUSKBN0M00GE20150304

(4) Country Reports on Terrorism 2015, US Department of State, 2 juin 2016 http://www.state.gov/j/ct/rls/crt/2015/index.htm

(5) Traduction en anglais (et lien vers la transcription en VO) du discours Hâtons-nous en direction du Sham d’Ayman al-Zawahiri, Pieter VAN OSTAEYEN https://pietervanostaeyen.wordpress.com/2016/05/08/new-audio-message-by-ayman-az-zawahiri-hasten-to-as-sham?iframe=true&preview=true/?ak_action=reject_mobile

(6) Dawa: l’appel à l’islam, prosélytisme islamique.

(7) Ibrahim Awad Ibrahim Ali al-Badri est l’état civil d’Abu Bakr al-Baghgdadi, calife de l’EI (alias Daesh).

(8) Choura: système de consultation. Ainsi, un comité consultatif (conseil de la Choura) a vocation à administrer l’Etat.

(9) La grande mosquée al-Aqsa de Jérusalem.

(10) Traduction en anglais du discours d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr, Pieter Van Ostaeyen, 28 juillet 2016 https://pietervanostaeyen.com/2016/07/28/janhat-an-nusra-audio-message-by-shaykh-ahmad-hassan-abu-al-khayr/

(11) Vidéo de l’allocution du 28 juillet 2016 d’Abu Muhammad al-Joulani annonçant la fondation de Jabhat Fath al-Sham, VO sous-titrée en anglais, sur la chaîne Youtube d’Orient News. https://www.youtube.com/watch?v=oossAtDYbrs

(12) Orient News est une chaîne de télévision fondée par l’homme d’affaires et journaliste syrien Ghassan Abboud, opposant à Bachar al-Assad. Elle émet depuis Dubaï, aux Emirats Arabes Unis.

(13) On ne peut appréhender pleinement ce propos sans le mettre en perspective avec l’histoire de Jabhat al-Nusra, et notamment son rôle de vengeur et de protecteur de la communauté sunnite de Syrie depuis l’attaque au sarin de Ghouta sur fond d’inaction internationale.

(14) C’est à ce stade que les termes « notre peuple » et « notre terre » d’Ahmad Hassan Abu al-Khayr, Naïb d’Al-Zawahiri, prennent toute leur saveur.

(15) SWT étant l’abréviation de Sobhanahou Wa Taala : »Glorifié et exalté soit Il ».

(16) Pour un panorama des groupes armés les plus significatifs de l’oppostion syrienne outre Jabhat al-Nusra et l’Etat Islamique, voir : Syrian Armed Opposition Powerbrokers, Jennifer CAFARELLA & Genevieve CASAGRANDE  pour l’Institute for the Study of War http://www.understandingwar.org/report/syrian-armed-opposition-powerbrokers

(17) Veteran Egyptian jihadist now an al Qaeda leader in Syria, Thomas JOSCELYN pour The Long War Journal, 21 mars 2016 http://www.longwarjournal.org/archives/2016/03/veteran-egyptian-jihadist-now-an-al-qaeda-leader-in-syria.php

(18) Turkistan Islamic Party leader criticizes the Islamic State’s ‘illegitimate’ caliphate, Bill Roggio & Thomas JOSCELYN pour The Long War Journal, 11 juin 2016 http://www.longwarjournal.org/archives/2016/06/turkistan-islamic-party-leader-remains-loyal-to-al-qaeda-criticizes-islamic-states-illegitimate-caliphate.php




Processus de paix pour la Syrie: chronique d’un échec annoncé

Alep sous le feu.

La crise qui a vu l’Arabie Saoudite rompre ses relations diplomatiques avec l’Iran le 3 janvier 2016 ne devait pas, selon Riyad, « compromettre les efforts de paix » pour la Syrie, censés s’exprimer à travers le « processus de Vienne » à l’occasion, notamment, d’un sommet devant se tenir à Genève début 2016. On le croit sans peine aujourd’hui encore, car les chances d’une issue favorable à ce processus semblaient d’ores et déjà pratiquement nulles avant même le dernier coup de sang diplomatique en date entre les deux principales puissances rivales de la région. D’ailleurs, les diverses pressions de dernière minute, dont certains craignent qu’elles fassent capoter le processus, ne crèveront sans doute guère qu’un pneu d’ores et déjà bien à plat. Voyons quels maux affectent les « processus de paix » qui, jusqu’à aujourd’hui, ont, sans exception, failli à leur vocation de mettre un terme à la sanglante guerre civile syrienne.

Qu’est-ce que « l’opposition syrienne » ?

« L’opposition syrienne » – soit l’ensemble des groupes, armés ou non, petits et grands, opposés au régime de Bachar al-Assad – est en cela remarquable qu’elle intègre, peu ou prou, tout et son contraire. Il n’est pas question ici d’en livrer une étude par le menu: la tâche serait immense… Donc nous synthétiserons. On y trouve des groupes animés par une interprétation des plus rigoristes de l’islam sunnite, parmi lesquels des mouvements jihadistes, aussi bien que des formations laïques et nationalistes, et toutes les nuances imaginables entre ces deux extrêmes. Le seul point commun qui les unisse tous est la volonté d’en finir avec l’actuelle gouvernance. Mais en termes de finalités poursuivies, et même de moyens, tout diffère, voire… s’oppose. Les uns veulent un Etat de nature islamique – la démocratie est pour eux annulative de l’islam car elle confère au peuple un pouvoir qui n’appartient qu’à Allah – et un système judiciaire fondé sur la charia et les tribunaux islamiques, tandis que les autres souhaitent des élections libres ainsi qu’une gouvernance et un système judiciaire laïcs. Certains sont les « proxys » plus ou moins fidèles de puissances régionales ou mondiales. Il y a également, au sein de « l’opposition », des éléments massivement actifs sur le théâtre des opérations, et d’autres dépourvus de toute composante militaire. L’interprétation clausewitzienne de la guerre nous enseigne que l’essence de celle-ci est la poursuite de finalités politiques par l’opposition violente des volontés. On comprendra donc que ceux qui produisent – et subissent – des effets sur le terrain, qui y vivent, tuent et meurent les armes à la main, n’accordent pas une légitimité débordante aux groupes qui n’ont aucune activité militaire, a fortiori s’ils sont en sécurité hors de Syrie, sans aucun pouvoir de cesser le feu puisqu’ils ne l’ont pas ouvert. On imagine par ailleurs les frictions qui s’opposent à la constitution d’un socle politique d’opposition, unissant durablement autour d’un projet commun des groupes aussi différents, qui visent souvent des finalités antinomiques. Dure réalité mais réalité tout de même: aujourd’hui, aucune de ces entités ne peut se prétendre la représentante unique, synthétique et légitime de l’opposition. La cacophonie a donc de beaux jours devant elle. Par ailleurs, des groupes particulièrement puissants militairement ont la capacité de réduire à néant, sur le terrain, tout accord de paix éventuel. Certains de ceux-là, comme Jabhat al-Nusra et l’Etat islamique, condamnent purement et simplement les « processus de paix » successifs, dont ils considèrent qu’ils font le jeu de leurs ennemis.

L’indéracinable « communiqué de Genève »

Le 30 juin 2012, le Groupe d’Action pour la Syrie, composé de puissances mondiales et régionales, des Nations Unies, de l’Union Européenne et de la Ligue des Etats arabes, a produit un communiqué final de sa réunion à Genève (1). Ce document se donnait pour vocation de poser les bases d’un arrêt des combats afin de mettre en œuvre une transition politique fondée sur un processus démocratique. Il visait à l’application du « plan en six points » proposé par Kofi Annan à Bachar al-Assad le 10 mars 2012, et validé par le président syrien le 27 (2). La guerre durait depuis quinze mois et n’avait fait « que » 16 000 morts environ. Ce que l’on connait aujourd’hui sous le nom d’Etat islamique (EI), alias Daesh, n’était alors « que » l’Etat islamique d’Irak. Il n’avait pas encore rompu avec al Qaïda. Jabhat al-Nusra était à l’époque son antenne syrienne, et n’était considéré comme organisation terroriste que par Damas et Téhéran. L’attaque sur Ghouta au gaz sarin, imputée au régime de Damas, n’avait pas encore eu lieu. Les puissances occidentales, Etats-Unis et France en tête, n’avaient pas encore laissé entendre qu’elles interviendraient militairement contre Bachar al-Assad, pour faire volteface au dernier moment. Si quelqu’un avait alors prédit la situation actuelle au Moyen-Orient et l’intervention directe de la Russie en Syrie, il aurait été mis au pilori sans ménagement et soupçonné de toxicomanie suraigüe. Il n’est pas exagéré, en janvier 2016, de considérer que nous parlons là d’une autre époque, bel et bien révolue. Trois ans et demi de guerre supplémentaires et plus de 200 000 morts ont aggravé le bilan syrien, sans parler des famines, des millions de personnes jetées sur les routes du monde, ni du niveau insensé de dévastation qui affecte le pays, et sans oublier les conséquences sécuritaires mondiales qu’engendre l’instabilité du Moyen-Orient.

Kofi Annan, artisan du « plan en six points » promu par le communiqué de Genève jusqu’à aujourd’hui

C’est pourtant bien le communiqué final de la réunion à Genève le 30 juin 2012 du Groupe d’Action pour la Syrie qui constitue la trame de négociation du processus de Vienne aujourd’hui en cours, entre factions d’opposition et régime de Bachar al-Assad. Or, ce document ne garantit pas le départ de Bachar al-Assad préalablement à la formation d’un gouvernement de transition. Et ceci se trouve être aujourd’hui une revendication fondamentale de la plupart des groupes armés d’opposition, qui considèrent que si cette condition n’est pas garantie, il n’y a pas de négociation possible. Revenons à la guerre vue selon le prisme clausewitzien: ces factions armées font la guerre pour chasser le régime de Bachar al-Assad et lui substituer une autre forme de gouvernance. Or, elles n’ont pas été vaincues sur le terrain après ces longues années d’un conflit meurtrier, et ne voient par conséquent aucune raison valable de tempérer leurs exigences. Donc elles n’entendent cesser le feu, a minima, qu’une fois Assad et son régime renversés, et il n’est pas question pour elles d’envisager qu’Assad participe à l’avenir de la Syrie, ne serait-ce qu’à travers la mise en place d’un gouvernement de transition. D’autant que la probabilité serait forte de voir Assad mettre à profit sa participation à la phase transitoire pour créer les conditions de sa propre pérennité: « Genève 2012 » prévoit que le gouvernement de transition organise des élections libres. Celles-ci nécessiteraient évidemment un cessez-le feu effectif sur l’ensemble du territoire, d’autant que le maintien de la Syrie dans ses frontières fait partie du paradigme. Le processus électoral serait rendu impossible par la persistance des groupes les plus belliqueux, ne seraient-ce que les puissants Etat islamique et Jabhat al-Nusra. Du coup, Assad resterait au pouvoir sous un prétexte conforme à un accord diplomatique de grande échelle, et sans avoir au préalable remporté la victoire sur le terrain… C’est sur cette base qu’échoua la conférence « Genève II », entre le 22 janvier et le 15 février 2014.

Le communiqué de Genève a été formellement endossé par le Conseil de sécurité de l’ONU le 27 septembre 2013 à travers la résolution 2118 (3). Initié par la diplomatie onusienne, approuvé par pratiquement tous les participants à la réunion du Groupe d’Action – y compris la Russie –, et confirmé par le Conseil de sécurité, le texte est, selon les modes de fonctionnement propres à l’ONU, pour ainsi dire gravé dans le marbre. Au point de constituer aujourd’hui la trame du processus de Vienne actuellement en cours, au titre de la résolution 2254 adoptée par le Conseil de sécurité de l’ONU le 18 décembre 2015 (4), selon un scenario bien rodé à défaut d’avoir fait ses preuves en termes de résolution de conflits. Malgré tous les artifices oratoires déployés à l’occasion des prises de parole officielles s’y rapportant, le processus de Vienne campe donc sur le texte fondateur qui fut à l’origine des échecs passés (5). Pour détendre l’atmosphère, disons qu’à ce stade du présent billet, le lecteur devrait commencer à subodorer la présence inopportune d’un énorme clou de charpente solidement planté dans chaque pneumatique de la bicyclette diplomatique…

La conférence de Riyad

Les puissances régionales qui, depuis le début des hostilités, verraient d’un bon œil la chute de l’actuel régime de Damas, sont parfaitement au fait des dissensions propres à « l’opposition syrienne ». Aussi, dans le contexte actuel qui voit la Russie s’impliquer  directement aux côtés d’Assad, et les discours occidentaux se détendre tant envers Moscou que Damas (6), leur a-t-il semblé urgent de contribuer à unifier un socle politique d’opposition cohérent. C’est dans ce but que l’Arabie Saoudite a organisé, à Riyad, entre les 8 et 10 décembre 2015, une conférence rassemblant une grosse centaine de représentants de « l’opposition syrienne ». Dix groupes armés ont participé à cette conférence. C’est peu. Parmi eux, trois (7) constituent, chacun, une force significative sur le terrain. Parmi ces trois-là, un – Ahrar al-Sham – a quitté la conférence pour cause d’incompatibilité politique fondamentale avec les autres, et de sur-représentation de groupes d’opposition qu’Ahrar al-Sham soupçonne de négocier trop volontiers en sous-main avec Damas. Pour se faire une idée des revendications politiques qu’il s’agissait de concilier et de leur positionnement vis-à-vis de la trame internationale de négociation, je renvoie le lecteur au tableau réalisé par Genevieve Casagrande sous l’égide du think-tank américain Institute for the Study of War, indiquant les principaux axes politiques développés par Genève 2012, Vienne 2015,  la Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution, le Front Sud de l’Armée Syrienne Libre et Ahrar al-Sham (8). On notera la concession que fait Ahrar al-Sham à la démocratie: des élections libres pour choisir ceux qui seront chargés d’implémenter la charia, le principe de celle-ci ne pouvant, par nature, être soumis au vote…

Les participants à la conférence de Riyad, le 9 décembre 2015

La conférence de Riyad s’est conclue par un texte commun (9) – sans Ahrar al-Sham, donc. A sa lecture, on note des trésors de précautions pris pour maintenir le communiqué final de Genève dans son rôle structurant pour la trame de négociations. A un détail près: l’exigence du départ de Bachar al-Assad et de ses proches collaborateurs dès le début de la période transitoire… Par ailleurs, le texte fonde un « haut comité de négociation » constitué de 30 représentants chargés de désigner le pool qui négociera avec les autorités de Damas sous l’égide du processus de Vienne. C’est Riad Hijab, sunnite originaire de Deir ez-Zor, premier-ministre de Bachar al-Assad pendant un mois et demi avant de faire défection le 6 août 2011, qui a été désigné pour diriger ce haut-comité. La première charge est venue du secrétaire d’Etat américain John Kerry, qui s’est indigné de la non-conformité du communiqué de Riyad à celui de Genève. Riad Hijab a rétorqué que la non-participation d’Assad à la phase transitoire n’était pas négociable. La Russie s’est indignée de la participation de Jaish al-Islam, qu’elle tient pour une organisation terroriste, au haut-comité. D’ailleurs, le leader de Jaish al-Islam, Zahran Alloush, a été tué par un bombardement dont il était sans nul doute la cible prioritaire, le 25 décembre 2015 (10). Moscou cherche également à ce que le PYD kurde syrien et son aile militaire (YPG/YPJ), tenus pour terroristes par la Turquie, participent au haut-comité ou constituent, avec d’autres groupes, une deuxième délégation de négociation. Le haut-comité de Riad Hijab manifestant son exaspération et menaçant de boycotter purement et simplement la conférence de Genève, les Etats-Unis ont entamé un jeu de pression à son encontre qui pourrait bien, en fin de compte, sonner le glas de la conférence. (11).

Conférence ou pas, accord ou pas: est-ce important?

La moindre des choses, quand on participe à des pourparlers visant sincèrement à mettre un terme à une guerre, et a fortiori quand on les organise, est de veiller à ce que le résultat des négociations puisse être implémenté sur le terrain. Or, même si l’on fait abstraction des divisions profondes qui affectent les factions d’opposition, même si l’on jette un voile pudique sur le caractère inconciliable des revendications des uns et des autres, même si l’on part du principe ridiculement optimiste que Bachar al-Assad est prêt à cesser le feu et à se retirer humblement moyennant quelques aménagements de forme, bref même si l’on renonce à tout réalisme politique de base, il restera un hic. La mise en œuvre d’un cessez-le-feu est rendue impossible par la persistance, sur le terrain, de belligérants puissants, invaincus, toujours déterminés à remporter militairement cette guerre et considérant que le but des combats n’est pas la paix mais la victoire. Jabhat al-Nusra, franchise locale d’al-Qaïda, est imbriqué avec nombre d’autres groupes armés sur le terrain, jouant avec eux de coopération militaro-administrative tout autant que de pressions parfois considérables. Il est devenu, auprès d’eux, un vecteur de succès militaires, une source d’ingénierie, une aide à la gouvernance et… un suzerain – de fait – implacable. Or, Jabhat al-Nusra considère qu’il n’est pas temps de parler de paix mais de chasser Assad, ainsi que le rappelait son émir dans une interview télévisée en décembre 2015. Quant à l’Etat islamique alias Daesh, l’état actuel de son implantation syrienne et la nature de son projet politique n’en font pas le partenaire rêvé à l’heure d’envisager une transition pacifique au profit d’une Syrie pluraliste et séculière. Ces deux mouvements ne tiendraient aucun compte d’un accord de cessez-le feu, qu’ils verraient comme une trahison, et feraient tout pour qu’il capote sur le terrain. Ahrar al-Sham n’est sans doute guère mieux disposé qu’eux, et malgré toute la modération que veulent bien lui prêter les habitués des dîners mondains, malgré même sa participation au haut-comité issu de Riyad, Jaish al-Islam non plus. Que dire, d’ailleurs, des monarchies du Golfe, à qui la situation en Syrie (et en Irak) a paru suffisamment peu urgente pour qu’elles se consacrent à une guerre au Yémen? Quant à la souffrance des populations civiles, comme elle est de nature à ancrer les radicalités de part et d’autre, on voit mal en quoi le cynisme de belligérants endurcis par les longues années de violence extrême y trouverait une raison de s’adoucir.

La paix en Syrie n’est donc pas sur le point de survenir. La rigidité des organisations internationales, alimentée par le cynisme et / ou les défaillances politico-stratégiques des Etats qui les animent, donne même à redouter que le pire reste à venir. Si: pire, c’est toujours possible. Notamment en y mettant du sien. Et comme on a pu s’en rendre compte à Paris le 13 novembre 2015, ça a un prix. Celui du sang, ici comme là-bas. Mondialisation oblige… Et à propos de mondialisation, la question se pose avec acuité de savoir si le problème syrien n’est pas qu’une déclinaison d’un profond malaise global.

Jean-Marc LAFON

 (1) Version française du Communiqué final de la Réunion du Groupe d’Action pour la Syrie, à Genève le 30 juin 2012 : http://discours.vie-publique.fr/notices/122001263.html
(2) Text of Annan’s six-point peace plan for Syria, Reuters: http://www.reuters.com/article/us-syria-ceasefire-idUSBRE8330HJ20120404
(3) Résolution 2118 (2013) adoptée par le Conseil de sécurité à sa 7038e séance, le 27 septembre 2013, au format pdf, depuis le site Internet de l’ONU: http://www.un.org/fr/documents/view_doc.asp?symbol=S/RES/2118%282013%29
(4) Résolution 2254 (2015) adoptée par le Conseil de sécurité à sa 7558e séance, le 18 décembre 2015, au format pdf, depuis le site Internet de l’ONU: http://www.un.org/fr/documents/view_doc.asp?symbol=S/RES/2254%282015%29
(5) Communiqué conjoint agréé par les ministres lors de la réunion internationale de Vienne sur la Syrie (30 octobre 2015) (en anglais): http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/syrie/la-france-et-la-syrie/actualites-2015/article/communique-conjoint-agree-par-les-ministres-lors-de-la-reunion-internationale?xtor=RSS-4
(6) Contexte notamment affecté par les conséquences des attentats perpétrés à Paris par l’EI le 13 novembre 2015.
(7) Armée Syrienne Libre, Jaish al-Islam et Ahrar al-Sham. Les puissants groupes jihadistes Etat islamique et Jabhat al-Nusra étaient naturellement absents, condamnant énergiquement le principe même de la conférence.
(8) Syrian Opposition Negotiating Positions Compared to International Frameworks (pdf), Genevieve Casagrande, Institute for the Study of War: http://www.understandingwar.org/sites/default/files/Negotiating%20positions%20for%20political%20transition%20in%20Syria_3.pdf
(9) Final Statement of the Conference of Syrian Revolution and Opposition Forces Riyadh (December 10, 2015): http://www.diplomatie.gouv.fr/en/country-files/syria/events/article/final-statement-of-the-conference-of-syrian-revolution-and-opposition-forces
(10) (Re)lire à ce sujet le billet de Cédric Mas dans les colonnes de Kurultay.fr: 25 décembre : L’aviation russe tue Zahran Alloush le chef militaire de Jaish al-Islam http://kurultay.fr/blog/?p=515
(11) US piles pressure on Syria opposition to attend talks, Jacquelyn Martin, afp.com: http://www.afp.com/en/news/us-piles-pressure-syria-opposition-attend-talks



La Bombe, la Brute et le Truand

Savoir si un projectile est intelligent ou non n’est pas toujours le sujet prioritaire.

Syrie: les Russes arrivent

Depuis le 30 septembre 2015, les ailes russes frappent en Syrie, amenant sur ce triste théâtre d’opérations des matériels et des doctrines d’emploi méconnus du public occidental. Kurultay.fr avait abordé le domaine des opérations aériennes en février dernier (1) en évoquant le travail des aviations de la coalition dirigée par les USA contre l’Etat Islamique. Disons-le tout net: la vision russe de la guerre diffère assez nettement de son équivalent occidental. Par conséquent, les matériels et règles d’engagement aussi. De plus, l’aviation militaire russe a traversé une longue période noire après la chute de l’URSS, avec des investissements et des budgets en berne qui, longtemps, ne permirent d’entraîner et d’entretenir convenablement qu’un noyau opérationnel certes crédible, mais petit et employant des matériels vieillissants. Aujourd’hui, des matériels anciens, modernisés dans une certaine mesure, restent les indispensables bêtes de somme de l’aviation de combat russe, aux côtés de systèmes récents, modernes mais encore peu nombreux.

Depuis le début de l’intervention militaire russe en Syrie, les propagandes pro et anti intervention russe sont aussi prolixes l’une que l’autre, et s’autorisent quelquefois des interprétations frivoles de la réalité dans le but d’influencer l’opinion. Pas évident pour le public de détecter de façon autonome les âneries les plus grossières qui le guettent dans les ruelles sombres de l’univers médiatique, entre une frappe russe contre l’Etat islamique là où ce dernier ne se trouve pas et des affirmations sottes sur ce qu’impliquerait l’usage par les Russes d’armes guidées ou non. D’ailleurs, l’armement guidé a-t-il les pouvoirs magiques que l’on voudrait bien pouvoir leur attribuer?

Armement guidé: le biais cognitif

Par ailleurs, et à propos d’armes guidées, qu’il soit permis à votre serviteur de maugréer un coup contre les contrevérités que trop de commentateurs assènent – le plus souvent de bonne foi – avec pour effet d’ôter à l’opinion publique tout sens des réalités vis-à-vis de la guerre. Commençons par les fondamentaux: les mots que l’on met sur les notions. Celui qui a le premier qualifié d’ « intelligente » – smart en anglais – la bombe guidée a sans doute conçu ce jour-là l’idée la plus stupide de sa carrière. La bombe qui se dirige obstinément vers une tache laser ou des coordonnées GPS est certes obéissante quand elle condescend à fonctionner – ce qui n’est absolument pas systématique – mais elle n’a nulle autre intelligence que celle de l’eau qui suit le cours de la gouttière tout en obéissant à la loi de la pesanteur. Elle est rigoureusement incapable de différencier un bon d’une brute ou d’un truand, elle fait juste de son mieux pour aller là où on l’envoie. Si l’on cherche l’intelligence dans le process qui a conduit à délivrer cette bombe sur une cible, on la trouvera éventuellement dans l’autorité politique et les différents opérateurs qui ont eu à prendre des décisions et / ou à les exécuter. L’élément le plus stupide de la chaîne, même dans les contextes où la concurrence en la matière est la plus rude, reste… la bombe. Par conséquent, le bougre qui a eu l’idée d’appeler la bombe non-guidée « bombe stupide » – dumb bomb en anglais – a surtout péché en essayant de faire croire que les bombes guidées ne l’étaient pas. La bonne nouvelle reste que l’inventeur du smart et celui du dumb sont sans nul doute un seul et même individu. Sa punition ne nous coûtera donc qu’une tarte à la crème (2), rien moins qu’intelligente.

A propos d’économies de tartes, l’armement guidé a justement été inventé afin d’optimiser les ressources. La neutralisation du pont nord-vietnamien de Thanh Hoa, à une centaine de km au nord d’Hanoï, en fut un des exemples les plus flagrants. Ce pont fut un objectif majeur de l’aviation américaine qui lui consacra 700 sorties lors de l’opération Rolling Thunder, entre le 2 mars 1965 et le 31 octobre 1968. Il en coûta aux USA huit appareils, dont un C-130 engagé dans une nocturne et rocambolesque opération de mouillage de mines magnétiques destinées à démolir le pont. Et ce dernier, malgré quelques coups au but, resta ouvert à la circulation… D’autres tentatives infructueuses eurent lieu les années suivantes, entraînant trois nouvelles pertes. Le 27 avril 1972, l’US Air Force employa des bombes guidées par laser, mit des coups au but et obtint des effets concrets. Le 13 mai, lors de l’opération Linebacker I, elle récidiva, et put obtenir la fermeture du pont à la circulation. Le 6 octobre, les avions de l’US Navy frappèrent à nouveau en vue de compliquer d’éventuelles réparations. Des bombes Walleye à guidage TV (3) furent utilisées, à nouveau avec succès. L’arme guidée, réellement précise et utilisable à distance de sécurité, avait permis – enfin! – d’emporter un succès majeur en quelques sorties et sans pertes. Politiques et militaires en furent ravis, et aucun d’entre eux ne s’est alors inquiété de savoir si d’innocents civils nord-Vietnamiens avaient été tués ou mutilés par les bombardements du pont de Thanh Hoa ou leurs conséquences.

Cette image représente à la fois une cible irakienne vue à travers le pod de désignation laser d’un avion de la coalition en 1991, et le prisme à travers lequel on a, depuis cette époque, conduit les opinions publiques occidentales à regarder les guerres auxquels participaient leurs forces.

La 1e guerre du Golfe – du 2 août 1990 au 28 février 1991 – posa les fonts baptismaux d’une escroquerie intellectuelle dont les conséquences n’ont pas fini de nous faire croire que la guerre sait être belle. Le commandement de la coalition anti-Saddam Hussein (4) matraqua la scène médiatique, par CNN interposé, de vidéos issues de pods de guidage laser (5) et montrant bombes et missiles frappant avec une précision phénoménale. Des bombes qui passent par la cheminée, M’ame Michu! Pas de morts, pas de sang, pas de cris mais un beau jeu vidéo.  Bien sûr, les journalistes séjournant à Bagdad, encadrés de près par des militaires irakiens, purent filmer des maisons effondrées et des civils disloqués dans un bunker. On parla de dommages collatéraux, et il se murmura même que Saddam Hussein abritait des civils dans les sites sensibles pour imputer leur mort à la coalition. De toute façon, l’élément de langage suprême était lâché, incontestable, solennel, souverain : la frappe chirurgicale.

Tortionnaire de la joie

Nous sommes en 2015, et j’aimerais, à toutes fins utiles, rappeler au lecteur que les chirurgiens ne frappent pas les gens. Que la frappe est à la chirurgie ce que la torture est à la bonne humeur. Qu’une bombe guidée est une bombe comme une autre, sur laquelle on a greffé un kit de guidage pour (essayer de) l’obliger à aller où l’on veut. Ce faisant, on ne lui a ôté ni sa charge explosive, ni son corps métallique qui projette, en se brisant, des éclats meurtriers. Ses effets thermiques et mécaniques restent entiers. Tout au plus ce pouvoir destructeur est-il mieux dirigé. Encore que… Il n’est pas extrêmement rare qu’une bombe guidée rate sa cible, comme en témoigne le taux de fiabilité de 72% qu’affiche la GBU-12 (6). Soit 28% de « déchet » tapant ailleurs que là où l’on souhaitait que la munition produise ses effets. Il arrive aussi que la cible soit touchée très précisément mais que le choix de ladite cible ait été erroné (7). Mais surtout, dans le contexte d’une guerre civile, le combattant et le civil ne sont souvent qu’une seule et même personne. Et c’est tout à fait logiquement que, pour se protéger, le combattant brouille les pistes en évoluant autant que possible dans l’environnement civil. On a beau jeu de traiter de sales types ceux qui mettent leurs mortiers en batterie au beau milieu d’un village, mais à leur place, iriez-vous délibérément servir de cible facile à l’aviation en rase-campagne si vous pouviez faire autrement? Ainsi, il arrive que la cible soit touchée très précisément mais que son périmètre soit au moins autant fréquentée par des innocents que par des combattants. Là, il n’y a pas d’intelligence qui tienne. Juste des effets thermiques et mécaniques face auxquels nous sommes tous égaux.

Situation avant impact. La cible est le véhicule. Le réticule du pod de désignation donne l’échelle.

Permettez-moi d’imager quelque peu mon propos. Supposons que j’aie un fusil de précision pourvu d’une lunette aussi chère qu’un gros diesel Volkswagen non-polluant (8), et que l’ensemble soit capable de toucher un citron à 800m soixante-douze fois sur cent. Envisageriez-vous sereinement que je puisse m’en servir pour chasser le pigeon sur les Champs-Elysées par un beau samedi après-midi de printemps? Seriez-vous rassuré si je vous disais qu’un avion va lancer sur le pavillon d’en face (celui qui est habité par un quatuor de sympathisants d’al-Qaeda, hein, pas le vôtre) un tube de 140 kg d’acier contenant 87 kg d’explosif – du Tritonal, très bien: 80% de TNT, 20% de poudre d’aluminium – guidé par laser, GPS, Mappy et Via Michelin réunis? Chirurgical, mon bon ami, rien à craindre. Baissez tout de même la tête et envoyez le chien à la niche, on ne sait jamais…

Pour en revenir aux réalités du terrain, tout est relatif, à commencer par les effets indésirables d’une bombe. Il y a sans nul doute moins de risques de tuer ou blesser des civils en jetant quatre bombes « stupides » à chute libre sur une mitrailleuse en batterie à la lisière d’un bosquet qu’une seule bombe « intelligente » guidée sur un dépôt d’armes au beau milieu d’une agglomération. Tout comme il est moins risqué d’engager un ennemi en rase-campagne par une rafale d’arme automatique que par une seule cartouche de pistolet dans un marché bondé. Le tout n’est pas de savoir ce qu’on tire et quelle quantité on en tire, encore faut-il savoir, pour évaluer le risque, combien de personnes non-belligérantes on expose au danger. On a tout lieu de s’inquiéter des conséquences à long terme pour les civils de l’usage de conteneurs à sous-munitions par des belligérants contemporains (9). Le largage massif et imprécis de bombes lourdes ou de bombes-barils (10) sur des zones urbaines est évidemment voué à causer des dommages très au-delà des seuls combattants. Pour autant, qu’un belligérant emploie majoritairement des armes guidées ne le dédouane de rien, surtout s’il les tire dans des milieux très fréquentés par les non-combattants. Ajoutons à cela que correctement délivrée dans des conditions atmosphériques et opérationnelles satisfaisantes, la bombe à chute libre n’est pas nécessairement très imprécise, notamment si l’avion qui en est le vecteur dispose d’un système de navigation et d’armement adéquat.

Après impact. La cible a été touchée et détruite. Mais les effets s’étendent bien au-delà. Le résultat s’apprécie aussi à ce qu’abritait le bâtiment mitoyen, désormais en ruines…

Toute l’ingratitude de la responsabilité politique

De toutes ces considérations, que faire? En ces temps de coupe du monde de rugby, la réponse est sans nul doute à emprunter au langage rugbystique: revenir aux fondamentaux. La guerre est un acte d’essence politique. Il revient à l’échelon politique, et notamment à l’exécutif, d’en définir l’état final recherché, le cadre éthique, les limites au-delà desquelles les pertes amies et civiles seront intolérables – et donc, en creux, à l’intérieur desquelles elles seront acceptables –, et, ceci fait, d’en prendre et d’en assumer la responsabilité. En théocratie, cette responsabilités se prend devant Dieu. Et en démocratie, devant le peuple souverain. Cette responsabilité, l’élément de langage « frappe chirurgicale » a été inventé pour la fuir en se cachant derrière le mythe mensonger de la guerre cool. Et petit à petit, l’outil a mangé l’ouvrier. A clamer trop fort et trop souvent que l’on sait conduire des guerres propres parce qu’on n’est pas des barbares, on se condamne à le faire vraiment. Et donc, comme c’est impossible, on s’en trouve réduit soit à ne pas agir pour éviter à tout prix les dommages indésirables, soit à mentir, non pas comme un chirurgien (dentiste) mais comme un arracheur de dents, afin de camoufler les « bavures ».

Le propos n’est pas ici de dire qui, parmi les utilisateurs actuels d’armes intelligentes ou stupides, a raison ou tort. Mais on peut pointer du doigt les incohérences. Occidentales, par exemple. Critiquer une frappe russe qui tue des civils en Syrie tout en ne pipant mot sur une frappe saoudienne qui tue autant de civils au Yémen, voilà qui pose question. Et quand Laurent Fabius, ministre français des Affaires étrangères, a déclaré, le 5 octobre 2015 au Monde  « J’espère que les frappes russes viseront désormais vraiment et uniquement Daech et les groupes proches d’Al-Qaida » (11), autant il a en cette occasion condamné l’usage de barils d’explosifs par les forces de Bachar al-Assad, autant il n’a pas plus parlé des bombes à sous-munitions russes – dont l’usage en Syrie était publiquement documenté depuis la veille (12) – qu’il ne l’a jamais fait des bombes à sous-munitions saoudiennes – dont l’emploi au Yémen est aussi avéré que décomplexé. Il serait tout à fait fâcheux qu’en démocratie, l’exécutif de la République se réjouisse secrètement de voir Russes et Saoudiens faire « le sale boulot qui tache mais il faut ce qu’il faut » tout en se drapant lui-même, publiquement, dans une vertu de façade…

Jean-Marc LAFON

Pour aller plus loin, je vous encourage à lire l’article de Joseph Henrotin paru dans DSI n° 117 (septembre 2015): « Sociologie de la bombe guidée, les paradoxes de la précision ».

(1) Aviation contre Etat islamique JM LAFON, kurultay.fr http://kurultay.fr/blog/?p=125

(2) L’auteur laisse le lecteur seul juge du caractère intelligent ou non de la tarte à la crème en tant que munition, et des contextes opérationnels où son usage est opportun.

(3) « Guidage TV »: le nez de la bombe contenait une caméra renvoyant ses images sur un écran dans l’avion, où un mini-manche permettait de corriger la trajectoire de la bombe.

(4) A laquelle, pour la petite histoire, participait l’armée syrienne d’Hafez al-Assad, père et prédécesseur de l’actuel président Bachar al-Assad.

(5) Le principe de fonctionnement du pod de désignation a été détaillé dans l’article cité au (1) ci-dessus.

(6) En Afghanistan, les Rafale tirent leur nouvelles bombe AASM Jean-Dominique MERCHET, blog Secret Défense http://secretdefense.blogs.liberation.fr/2008/04/23/en-afghanistan/

(7) Guettons à ce propos les résultats de l’enquête diligentée par les autorités US après le tragique et tout récent bombardement de l’hôpital MSF de Kunduz en Afghanistan.

(8) Toute ressemblance avec des évènements réellement survenus serait fortuite et, pour tout dire, déplacée.

(9) La Russie en Syrie et l’Arabie Saoudite au Yémen font un usage avéré de ces munitions.

(10) Barils remplis de centaines de kg d’explosifs largués depuis des hélicoptères, particulièrement utilisés par les forces syriennes.

(11) Transcription complète disponible sur le site du ministère: http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/le-ministre-les-secretaires-d-etat/laurent-fabius/presse-et-media/article/syrie-laurent-fabius-s-allier-avec-bachar-al-assad-serait-une-impasse-02-10-15

(12) Vidéo saisie le 04/10/2015 dans la région d’Alep: https://www.youtube.com/watch?v=3sKZE7qs0Qk&feature=youtu.be




Jabhat al Nusra, l’autre menace syrienne

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Combattants d’al Nusra peu avant l’attaque de Tal Salmo, dans la région d’Idlib.

Associer les noms « jihad » et « Syrie » conduit la plupart des occidentaux à penser à Daech, l’Etat Islamique en Irak et au Levant (EI). Les prestations choc de l’EI sur le terrain et leur mise en scène médiatique pourraient faire supposer au spectateur distrait que le califat de Raqqa monopolise à la fois l’engagement djihadiste en Syrie et la menace qui pèse sur l’Occident depuis ce pays déchiré. Mais une autre entité, au moins aussi inquiétante, s’est développée dans le substrat de la guerre civile syrienne, selon une méthodologie très spécifique. Il s’agit du front al Nusra (ou « Nosra »), alias Jabhat al Nusra li-Ahl ash- Shām : Front pour le Secours au Peuple du Levant, JAN, franchise syrienne du réseau al Qaeda. En voici une présentation. Elle n’est pas exhaustive car couvrir l’histoire de cette structure mériterait déjà un grand livre malgré son jeune âge. (1)

  • Une entité djihadiste s’invite en Syrie

A l’été 2011, en plein Ramadan, ce qui est encore l’Etat Islamique d’Irak envoie un petit corps expéditionnaire en Syrie, où l’insurrection contre Bachar al Assad bat son plein depuis le 15 mars. Ce noyau dur est composé, pour l’essentiel, de Syriens d’Al Qaeda, vétérans de la guerre en Irak, qu’ils ont livrée contre les Etats-Unis et leurs alliés locaux, certains ayant également combattu en Afghanistan. Ils sont rapidement rejoints par des djihadistes du même tonneau, que le régime de Bachar al Assad détenait dans la prison politique de Sednaya jusqu’à sa décision de les libérer en mai et juin 2011. Cet épisode souvent oublié s’inscrit dans la stratégie de diabolisation de ses opposants par Assad, qui les présente au monde comme des « terroristes » depuis les premières manifestations de rues.

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Mohammad al Joulani, leader de Jabhat al Nusra

Il ne faut que quelques mois à Abu Mohammad al-Joulani et à son staff pour structurer une petite force de frappe, encore peu nombreuse, principalement constituée de Syriens, mais qui capitalise des capacités cruciales dont elle a le monopole parmi les insurgés de Syrie. Commander et coordonner des opérations offensives massives et complexes ; savoir conjuguer fluidité tactique et discipline ; posséder et savoir utiliser des troupes d’assaut aptes à créer des brèches que des forces alliées de second ordre exploiteront ensuite ; posséder et savoir utiliser des « forces spéciales » ; bénéficier de combattants intégralement « politisés », pour qui la question du sacrifice suprême n’est pas un problème ; avoir dans ses rangs un pool de combattants prêts à mener des opérations suicide en vue de « ramollir » les dispositifs ennemis ou d’éliminer des personnages importants. Les premières actions d’al Nusra visent des structures importantes des services de sécurité du régime syrien, dans l’ensemble du territoire et en très peu de temps. L’effet de choc est rude pour le régime, tandis que les autres mouvements rebelles sont impressionnés et admiratifs. Quoique des djihadistes étrangers combattent d’ores et déjà sous sa bannière, l’origine syrienne d’une majorité de combattants de JAN fait en outre vibrer la fibre nationaliste des rebelles.

  • Se rendre indispensable

Tandis que d’autres groupes bénéficient d’effectifs imposants mais de qualité médiocre, Al Nusra devient pour eux un prestataire de services incontournable. Ces formations, incapables de concevoir une manœuvre d’envergure puis de la coordonner sur le terrain, verront vite en al Nusra un démultiplicateur de forces inespéré. Des vétérans de JAN montent les grandes opérations et en assurent le commandement. JAN prend en charge la coordination des transmissions — l’usage de fréquences multiples évite la « bouillie radio » mais est très gourmande en compétences et discipline — et intègre des hommes dans les groupes rebelles où ils se chargent des communications avec le commandement. JAN envoie ses kamikazes — certains à bord de blindés chargés de plusieurs tonnes d’explosifs — fissurer les défenses de l’adversaire et démoraliser ses combattants. Puis il lance ses troupes d’assaut qui empêchent l’ennemi de se réorganiser et ouvrent grand la brèche. Enfin, les grosses formations rebelles de moindre qualité peuvent venir fournir la masse afin d’exploiter le succès initial, judicieusement coordonnées par le commandement de JAN et ses relais auprès des combattants insurgés.

Un SVBIED (véhicule suicide piégé) d'al Nusra vient d'atteindre sa cible à Daraa

Un SVBIED (véhicule suicide piégé) d’al Nusra vient d’atteindre sa cible à Daraa

Cette coopération militaire victorieuse d’al Nusra avec les autres mouvements rebelles lui attire un grand respect de leur part, ainsi qu’une réelle dépendance opérationnelle dès lors qu’il s’agit d’affronter les éléments les plus efficaces des forces du régime. Face aux meilleures forces de Bachar al Assad, sans al Nusra, on ne gagne pas… C’est alors qu’al Nusra se révèle comme un puissant vecteur stratégique des méthodologies politiques d’Ayman al Zawahiri, le leader du réseau Al Qaeda. En effet, le régime, voyant ses villes menacées — y compris sa capitale Damas —, consacre d’énormes moyens à leur défense… au détriment des campagnes. Les effets de cet abandon des campagnes par Bachar al Assad sont majeurs. Un vide politique absolu y est créé. Les services publics se délitent ; la distribution d’énergie et d’eau se dégrade rapidement ; la santé publique vacille ; les populations viennent vite à manquer de tout ; la loi de la jungle s’installe. Mais le réseau Al Qaeda veille, fort de financements occultes et abondants…

  • La nature a horreur du vide : s’intégrer dans le tissu social

Après avoir fait la démonstration de ses atouts militaires et y avoir acquis le respect de l’opposition syrienne combattante, al Nusra transforme l’essai sur le terrain civil. Déployant ingénieurs, techniciens, combattants chargés des missions de police, personnels de santé, JAN travaille au bien-être des populations. Campagnes de vaccinations, livraison de vivres aux réfugiés, remise en état des réseaux de distribution d’eau, d’énergie, et rétablissement de l’ordre public sont autant de vecteurs qui contribuent à la popularité de JAN. Rapidement, al Nusra est présent un peu partout, intégré au tissu social. Ses clercs prennent en main l’éducation religieuse, substituent la charia au non-droit laissé derrière lui par le régime, et fondent, avec la participation bienveillante des autochtones et de certains groupes rebelles, des conseils locaux. Pour ainsi dire, al Nusra ne s’impose nulle part mais a créé les conditions qui font de lui le bienvenu presque partout. Ce qui lui permet d’ailleurs d’alimenter un solide recrutement autochtone et, ainsi, de se renforcer tout en se présentant comme un acteur légitime de la vie politique syrienne post-Bachar al Assad. Les Syriens, même fondamentalistes, sont en effet souvent animés par un sentiment national qu’un trop fort pourcentage de djihadistes étrangers pourrait froisser. Tout en tenant un discours aux accents nationalistes, JAN modèle la société par touches successives pour la rendre compatible avec sa vision mondialiste du jihad et son objectif à moyen terme : fonder en Syrie un émirat islamique tout entier dévolu à la stratégie globale d’Al Qaeda…

Institut Al Farook d'études islamiques

Institut Al Farook d’études islamiques

  • Décrédibiliser les Occidentaux et leurs alliés

Une succession d’évènements habilement exploités va permettre à al Nusra d’asseoir un statut encore plus fort dans la région. Le 8 février 2012, Ayman al Zawahiri, le leader d’Al Qaeda, appelle les musulmans à soutenir l’insurrection syrienne. Le 10 décembre de la même année, les Etats-Unis inscrivent al Nusra sur leur liste des organisations terroristes, au titre de sa filiation avec Al Qaeda. Cette démarche suscite un tollé presque unanime parmi les rebelles syriens. Comment admettre que l’allié qui fait gagner les batailles, qui protège la population et qui structure la société soit ainsi traité par les Etats-Unis, dont beaucoup espèrent qu’ils contribueront militairement à l’éviction de Bachar al Assad ? Vingt-neuf (!) groupes rebelles signent une pétition condamnant l’attitude américaine, proclamant « nous sommes tous al Nusra », et vont parfois jusqu’à pavoiser aux couleurs de JAN… Un leitmotiv parcourt une majorité de l’opposition syrienne combattante : « lutter contre Al Qaeda ne figure pas parmi nos objectifs ».

  • Exploiter la brutalité du régime et les atermoiements occidentaux

Le 21 aout 2013, le régime de Bachar al Assad attaque Ghouta — un faubourg de Damas aux mains de la rébellion — au gaz Sarin. L’opposition syrienne appelle les Occidentaux à intervenir. Il n’en sera rien puisqu’à l’initiative des Etats-Unis, une solution négociée sera adoptée, visant à l’abandon de son arsenal chimique par le régime, les Occidentaux assurant pacifiquement la destruction des armes. Al Nusra lance alors une campagne de représailles nommée « œil pour œil ». La communauté alaouite, minorité d’où est issue la famille de Bachar al Assad, est ciblée dans tout le pays. Massacres de civils, enlèvements, exécutions médiatisées de personnalités, vagues d’attentats… On assiste alors à une radicalisation savamment calculée et orchestrée de l’action de JAN, avec le soutien croissant de l’opinion indignée par la brutalité souvent extrême et aveugle du régime. Sur les territoires où JAN est présent, l’organisation affiche désormais des positions sectaires en accord avec ses principes, misant sur la popularité acquise en « punissant » Bachar tandis que « les Occidentaux complices et leurs alliés laissent faire ».

Le MV Cape Ray, un vieux roulier de la réserve de l'US Navy, à bord du quel sera neutralisé l'arsenal chimique livré par al Assad. Ce n'est pas le type d'intervention US espéré par les révolutionnaires Syriens

Le MV Cape Ray, un vieux roulier de la réserve de l’US Navy, à bord du quel sera neutralisé l’arsenal chimique livré par al Assad. Ce n’est pas le type d’intervention US espéré par les révolutionnaires Syriens

  • Le schisme avec Daech met à l’épreuve l’aptitude de JAN à repenser sa stratégie

En avril 2013, Abu Bakr al Baghdadi fonde l’Etat Islamique en Irak et au Levant, développant en Syrie une vision plus directement militaire du jihad : conquête de vive force, soumission des populations au prix de déportations et de massacres, contrôle et administration exclusifs des territoires, afflux massif de combattants étrangers, rejet du nationalisme — notion impie —, le tout appuyé par un outil de communication massivement performant qui sème la terreur et décourage les combattants adverses. Daech veut réabsorber JAN, mais Abu Mohammad al-Joulani s’y oppose, ne reconnaissant comme seul chef que le leader d’al Qaeda, Ayman al Zawahiri. Le schisme est consommé en février 2014, quand al Zawahiri exclut formellement Daech du réseau al Qaeda. Après des affrontements directs particulièrement violents entre JAN et Daech, notamment dans le bastion historique de JAN à Deir Ezzor, dans l’Est du pays, sur les bords de l’Euphrate, JAN décide de repenser sa stratégie. Il se retire des bords de l’Euphrate et opère un redéploiement complet vers le nord-Ouest et le sud-Ouest de la Syrie, s’imbriquant encore plus étroitement avec les autres mouvements rebelles, et exerçant une pression croissante sur le plateau du Golan et le Liban… Face à deux ennemis majeurs, Daech et Bachar al Assad, al Nusra a fait un choix : Bachar al Assad d’abord, tout en s’ouvrant des opportunités pour mettre sous haute tension la communauté internationale via les pays du voisinage. Cette capacité d’adaptation aux circonstances nouvelles est, de la part d’al Nosrah, signe d’une résilience de haut niveau, dans la droite ligne de la « maison-mère » al Qaeda.

  • Contrôle accru de JAN sur les autres mouvements rebelles

Pour al Nusra, tout gain de popularité doit être exploité. Perçu comme le vecteur du retour à l’ordre, l’entité qui permet de remporter des victoires sur le régime, le protecteur du peuple face à ses oppresseurs, JAN ne se contente plus de collaborer avec les autres mouvements rebelles. En mai 2014, les leaders de Harakat Ahrar al-Sham al-Islamiyya (HASI, mouvance du Front Islamique) et de Jaysh al-Mujahideen lancent un appel du pied aux Occidentaux en se déclarant opposés au fondamentalisme et aux interférences étrangères qui le véhiculent. Al Nusra condamne ces propos dans les termes les plus vifs. En résulte sans délai une « clarification » des deux mouvements rebelles : le fondamentalisme visé était uniquement « celui de Daech »… Le même mois, le colonel Ahmad al Nameh de l’Armée Syrienne Libre (ASL) déclare vouloir ouvrir un front sud débarrassé des fondamentalistes. Lâché par la plupart des mouvements rebelles, invité à s’expliquer par le conseil local de la sharia, al Nameh avouera, dans une vidéo diffusée sur Internet, avoir agi sur ordre de la Jordanie et de ses alliés pour nuire à JAN. Plus al Nusra est populaire, plus il établit son autorité, et plus il s’approprie les leviers de la gouvernance des territoires où il évolue.

  • Frappes aériennes US exploitées par JAN

Le 22 septembre 2014, les Etats-Unis lancent une série de frappes aériennes à l’ouest d’Alep, visant une cellule créée par al Nusra, que l’on nomme « groupe Khorasan ». Il s’agit d’une petite force spéciale dédiée à la préparation d’opérations extérieures, notamment des actions terroristes dans les pays occidentaux, au service du réseau al Qaeda et de ses desseins mondiaux. Mais la population perçoit surtout une agression contre JAN qui, on l’a vu, est désormais populaire de par son engagement anti-Assad. De plus, l’imbrication de JAN parmi les autres insurgés a des effets immédiats. Des combattants de HASI sont touchés par un bombardement américain visant Khorasan le 23 septembre 2014. Al Nusra exploite habilement ces évènements pour convaincre l’opinion que les Etats-Unis et leurs alliés ont choisi d’appuyer Bachar al Assad au détriment de la révolution syrienne.

  • Un défi stratégique pour les Occidentaux et leurs alliés

A l’heure où ces lignes sont écrites, Daech, organisation expansionniste, est sous la pression des acteurs de la « proxy-war », la guerre par procuration coordonnés et appuyés par les Occidentaux, leurs alliés et l’Iran. Daech ne parvient plus à progresser. Des cartes farfelues pullulent dans la presse et sur Internet, faisant passer de vastes étendues désertiques parfois parcourues par de petits commandos de Daech comme des zones contrôlées par le califat de Raqqa. Le ridicule ne tue pas… Le régime de Bachar al Assad, lui, reste arc-bouté sur de grands centres urbains massivement peuplés, laissant de vastes étendues parfois riches en ressources, y compris humaines, aux mains d’une opposition de plus en plus contrôlée par al Nusra. Et il continue d’entretenir la haine des populations qu’il ne contrôle pas, n’hésitant pas à bombarder aveuglément toute zone, même densément peuplée, où évoluent les rebelles. Les armements livrés par les occidentaux aux mouvements « modérés » tels l’ASL sont régulièrement filmés et photographiés au combat, aux main de JAN et même de Daech, signe que quelque chose ne se passe pas comme on voudrait… JAN se permet d’évincer d’un revers de main les casques bleus de l’ONU déployés dans le Golan, tout en accroissant sa pression sur le Liban, où il enlève des soldats et perpètre des attentats meurtriers. Il faut dire que le Liban est la base arrière d’un des plus redoutables alliés de Bachar al Assad : le Hezbollah chiite, qui pèse lourd sur l’échiquier politique local, et donc sur l’équilibre régional.

Les zones fertiles en vert, le désert en jaune. Pour rire un peu des faiseurs de cartes qui voient en chaque caillou du désert un combattant de Daech...

Les zones fertiles en vert, le désert en jaune. Pour rire un peu des faiseurs de cartes qui voient en chaque caillou du désert un combattant de Daech…

Le défi de l’année 2015, pour les Occidentaux et leurs alliés — aux objectif pas forcément uniformes… — est d’empêcher que la Syrie soit coupée en trois : Bachar al Assad, Daech et JAN. D’une part parce qu’aucune de ces trois entités n’est compatible avec nos intérêts ni avec notre sécurité. D’autre part parce que les acteurs locaux sont capables de realpolitik à un point qui surprend souvent les mentalités occidentales. A l’échelle locale, l’intérêt commun bien compris conduit parfois des ennemis jurés à combattre côte à côte — ainsi JAN et Daech dans le Qalamoun, près de la frontière libanaise — et / ou à commercer, y compris dans le domaine des armes et… des otages. Cet attachement à la realpolitik ouvre des opportunités folles aux mouvements djihadistes pour s’adapter à l’adversité. Les choix s’échelonnent depuis une confrontation totale JAN / Daech jusqu’à une coopération plus récurrente entre eux, en passant par toute une gamme d’alternatives, y compris la fusion de JAN dans les autres structures préexistantes. De plus, de l’aveu même des services américains, Khorasan, entité dédiée au jihad mondial et composée de djihadistes de toutes provenances, n’a pas été désorganisé par les frappes aériennes.

  • Bilan temporaire

Al Nusra montre au monde une leçon de stratégie réaliste au service d’un but politique intangible. Une démonstration éloquente de « conquête des cœurs et des consciences », et une autre de résilience. Enkysté dans le tissu social des zones hors de contrôle de Bachar al Assad et de Daech, il est parvenu en un temps record à modeler la société de sorte à en devenir un organe perçu comme plus encore que légitime : essentiel. Il est déjà très tard pour proposer au peuple syrien, qui a tant souffert, une alternative à la fois à Bachar al Assad et aux djihadistes. Et il est peut-être beaucoup trop tard pour parer à la source les futures opérations extérieures de Khorasan, qui continue de préparer ses actions sous la protection de JAN, étroitement imbriqué dans la population locale, au service des desseins d’al Qaeda tels qu’on a pu y gouter à Paris début janvier 2015… Si ces évènements ont rappelé Al Qaeda dans la Péninsule Arabique au bon souvenir des Français, n’oublions pas que la déclinaison syrienne du réseau al Qaeda — qu’on ne cesse d’appeler abusivement « nébuleuse » alors que c’est une solide structure décentralisée — a le regard résolument tourné vers nous, qu’elle n’est pas le moins du monde Charlie, et qu’elle n’est, somme toutes, géographiquement pas bien loin d’ici.

Jean-Marc LAFON

(1) Pour aller plus loin, je vous propose de lire, en anglais, l’étude réalisée par Jennifer Cafarella pour le compte de l’ Institute for the Study of War, disponible au format PDF sur cette page: http://www.understandingwar.org/report/jabhat-al-nusra-syria