Syrie: Frappe russe sur le viaduc de Siyasiyeh
Le média russe RT (1) a diffusé, ce 24/10/2015 au matin, des images censées représenter l’attaque, par les forces aériennes russes en Syrie, du pont sur l’Euphrate à Deir Ez-Zor. Aujourd’hui, kurultay.fr va s’adonner, modestement comme toujours, au petit jeu de l’analyse post-strike (2) sur la base d’éléments librement accessibles. Disons-le tout net: la tâche est à appréhender avec prudence et humilité sous peine de diffuser des balivernes. Tâchons donc d’en faire un cas d’école pour illustrer une certaine manière de vérifier l’information afin d’estimer la portée et les limites de sa validité. C’est par le tweet ci-dessous que votre serviteur a découvert la nouvelle, au moment même de sa publication.
Russian Air Force bombs bridge over Euphrates, cuts off #ISIS supply lines https://t.co/fgN6WEmgcDpic.twitter.com/CEqvSX9Iuv
— RT (@RT_com) 24 Octobre 2015
Voyons les éléments contextuels. Et dans un premier temps, situons Deir Ez-Zor sur la carte. Comptant environ 130 000 habitants avant la guerre, cette ville agricole doit une certaine prospérité aux terres fertiles qui bordent l’Euphrate.
Voyons maintenant les caractéristiques du terrain, à travers une prise de vue satellite de Deir Ez-Zor.
La majeure partie du cours de l’Euphrate en Syrie est sous le contrôle de l’Etat Islamique. Quant à la ville de Deir Ez-Zor, elle cumule les caractéristiques qui en font une position stratégique: main d’oeuvre, nœud routier, présence d’infrastructures militaires conséquentes, dont une base aérienne aujourd’hui encore aux mains des forces gouvernementales syriennes. C’est donc très logiquement que le secteur est le théâtre d’affrontements successifs depuis le début du conflit, souvent d’une extrême intensité (3). Ces derniers jours, de nouveaux accès de fièvre ont vu l’Etat Islamique conduire des opérations contre les positions gouvernementales. La base aérienne constitue un enjeu de taille, car sans elle, les forces gouvernementales se verraient non seulement privées d’appui aérien, mais aussi d’approvisionnements: en s’emparant de Palmyre et de ses environs, l’EI a en effet privé les gouvernementaux du cordon ombilical qu’était la route n°7 (axe Damas – Deir Ez-Zor). Pour se faire une idée de l’occupation du terrain, je vous propose la carte ci-dessous, établie par « Agathocle de Syracuse » (c’est évidemment un pseudonyme). Je vous suggère également de le suivre sur Twitter (@deSyracuse) et de mettre son site Internet en bonne place parmi vos favoris: agathocledesyracuse.com
Dans une telle localité, bordant un fleuve d’un côté et un désert de l’autre, la question du franchissement de l’Euphrate est absolument essentielle, non seulement militairement parlant, mais aussi et surtout pour permettre la circulation des personnes et des biens, et donc la vie économique, la subsistance des populations, et la continuité de l’entretien des surfaces cultivables. A ce titre, il y avait à Deir Ez-Zor, avant la guerre, deux ponts franchissant l’Euphrate. Un pont piéton suspendu datant du mandat français, abattu lors de combats le 2 mai 2013 (4), et un viaduc routier, objet du présent article, et qui connut également des péripéties puisque les forces spéciales syriennes parvinrent à en dynamiter l’extrémité nord lors des combats contre l’Etat Islamique le 15 septembre 2014, scène illustrée par la vidéo ci-dessous.
Voyons ci-dessous les dégradations successives infligées aux ouvrages d’art dédiés au franchissement de l’Euphrate à Deir Ez-Zor au fil du conflit.
Comme on peut le constater ci-dessus, le viaduc a été durement affecté par l’action de l’armée syrienne le 15 septembre 2014. C’est une partie aérienne de l’ouvrage qui a été touchée, ce qui est de nature à en complexifier la réparation: certes il n’y a guère lieu de douter des capacités de l’EI en termes de travaux lourds de ce calibre. Mais une remise en état dans les règles de l’art après de tels dégâts nécessiterait un chantier conséquent, avec à la clef de nombreuses allées et venues d’engins et du stockage de matériels spécialisés et de matériaux. Autant d’éléments vulnérables aux attaques aériennes.
A l’heure où ces lignes sont écrites, l’auteur ne dispose d’aucune information concernant les éventuels travaux effectués sur le viaduc de Siyasiyeh. Il est toutefois possible, en attendant mieux, d’étudier les images du pont au moment de l’attaque, telles qu’on peut les voir à travers l’objectif du système de visualisation de la force aérienne russe.
L’image ci-dessus ne permet pas d’être absolument affirmatif quant à la nature des changements survenus à hauteur du tronçon saboté en septembre 2014. Il est en tout cas évident que quelque chose s’est passé, et que c’est la main de l’homme qui a produit là des effets. Votre serviteur ose avancer l’hypothèse d’une passerelle visant à relier la route (au niveau du sol) à la partie encore viable du viaduc. Si quelqu’un a une meilleure idée, qu’il se signale sans hésiter! En tout cas nous saurons, tôt ou tard… Mais il reste quelques autres élément inexpliqués dans ces images. Nota a posteriori: cet aspect fait l’objet d’une mise à jour au bas de l’article, en date du 26 octobre 2015.
Le tronçon sud apparait très sombre à l’image. Rien, dans l’environnement, n’est aussi sombre. En se reportant aux images du viaduc plus haut dans ce même article, on constate que c’est nouveau. Peut-être un ou plusieurs véhicules chargés d’hydrocarbures ont-il brûlé ici? Là encore, impossible d’être affirmatif sur la base des éléments actuellement rassemblés.
Passons à la frappe elle-même. Elle a visé une partie aérienne de l’ouvrage, située au-dessus du fleuve (ce qui tend à rendre les réparations encore plus ardues), vers l’extrémité du tronçon assombri. La cible a-t-elle été touchée, et le pont a-t-il été effectivement coupé? On note tout d’abord que la vidéo publiée se termine alors que toutes sortes d’éléments restent en suspension et empêchent de voir ce qu’il est advenu du tablier du pont…
Là encore, nous resterons sur notre faim. L’effet terminal ne peut être évalué de visu. A l’heure où est rédigé ce billet, le ministère russe de la Défense n’a pas communiqué autrement qu’en transmettant la vidéo ci-dessus aux médias. Les cachoteries ne plaident pas forcément en faveur de ceux qui les font, mais d’autre part, il serait maladroit de communiquer sur une frappe ratée dont le public pourrait assez rapidement observer l’échec. Donc nous patienterons… Mais à défaut de connaitre l’effet terminal de l’impact, observons l’impact lui-même. Ou… les impacts? Le lecteur est invité à visionner la vidéo en boucle pour évaluer lui-même les effets abordés ci-dessous.
Le viaduc a bel et bien été atteint aux environs directs de la deuxième pile en partant de la rive sud (côté ville de Deir Ez-Zor). L’emploi d’armes guidées ne fait aucun doute. L’hypothèse de deux impacts distincts peut être sérieusement envisagée, et les effets de l’un et de l’autre présentent des différences d’apparence. Cela peut être dû au fait que les projectiles ne seraient pas identiques. Ou bien encore des points d’impact présentant des caractéristiques différentes ont pu susciter des effets distincts. Reste que la persistance d’effets dans l’eau laisse envisager que des objets lourds et volumineux, provenant du tablier et / ou de la pile, sont tombés dans l’Euphrate. Il n’est donc pas farfelu de considérer que le viaduc a subi des dommages conséquents. Mais seule une observation directe (photo sur place, imagerie satellite, produit reconnaissance aérienne) permettra de savoir si ces dommages vont jusqu’à la coupure effective de l’ouvrage d’art.
Le présent billet sera mis à jour au fil des éléments nouveaux à paraître. L’auteur ne peut en revanche mettre le point final à son propos sans préciser que l’atteinte aux ouvrages d’art a certes un effet militaire conséquent, mais qu’elle induit également des nuisances aux populations. Par ailleurs, l’extension de la guerre aux zones agricoles a des effets à long terme peut-être difficilement réversibles. Pour vous en convaincre, observez via Google Earth l’évolution de la végétation sur les terres cultivées aux alentours de Deir Ezzor entre l’avant-guerre et aujourd’hui. En ces zones où l’irrigation est un enjeu majeur, que la guerre empêche les populations agricoles de faire leur métier est loin d’être anodin.
Mise à jour 26/10/2015
Google Earth et les réseaux sociaux permettent d’affiner l’analyse ci-dessus, notamment en ce qui concerne la remise en service du viaduc par l’Etat Islamique après sa coupure par l’armée syrienne le 15 septembre 2014. Plus haut, nous envisagions, sur la base des images de la force aérienne russe, l’hypothèse d’une passerelle venue relier la partie encore debout de l’ouvrage d’art à la route en contrebas. Voyons les dégâts produits par l’armée syrienne le 15 septembre 2014 et les évolutions qui ont suivi.
Le tweet ci-dessous date du jour même de la démolition par les forces gouvernementales:
#دير_الزور #سوريا #جسر_السياسية #مدينة_ديرالزور #داعش #البغدادي #عصابة_البغدادي #syria #deir_ezzor pic.twitter.com/0tRtYuTt74 — الثورة ضد داعش (@RDaaesh) 15 Septembre 2014
Il convient, dans un premier temps, d’authentifier les photo. Pour la première, c’est chose faite en constatant que trois repères flagrants coïncident.
Pour ce qui est de la deuxième photo (à droite dans le tweet), deux des trois repères identifiés sur la première, en l’occurrence ceux encadrés de blanc et de jaune ci-dessus, sont très clairement visibles sur le cliché (cf ci-dessous).
Nous sommes donc bien en présence de deux clichés du viaduc qui nous intéresse. La date à laquelle ils ont été postés valide le fait qu’ils illustrent bel et bien les dégâts occasionnés le jour même par les forces gouvernementales syriennes. Reste maintenant à savoir comment la scène du sabotage a été, par la suite, aménagée par l’Etat Islamique. De cela découlera une conclusion: les forces russes auront frappé un pont opérationnel ou… d’ores et déjà hors d’usage. Pour commencer, observons deux images satellite disponibles via Google Earth. L’une date du 29 septembre 2014, soit 14 jours après le sabotage des forces gouvernementales syriennes. L’autre date du 15 novembre 2014, soit 16 jours plus tard.
De toute évidence, d’une image à l’autre, des travaux évoluent, qui visent à créer la base d’une liaison entre le sol et l’extrémité nord de la partie saine du tablier du viaduc. Un nouveau tweet, ci-dessous, nous ramène à notre viaduc. On y apprend qu’un char de l’Etat Islamique (visible à l’image) et un autre véhicule ont été détruits « près du viaduc de Siyasiyeh ». Interrogé sur ses sources, l’auteur observe un silence pesant, qui laisse à supposer qu’il a saisi une information à la volée et l’a rediffusée sans en maîtriser les tenants ni les aboutissants. La physionomie des dégâts est conforme à ce que l’on peut voir dans les images ci-dessus. Là encore, la prise de vue est effectuée depuis le côté sud.
#Syria – #SAA destoryed #ISIS tank & vehicle near Al-Siyasiyeh bridge in #DeirEzzor pic.twitter.com/USM7aHucV5 — IraqiSuryani (@IraqiSuryani1) 20 Septembre 2015
Si le tweet a été émis le 20 septembre 2015, on ne connait pas la date des prises de vue. Reste que le viaduc est abattu. Les photos sont donc postérieures à l’action du 15 septembre 2014…
Le char détruit n’est pas « près du viaduc » mais dessus. Mieux encore, il est à l’extrémité de la partie intacte du tablier! On a du mal à concevoir une bonne raison pour qu’il soit venu là sans qu’il y ait un moyen de passer de la rive nord de l’Euphrate au viaduc et inversement. Les tankistes de l’EI ont sans nul doute mieux à faire que d’aller s’aventurer au bout du tablier d’un pont hors d’usage…
L’image ci-dessus, issue de la manipulation de la photo originale illustrant la destruction du char, laisse apparaitre la forme de la liaison pont-chaussée. A corréler avec la vue d’en haut qu’offre la vidéo de la frappe russe.
Ainsi, autant l’on ne connait pas encore l’effet réel de la frappe russe sur le viaduc de Siyasiyeh, autant il semble acquis que la force aérienne russe a frappé un pont en partie restauré, et en usage.
A suivre…
Jean-Marc LAFON
(1) Ex Russia Today, propriété de RIA Novosty.
(2) « Post-strike », en jargon militaire, signifie « après la frappe ».
(3) La bataille de Deir Ez Zor, un exemple de la guerre moderne, par Grégoire Chambaz sur courrierdorient.net
(4) La destruction de ce pont suspendu et ses conséquences sont exposées ici: http://apsa2011.com/apsanew/deir-ez-zor-destruction-du-pont-suspendu/?lang=fr