Aviation contre Etat Islamique
L’info délivrée par les instances officielles: un besoin de décryptage
Chaque jour ou presque, l’US Central Command publie une liste des frappes aériennes menées en Irak et en Syrie contre l’Etat Islamique (EI) dans le cadre de l’operation Inherent Resolve. Il s’agit de l’énumération des actions lors desquelles un ou plusieurs appareils de la coalition ont délivré (1) un ou plusieurs armements sur une ou plusieurs cibles, dans des périmètres géographiques donnés. Voici à titre d’exemple une copie du communiqué du 29 janvier 2015.
Difficile pour le public, en partant d’un tel document, de se figurer les effets réels de ces opérations sur l’Etat Islamique, ses infrastructures, ses capacités économiques et militaires, son assise politique. Pour s’en faire une idée et tâcher de modestement déterminer quelques liens de cause à effet, votre serviteur a travaillé selon plusieurs axes qu’il a ensuite fallu faire converger. Tout d’abord, des sources militaires ont bien voulu faire preuve de pédagogie à son endroit, tout en restant dans les limites de leur devoir de réserve et de confidentialité. Ensuite, le suivi quotidien de l’actualité « du terrain » fut — et demeure — un morceau de bravoure car les sources pullulent, mais la plupart sont partisanes. Il s’agit donc plus souvent de propagande que d’information objective. Une fois l’information recueillie, vient le temps de son traitement. Il faut alors opérer de fastidieux recoupements pour séparer le bon grain de l’ivraie, éliminer ce qui est faux, dépouiller ce qui est enjolivé. Qu’il soit entendu que les sources occidentales ou pro-occidentales, officielles ou non, ne sont pas nécessairement d’une fiabilité plus considérable que les autres.
Les buts et contraintes des belligérants
L’Etat Islamique administre un territoire, exploite ses ressources, commerce avec le monde extérieur. Et comme il s’est donné une vocation expansionniste, il doit pouvoir conduire des opérations militaires offensives pour conquérir de nouveaux territoires, et défensives pour les conserver.
Il a besoin de voies de communication praticables afin de pouvoir importer les denrées qu’il lui faut, exporter les produits de contrebande qui lui assurent des revenus, permettre les activités normales des populations (2) — agriculture, industrie, services, consommation — et enfin faire manœuvrer ses forces et les approvisionner en renforts, relèves et denrées nécessaires à la conduite des opérations. Il a besoin d’énergie — carburant, électricité. Il a besoin des infrastructures permettant l’extraction du pétrole brut. Il a besoin d’ateliers dédiés à la maintenance de son matériel militaire. Il a besoin de chefs politiques, et de cadres chargés de convertir les directives de ces derniers en actions. Il a besoin que tous les échelons — du politique à l’opérationnel sur le terrain — puissent s’échanger ordres et informations, si possible en temps réel. La liste n’est pas exhaustive mais embrasse l’essentiel du spectre.
La coalition, elle, doit perturber autant que possible le fonctionnement de la machine EI. Empêcher l’extraction du pétrole pour asphyxier économiquement l’EI. Eliminer les chefs et les cadres pour perturber la continuité politique. Priver les combattants de leur liberté de manœuvrer et de communiquer pour épuiser le potentiel offensif de l’EI. Enrayer le train de bataille qui achemine vivres, munitions, pièces, carburant, matériels et combattants là où ils sont nécessaires pour éroder l’efficacité tactique de l’EI sur le terrain. Nuire à la transmission des ordres et informations pour interdire la coordination d’opérations de grande envergure. Appuyer les acteurs au sol de la proxy-war (3) dans leurs opérations offensives ou défensives face à l’EI pour reprendre le contrôle des territoires tenus par ce dernier. Mais cela ne va pas sans contraintes.
Pour les adversaires des jihadistes, un enjeu considérable est d’éviter que les populations sunnites finissent par se reconnaitre massivement dans les revendications et méthodes de mouvements tels que l’EI ou Al Qaeda (4). Cela implique que l’on empêche autant que possible les frappes de tuer ou blesser des civils. Mais cela nécessite aussi d’éviter qu’elles portent atteinte à leurs conditions de vie en endommageant des infrastructures et des biens indispensables aux populations. Pour satisfaire à ces exigences, les forces répondent à des règles opérationnelles d’engagement (ROE) indexées au plan d’opération. Elles se présentent sous la forme d’un catalogue indiquant les conditions à réunir pour pouvoir « traiter » (5) une cible. Elles sont naturellement confidentielles, mais l’ennemi apprend à les connaitre à la lumière de l’expérience que vous lui avez donnée de vous-même en le frappant… ou non, justement. L’observateur lointain fait de même avec, il faut l’assumer, un certain degré d’imprécision qui doit incliner à l’humilité.
Sur quoi tirer? Sur quoi ne pas tirer?
Les détails des ROE de la coalition sont confidentiels, mais les grandes lignes en sont connues. Les militaires qui ont bien voulu m’en toucher trois mots ont cité les opérations aériennes israéliennes dévastatrices à Gaza lors de l’été 2014 comme l’exemple de ce que l’on veut éviter. S’agissant des personnels, véhicules, marchandises et équipements, n’est une cible que ce qui est formellement identifié, visuellement, comme ennemi et qui ne soit pas directement environné par des dommages collatéraux en puissance. S’agissant d’infrastructures et de bâtiments stratégiques, il n’est pas interdit de supposer qu’on préfère frapper de nuit, afin de limiter la probabilité de toucher des civils évoluant à proximité. Un moyen courant de procéder est le recours à un dispositif de désignation de cible, qui associe une caméra thermique à haute résolution et un émetteur de rayon laser permettant de guider l’armement. Ces équipements sont embarqués sous forme de nacelle par les avions de combat, et de « boule optronique » par les drones. Le document ci-dessous vise à vulgariser le concept pour les non-initiés.
Le théâtre des opérations en Syrie et Irak présente des difficultés particulières pour les aviations occidentales si on le compare, par exemple, à ce qu’elles connurent en Libye en 2011. En Libye, certains secteurs, notamment au début du conflit, permettaient l’application de ROE très souples dans la mesure où l’adversaire désigné y possédait le monopole de certains moyens aisés à identifier — blindés, artillerie lourde, etc. Les combattants jihadistes, eux, font par exemple largement usage de véhicules fort courants dans ces contrées. Ainsi l’inconscient collectif associe volontiers les pickups Toyota aux jihadistes. Or, ces véhicules sont omniprésents dans presque tous les endroits du globe où le terrain est difficile, y compris et surtout aux mains de personnes pacifiques qui les emploient comme bêtes de somme dans le cadre d’activités professionnelles ou privées. De même, un camion ou un autocar civil non armé mais chargé de combattants, vu depuis 6.000 m d’altitude, même avec une belle résolution d’image, ressemble au même véhicule chargé d’ouvriers. Des ROE conservatrices conduiront à ne pas ouvrir le feu contre un tel but. Cela répond en grande partie à la question de savoir comment l’EI a pu continuer à assurer des relèves et à envoyer des renforts et du matériel à Kobané alors qu’avions de combat et drones veillaient au grain. Gageons aussi, et c’est là un exemple qui donne toute sa pertinence à la comparaison avec les ROE israéliennes à Gaza lors de l’été 2014, qu’une position d’artillerie établie à proximité immédiate d’une zone peuplée — cernant de plus en plus précisément les ROE de l’ennemi, l’EI s’y adapte — ne sera a priori pas traitée par l’aviation. Il serait toutefois naïf de croire que ces opérations aériennes ne font pas de dommages collatéraux. Les ONG comme l’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme et Raqqa is Dying Silently sont formelles: les bombardements de la coalition font des victimes non belligérantes. On ne sait pas l’éviter et c’est un problème. Il importe également de noter que la couverture nuageuse prive l’aviation de son acuité visuelle, et l’on remarque un très net ralentissement du rythme des frappes quand la météo est défavorable. C’est logique quand les ROE exigent qu’une cible soit formellement confirmée hostile. Et quand il fait beau, il est désormais courant de voir les combattants de l’EI allumer des feux d’hydrocarbures et/ou de pneus pour générer une épaisse fumée qui handicape l’aviation.
Enfin, l’un des exercices les plus exigeants dans le domaine de l’attaque au sol depuis les airs est l’appui tactique au profit des troupes au sol. Il exige rigueur, méthode et précision tant des aviateurs que des combattants au sol eux-mêmes. Or, le théâtre mésopotamien cumule certains facteurs lourdement limitants dans ce domaine crucial. Le premier tient au niveau de compétence en la matière des acteurs de la proxy-war : tant parmi les forces irakiennes de sécurité qu’au sein des diverses milices opposées à l’EI, nul ne présente une maîtrise du contrôle aérien avancé comparable à celle des opérateurs occidentaux spécialisés qui ont amplement maturé cette discipline en Afghanistan — sans pour autant que ça les ait rendus infaillibles dans l’exercice de cet art difficile.
Le deuxième facteur limitant, et non des moindres, est une certaine similitude de matériels entre l’EI et ses opposants, notamment en Irak. Humvee, MRAP et autres véhicules occidentaux équipent massivement l’armée irakienne, mais aussi l’EI qui a fait main basse dessus lors de ses conquêtes fulgurantes de l’été 2014, et certaines milices qui se sont également servies au passage. Quand, en pleine bataille à Baiji, deux bombes alliées coup sur coup tombent sur les forces de sécurité irakiennes, les effets cumulés d’un guidage déficient et d’une identification visuelle compliquée ne sont sans doute pas loin (cf vidéo ci-dessous, vers 2 min 00).
Qu’est-ce qui a changé depuis le début des frappes?
La tendance nette qui se dégage depuis que les opérations aériennes suivent leur rythme de croisière, c’est que l’EI ne parvient plus guère à avancer de manière substantielle, comme il a pu le faire jusqu’à l’été 2014. La coordination d’imposantes offensives terrestres nécessite un trafic radio intense qui attire l’attention des moyens de surveillance électronique, et que les armées modernes savent localiser. La mise en mouvement de nombreux jihadistes accompagnés de véhicules de combat et d’un train de bataille abondant offrirait en outre une cible trop aisée aux aviateurs. Le suivi des opérations semble montrer que les manœuvres de grande ampleur sont désormais limitées en temps et en distance, et se tiennent dans le cadre de contre-attaques parfois extrêmement violentes et efficaces mais sans commune mesure avec les offensives éclair qui ont vu la débâcle des forces de sécurité irakiennes à l’été 2014. C’est une évidence: quand on n’était pas soumis à la menace aérienne et qu’on le devient, on s’adapte et on change de modes opératoires car le contraire serait stupide. Or, les coordinateurs militaires de l’EI ne sont pas stupides.
Si l’EI ne conquiert plus guère, ce qui est stratégiquement fort ennuyeux pour une organisation qui s’est donné une vocation expansionniste, il reste toutefois redoutable dans d’autres domaines. Ses coups de main limités mais violents contre des postes frontière jordaniens et saoudiens (6), impliquant de longues distances parcourues sur route à travers le désert sans être inquiété par l’aviation, démontrent que les aéronefs de la coalition ne peuvent être partout, que l’EI sait déplacer de petites forces de raid correctement camouflées — passant sans doute pour du trafic civil — et que la sécurisation des frontières saoudienne et jordanienne ne sera possible qu’après avoir dégagé les bords de l’Euphrate, où les jihadistes sont désormais solidement implantés et d’où il essaiment pour inquiéter les Etats voisins.
Autre domaine d’excellence de l’EI, son aptitude à défendre ses possessions peut poser de sérieux problèmes. Si l’aviation a pu contribuer à évincer les jihadistes de Kobané, d’autres secteurs urbains comme par exemple Baiji, en Irak, sont le théâtre de contre-attaques furieuses et souvent couronnées de succès chaque fois qu’une parcelle de territoire a pu être récupérée par les forces irakiennes de sécurité. A voir Kobané après la bataille, et étant entendu que tarir les flux logistiques de l’EI semble impossible via les ROE actuelles, il semble que pour chasser l’EI d’une grosse agglomération, il faille infliger à celle-ci des destructions monstrueuses. Sinistre perspective. A noter également qu’en recherchant le combat d’extrême proximité avec l’ennemi en milieu urbain, l’EI empêche l’action de l’aviation en soutien direct. La probabilité de tir fratricide est alors trop élevée, et la décision de délivrer l’armement ne peut être prise.
La victoire est-elle possible?
Le général français Pierre de Villiers, chef d’état-major des armées, a plusieurs fois affirmé que la victoire contre l’EI ne faisait pas de doute, dans la mesure où sa liberté de manœuvrer et de communiquer se trouve sévèrement mise à mal par les forces de la coalition et leurs alliés au sol. Mais lui-même et tous les responsables crédibles qui se sont exprimés sur la question ont également dit et répété que ce serait long (7). A voir le califat de Raqqa désormais contraint à une posture globalement défensive — hormis les quelques raids dont nous parlions ci-dessus — alors que sa vocation affirmée est l’expansion, il est permis de croire qu’à force de patience et d’obstination, il sera possible de le vaincre, tout au moins en Syrie et en Irak. Mais pour quelle victoire, acquise à quel prix?
Les opérations sont financièrement onéreuses, et à voir la situation depuis le Yémen jusqu’au Mali, il faut se poser la question de la capacité occidentale d’ubiquité à long terme pour faire face à une multiplication des foyers jihadistes: cette capacité décroit d’année en année pour des raisons principalement économiques. De plus, la proxy-war met en scène des acteurs nombreux et différents, dont chacun poursuit des buts souvent en contradiction avec ceux des autres et avec les nôtres. Certains de ces partenaires horripilent les populations sunnites avec lesquelles, doux euphémisme, ils ne sont pas tendres. Il faudra de la patience et le sens du long terme pour venir à bout de l’EI. Mais si tout ce temps passé à souffrir pousse les populations sunnites dans les bras d’autres mouvances jihadistes, ce sera une victoire à la Pyrrhus. D’autant que gérer les mouvances chiites, kurdes, alaouites et autres qui auront « gagné » pour nous la guerre au sol risque de causer des migraines carabinées dans les chancelleries occidentales. Ce ne sont d’ailleurs pas des acteurs désormais décomplexés comme la Turquie, l’Egypte, l’Iran et les monarchies de la région qui rendront le syndrome moins douloureux.
Jean-Marc LAFON
(1) « Délivrer » un armement: terme militaire exprimant le fait d’envoyer, larguer, tirer un armement (bombe, missile…) sur une cible.
(2) Totalitaire ou pas, l’EI a besoin de la population de ses territoires. Il y trouve de la main d’œuvre, mais aussi l’assise territoriale de sa légitimité politique.
(3) Proxy war: guerre par procuration, définie par Oxford Dictionaries comme une guerre initiée par une grande puissance sans qu’elle s’y implique directement. En l’occurrence, ce sont les combats au sol contre l’EI qui sont parfois ainsi désignés, puisque les puissances de la coalition n’y participent pas.
(4) La déclinaison locale d’al Qaeda en Syrie est le front al Nusra, qui a récemment fait l’objet d’un billet dans le présent blog : http://kurultay.fr/blog/?p=68 Al Qaeda Irak est devenu Etat Islamique en Irak, puis l’Etat Islamique en Irak et en Syrie que nous connaissons aujourd’hui et qui s’est détourné d’al Qaeda.
(5) Traiter [une cible] : en langage militaire, mettre en œuvre les mesures directes nécessaires à la destruction d’une cible. Il s’agit le plus souvent d’appliquer des feux, de délivrer de l’armement. Cf (2).
(6) Le général saoudien Oudah al-Belawi a ainsi été tué lors d’une de ces attaques, début janvier 2015 à Suweif, poste frontière au nord de la ville saoudienne d’Arar: www.telegraph.co.uk
(7) Cité dans un Article de Michel Cabirol pour la Tribune, latribune.frilsarticle du 21/11/2014 : « La lutte sera longue et il faudra gérer au mieux la pression du temps court, dans nos sociétés actuelles qui exigeront des résultats rapides »